Familles, amis et connaissances

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Terme
CARRIERE, eugène

CARRIERE, Eugène (1849-1906), artiste peintre post-impressionniste, connu pour son Portrait de Verlaine (1891, Musée d’Orsay). Après une formation de lithographe, Carrière entre dans l’atelier de Cabanel à l’Ecole des Beaux-Arts. En 1879, il expose La Jeune Mère, la première d’une longue série de Maternités, qui restera comme la marque la plus caractéristique de sa production dans l’esprit du grand public. Ses tableaux reçoivent le soutien de critiques d’art comme Roger Marx, Jean Dolent, Octave Mirbeau ou Gustave Geffroy. Ce dernier lui ouvre les portes des cénacles littéraires, tel le Grenier d’Auteuil, où Carrière puise son inspiration pour réaliser un « Panthéon de ce temps-ci » et peindre les portraits de Verlaine, Goncourt, Daudet, Clemenceau, Anatole France, Gauguin, qui l’apprécie, ou de Rodin, dont il est l’ami proche. Sa peinture évolue d’un style naturaliste à une approche symboliste, confinant parfois à l’Art Nouveau. La première exposition particulière a lieu chez Goupil en 1891. S’ensuivent des participations à la Libre Esthétique à Bruxelles, au Salon de l’Art Nouveau chez Bing, à la galerie Bernheim-Jeune, à la Sécession viennoise et aux Expositions Universelles. À partir de 1895, Eugène Carrière ouvre un atelier libre, « l’Académie Carrière ». Matisse, Derain, Zuloaga, Francis Jourdain suivent son enseignement. À l’occasion de l’affaire Dreyfus, Carrière exprime ses idées de justice et de tolérance. Il s’engage au côté de Clemenceau, collabore au mouvement des Universités Populaires, s’insurge contre la peine de mort et la violence des États, et défend la cause des femmes. Sa dernière bataille pour l’entière liberté artistique a lieu pour la création du Salon d’Automne, dont il est élu Président d’Honneur en 1903. Rodin a célébré le talent et l’authenticité de l’artiste, un des deux parrains du Penseur. Carrière meurt à 57 ans, laissant une œuvre inachevée, celle de sa recherche indépendante à la frontière de l’abstraction.

Octave Mirbeau, critique d’art, compte parmi les plus belles plumes, à parler de l’œuvre d’Eugène Carrière, qu’il a ressentie et traduite avec justesse. Mirbeau découvre l’artiste par l’entremise de leur ami commun, Gustave Geffroy. Il s’enthousiasme pour sa peinture, après avoir visité l’exposition privée que la galerie Goupil lui consacre en avril 1891. Dans sa chronique de L’Echo de Paris, le 28 avril,  Mirbeau rend compte de la poésie autant que de l’humanité des toiles du peintre : « Et c’est ce qui me rend cette œuvre si particulièrement chère ; car Eugène Carrière est quelque chose de plus qu’un peintre, il est un admirable et visionnaire poète, et il a mis dans ses toiles plus que de la peinture, il y a mis de la plus noble bonté et de la plus haute philosophie. » Mirbeau réitère son éloge dans son « Salon » de 1892 et de 1893 : « Oh, ces regards de peur, sans cesse ouverts sur la mort, la mort voleuse qui semble planer, toujours et partout, dans l’œuvre étrange, visionnaire, angoissante, de ce grand artiste, qui est aussi un grand esprit, et qui sait, dans un seul regard, dans une seule caresse, mettre tout un poème de souffrance et d’amour » (Le Figaro, 6 mai 1892) et : « M. Eugène Carrière est toujours l’artiste fort, le dessinateur puissant, l’admirable évocateur du visage humain. » (Le Journal, 12 mai 1893) Même le brouillard de ses toiles plus tardives comme le Christ, si souvent reproché à l’artiste, trouve en Mirbeau, par la bouche de Kariste, un ferme défenseur : « Oui, le brouillard, le vrai, le seul brouillard, c’est le brouillard de leur sottise, ce sont les lourdes et épaisses nuées de leur incompréhension et de leur insensibilité ! » (« Kariste parle », Le Journal, 2 mai 1897). Cet article sera le dernier consacré à l’œuvre de Carrière sans pour autant que le critique lui retire son soutien.

Une puissante fraternité d’esprit unit les deux hommes dans leur détestation des préjugés. Mais entre eux, il n’existe pas de familiarité. Souvent négligent en amitié, Carrière n’était pas un invité sur lequel Mirbeau pouvait compter. « J’avais toujours compté sur vous et Carrière, et puis personne », écrit-il à Geffroy, le 28 novembre 1892. Cependant,  le peintre mesure ce qu’il doit au soutien des critiques pour la diffusion de son œuvre, conscient de la communion d’esprit qu’il partage avec Mirbeau : le rejet de l’art académique,  la Nature comme source d’inspiration, l’émotion pure devant la peinture. Ils se côtoient en des occasions diverses : pour la souscription, lancée en 1894 par Mirbeau et sa femme Alice, en faveur de la veuve du Père Tanguy, dans le comité de parrainage pour le monument à Verlaine en 1896 avec Mallarmé et Rodin, dans la bataille du Balzac et du Penseur de Rodin, au banquet du 6 avril 1899, après le procès d’Urbain Gohier, pour célébrer la Liberté de la Presse, etc.

Peu de lettres nous sont parvenues de leurs échanges, mais, dans chacune d’elle, l’émotion reconnaissante de Carrière est véritable. Il parle de Mirbeau comme de « l’ami délicieux », à [l’] ardente et véhémente nature, nature de prophète et d’apôtre » (lettre du 2 mai 1897) et ajoute : « J’aurai beaucoup à vous dire car je crois vous comprendre depuis longtemps (ibid. »

Carrière apprécie la liberté de ton prise par l’auteur du Journal d’une femme de chambre. Pour sa part,  Mirbeau possède deux lithographies de Carrière : une Maternité et un Portrait de Rodin, dédicacé. Hommage ultime, il fit partie du Comité d’Honneur de l’Exposition de « L’œuvre d’Eugène Carrière », qui eut lieu en mai-juin 1907, à l’Ecole des Beaux-Arts, sous la présidence de Rodin. Comme il est regrettable que le projet d’article sur Mirbeau, illustré par Carrière, à l’initiative de l’ami Geffroy, n’ait pas abouti ! Mirbeau s’en délectait à l’avance (et nous de concert !), en écrivant ces quelques lignes : « mon âme par Gustave Geffroy, ma gueule par Carrière, c’est épatant » (lettre à Geffroy, 26 novembre 1891). »

S. L.G.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Eugène Carrière », Bulletin de liaison de la Société des Amis d’Eugène Carrière, n° 7, 1996, pp. 5-14 ; Octave Mirbeau, « Eugène Carrière », L’Écho de Paris, 28 avril 1891. Voir aussi le site Eugène Carrière.

 

 

 

 


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