Thèmes et interprétations

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Terme
VOYAGE

Mirbeau n’avait rien d’un explorateur, mais, avec les moyens dont il disposait – le train, la bicyclette et, sur le tard, l’automobile –, il a à son actif un nombre nullement négligeable de voyages. Non seulement il a sillonné la France en tous sens, mais il a visité aussi l’Espagne, l’Italie la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, la Hongrie et l’Angleterre. Avant de découvrir la griserie de la vitesse et de la liberté qu’apporte l’automobile, il était apparemment motivé par la découverte de cultures différentes et la jouissance des chefs-d’œuvre de l’art en même temps que par la curiosité et le désir d’entrer en contact avec des hommes vivant dans des conditions sociales et politiques différentes des siennes. Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’est montré fort sévère pour les voyageurs et qu’il a également démystifié la pratique du voyage. Comment expliquer cette apparente contradiction ?

 

Mornes voyageurs

L’ennui majeur des voyages tels que les évoque Mirbeau, à une époque où seule une élite friquée peut se les permettre, c’est qu’on y croise quantité d’autres voyageurs, malheureusement tous aussi stupides et vulgaires les uns que les autres, et il y a là de quoi couper l’appétit des apprentis voyageurs les plus motivés. Voici par exemple quelques spécimens gratinés d’humanité que rencontre le neurasthénique narrateur des 21 jours (1901) : « À X..., par exemple, les soixante-quinze hôtels sont surbondés de voyageurs. Il y a de tout, des Anglais, des Allemands, des Espagnols, des Russes, et même des Français. [...] Et du matin au soir, on les voit, par bandes silencieuses ou par files mornes, suivre la ligne des hôtels, se grouper devant les étalages, s’arrêter longtemps à un endroit précis, et braquer d’immenses lorgnettes sur une montagne illustre et neigeuse qu’ils savent être là, et qui est là, en effet, mais qu’on n’aperçoit jamais, sous l’épaisse muraille plafonnante de nuages qui la recouvre éternellement... Tout ce monde est fort laid, de cette laideur particulière aux villes d’eaux. À peine une fois par jour, au milieu de tous ces masques épais et de tous ces ventres pesants, j’ai la surprise d’un joli visage et d'une svelte allure. Les enfants eux-mêmes ont des airs de petits vieillards. »

Loin de constituer un nécessaire et enrichissant dépaysement, le voyage tel qu’il est conçu par ces hordes de touristes misonéistes n’est qu’un effet de mode : « L’été, la mode, ou le soin de sa santé, qui est aussi une mode, veut que l’on voyage. Quand on est un bourgeois cossu, bien obéissant, respectueux des usages mondains, il faut, à une certaine époque de l’année, quitter ses affaires, ses plaisirs, ses bonnes paresses, ses chères intimités, pour aller, sans trop savoir pourquoi, se plonger dans le grand tout. Selon le discret langage des journaux et des personnes distinguées qui les lisent, cela s’appelle un déplacement, terme moins poétique que voyage, et combien plus juste !... Certes, le cœur n’y est pas toujours, à se déplacer, on peut même dire qu’il n’y est presque jamais, mais on doit ce sacrifice à ses amis, à ses ennemis, à ses fournisseurs, à ses domestiques, vis-à-vis desquels il s’agit de tenir un rang prestigieux, car le voyage suppose de l’argent, et l’argent toutes les supériorités sociales » (ibidem). Au lieu de découvrir du neuf et de souhaiter frotter leurs cervelles à celles d’autres peuples, ils se retrouvent entre eux, leurs idées et leurs comportement sont interchangeables, ils ne constituent plus qu’un triste troupeau que l’on mène à la mer ou à la montagne, aux eaux ou dans les musées.

Bien sûr, il peut y avoir parmi eux des individus un tout petit peu plus curieux, mais Mirbeau ne les ménage pas davantage, tant leurs pratiques sont le reflet d’une bonne conscience crasse et de superficielles bribes de culture mal digérées : « Je sais des gens qui ont le don d’écrire, en marge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage, ou ce qu’ils croient être leurs émotions ; qui vont, de salle en salle, dans les musées, un stylographe d’une main, un carnet de l’autre, le Baedecker en poche, les yeux ailleurs et l’esprit nulle part; qui font arrêter la voiture devant une ruine historique, un point de vue recommandé, l’emplacement d’un ancien champ de bataille, pour enregistrer aussitôt une “idée et sensation”, qui n’est le plus souvent que la réminiscence d’une lecture de la veille ; qui ne s’endorment jamais sans avoir inscrit scrupuleusement le compte détaillé de leurs enthousiasmes, en même temps que de leurs dépenses. Par exemple, ceci, que j’ai lu sur un carnet oublié par un touriste dans une chambre d’hôtel : “Visité le château de Chambord (voir description dans Baedecker…). On ne bâtit plus comme ça… Oublié les hontes du présent (Combes, Pelletan, Jaurès, Hervé)… Vécu toute la journée parmi les nobles gloires du passé (François Ier, Diane de Poitiers, duchesse d’Étampes)… Me sens consolé, et meilleur… (à développer)… Donné deux francs au gardien, ce que ma femme trouve excessif… Acheté pour douze sous de cartes postales illustrées (montrer combien ces cartes postales grèvent aujourd’hui le budget d’un voyage).” Ces gens-là, je les vénère. Peut-être connaissent-ils des joies supérieures que j’ignore. Mais je tiens à les ignorer, me contentant des miennes » (La 628-E8, 1907). Entendre les commentaires imbéciles des touristes en contemplation devant les chefs-d’œuvre de la peinture exposés dans les musées constitue une expérience aussi décourageante, comme s’en plaint l’Homère de Rembrandt, dans une cocasse prosopopée : « Éloigne de moi tous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes ces douloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable, dans ce musée. [...] Tiens ! regarde cette grosse dame… oui, là-bas… à gauche… cette grosse dame en rose… devant le Vermeer… Tout à l’heure, elle rassemblait autour de moi toute sa famille [...] et elle disait à tout ce monde, en me désignant de la pointe d’une aiguille à chapeau : “Examinez bien ce vieux-là, mes enfants. Comme il ressemble à votre grand-père !” Et les enfants de s’écrier, en tapant dans leurs mains : “C’est vrai !… Grand-papa… grand-papa !” » (ibid.).  À l’étranger, il s’y ajoute bien souvent la xénophobie franchouillarde la plus crasse, qui se donne libre cours sans vergogne, et c’est encore bien pire : « Il est entendu que rien n’est beau, élégant, pétulant, spirituel, rien n’est intelligent que de France »...

 

Imagination, déception et révolution

Mais si, par-delà les rencontres pénibles qu’ils occasionnent, les voyages se révèlent si souvent décevants, c’est parce qu’ils ne sont jamais à la hauteur des rêves qu’ils ont suscités avant qu’on ne les entreprenne : « Pour faire le voyage imaginaire de novembre, il faut que nous fassions le voyage réel d’août » (« En route », L’Événement, 4 août 1884). Où qu’ils aillent, il n’y a, pour tous les candidats au voyage, qu’« un seul but » : « Le but, c’est le changement, l’oubli du labeur monotone, la détente du corps, de l’esprit, du cœur peut-être. [...] Là-bas, là où on n’est pas, où on a rêvé d’être. Là-bas, c’est-à-dire ailleurs [...], au pays du désir, du rêve, de l’espoir ou du retour. [...] Là-bas, c’est-à-dire vers l’avenir, coloré par l’enchantement de l’espérance. [...] Tous nous avons à cette heure la délicieuse émotion de l’inconnu. » Mais, ajoute-t-il, « que d’illusions dans tout cela et d’imagination décevante ! Que de vanité dans cette agitation qui croit avoir un but ! »  (ibid.). Même analyse dans La 628-E8 : « Le départ fait joyeuses les pires détresses… car, pour les malades, le remède n’est jamais là où ils souffrent… il est là-bas… C’est qu’on a l’espace devant soi et pour soi… et, qu’ayant l’espace, on a le temps aussi, et qu’au bout de l’espace et du temps cela ne peut être que le bonheur… Le voyage est un engourdissement, un sommeil que peuplent les songes heureux… Mais un rien vous réveille et fait  s’envoler les songes… Il suffit de la première forme rencontrée en ce vague énorme qui vous berce ; il suffit de la première ville où l’on atterrit, du premier visage humain où se confrontent à nouveau nos égoïsmes implacables… Et quand on arrive, c’est la réalité qui vous reprend, partout… partout… partout… »

Au-delà du retour brutal au réel que l’on croyait fuir, la déception de l’individu curieux de découvrir le monde peut aussi être liée au fait que « le voyageur, qui passe quelque part, ne voit jamais que ce qui se voit » (ibid.) et ne parvient donc pas vraiment à pénétrer l’âme des villes et des peuples.

Et pourtant Mirbeau n’a cessé de pérégriner à travers l’Europe : « J’aime beaucoup voyager, avoue-t-il en 1908, parce que « les voyages sont une mise en route de l’imagination », bien plus efficace que d’autres moteurs tels que les livres. Il lui suffit d’un rien, « d’un tableau entrevu dans un musée, d’un livre, d’un seul hémistiche », pour qu’il soit « mordu de nouveau de l’envie de voyager ». Mais comme il prétend se fatiguer vite de toutes choses, et qu’il n’est pas « un héros », il se contente de se promener à sa façon, tout en rêvant, comme jadis quand il lisait les aventures de Sindbad, de périples héroïques tels que le New York-Paris promu par Le Matin (« Un voyage pour le péril », Le Matin, 5 février 1908). Pour avoir vécu ce type de promenades en toute liberté grâce à l’automobile, à défaut d’aventures périlleuses, il rend hommage au constructeur Fernand Charron, dans sa longue dédicace de La 628-E8 : « Cet hommage, je vous le dois, car je vous dois des joies multiples, des impressions neuves, tout un ordre de connaissances précieuses que les livres ne donnent pas, et des mois, des mois entiers de liberté totale, loin de mes petites affaires, de mes gros soucis, et loin de moi-même, au milieu de pays nouveaux ou mal connus, parmi des êtres si divers dont j’ai mieux compris, pour les avoir approchés de plus près, la force énorme et lente qui, malgré les discordes locales, malgré la résistance des intérêts, des appétits et des privilèges, et malgré eux-mêmes, les pousse invinciblement vers la grande unité humaine. »

Mais l’apport spécifique de l’automobile, c’est le vertige lié à la vitesse : « L’automobile,  c’est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est le vertige. La vie de partout se précipite, se bouscule, animée d’un mouvement fou, d’un mouvement de charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, comme les arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent la route… Tout, autour [du voyageur], et en lui, saute, danse, galope, est en mouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensation douloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante, comme le vertige et comme la fièvre » – et de surcroît thérapeutique, car « il n’est pas de mélancolie dont ne triomphe l’ardent plaisir de la vitesse… » (La 628-E8). Le voyager en automobile apporte alors une révolution dans la façon de sentir le monde et de s’y insérer. Il ne permet plus seulement de rapprocher les peuples, il devient aussi un moyen d’approfondir la connaissance de soi et de découvrir « un univers qui échappe à l’attraction perfide des miasmes, de la boue, pour devenir “météores” », comme dit Claude Foucart.

Voir aussi les notices Automobile et La 628-E8.

P. M.

 

Bibliographie : Lola Bermúdez, « 628-E8 : un viaje en automóvil por la Europa de principios des siglo XX », préface de 628-E8, Cádiz, U.C.A, 2007, pp. 7-27 ; Raffaella Cavalieri, « Una nuova percezione del mondo attraverso un automobile : il caso Mirbeau », préface de Octave Mirbeau, Viaggio in automobile attraverso il Belgio e l’Olanda, Edimond, Città di Castello, 2003, pp. 7-20 ; Claude Foucart, « Le Musée et la machine : l'expérience critique dans La 628-E8 », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 269-280 ; Sándor Kálai, « Le déchiffrement du monde en auto : enquête et récit dans La 628-E8 de Mirbeau », in Actes du colloque de Strasbourg, L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l'Université de Strasbourg, 2009, pp. 37-48 ; Christopher Lloyd, « Travelling man : Octave Mirbeau and La 628-E8 », in Occasional papers in literary and cultural studies, n° 2, E. S. R. I., University of Salford, mars 1994 ; François Masse, « L’automobile “vous met en communication directe” avec le monde : la relation au proche et au lointain  dans le voyage automobile d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, Angers, n° 15, 2008, pp. 68-76 ; Pierre Michel,  « La 628-E8 : de l’impressionnisme à l’expressionnisme », introduction à La 628-E8, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Marie-Françoise Montaubin, « Impressions de route en automobile : variations sur l’esthétisme chez Proust et Mirbeau autour de 1907 », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 138-153.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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