Thèmes et interprétations
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ENFER |
ENFER
La vision que Mirbeau se fait de l’homme, de sa nature et de sa condition, est imprégnée d’un pessimisme confinant au nihilisme : pour lui tout est pour le pire dans le pire des mondes possibles, l’enfer, c’est ici-bas ! Lucide, il dénonce les mystifications idéalistes, qui empêchent de découvrir la réalité dans son horreur méduséenne, et son projet littéraire vise à dessiller les yeux d’un lectorat aveuglé par les illusions mortifères des religions et de leur avatar, le scientisme. Dès lors l’image de l’enfer et de ses supplices est récurrente sous sa plume. Lorsqu’il entame sa rédemption par le verbe, en 1884-1885, il collabore à L’Événement sous la défroque d’un diablotin, subterfuge emprunté au Diable boiteux et qui présente deux intérêts majeurs : grâce à ce nouvel Asmodée, il dévoile ce qui est caché et nous ouvre les coulisses du théatrum mundi ; et, comme l’Enfer ressemble fort à la France républicaine, le recours à un observateur exotique fait découvrir nombre de choses auxquelles nous sommes trop habitués pour les voir. Cet Enfer renvoie, comme un miroir, une image critique qui devrait d’autant plus nous interpeller qu’il s’avère bien préférable à la vie parisienne. Force est d’en conclure que, dans une société où tout marche à rebours, il faudrait renverser le désordre établi pour remettre le vieux monde sur ses pieds.
Le jardin des supplices
La première raison pour laquelle la vie est un enfer tient à la condition faite à l’homme. L’univers est un vaste abattoir, où règne la « loi du meurtre » (voir Meurtre). Dès leur naissance, tous les êtres vivants sont condamnés à s’entretuer, et l’humanité ne fait pas exception à la règle : « Hélas ! les Portes de vie ne s'ouvrent jamais que sur de la mort, ne s'ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort... Et l'univers m'apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices... Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d'horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie... » (Le Jardin des supplices, 1899). Cette « joie » sadique des tortionnaires, hommes ou dieux, exacerbe la souffrance en la privant de toute autre “justification” que le plaisir des bourreaux. Mais si la vie terrestre est un enfer, c’est aussi parce que, en l’absence d’un dieu rémunérateur et vengeur qui lui donnerait un sens, le massacre permanent des êtres humains est d’autant plus inacceptable que leur sacrifice est toujours inutile. Si l’immolation des uns permettait de sauver beaucoup d’autres existences, le mal aurait un sens, la souffrance des justes serait une épreuve supportable, la mort serait plus facilement acceptée. Mais, pour un athée comme Mirbeau, ces échappatoires perpétuent le scandale au lieu d’y remédier. Aussi l’image de l’enfer qu’il donne dans Le Jardin des supplices est-elle aux antipodes de celle des chrétiens, car il livre sans raison et sans répit les hommes à l’atrocité de la douleur. Et l’agonie est l’ultime supplice : vaine est la révolte de ceux qui, tel l’abbé Jules, « ce damné », se scandalisent de cette monstruosité.
L’enfer social
Mirbeau se révolte également contre ce que les hommes ont fait du jardin d’Éden. Le narrateur du Jardin signifie cette seconde lecture du récit : « Ah oui ! le jardin des supplices !... [...] les lois, et les institutions sociales, et la justice, l'amour, la gloire, l'héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l'éternelle souffrance humaine... [...] Et ce sont les juges, les soldats, les prêtres qui, partout, dans les églises, les casernes, les temples de justice s'acharnent à l'œuvre de mort » (ibid.). La société planifie l'écrasement de l'homme, cultive le meurtre et déchaîne « les passions, les appétits, les haines, le mensonge ». C’est précisément à tous les responsables de ces crimes de lèse-humanité qu’est dédiée ironiquement l’œuvre vengeresse : « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang ». C’est donc la société qui constitue un enfer, et Mirbeau s’emploie à en décortiquer les principaux rouages :* D’abord la famille, l’école et l’Église, où l’on conditionne les malléables cerveaux des enfants, où l’on assassine les Mozart potentiels, pour fabriquer des larves humaines, qui seront les « électeurs soumis » dont les Cartouche de la République ont besoin, et les « fervents du mensonge religieux » que les Loyola ensoutanés vont tondre à loisir (voir « Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894).* Le travail salarié, « grand mal moderne, dont tout le monde souffre » et qui, au lieu d’être « une joie d’homme libre », a toujours été « une souffrance, une abjection d’esclave » (voir « Travail », L’Aurore, 14 mai 1901). Domesticité et prostitution sont deux des faces de cet enfer du travail que stigmatise Mirbeau.* L’armée, « fabrique d’assassins », et le système pénitentiaire, monstruosité sociale visant à perpétuer la loi des dominants. Ce sont des machines à détruire chez les individus ce qui peut survivre d’humain, en vue de les « fai[re] tomber au dernier degré de la brute humaine » et de les « bestialiser » (Préface à Un an de caserne, L’Aurore, 9 juillet 1901).* La loi et ce qu’on appelle, par antiphrase, la “Justice”, douces aux puissants, mais impitoyables aux pauvres qu’elles broient. * Les divertissements offerts par la société moderne pour faire oublier la déréliction et qui se révèlent pires que le mal, car Mirbeau voit dans le culte du plaisir mortifère, « ce bourreau sans merci » dont le fouet fait avancer le troupeau, un symptôme de la décadence civilisationnelle (voir « Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885).
L’enfer des passions
Rousseauiste, Mirbeau remet radicalement en cause les sociétés qui, en s’éloignant de l’état de nature, ont créé des besoins artificiels et de frustrantes exigences intellectuelles et ont affiné « jusqu’à l’exaspération » notre « système sensitif ». Si les passions sont si dévastatrices, la responsabilité en incombe à la société moderne. Trois passions retiennent particulièrement son intérêt : - L’amour : piège tendu à l’homme par la marâtre Nature, il est terriblement aggravé par les conditions sociales dans lesquelles il se situe ; c’est une véritable dépossession de soi, et il porte en lui son propre châtiment, comme dans ces deux romans aux titres symptomatiques : Le Calvaire (1886) et Le Jardin des supplices (1899). - La luxure : elle emporte irrésistiblement les corps bien au-delà de leurs potentialités d’assouvissement et se transmue en supplice, comme dans la dernière séquence du Jardin des supplices. - L’art : sacralisé et devenu à son tour une passion exigeante et dévorante, il a une fâcheuse propension à se transformer également en un calvaire. Voir notamment Dans le ciel, roman consacré à la tragédie de l’artiste : il se heurte au misonéisme de ses contemporains, à l’incompréhension des critiques et des institutions tardigrades, et à l’hostilité des gouvernants ; il est perpétuellement frustré de ne pas parvenir à l’idéal qu’il a entrevu ; et il paye au prix fort la dualité, quasiment schizophrénique, qu’implique la création.
Pour Mirbeau, l’enfer est donc omniprésent, la souffrance injustifiable, la déréliction irrémédiable et l’espoir impossible, comme si tout était l’œuvre d’un dieu sadique, acharné à semer dévastation et souffrance. Logique, il proclame donc le droit au non-être, défend l’avortement et se rallie aux thèses néo-malthusiennes (voir Néo-malthusianisme). P. M.
Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2006 ; : « L’Enfer, selon Mirbeau et Barbusse », in Actes du colloque de Cerisy de septembre 2005, Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 45-56.
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