Thèmes et interprétations
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JAPONISME |
C’est à travers l’art des estampes, que Mirbeau évoque le Japon. En effet, après 1860, avec l’ouverture de Meiji, les relations d’échange s’intensifient avec le Japon. Les artistes européens découvrent alors les estampes des peintres de l’ukiyo-e (Scènes du Monde flottant). Utamaro, Hokusai, Hiroshige deviennent une nouvelle source d'inspiration pour les peintres impressionnistes. Le collectionneur Philippe Burty donne un nom à cette influence : le japonisme. Mirbeau, dans La 628-E8, reprendra un des récits légendaires de la découverte des estampes japonaises : « J’ai souvent pensé, dans ce voyage, à cette journée féérique où Claude Monet, venu en Hollande […], trouva, en dépliant un paquet, la première estampe japonaise qu’il lui eût été donné de voir. » Pour d’autres, ce serait le peintre Bracquemond, qui aurait découvert, chez l'imprimeur Delâtre, un volume de la Mangwa d'Hokusai ayant servi à caler des porcelaines expédiées par des Français établis au Japon. Ernest Chesneau, dans « Le Japon à Paris » (Gazette des beaux-arts, 1878), écrit que « c’est un peintre qui, flânant chez un marchand de curiosités venues de l'Extrême-Orient, que l'on confondait alors indistinctement sous le nom commun de chinoiseries, découvrit, dans un récent arrivage du Havre, des feuilles peintes et des feuilles imprimées en couleur, des albums de croquis aux traits rehaussés de teintes plates, dont le caractère esthétique – et par la coloration et par le dessin – tranchait nettement avec le caractère des objets chinois. Cela se passait en 1862. » Mais qu’importe le nom, ou les noms, de ces découvreurs ? Ce qui compte, c’est l’importance de l’influence de cet art japonais dans la peinture occidentale, qu’Octave Mirbeau souligne dans son roman de 1907 : « Ce fut le commencement […] d’une telle évolution de la peinture française. » Chesneau, dans son article, cite, parmi les artistes collectionnant des estampes japonaises, Manet, James Tissot, Fantin-Latour, Degas, Carolus-Duran, Monet, Félix Régamey, Bracquemond et Jules Jacquemard. On retrouve, dans cette liste, aussi bien des artistes défendus par Mirbeau que des noms détestés par lui. Mirbeau souligne ainsi la nature de la révolution artistique apportée par les Japonais : « Le paysage ! Ce sont eux qui l’ont fait comprendre à nos artistes. Ce sont eux qui leur ont montré à fixer les plus fugitives fêtes de la lumière, à chérir tous les aspects de la Nature et à la représenter avec autant d’amour sous les givres, les brumes, que sous la caresse de l’azur et le triomphe du soleil. ». De nouvelles conceptions se présentent pour les couleurs et la lumière, les lignes, la composition. À Paul Gsell qui, en visite chez Mirbeau, s’« extasie devant un aigle et un tigre d’Hokousaï », l’écrivain répond : « Ah ! ces Japonais ! Quelle sensibilité merveilleuse ! Chez les êtres vivants, ils sont arrivés à noter des détentes de muscles, des soubresauts, des tressaillements que jamais n’avaient observés les Occidentaux. » On retrouve ici un des éléments du Beau d’Octave Mirbeau : faire ressentir la vie à travers l’œuvre. Dans Le Jardin des supplices (1899), après la visite du bagne, Clara inconsciente est portée par le narrateur dans un lieu dédié à l’amour, ou plutôt au sexe, et voici ce qu’il aperçoit : « Une pieuvre, de ses tentacules, enlaçait le corps d'une vierge et, de ses ventouses ardentes et puissantes, pompait l'amour, tout l'amour, à la bouche, aux seins, au ventre. » On ne peut pas s’empêcher de penser à l’estampe d’Hokusaï (1760-1849) intitulée Le Rêve de la femme du pêcheur :
Toujours excessif Octave Mirbeau dira des peintres japonais : « Ce sont les rois des artistes ! » F. S.
Bibliographie : Ernest Chesneau. « Le Japon à Paris », Gazette des beaux-arts, 1878 ; Paul Gsell, Interview d’Octave Mirbeau, La Revue, 15 mars 1907 (recueilli dans les Combats esthétiques de Mirbeau, Séguier, 1993, t. II, pp. 418-430) ; Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Fasquelle, 1899 ; Octave Mirbeau, « La découverte de Claude Monet », in La 628-E8, Fasquelle, 1907, chapitre V (recueilli dans les Combats esthétiques, Séguier, 1993, t. II, pp. 461-463).
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JARDINAGE |
Octave Mirbeau adorait la nature. Il le dit dans des textes, dans des œuvres : « Je vous dirai que j’aime les fleurs d’une passion presque monomaniaque. Les fleurs me sont des amies « silencieuses et violentes », et fidèles. Et toute joie me vient d’elles » (« Le Concombre fugitif »). « Moi, j’en arrive à trouver une motte de terre admirable et je reste des heures entières en contemplation devant elle. Et le terreau ! J’aime le terreau comme on aime une femme » (lettre à Claude Monet, septembre 1890). Il ne se satisfaisait pas d’aller à la rencontre des fleurs des prairies, des forêts, des montagnes, il pratiquait le jardinage. Mirbeau a habité plusieurs maisons à la campagne, il disposait de jardins, parfois fort grands. Il est attentif à ce qui pousse dans ses jardins, jardins de fleurs, jardins potagers. Il accueille dans son jardin de nombreux visiteurs. Entre autres Edmond de Goncourt, reçu en juillet 1895 : « […] dans le jardin, dans le petit parc, des plantes venues de chez tous les horticulteurs de l’Angleterre, de la Hollande, de la France […] c’est un plaisir de voir Mirbeau, parlant de ses plantes, avoir dans le vide des caresses de la main, comme s’il en tenait une » (Journal). En 1907 Paul Gsell est entraîné dans le jardin potager : « Nous entrâmes dans un grand enclos dont les murs étaient revêtus par des treilles de raisins ambrés, par des espaliers de pêches pourpres et de poires ravissantes. Des carrés de choux, de carottes, de tomates, de cardons étaient bordés par des noueux pommiers […]. Mirbeau m’indiquait les améliorations qu’il projetait […] » (La Revue, 15 mars 1907). Mirbeau fréquente des horticulteurs – Truffaut, Vilmorin, Godefroy-Lebeuf (il a collaboré anonymement à deux périodiques de cet horticulteur d’Argenteuil) –, il échange des plantes, en particulier avec Claude Monet installé à Giverny. Dans de nombreuses lettres au peintre dont il est l’ami il parle avec enthousiasme des plantes récemment acquises, il l’invite à le rejoindre dans son propre domaine (« Nous causerons jardinage […] », écrit-il dans une lettre de septembre 1890), il lui demande conseil (« J’aurai bien […] des questions de jardinage à vous faire », dans cette autre lettre de décembre 1890). Mirbeau a suivi de très près l’élaboration des jardins de Giverny. Il est en terrain familier. Le jardinier-chef, Félix Breuil, est le fils du jardinier de son père à Rémalard, il dialogue avec lui comme il dialogue avec le jardinier en charge de sa propriété. Il peut se flatter d’être intervenu auprès du préfet de l’Eure afin que Monet réalise son rêve, avoir un jardin d’eau. Fervent jardinier, Mirbeau a décrit avec fougue les jardins de Claude Monet à différentes saisons dans un article de L’Art dans les Deux Mondes, 7 mars 1891). Un autre ami peintre, Camille Pissarro, possède un jardin. De là des échanges à propos de fleurs et de légumes. Il est effondré quand la nature contrarie ses espoirs de floraison : « Ici, rien ne pousse, et à part des roses, rendues horribles par la pluie, je n’ai pas une fleur, pas une ! » (à Claude Monet, juillet 1890) ; « Je crois bien que ce soir [suite à la tempête] il ne va plus rien rester de mon jardin. Les lys magnifiques sont couleur de cachou, rôtis, dévorés. […] » (à Claude Monet, juillet 1895). À la fin de sa vie, il est gravement malade. Il rend visite, avec d’autres écrivains de l’Académie Goncourt, à Claude Monet. Lucien Descaves se souvient de leur passion commune pour les fleurs : « Ils échangeaient des noms, des adresses, des caprices de collectionneurs » (L’Œuvre, 11 décembre 1926). On ne s’étonnera donc pas de cette dédicace de Remy de Gourmont : « À Octave Mirbeau, parce que je l’aime beaucoup et aussi parce que Phocas était jardinier » (Phocas, L’Ymagier, 1895).
G. Po.
Bibliographie : Marianne Alphant, Claude Monet, une vie dans le paysage, Hazan, 1993, pp. 562-564 ; Eva Figes, Lumière [1983], traduit de l’anglais par G. Barbedette, Rivages, 1989 ; Octave Mirbeau, Correspondance avec Claude Monet, édition établie, présentée et annotée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Du Lérot éd., 1990 ; Octave Mirbeau, Combats esthétiques 1, Séguier, 1993, pp. 428-433 ; Octave Mirbeau, Monet et Giverny, Séguier, coll. Carré d’art, 1995, pp. 7-21.
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JARDINS |
Embarquement pour fleurir Octave Mirbeau n'a jamais oublié ses racines rurales. Né dans le Calvados, berceau de sa famille maternelle, il a appris à observer la végétation dans le paysage et les jardins à Trévières « avec la mer en fond de tableau », puis dans la campagne de Rémalard et au « Chêne vert », dans la propriété paternelle. C'est vers 1889 que commence sa période florale avec l'installation du couple Mirbeau aux Damps, puis à Carrières-sous-Poissy trois ans plus tard. Ses différentes résidences campagnardes comportent un parc boisé, un potager, un poulailler et un jardin floral attenant à la maison bourgeoise. Pour l'écrivain et le journaliste, le jardin rural s'inscrit dans un paysage dont il est indissociable. Cette conception, proche de celle de son ami Claude Monet, installé près de Vernon depuis 1884, rompt avec la conception bourgeoise et « mosaicultrice » des jardins de l'époque : « Oh ! les jardins d’aujourd’hui, comme ils me sont hostiles ! Et quel morne ennui les attriste » (« Le Concombre fugitif »). Le « wild garden » d'Octave (forme paysagée de jardin vulgarisée en Angleterre par Robinson) n'est pas éloigné du « Paradou », jardin clos redevenu à l'état sauvage dans lequel se réfugient l'abbé Mouret et la blanche Renée, dans La Faute de l'abbé Mouret d'Émile Zola.
Jardins sauvages et impressionnistes : aux sources de l'imaginaire mirbellien Les jardins naturels et impressionnistes – ceux notamment du Clos Saint-Blaise, immortalisés par son ami Camille Pissarro – permettent au jardiniste (concepteur de jardins) de satisfaire plusieurs motivations : créer, aimer « quelque chose pour ne pas mourir », entretenir des relations avec ses proches amis, s'adonner à des expériences horticoles qui deviendront la source d'un imaginaire oscillant entre la facétie et la décadence. « Génie apparu des jardins », Mirbeau, « attiré par le charme silencieux des fleurs » (Paul Hervieu), conçoit son parc et lui aussi « horticulte avec rage ». Comme Monet, il entretient de nombreuses relations avec des pépiniéristes les plus réputés (Godefroy-Leboeuf, Truffaut, Vilmorin) et procède à des propositions d'échanges de plantes qui sont autant d’occasions de rencontrer plus souvent ses amis peintres-jardiniers dont il défend âprement les œuvres : Caillebotte, Pissarro et Monet. La connivence avec celui qui confie « n'être bon à rien en dehors de la peinture et du jardinage » est parfaite, notamment dans les registres de la peinture et de l'art des jardins : « Oui, Monet, aimons quelque chose pour ne pas mourir » ; « Celui qui n'a pas d'amis sera mis à mort ». Et Octave d'ajouter dans sa missive au maître des séries : « sinon on prend le risque de devenir fou » (sous-entendu : comme l'est devenu Guy de Maupassant). Ses relations littéraires gardent des souvenirs émerveillés de ses clos : Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt, Gustave Geffroy, Jules Huret. Robert de Montesquiou, en fin connaisseur des fleurs, n'oubliera jamais le delphinium bleu Wedgwood que le « grand jardinier du Calvaire » avait distingué de son nom et imaginera un poétique « Embarquement pour fleurir », peu de temps avant qu'Octave ne prenne la décision de déménager à Carrières-sous-Poissy. Les iris d'Octave pour la tombe d'Edmond de Goncourt et la transplantation d'arbrisseaux venant du jardin d'Auteuil dans le Clos Saint-Blaise expriment ses sentiments profonds pour son cher disparu.
Facéties de jardiniers et décadence Les contes « Le Concombre fugitif » et « Explosif et baladeur », parus dans Le Journal en 1894, correspondent à une étape, entre appropriation de la théorie darwinienne, facétie et imaginaire décadent, vers Le Jardin des supplices, écrit également au Clos Saint-Blaise en 1898-1899. Mirbeau ne s'en tient pas qu'aux apparences des plantes et à leur esthétique. Une merveille peut se révéler monstrueuse. Les fleurs sont pour lui, certes, des « amies fidèles », mais « silencieuses et violentes ». Les plantes se développent, se fertilisent, s'hybrident, certaines sont dominantes au point de supprimer les autres ou se déplacent de façon inexpliquée. Elles se nourrissent de décompositions. Ainsi dans l'imaginaire mirbellien, la beauté est paradoxale, car elle côtoit la décadence et toutes deux, exprimées initialement sous la forme d'un canular à la Alphonse Allais ou d'une caricature à la J. J. Grandville, se métamorphosent sous la forme outrancière d'un drame humain, savant mélange d'humour noir et de dénonciation de la déliquescence d'une société reposant sur l'inexorable et monstrueuse loi du meurtre. Dans ce jardin cantonnais, Mirbeau fait un lien permanent entre la beauté des fleurs et la monstruosité humaine, qui s'inscrit dans l'ordre naturel (alors que, dans la littérature chinoise, les lettrés chinois, tel Shitao, font l'inverse : les plantes expriment les vertus humaines) : « — Tu vois, cher amour, professa Clara... ces fleurs ne sont point la création d'un cerveau malade, d'un génie délirant... c'est de la nature... Quand je te dis que la nature aime la mort !... / — La nature aussi crée les monstres ! », rétorque le soi-disant embryologiste et anonyme narrateur.
Jardin dual : des délices aux supplices Les jardins, dans l'imaginaire du « Don Juan de l'Idéal », constituent un espace dualiste : leur apparente beauté propice aux délices et à l'intimité (Hortus delicarium) ne peut faire oublier que ce lieu de vie est susceptible de devenir un lieu de souffrance et de mort, à l'instar de la perversité et de la cupidité humaines, et se transmuter en Jardin des supplices. Cette conception littéraire du jardin décadent peut être rapprochée des jardins haussmaniens de La Curée, d'Émile Zola, des Serres de Maurice Maeterlinck et, plus récemment de « Douce nuit », de Dino Buzzati. La monstruosité du jardin décadent exprime ainsi un mal de vivre et les douloureuses désillusions d'Octave. Elle perturbe la vision intimiste et protectrice du jardin paradisiaque donnée par l'Église au début du Moyen-Âge (Hortus conclusus). Au soir de sa vie, « dans son jardin plein de roses et bordé de peupliers » de Cheverchemont, la lecture de Goha le simple, par Adès et Josipovici, permet à « l'imprécateur au cœur fidèle » de renouer un instant avec « une forme de beauté du monde » et d'idéal auxquels il a toujours aspiré. Mais l'arrivée de la « monstreuse » guerre, ultime aboutissement de ses incoercibles désenchantements, finira par terrasser le « génie apparu des jardins ». J. C.
Bibliographie : Marion Baudet, « Le Jardin décadent : de l'intimité dévoilée à l'intimité dévoyée », in Jardins et intimité dans la littérature européenne (1750-1920), Presses universitaires Blaise Pascal, collection « Révolution et romantisme », n° 12, 2008, pp. 357-369 ; Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2003, 361 pages ; Christian Limousin, « Monet au jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, mars 2001, pp. 256-278 ; ; Claire Margat, « Ensauvager nos jardins », in Les Carnets du paysage, été 2003, pp. 27-45 ; Evanghélia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus – Tétragone et Décadence dans l'Europe fin de siècle, Droz, Genève, 2004, 602 pages.
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JESUITES |
JÉSUITES
À l’égard des jésuites, ces « pétrisseurs d’âmes » qui lui ont infligé pendant quatre longues années « l’enfer » du collège Saint-François-Xavier de Vannes, Mirbeau a la rancune tenace. Il y a été extrêmement malheureux et il en a été chassé dans des conditions plus que suspectes, à quelques semaines seulement de la fin de l’année scolaire, ce qui laisse penser qu’il pourrait bien y avoir subi des violences sexuelles, comme le petit Sébastien Roch du roman homonyme : séduit et violé par son maître d’études, le père de Kern, il a ensuite été lui aussi expulsé ignominieusement, sous prétexte d’amitiés particulières. Pour avoir subi leur « empreinte » et « conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique » qu’on lui a inculquées, il est bien placé pour connaître leur malfaisance. Un quart de siècle après son renvoi, il s’est lancé dans la rédaction cathartique de Sébastien Roch (1890), où il règle tardivement ses comptes avec ses bourreaux. L’image qu’il donne d’eux est terrifiante : il voit en eux une espèce de pieuvre dévoratrice qui étend ses tentacules « sur le monde » en vue d’assurer sa « toute-puissance ». Dans l’entrée en matière de Sébastien Roch (I, 1), il explique ainsi la « vogue » dont bénéficient les jésuites sous le Second Empire : « Cette vogue, ils la tenaient de leur programme d'enseignement, réputé paternel et routinier ; ils la tenaient surtout de leurs principes d'éducation, qui offraient d'exceptionnels avantages et de rares agréments: une éducation de haut ton, religieuse et mondaine à la fois, comme il en faut à de jeunes gentilshommes, nés pour faire figure dans le monde, et y perpétuer les bonnes doctrines et les belles manières. » Et il voit dans leur « discipline spirituelle » et leur « goût du merveilleux et de l'héroïque [...] le grand moyen d'action des Jésuites, par quoi ils rêvent d'établir, sur le monde, leur toute-puissance ». Il explique aussi pourquoi, après avoir été chassés de France, ils sont revenus s’installer dans le Morbihan, particulièrement réceptif aux manipulations programmées : « Aucun décor de paysage et d'humanité ne leur convenait mieux pour pétrir les cerveaux et manier les âmes. Là, les mœurs du moyen-âge sont encore très vivantes, les souvenirs de la chouannerie respectés comme des dogmes. » Soucieux de façonner à leur gré ceux qui ont des chances, par la suite, au cours de leur carrière politique, militaire ou diplomatique, d’accéder aux plus hautes fonctions, ils sélectionnent impitoyablement les candidats à l’inscription sur une base de classe (mais il semble que Mirbeau, en l’occurrence, ait notablement exagéré) : « En principe, ils n'admettaient à l'internat que les fils de nobles et de ceux-là dont la position sociale pût faire honneur à leur palmarès. Pour le reste, pour le menu fretin des bourgeoisies obscures et mal rentées, ils demandaient à réfléchir; après quoi, ayant réfléchi, ils ne demandaient, le plus souvent, qu'à s'abstenir, sauf, bien entendu, lorsqu'on leur présentait un petit prodige, qu'ils s'attribuaient généreusement, en vue des prospectus à venir. » En pétrissant ainsi les âmes des futurs dirigeants du pays, les jésuites espéraient conserver sur eux un contrôle durable et une influence décisive. Le haut-état major de l’armée française était même, pour cette raison, souvent surnommé la « jésuitière », et le général de Boisdeffre, qui le dirigeait lors de l’affaire Dreyfus, avait précisément pour confesseur le “père” Du Lac (voir la notice), l’ancien maître d’études de Mirbeau au collège de Vannes, qui lui a servi de modèle pour le personnage du père de Kern. C’est pourquoi, comme d’autres dreyfusards, mais plus radicalement encore, Mirbeau fait peser sur les jésuites, non sans quelque exagération, la responsabilité de ce « crime » qu’est l’affaire Dreyfus (voir la notice), car ce sont eux qui ont conditionné la soldatesque au coup d’État et à la guerre civile. Dans ses « Souvenirs » de collège (L’Aurore, 22 août 1898), il fait dire à un ancien condisciple, ou supposé tel : « La vraie joie, ce serait de sabrer les Parisiens... le rêve, de mitrailler tous ces cochons d’intellectuels qui déshonorent la France. » Beau programme, en vérité, dont l’affaire Dreyfus a failli faciliter la réalisation, car, pour Mirbeau, c’est incontestable, « l’affaire Dreyfus est un crime exclusivement jésuite » : « Ce sont les jésuites qui ont façonné et pétri, à l’image de leur âme, l’âme de presque tous ses chefs » [de l’armée]. L’alliance du sabre et du goupillon, sous la férule des jésuites, constitue donc un danger mortel pour la liberté de pensée et pour un État de droit. Ce qui, pour Mirbeau, rend les jésuites si dangereux, c’est que, pour parvenir à leurs fins obscures, mais d’autant plus inquiétantes, ils disposent de trois armes incomparables. En premier lieu, leur art de pétrir les esprits à leur gré et de tuer en eux tout ce qui est incompatible avec leurs objectifs, ce qui équivaut bel et bien, pour Mirbeau, au meurtre des âmes d’enfants qu’on leur livre en pâture, comme l’illustre un rêve hautement significatif que fait Sébastien Roch : « La nuit dernière, mon rêve a été autre, et je le note ici, parce que le symbolisme m'en a paru curieux. Nous étions dans la salle du théâtre de Vannes : sur la scène, au milieu, il y avait une sorte de baquet, rempli jusqu'aux bords de papillons frémissants, aux couleurs vives et brillantes. C'étaient des âmes de petits enfants. Le Père Recteur, les manches de sa soutane retroussées, les reins serrés par un tablier de cuisine, plongeait les mains dans le baquet, en retirait des poignées d'âmes charmantes qui palpitaient et poussaient de menus cris plaintifs. Puis, il les déposait en un mortier, les broyait, les pilait, en faisait une pâtée épaisse et rouge qu'il étendait ensuite sur des tartines, et qu'il jetait à des chiens, de gros chiens voraces, dressés sur leurs pattes, autour de lui, et coiffés de barrettes » (Sébastien Roch , II, 2). En deuxième lieu, les jésuites sont passés maîtres dans l’art de cacher leurs pires vilenies derrière de belles justifications et de légitimer les pires monstruosités par des arguties hautement jésuitiques, comme le dénonçait déjà Pascal dans ses Provinciales : pour s’élever ad augusta, ils sont prêts à passer per angusta, la fin, supposée noble, justifiant tous les moyens mis en œuvre. Mais, comme le prouve l’exemple du père de Kern, ils peuvent tout aussi bien mettre à profit les plus nobles aspirations des enfants aux choses augustes pour satisfaire tortueusement leurs plus ignobles appétits : ce ne sont certes pas les scrupules qui les étouffent, et d’ailleurs la confession est là, bien pratique, pour les laver de leurs propres souillures à la faveur de l’absolution qu’ils ne rechignent pas à s’octroyer les uns aux autres... Enfin, la discipline rigoureuse imposée aux membres de la Compagnie de Jésus et un esprit de corps sans failles aboutissent à une obéissance aveugle – perinde ac cadaver – qui étouffe les éventuels scrupules des rares individus susceptibles d’être accessibles à la pitié et aux sentiments humains. C’est ce que Mirbeau nous fait découvrir à la fin de la première partie de Sébastien Roch, quand l’adolescent, violé et chassé comme un malpropre, se confie au seul jésuite du collège qui lui ait paru doté de quelque humanité, le père de Marel : « Chez cet homme, bon pourtant, dans les ordinaires circonstances de la vie, une pensée dominait, en ce moment, toutes les autres : empêcher la divulgation de ce secret infâme, même au prix d'une injustice flagrante, même au prix de l'holocauste d'un innocent et d'un malheureux. Si petite que fût cette petite créature, de si mince importance que demeurassent, aux yeux du monde, les accusations d'un élève, renvoyé, il en resterait toujours – même l'événement tournant en leur faveur – un doute vilain et préjudiciable à l'orgueilleux renom de la congrégation. Il fallait éviter cela, aujourd'hui surtout que la malignité publique était encore excitée par l'aventure scandaleuse d'un des leurs, surpris en wagon, avec la mère d'un élève. Cette impérieuse nécessité, cette espèce de raison d'État étouffant en lui toute émotion, toute pitié, le rendaient presque complice du père de Kern. Il le sentait et ne se reprochait rien. Consciemment, il redevenait le Jésuite fourbe, le prêtre implacable, sacrifiant la générosité naturelle de son cœur à l'intérêt supérieur de l'Ordre, immolant à la politique ténébreuse un pauvre être, victime d'un attentat odieux que lui, chaste, il détestait et maudissait. À cette seconde, il éprouvait même, contre l'enfant possesseur d'un tel secret, et qui n'en était pas mort, la haine qu'il eût dû éprouver contre le Père de Kern, seul, et qu'il n'éprouvait point » (Sébastien Roch , I, 7). Voir aussi les notices Église, Morale, École, Sébastien Roch et Du Lac. P. M.
Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau, Édouard Estaunié et l’empreinte », Mélanges Georges Cesbron, Presses de l'Université d'Angers, 1997, pp. 209-216.; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 ; Octave Mirbeau, Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1891.
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JEU |
L’œuvre de Mirbeau est cruellement dépourvue d’enfants qui goûtent aux plaisirs du divertissement, aux joies naïves du jeu : Albert Dervelle, Sébastien Roch, le jeune Mintié font l’expérience contre-nature d’une existence sans dimension ludique, sans rires, cependant que leurs parents multiplient des conduites de fuite en avant ou de mise en échec du monde adulte assez proches du jeu. Tirer les oiseaux et les chats (Le Calvaire, 1886), se livrer tout entier au démon de midi (L’Abbé Jules, 1888), bâtir par avance sa propre sépulture pour en rédiger l’épitaphe (Sébastien Roch, 1890) : selon une logique inversée chère au pamphlétaire Mirbeau, le monde paraît être le jouet d’adultes irresponsables, alors que l’enfant est sommé d’endosser l’austérité et le sérieux des anciens. Au vrai, c’est dans l’écriture même de Mirbeau qu’il convient de lire une authentique stratégie ludique, sous la forme d’une initiative narrative et stylistique. Fin 1907, La 628-E8, « nouveau jouet de Mirbeau », selon Remy de Gourmont, laisse transparaître la jubilation qui s’empare de Mirbeau retraçant son parcours en Europe, à la manière d’un vrai jeu de l’oie ou d’une marelle à l’échelle des pays. Les récits d’inspiration autobiographique baignés de tristesse enfantine sont loin. Délimité dans le temps comme il l’est par l’espace, le voyage mirbellien s’en remet à la rêverie, bercé par les aléas d’un itinéraire qui laisse la part belle à l’improvisation, par exemple. Son point de départ s’apparente à une mise en jeu, dans la mesure où un identique événement inaugure, puis clôture, cette grande épreuve. L’entrée dans chaque pays se décline sur le mode ludique et carnavalesque, avec ses faux départs, ses retours en arrière, les tours à passer. Le recours au voyage en automobile contribue à cette perspective farceuse qui se joue des réactions des autochtones rencontrés en chemin ; mais la structure narrative même de l’œuvre engage les attitudes propres au jeu, telles qu’elles sont inventoriées et analysées par Roger Caillois, par exemple : l’alea gouverne l’automobiliste qui s’en remet aux caprices du hasard dans le choix de ses étapes. La mimicry, ou simulacre, investit l’objet automobile, qui simule, dans sa perfection, les organes de vie, tout comme le style mirbellien se déguise et se moule aux contours de cette machine moderne ; l’ilinx, ou vertige, trouve une expression privilégiée dans les effets de la vitesse en voiture ; l’agôn s’incarne dans le corps froid du véhicule mué en en un inquiétant char d’assaut qui fait, un temps, oublier à l’auteur ses aspirations pacifistes. Quant à la mégalomanie du personnage de Weil-Sée, elle cristallise de façon paroxystique les facettes de l’agôn, de l’alea et de la mimicry. En définitive, le jeu est ainsi chose trop sérieuse pour que Mirbeau se contente des avatars médiocres qu’en dispense la société. On rappellera sa méfiance à l’égard des formes socialement intégrées du jeu : le sportif, le cycliste – nonobstant la pratique du vélo par Mirbeau –, le comédien, en sont des figures voisines, certes, mais suffisamment éloignées pour être honnies de Mirbeau ; quant aux jeux de hasard, on relira avec profit la série d’articles qu’il signe dans les années 1884-1885, et dans lesquels il exhale le profond dégoût que lui inspirent tripots et maisons de jeu. Par-delà l’aspect du délassement, l’écrivain paraît avoir entrevu dans le jeu un outil de réflexion portant sur l’attitude de régression de nos sociétés civilisées. À l’Europe, il reproche de céder aux sirènes du masque et du vertige, de la grimace et du délire, selon une ligne de pente qui la mène à un point de régression incompatible avec l’avènement de la civilisation. Voir aussi les notices Enfant, Cyclisme, Tripot et La 628-E8. S. L.
Bibliographie : Samuel Lair, « La 628-E8, “Le nouveau jouet de Mirbeau” », Cahiers Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 54-67 ; Octave Mirbeau, « Le Jeu à Paris », Le Gaulois , 5 novembre 1884 ; Octave Mirbeau, La 628-E8, Fasquelle, 1907.
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JOURNALISME |
JOURNALISME
Une carrière de quarante années
Avant d’accéder tardivement à la gloire littéraire, comme romancier et dramaturge à succès, Mirbeau a été un journaliste professionnel, et il l’est resté toute sa vie. Pendant une quarantaine d’années il a en effet collaboré à quantité de quotidiens : les uns à fort ou très fort tirage, tels L’Écho de Paris, Le Matin et surtout Le Journal, où il a œuvré de 1892 à 1902 ; les autres à tirage plus modeste, mais qui s’adressaient à une élite sociale et culturelle (Le Gaulois et Le Figaro, et, à degré moindre La France, 1884-1885, et L’Événement, 1884-1885), ou à un lectorat engagé (L’Aurore, 1898-1899, et L’Humanité, 1904) ; d’autres encore à tirage confidentiel, tels L’Ordre de Paris (1872-1877) et L’Ariégeois (1878). Il a aussi été, en 1883, rédacteur en chef d’un bi-quotidien d’informations rapides, Paris-Midi Paris-Minuit, et d’un hebdomadaire de combat à grande diffusion, Les Grimaces, qui n’ont duré, respectivement, que trois et six mois. Sa production journalistique est donc très abondante, même si elle s’est extrêmement réduite à partir de 1902. On peut lui attribuer environ 2 000 articles : contes, chroniques, dialogues ou extraits de romans. Une partie a paru anonymement, lors de ses débuts dans L’Ordre de Paris ; d’autres ont paru sous la signature de ses employeurs (Dugué de la Fauconnerie et Émile Hervet dans L’Ordre, et très rarement Arthur Meyer dans Le Gaulois) d’autres encore sous divers pseudonymes : Tout-Paris, Gardéniac et Henry Lys dans Le Gaulois, Auguste dans Les Grimaces, Montrevêche et Le Diable dans L’Événement, Jean Maure, Jean Salt et Jacques Celte dans Le Journal. Mirbeau n’avait pourtant aucune illusion sur la presse de son temps. Mais, avant de connaître de rémunérateurs triomphes littéraires, c’était son seul gagne-pain, et, quel qu’ait été son dégoût, force lui a été, pendant une douzaine d’années, de vendre sa plume et de se plier aux diktats de ses employeurs successifs, avant de parvenir, peu à peu, à établir un rapport de forces plus favorable et de leur imposer à son tour ses conditions. Par la suite, lorsqu’il a entamé sa rédemption par la plume, après le grand tournant de 1884-1885, il a tenté de faire des journaux auxquels il collaborait, malgré qu’ils en eussent, des armes efficaces, dans les grands combats qu’il menait, dans tous les domaines, pour la Vérité et la Justice. Entre ses mains, l’article de journal est alors devenu un instrument de conscientisation d’un lectorat anesthésié et a été mis au service de ses idéaux éthiques et esthétiques.
Critique du journalisme
Au risque d’être accusé de cracher dans la soupe, Mirbeau n’a jamais cessé de critiquer le journalisme de son temps, considéré pourtant comme l’époque bénie de la presse, avant l’apparition de la radio, de la télévision et d’Internet. Il n’a cessé de dénoncer vigoureusement le mercantilisme et la fonction d’abêtissement qui lui était dévolue, quand ce n’était pas carrément une presse de chantage – trois de ses articles sont précisément intitulés « Le Chantage » ! Tout d’abord, il déplore que la presse soit entre les mains de propriétaires ignorants, qui ne voient dans les journaux qu’un moyen de gagner de l’argent, à l’instar d’Isidore Lechat de sa comédie Les affaires sont les affaires (1903), ou de conquérir le pouvoir, ou d’exercer une pression sur les gouvernements, ou encore de se mettre à l’abri de la “Justice”, comme les panamistes commanditaires du Journal. Dès lors le journaliste n’est plus, sous leur férule, qu’un « prolétaire de lettres », chargé d’exécuter sans scrupules les ordres de ses patrons : « Au journaliste comme il y en a tant, on ne demande rien qu’une souplesse à tout faire sans rien faire, à tout dire sans rien dire, un sacrifice complet de ses goûts, et la répudiation de ses opinions et de ses idées si, par hasard, il se paie l’impertinence d’en avoir qui lui appartiennent. » (« La Liberté de la presse », Le Gaulois, 7 juin 1886). Mirbeau compare même son métier à celui des filles de joie, qui font leur persil dans les colonnes des journaux : « Le journaliste se vend à qui le paie. Il est devenu machine à louange et à éreintement, comme la fille publique machine à plaisir ; seulement celle-ci ne livre que sa chair, tandis que celui-là livre toute son âme. Il bat son quart dans ses colonnes étroites – son trottoir à lui – accablant de caresses et de gentils propos les gens qui veulent bien monter avec lui, insultant ceux qui passent indifférents à ses appels, insensibles à ses provocations » (« Le Chantage », Les Grimaces, 9 septembre 1883). Dans ces conditions, faut-il s’étonner si les rédacteurs les mieux vus sont aussi les plus démunis de talent ? On trouve dans les journaux quantité d’individus dépourvus de toute qualité et qui n’ont pas reçu la moindre formation afin de remplir leur office : « Quand on ne sait plus que faire, on se fait journaliste, et il n’importe pas qu’on sache écrire – au contraire, cela embarrasse – ou qu’on sache quoi que ce soit – cela inquiète. » En revanche, gare à ceux qui s’aviseraient d’avoir « des idées », ils risqueraient fort de se retrouver placardisés, comme l’a été un temps le grand reporter Jules Huret : « Un jour que je reprochais amicalement à l’un de ses anciens directeurs de ne pas se servir de cette force qu’il avait là, sans cesse, sous la main : / – Huret ? … me répondit-il. Mais c’est un très mauvais esprit et qui se permet d’avoir des idées ! … Allons donc ! Je vais lui jouer un bon tour… Dès demain je vais le mettre aux “Échos de théâtre”…Ah ! ah ! Il en aura là, des idées, s’il veut ! … Elle est bonne, n’est-ce pas ? » (Préface de Tout yeux, tout oreilles, 1901). Mirbeau accuse également la presse de l’époque, comme d’ailleurs le théâtre, pour les mêmes raisons, de s’abaisser au niveau d’un lectorat abêti, au lieu de lui apporter les lumières intellectuelles dont il aurait pourtant tellement besoin : « Politique dédaignée et méprisée, littérature rapetissée aux mesures marchandes du comptoir, art rabaissé jusque dans le plus bas métier, aspirations généreuses étouffées, incroyances étalées, réclames triomphantes payées en argent ou en poignées de main, primant la vérité et faisant taire la franchise, lâchetés agenouillant les consciences devant les sacs d’écus. C’était donc cela, le journalisme, cela que, sans révolte, le public dévore tous les matins, cela avec quoi il pense et de quoi son intelligence vit, cela qui lui fait ses opinions, ses admirations, ses dégoûts » (« Le Journalisme », Le Gaulois, 8 septembre 1884). Dès lors, lecteurs et rédacteurs sont bien à l’unisson, mais au niveau le plus bas : « Il en est du journalisme comme des gouvernements : le public n’a jamais que les journaux qu’il mérite et les journaux d’aujourd’hui sont en décadence aussi profonde que l’est le public lui-même. Lisez un journal parisien, et vous avez le niveau presque mathématique de l’intelligence parisienne, de ses légèretés, de ses ignorances, de ses inquiétudes, de ses abêtissements. Au lieu de marcher de l’avant, le journalisme, chez nous, retourne en arrière » (« Le Journalisme français », La France, 14 mai 1885). Il en résulte une désinformation générale et un abêtissement programmé du public : « De tous ces journaux, combien en est-il qui défendent un intérêt général ? Toutes les questions vitales d’un État et d’un peuple, on ne les traite, la plupart du temps, qu’à travers le mensonge d’ambitions ou d’intérêts particuliers. [...] Jamais le niveau intellectuel et moral n’a été aussi bas, et précisément dans un temps où le journalisme – qui a la prétention, dans ses prospectus, d’être un porte-lumière – a tout envahi, tout pénétré. On ne peut pas dire qu’il a été la cause exclusive de cet abaissement, mais on peut affirmer qu’il en est un des principaux et plus actifs agents » (« La Liberté de la presse », Le Gaulois, 7 juin 1886). Dans le domaine de la création artistique et littéraire, le bilan établi par Mirbeau est tout aussi accablant. Car, en cédant à la « réclame » et à la « camaraderie », la presse a contribué à promouvoir de fausses gloires, au détriment des génies créateurs et des talents originaux : « Chose extraordinaire, la presse ne persiste que dans les besognes mauvaises et ne montre de passion, d’enthousiasme, que pour les choses petites et basses. Elle a tué la littérature, tué l’art. [...] Les mauvais peintres, les pires écrivains, les saltimbanques de tout poil, elle s’attache à eux pour les exalter ; pour eux, elle fabrique de la gloire de saison à tant le mètre, dans les Old England de ses réclames, la Belle Jardinière de ses camaraderies ; mais elle étouffe les grands, insulte les forts. Il faut que les réputations qu’elle manufacture soient à la hauteur de son esprit, qu’elle ne puisse jamais être reniée par ses faux grands hommes, et qu’il y ait entre elles une communauté de mépris qui les rive éternellement au même boulet » (« Le Journalisme français », loc. cit.). Trop souvent aussi les journalistes, lâches et misonéistes, préfèrent hurler avec les loups et se faire, à l’occasion, les auxiliaires zélés de la police liberticide. Ainsi en est-il lors de l’affaire Jacques Saint-Cère (voir la notice) : « Voyez ce qui se passe aujourd’hui dans les journaux. Le spectacle en est simplement hideux, et il soulève le cœur de dégoût. Sous prétexte d’information, la presse est devenue quelque chose comme la succursale de la préfecture de police et l’antichambre du cabinet du juge d’instruction. [...] Il n'est pas de jour où la presse ne dénonce quelqu'un. Et aussitôt elle instruit son procès, juge et condamne. » Il en allait déjà de même deux ans plus tôt, lors de la grand-peur suscitée par les attentats anarchistes : « Pour être inquiété dans son repos, à cette époque de terreur, il suffisait qu’un journal vous signalât, sans raison, comme suspect, ou qu’il publiât une phrase de vous, prise sans l’entour qui en détermine le sens, dans un ancien article. Nous fûmes quelques-uns à protester contre les tendances de la presse à se substituer à la police, à en montrer le rôle dégradant » (« La Police et la presse », Le Gaulois, le 15 janvier 1896). Quant au journalisme financier, que Mirbeau a bien connu à l’époque où il boursicotait, ce n’est jamais que du chantage et du vol apparenté à celui des détrousseurs de diligences : « Il y a le journal qui exploite les hommes politiques, les hommes de finance et de Bourse, celui qui exploite les artistes, les sportsmen, les industriels, les médecins, les avocats, les dentistes, les restaurateurs. Chaque profession, si humble qu’elle soit, a derrière elle un journal braqué, de petit ou de gros calibre, qui toujours tire sur elle à articles rouges et lui envoie la mitraille de ses entrefilets. Nous avons vu les journaux qui exploitent les cocottes, les tables d’hôtes et les tripots. Mais ce sont les banquiers et les sociétés de crédit qui ont surtout la préférence, parce que là on tire à coup sûr, et que l’ennemi répond en vous bombardant de chèques, de billets de banque ou de louis d’or. [...] Aujourd’hui qu’il n’y a plus de forêts, de coches et de tromblons, mais des chemins de fer et des gendarmes, le banditisme a dû prendre une autre forme, plus raffinée, plus compatible avec notre civilisation et les protections élargies du progrès. Il a quitté les Abruzzes et la forêt de Bondy, où son chapeau à plumet rouge n’effrayait plus personne, pour opérer en habit noir dans les journaux financiers. Et le journalisme financier n’est pas autre chose que la forme contemporaine du banditisme » (« Le Chantage », La France, 12 février 1885). Ainsi, au lieu d’informer, de cultiver et d’émanciper intellectuellement, comme ce serait son devoir, la presse, d’après Mirbeau, ne fait que désinformer, conditionner et crétiniser les larges masses, poursuivant à sa façon le travail entamé par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église. Une bonne partie des articles de Mirbeau a été recueillie dans les volumes suivants : Combats politiques (1990) ; Contes cruels (1991, deux volumes) ; L’Affaire Dreyfus (1991) ; Lettres de l’Inde (1991) ; Combats esthétiques (1993, deux volumes) ; Premières chroniques esthétiques (1995) ; Combats littéraires (2006) ; Dialogues tristes (2006). P. M.
Bibliographie : Pierre Michel, Les Articles d’Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2009, 246 pages ; Jean-François Nivet, Université de Lyon, Mirbeau journaliste, thèse dactylographiée, deux volumes, 1987.
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JUSTICE |
On cite souvent Zola qui considère Mirbeau comme le « justicier qui a donné son cœur aux misérables et aux soffrants de ce monde. » Cette phrase peut nous aider à discerner les significations de la notion de la justice dans l’œuvre mirbellienne. Dans un premier temps, la justice peut être considérée comme un thème, récurrent dans les récits : il s’agit de la représentation du fonctionnement de l’institution judiciaire, et, dans un sens plus large, de toute la société, qui est – par sa nature même, selon Mirbeau – injuste. Les romans et les contes dressent l’image d’une société criminelle et criminogène, qui, non seulement commet elle-même des crimes et ne punit pas les vrais criminels, mais qui, par la misère, pousse les pauvres, les démunis à commettre des crimes, ce qui permet de les criminaliser et de les condamner. Voir l’exemple de l’honnête Jean Guenille condamné pour vagabondage est éloquent (Le Portefeuille, 1902). On peut citer aussi un conte aux accents kafkaïens, « La Vache tachetée » (Le Journal, 20 novembre 1898), qui met en scène un monde réduit au seul fonctionnement de l’institution judiciaire assignant une place déterminée à ses acteurs : accusé, gardien, juges, spectateurs. Jacques Errant – qui porte un nom on ne peut plus parlant – est accusé d’avoir une vache tachetée (ce qu’il nie), et, pour ce motif non fondé et évidemment absurde, sera condamné pour cinquante ans de bagne. C’est le contexte historique (on est au beau milieu de l’affaire Dreyfus) qui peut, en partie, expliquer l’ironie noire de cette nouvelle, qui décrit une société où tout fonctionne d’une manière arbitraire et où l’homme est contraint de jouer des rôles qu’il ne comprend même pas. Les Mémoires de mon ami, la nouvelle la plus longue de Mirbeau, publiée dans Le Journal en 1898-1899, c’est-à-dire en pleine affaire Dreyfus également, donne aussi une image saisissante du fonctionnement de la Justice et les victimes de celle-ci. Le narrateur-personnage, qui est accusé du meurtre d’une vieille femme, est emmené au Dépôt. Sa douleur vient surtout de ce qu’il voit : « Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît plus que le vice et le crime, c’est la pauvreté, la détresse infinie où la société peut précipiter des êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si déformés qu’ils soient, un cerveau et un cœur, de la pensée et de l’amour !... » (Contes cruels, t. II, p. 641) À partir de cette expérience il ne peut que bien comprendre les mécanismes de la reproduction d’une société fondamentalement injuste : « Cette nuit-là, dans cette abject prison où il y avait tout, assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de culture de la misère... » (p. 643-644). Le thème de la justice est également repris dans les chroniques. Il suffit de penser à l’une d’elles, « Paradoxe sur les Fenayrou », qui contient les réflexions de l’auteur sur une des affaires criminelles les plus célèbres de l’époque. Mirbeau attire l’attention, cette fois encore, sur le caractère arbitraire et relatif de la Justice : « Et peut-être allons-nous assister à un spectacle étrange qui prouvera, une fois de plus, [que] l’excellence de l’institution du jury, en matière criminelle, c’est de nous montrer plusieurs sortes de justices : la justice, édition de Paris, et la justice, édition de province. Il sera intéressant de savoir que tuer un pharmacien, par exemple, constitue ici un abominable crime, là un acte naturel et joyeux ; que, dans les départements, pour ce faire, on envoie à la guillotine, et qu’à Paris on vous envoie faire un tour au Bois. » D’ailleurs, pendant toute sa vie, Mirbeau, qui devient progressivement anarchiste, ne cesse de mener des combats politiques. Dans ses articles journalistiques il lutte contre les institutions oppressantes, et participe à toutes les batailles de l’époque : contre le boulangisme, le colonialisme et la peine de mort, pour l’enfant, pour une école libertaire, pour une réelle laïcité. Mirbeau est aussi engagé dans l’affaire Dreyfus, qui sera, pour lui aussi comme pour beaucoup d’autres, un combat pour la Vérité et la Justice. Il se trouve à l’initiative de la pétition dite « des intellectuels », soutient Zola dans ses luttes et paye de sa poche l’amende à laquelle Zola est condamné, anime les meetings des dreyfusards et consacre au combat une cinquantaine d’articles qui paraissent dans les colonnes de L’Aurore. Pour Mirbeau, il s’agit donc, d’une part, de critiquer les défauts des organes – et aussi des individus, qu’il qualifie de « monstres moraux » – chargés d’administrer la justice, mais, d’autre part, d’essayer de faire régner la justice dans toutes les domaines de la vie, c’est-à-dire d’être à sa façon un justicier. La phrase liminaire de Zola attire notre attention sur le fait qu’être justicier constitue, dans le cas de Mirbeau, un principe éthique. Outre ses combats politiques, Mirbeau essaie d’apprécier à sa juste valeur, dans ses combats littéraires, l’œuvre de ses contemporains, à commencer par Hugo, Zola ou Mallarmé. Mais il est aussi le premier à apercevoir le talent de Maeterlinck, qui suffit à le lancer sur sa carrière littéraire. Ayant la notoriété de grand écrivain, l’auteur, qui dispose d’une audience énorme en entrant au Journal dès 1892, défend des écrivains menacés, comme Fénéon ou Jean Grave, prend la défense d’Oscar Wilde et soutient, dans leur combat, Hervieu, Rodenbach, Remy de Gourmont, Marcel Schwob ou Alfred Jarry. Il faut aussi mettre l’accent sur son activité au sein de l’Académie Goncourt, où il ne cesse de combattre en faveur d’écrivains talentueux issus du peuple et désargentés, comme, entre autres, Charles-Louis Philippe, Paul Léautaud, Marguerite Audoux ou Léon Werth. Mirbeau continue le même combat dans ses chroniques musicales en soutenant Wagner, Franck ou Debussy, et dans ses chroniques sur les beaux-arts. Il contribue à faire connaître Monet, Rodin et Pissarro et à lancer Gauguin ou Van Gogh – dès 1891 il achète au père Tanguy certains des toiles de ce dernier : Les Iris et Les Tounesols. Il proclame aussi le génie de Camille Claudel. Bref, c’est parce qu’il est assoiffé de justice que Mirbeau n’a cessé, toute sa vie, de stigmatiser la criminelle Justice des hommes. Voir aussi les notices Loi, Meurtre, État, Anarchie, L’Affaire Dreyfus, Le Portefeuille et Les 21 jours d’un neurasthénique S. K.
Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau conteur, un monde de maniaques et de larves », préface des Contes cruels, Librairie Séguier, 1990, pp. 7-29 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau et l’affaire Dreyfus », préface de L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991, pp. 7-42 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Manipulation, mystification, endoctrinement, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 157-169 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », in Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146 ; Octave Mirbeau, Contes cruels, Librairie Séguier, 1990, ; Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991, pp. 7-29 ; Octave Mirbeau, Les Mémoires de mon ami, L’Arbre vengeur, 2007.
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