Familles, amis et connaissances

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Terme
RACHILDE

RACHILDE (1860-1953), pseudonyme de Marguerite Eymery, épousa en 1888 Alfred Vallette, futur directeur du Mercure de France. Romancière à la réputation sulfureuse, Monsieur Vénus (1884), certaines de ses oeuvres comme La Marquise de Sade (1887), Les Hors Nature (1897) scandalisèrent le public. Elle débuta sa carrière littéraire comme feuilletoniste à L’École des femmes et chroniqueuse au Zig Zag. Elle fréquenta un temps Maurice Barrès, Paul Verlaine, Catulle Mendès. Elle assura la critique littéraire du Mercure de France jusque dans les années 1920. Bien que Mirbeau ait sympathisé avec quelques-uns des collaborateurs du Mercure de France, comme Paul Léautaud, il semble n’avoir jamais été convié aux fameux “mardis” présidés par Rachilde. Leur divergence d’opinion, au moment de l’Affaire Dreyfus, n’encourageait pas, en effet, leur rencontre.

En octobre 1900, Rachilde rendait néanmoins compte du Journal d’une femme de chambre et, en octobre 1901, des Vingt et un jours d’un Neurasthénique. Sa première critique peut se lire comme un hommage rendu au talent de l’auteur, un hommage toutefois ambigu. Si elle voit en Mirbeau « l’un de nos meilleurs journalistes », « prime-sautier, spirituel, combatif, doué d’un style rapide et amusant, [sachant] tirer l’épée aussi bien que la plume », elle déplore que « le génie inventif d’un grand journaliste ne nous serve pas meilleur canard sauvage ». Ce « canard sauvage », c’est Le Journal d’une femme de chambre, qui n’est, à ses yeux, qu’une compilation de lieux communs, car « quand, [...] on fait un livre “cochon” [...], on n’a qu’une excuse : nous offrir un piment inédit. Or, Céline [sic], à part l’antisémite violeur et assassin de petite fille, n’a rien inventé, pas même le prurit de la délation, si commun chez les salariés de toutes les classes”.

L’année suivante, elle reprocha aux Vingt et un jours d’un neurasthénique son « manque de perversité, parce que c’est toujours brutal, d’une brutalité de [...] sanguin », tout en admirant « la naïveté des découvertes ». La dernière phrase de son compte rendu éclaire cet apparent paradoxe et résume l’opinion qu’elle se fait de l’auteur : « Je commence à le croire plus amateur de la pureté des roses que fin connaisseur en pornographie moderne ! ». Autrement dit, Rachilde estime que Mirbeau est encore trop naïf, au sens premier du terme, pour s’essayer aux études de mœurs.

N. S.

 

Bibliographie : Rachilde, « Le Journal d’une femme de chambre », Le Mercure de France, octobre 1900, pp. 183-186 ; Rachilde, « Les vingt et un jours d’un neurasthénique », Le Mercure de France, octobre 1901, pp. 197-198.


RAFFAELLI, jean-françois

RAFFAËLLI, Jean-François (1850-1924), peintre, dessinateur et graveur français. D’abord acteur au théâtre lyrique, il commence à peindre en 1870 dans le style de Fortuny. Au Salon de 1876, Duranty loue son réalisme et le présente à Degas, qui sera son principal soutien. Installé à Asnières, il peint, dans un style très graphique et avec une palette sombre et resserrée, le petit peuple miséreux (mendiants, chiffonniers, prostituées) d’une banlieue sans joie. Sa participation aux expositions impressionnistes de 1880 et 1881 provoque des remous au sein du groupe. Il est soutenu par Geffroy et Huysmans, dont il illustre les Croquis parisiens. Il fait le portrait de Clemenceau et d’Edmond de Goncourt. Le bibliophile Paul Gallimard lui commande l’illustration de Germinie Lacerteux. Lié aux écrivains naturalistes, il entretient également de bonnes relations avec Mallarmé. À la suite d’une tournée de conférences aux États-Unis, il acquiert une renommée internationale. Le succès venu, il quitte Asnières pour Paris, où il trouve de nouveaux motifs qui le conduisent à rompre avec le misérabilisme qui avait fait sa réputation. Naturaliste davantage qu’impressionniste, c’est peut-être dans la gravure qu’il s’est exprimé avec le plus de pertinence. Dès 1876, il s’essaie à la lithographie. En 1889, il aborde la gravure en couleurs, technique qui lui convient parfaitement et dont il va être l’un des artisans du renouveau en France. Il a également illustré de nombreux ouvrages (L’Assommoir, Les Sœurs Vatard, etc.).

Mirbeau apprécie le fait que Raffaëlli soit un autodidacte qui a forgé son art en dehors des formules ressassées de l’Ecole. Il loue son « sens de la modernité » et la façon dont, dans son Portait de Clemenceau au cirque Fernando (Musée de Versailles), il « a résolu, avec une grande maîtrise, un problème d’art très difficile : détacher un homme sur une foule » (Combats esthétiques, I, 181). En 1889, il lui consacre tout un article, dans lequel il proclame que « grâce à M. Raffaëlli, la banlieue parisienne […] a conquis sa place dans l’idéal ». (Combats esthétiques, I, 367). Davantage que Victor Hugo, Raffaëlli est, pour Mirbeau, le meilleur peintre des misérables en raison de son solide sens de l’observation. Mais, lassé par l’arrivisme et la suffisance du peintre, Mirbeau adopte peu à peu l’opinion de Monet, qui ne voit en lui qu’un « barbouilleur ». Commence alors une période où Mirbeau se lâche dans sa correspondance (à Monet au début de février 89 : « Décidément, c’est le roi des idiots », Correspondance générale, II, 37), tout en continuant de défendre publiquement le peintre dans ses articles.  Raffaëlli illustre une réédition des Lettres de ma chaumière et demande à Mirbeau sa collaboration aux Types de Paris. L’écrivain lui donne Cocher de maître, mais écrit à Hervieu : « Je connais peu de choses, même chez des illustrateurs ordinaires, d’aussi parfaitement mauvaises » (Correspondance générale, II, 80). En 1894, il persiste à louer « le caractère constant de simplicité, de jour en jour plus précis et plus direct » du peintre. Et il ajoute : « C’est la vie qu’il reproduit, la vie qui passe devant nous, en images familières et connues, […] dont il nous dévoile, avec une singulière compréhension, tout l’inconnu. » (Combats esthétiques, II, 64-65). En 1897, dans une chronique dialoguée, il rompt les ponts avec le peintre de manière fracassante, l’exécutant froidement : «  C’est du Jongkind pour demoiselles du Connecticut. […] Raffaëlli a créé la banlieue… C’est un dogme… N’en parlons plus !... » (Combats esthétiques, II, 185).

                                                                                                                       C. L.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Cocher de maître (illustrations de Raffaëlli), Reims, Éditions À l’écart, 1990 ; Octave Mirbeau, Combats esthétiques, tomes I et II, Paris, Séguier, 1993 ; Jean-François Raffaëlli et Octave Mirbeau, Correspondance, suivie des articles de Mirbeau sur Raffaëlli, Tusson, Du Lérot, 1993.

 

 


RAVACHOL

RAVACHOL (1859-1892), nom sous lequel est connu François Claudius Koenigstein, célèbre militant et terroriste anarchiste, qui a connu la misère avant de se lancer dans la délinquance et de se rallier à l’anarchie. Arrêté le 30 mars 1892 au restaurant Véry, il est  condamné une première fois, à la réclusion à perpétuité, le 26 avril suivant, pour des attentats à la dynamite, perpétrés en mesure de représailles contre trois magistrats coupables d’avoir condamné des anarchistes innocents lors de l'affaire dite “de Clichy”. Au terme d’un deuxième procès, il a été condamné à mort, et guillotiné à Montbrison le 11 juillet 1892, pour trois assassinats, dont un seul, celui d’un ermite nonagénaire, peut lui être attribué avec certitude. Lors de son procès,  il a expliqué son passage à l’illégalisme par le fait que ce sont la société et les injustices sociales qui l'ont incité à tuer pour assurer sa propre survie et celle des siens.

Au lendemain du premier procès, dans l’hebdomadaire anarchiste de Zo d’Axa, L’Endehors, Mirbeau a consacré à Ravachol , le 1er mai 1892, un article que Jean Maitron a jugé « absolutoire », parce qu’il se réjouit que « sa tête [ait] échappé au couperet », malgré « les clameurs de la mort aboyante », et parce qu’il accorde à Ravachol de larges circonstances atténuantes : « La société aurait tort de se plaindre. Elle seule a engendré Ravachol. Elle a semé la misère : elle récolte la haine. C’est juste. » Il serait pourtant erroné d’en conclure que Mirbeau approuve le terrorisme d’un Ravachol. D’abord, il réaffirme d’entrée de jeu qu’il a « horreur du sang versé, des ruines de la mort » et que « toute vie [lui] est sacrée ». Ensuite, il prend bien soin de préciser, à la fin de son article, que la seule « bombe » qui fera crouler « le vieux monde sous le poids de ses propres crimes » sera « d’autant plus terrible qu’elle ne contiendra ni poudre, ni dynamite », mais « de l’Idée et de la Pitié » : ces deux forces contre lesquelles on ne peut rien. » À la « propagande par le fait » il oppose clairement la propagande par le verbe, la seule susceptible de faire germer l’Idée et la Pitié.

Voir aussi les notices Anarchie, Engagement et Éthique.

P. M.

 

Bibliographie : Reginald Carr, Anarchism in France – The case of Octave Mirbeau, Manchester University Press, 1977 ; Octave Mirbeau, « Ravachol », L’Endehors, 1er mai 1892 ; Philippe Oriol, « Littérature et anarchie : le cas Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 298-305.

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REDON, odilon

REDON, Odilon (1840-1916), peintre, dessinateur et pastelliste français, venu tard à la couleur et à la lumière. Ami de Mallarmé et visionnaire, il a été revendiqué par les symbolistes. Pourtant, à ses débuts, il a soutenu la lutte des Impressionnistes contre l'académisme et a même participé à l'une des expositions du groupe. Mais il les jugeait « trop bas de plafond » et a fait très tôt bande à part pour frayer des voies nouvelles, annonciatrices du surréalisme, par la place accordée au rêve et à l’inconscient. Insatisfait par la subjectivité restreinte de l'art impressionniste tel que l'avait défini Zola – « un coin de nature vu à travers un tempérament » –, dans la mesure où elle faisait la part trop belle à une supposée “réalité extérieure”, il a affirmé au contraire les droits de l'imagination (L’Homme cactus, L’Araignée qui pleure, etc.) et la primauté de la mémoire et du sentiment personnel. Même si son art s'enracine dans « la réalité vue », c'est « l'invisible » qui l'intéresse et qu'il tâche de rendre perceptible avec les seuls moyens de la peinture. Ce faisant, il définit un art idéaliste, qui tourne le dos à la vogue réaliste-naturaliste du début des années 1880. Il est l’auteur d’albums de lithographies : Dans le rêve, À Edgar Poe, Hommage à Goya, La Tentation de saint Antoine.

Mirbeau a d’abord été très sévère avec Redon, représentant d’un art idéaliste « qui oppose la chose rêvée à la chose vécue », et il va jusqu’à tourner en ridicule un de ses dessins de fleur : « Ainsi M. Odilon Redon vous dessine un œil qui vagabonde, dans un paysage amorphe, au bout d'une tige. Et les commentateurs s'assemblent. Les uns vous diront que cet œil représente exactement l'œil de la conscience ; ceux-là expliqueront que cet œil synthétise un coucher de soleil sur des mers hyperboréennes ; ceux-là qu'il symbolise la douleur universelle – nénuphar bizarre – éclose sur les eaux noires des invisibles Achérons. Un suprême exégète arrive, qui conclut : “Cet œil au bout d'une tige est tout simplement une épingle de cravate” »... Mirbeau se moque des pseudo-exégètes, qui camouflent leur ignorance ou leur insensibilité esthétique derrière de doctes commentaires creux et les artistes ratés – est-ce le cas de Redon ? – qui tournent délibérément le dos à la Vie, critère infaillible pour juger d'une œuvre d'art : « Le propre de l'idéal est de n'évoquer jamais que des formes vagues, qui peuvent aussi bien être des lacs magiques que des éléphants sacrés, des fleurs extraterrestres aussi bien que des épingles de cravate, à moins qu'elles ne soient rien du tout. » Pourtant, moins de cinq ans plus tard, en janvier 1891, quand, sur la suggestion de Mallarmé, Redon lui offre un exemplaire de sa Tentation de saint Antoine, il lui écrit ces mots étonnants : « Je vous dirai, Monsieur, que d'abord je vous ai nié, non pas dans votre métier, que j'ai toujours trouvé très beau, mais dans votre philosophie. Aujourd’hui, il n’est pas d’artiste qui me passionne autant que vous, car il n’en est pas qui ait ouvert à mon esprit d’aussi lointains, d’aussi lumineux, d’aussi douloureux horizons sur le Mystère, c’est-à-dire sur la seule vraie vie. Et je crois bien, Monsieur – et je ne sais pas de plus bel éloge à vous faire – je crois bien que je vous ai compris et aimé, du jour où j'ai souffert. » Comme le peintre, en effet, Mirbeau a toujours critiqué l'étroitesse de vue des naturalistes qui ne perçoivent que l'enveloppe des êtres et des choses, sans jamais en pénétrer l'âme, et il se pourrait donc qu’il découvre chez Redon le Mystère qu’il apprécie tant chez Maurice Maeterlinck, qui lui « a révélé le plus de choses sur l'âme ». Dans l’interminable crise qu’il traverse alors, la souffrance semble aussi de nature à le rapprocher du peintre. Mais la part de politesse n’est sans doute pas négligeable, dans cette lettre de remerciement, et, vu l’abîme qui sépare les deux artistes, on est en droit de douter que le rapprochement ait été durable : de fait, Mirbeau n’a jamais écrit l’étude annoncée et, dans « Une heure chez Rodin » (Le Journal, 8 juillet 1900), se gaussant une nouvelle fois des critiques d’art, il rappellera un mot malheureux d’Odilon Redon à propos du Victor Hugo de Rodin : « Comme tout cela est malade ! »

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel,  « Mirbeau et Odilon Redon », Histoires littéraires, n° 2, 2000, pp. 136-139.


REGNAULT, alice

REGNAULT, Alice (1849-1931), ancienne actrice et femme galante, devenue Mme Octave Mirbeau en 1887. De son vrai nom Augustine Alexandrine Toulet, elle est la fille d’un entrepreneur de peinture. Elle épouse, très jeune, en 1865, un certain Jules Renard, « fabricant d’outils », et lui donne dès 1866 un fils, Édouard, dont elle perd la garde, peu après la mort de son mari, en 1868, pour cause de vie jugée dissolue, et qui mourra en 1892. Pour gagner sa vie, elle se lance dans le théâtre et fait ses débuts aux Bouffes Parisiens, en 1869. La plupart des commentateurs jugent l’actrice fort médiocre, mais louent sa beauté, qui lui permet de rentabiliser rapidement sa nouvelle carrière, qu’elle poursuit au théâtre du Palais-Royal et au Gymnase. Parallèlement, comme nombre de ses consœurs, et par « nécessité », elle entame une carrière galante des plus fructueuses. Elle devient rapidement une des femmes les plus recherchées de Paris et son nom est souvent cité dans les échos de la presse, aux côtés des lionnes de l’époque. Mais à la différence de la grande majorité des horizontales du temps, elle est une femme de tête, fourmi plutôt que cigale, et, au lieu de gaspiller l’argent qu’elle gagne, elle le place avantageusement et investit dans la pierre : elle se retrouve bientôt à la tête d’un important patrimoine immobilier et possède trois immeubles, à Clichy et à Levallois. En 1881, elle abandonne le théâtre, au moment où circulent des bruits, non fondés, sur son entrée prochaine à la Comédie-Française. Elle entame alors une nouvelle carrière, certes nettement moins rémunératrice, mais probablement plus gratifiante pour son image de marque et son amour-propre : celle d’écrivain et de peintre. Journaliste, elle bénéficie de la protection d’Arthur Meyer et publie des articulets mondains dans Le Gaulois, sous le pseudonyme de Mitaine de soie. Apprentie peintre, elle prend des leçons de peinture avec Bonnat et expose le portrait de Mirbeau au Salon de 1886, grâce à l’entremise de Rodin. Écrivaine ambitieuse, elle publie chez Ollendorff, le premier éditeur de Mirbeau, deux romans, certes platement écrits, mais qui n’ont rien de déshonorant : Mademoiselle Pomme (1886) et La Famille Carmettes (1888). À partir de l’automne 1884 et du premier acte de l’affaire Gyp (voir la notice Gyp), sa vie est étroitement liée à celle de Mirbeau, qui finit par l’épouser, au bureau d’état-civil de Westminster, à Londres, le 25 mai 1887. C’est toute honte bue que, au détour d’une lettre consacrée à L’Inconnu, il balance tardivement la nouvelle à son habituel confident, Paul Hervieu : « Maintenant, autre chose, qui me coûte beaucoup à vous dire… Allez-vous me pardonner ?... Je suis marié… J’aime mieux vous le dire brutalement… Oui, mon cher Hervieu… Et si je ne vous en ai rien dit, c’est que je n’ai pas osé… J’ai été tenté, vingt fois… Je me suis rappelé, il y a deux ans, et je n’ai pas osé. » 

Mirbeau n’ignore pas, en effet, qu’en liant son destin à celui de cette ancienne femme galante, non seulement il rompt à jamais avec tout un passé et tout un milieu qu’il vomit, ce qui ne le désole certainement pas, mais qu’il s’expose aussi dangereusement à l’assassine ironie de ses nombreux ennemis, tout prêts à faire des gorges chaudes sur cette ancienne théâtreuse épousée « malgré ses millions », et même qu’il risque fort de se faire accuser de louches complaisances, quand ce n’est pas, carrément, de proxénétisme, comme le fera Henry Bernstein en 1907, lors même que le contrat de mariage, signé le 18 mai 1887, établit une totale séparation de biens entre les deux époux. Il n’ignore pas davantage qu’il commet une grave erreur en s’engageant avec une femme qui ne partage guère ses valeurs éthiques et esthétiques  et qui ne sera reçue qu’à contrecœur par la plupart de ses amis, bien obligés de faire avec, tel le réaliste Claude Monet – cependant que Daudet, lui, ne l’a même jamais reçue. Il sait en effet pertinemment qu’il est en train de gâcher ses chances de bonheur conjugal, comme l’atteste un conte au titre ironique, « Vers le bonheur », publié quelques semaines à peine après son mariage, le 3 juillet 1887, et qui se termine par le constat qu’entre l’homme et la femme existe un « »infranchissable abîme ». Et, de fait, Alice rendra Octave fort malheureux en ménage : l’écrivain va traverser une longue période de crise, de 1891 à 1897, envisageant même le pire ; c’est Alice qui porte notamment la responsabilité du douloureux éloignement de Camille Pissarro, en qui Octave voyait un père idéal et qui ne lui a pas pardonné sa lâcheté devant sa femme ; et sa neurasthénie récurrente va continuellement empoisonner son existence. Incapable de l’affronter en face, l’écrivain se défoule par le verbe derrière son dos : par exemple, dans un article « Lilith » signé d’un pseudonyme ignoré d’Alice (Le Journal, 20 novembre 1892), où il affirme, entre autres aménités, que « la femme possède l’homme, le domine et le torture » ; ou dans une longue nouvelle qui paraît en feuilleton à l’automne 1894, Mémoire pour un avocat, qui fait le récit terrifiant d’un asservissement conjugal ; ou encore, moins directement, dans une de ses pièces en un acte, Vieux ménages.   

La question se pose de savoir pourquoi Mirbeau a bien pu s’acoquiner avec une personne qui l’a notoirement rendu malheureux, pourquoi il a cru devoir l’épouser, en catimini, et à l’insu de tous ses amis, et pourquoi, a fortiori, il n’a jamais osé s’affranchir de ce douloureux esclavage. Comment est-il possible que sa lucidité ait été sans effet sur sa volonté et que ce valeureux chevalier de toutes les nobles causes se soit laissé ainsi dominer et torturer par une créature de peu de cœur, mais qui passait pour être fort belle ? Faut-il voir dans cette beauté l’explication principale ? C’est ce que lui-même laisse entendre à la fin de son article sur « Lilith », quand il affirme que l’homme « accepte tout » de la femme « à cause de sa beauté ». Mais ce type d’explication semble bien courte et insuffisante, d’autant qu’il se pourrait bien, si l’on en juge par les aveux de son double, le narrateur de Mémoire pour un avocat, que  l’union n’ait pas été sexuellement satisfaisante. Une seconde explication, qui ne saurait être écartée a priori, pourrait venir de l’immense fortune de la jeune femme, dont un homme endetté jusqu’au cou a dû avoir le plus grand besoin. Mais, outre le fait qu’ils se sont mariés sous le régime de la totale séparation de biens, il s’avère que Mirbeau a bel et bien remboursé ses dettes tout seul, sur ses propres piges, d’une part, et que, d’autre part, il ne va pas tarder à gagner lui aussi beaucoup d’argent et qu’il aurait donc fort bien pu divorcer sans avoir rien à changer à son train de vie ni à ses habituelles générosités ; or il ne l’a pas fait et rien ne prouve qu’il y ait jamais songé. Une troisième explication envisageable tiendrait à une forme de masochisme inhérent à son tempérament et qui le vouerait à se faire l’esclave de ses maîtresses successives, Alice Regnault après Judith Vimmer. Cela pourrait expliquer la fraternité que Sacher-Masoch (voir la notice) semble avoir ressentie pour son jeune confrère. Reste que l’une des caractéristiques du masochisme illustré par l’écrivain galicien est le contrat et que, de contrat, il ne semble pas y en avoir eu entre Octave et Alice. Et puis il serait sans doute risqué de s’aventurer sur le terrain mouvant de la psychanalyse sauvage.

En revanche, trois constats objectifs peuvent être faits, qui seraient susceptibles d’éclairer la relation nouée par Octave avec Alice. Tout d’abord, Mirbeau ne cesse d’établir un parallèle entre la prostitution des corps et celle de l’esprit qui, à l’en croire, est bien pire encore (voir les notices Prostitution et Un gentilhomme). Or Alice a vendu ses charmes pendant une douzaine d’années, de 1869 à 1881, cependant qu’Octave a vendu sa plume pendant le même laps de temps, de 1872 à 1884, avant de pouvoir voler de ses propres ailes et de se mettre au service de ses propres valeurs : ils sont donc fraternellement unis par le souvenir d’une même servitude, des mêmes humiliations, des mêmes compromissions, voire du même rejet, et cela crée bien évidemment des liens ; de surcroît, tous deux entament parallèlement leur rédemption par la plume. Ensuite, à partir de l’affaire Gyp et des poursuites judiciaires engagées contre Alice, à l’automne 1884 (Gyp prétend qu’elle  tenté de la vitrioler), il n’était plus possible à Mirbeau, également mis en cause par Gyp, à la fois dans son roman à clefs Le Druide (1885) et dans la vie (elle l’accuse d’avoir tenté de la révolvériser), de se désolidariser de sa compagne, sauf à apparaître comme un lâche et un individu sans scrupules : les épreuves subies de conserve, de la part de gens sans vergogne qui les dégoûtent également, ne pouvaient que renforcer leurs liens. Enfin, après avoir servi des causes qui n’étaient pas les siennes et avoir fréquenté pendant des années le monde des nantis, qui l’écœure et qu’il va dorénavant s’employer à « débarbouiller au vitriol », histoire de racheter ses compromissions passées, épouser une réprouvée comme Alice Regnault ne pouvait apparaître que comme un pied de nez en forme d’ultime provocation, marquant un point de non-retour. On comprend que ce soit bien tentant. Mais, ce faisant, il est victime d’un grave malentendu : car au moment même où il rompt à tout jamais avec ce monde immonde qu’il abhorre, Alice, elle, a soif de cette respectabilité bourgeoise qui le révulse.

Quoi qu’il en soit, le pire est encore à venir. Car c’est post mortem qu’Alice va pouvoir, en toute impunité, trahir de toutes les façons possibles la mémoire du grand écrivain disparu dont elle a partagé la vie pendant près d’un tiers de siècle. La plus grave de ses trahisons, celle qui aura l’impact négatif le plus durable, c’est d’avoir fait rédiger par Gustave Hervé (voir la notice) le faux « Testament politique d’Octave Mirbeau », publié dans Le Petit Parisien du 19 février 1917, où le grand écrivain pacifiste est supposé renier son engagement passé et se convertir au patriotisme à tous crins. Pendant des décennies ce faux a permis de salir la figure de l’écrivain et de brouiller et discréditer son message subversif. Mais ses vilenies posthumes ne se sont pas arrêtées là : elle a fait vendre, en 1919, toute la bibliothèque de son mari, tous ses manuscrits, toute sa correspondance et toutes ses œuvres d’art ! Les lettres de Monet et de Rodin, en particulier, n’ont jamais été retrouvées, et nombre de toiles de sa collection sont parties chez des particuliers d’Europe et d’Amérique, où plus personne ne peut plus en jouir. Elle a également rompu avec l’éditeur d’Otave, Eugène Fasquelle, et signé des contrats avec Flammarion pour faire paraître une série de recueils d’articles de Mirbeau, d’où ont été soigneusement éliminées ses contributions à la presse anarchiste, à L’Aurore et à L’Humanité. Enfin, elle a fait de l’Académie des Sciences, dont Mirbeau s’était gaussé, sa légataire universelle et a légué tout ce qui restait des papiers de l’écrivain à la bibliothèque de l’Institut, cet Institut si malfaisant à ses yeux et qu’il avait si souvent brocardé….

Dans sa comédie Un sujet de roman (1923), Sacha Guitry s’est inspiré du couple Mirbeau pour imaginer le couple formé par un grand écrivain, qu’il nomme symboliquement Léveillé, et sa femme, bourgeoise et conformiste, qui veut à tout prix publier un roman posthume soigneusement édulcoré et réécrit par un nègre selon ses directives, avant de comprendre, bien tardivement, le génie de son mari, auquel elle n’a jamais rien compris, quand elle découvre avec stupeur la masse des lettres qu’il a reçues de quantité de lecteurs que son œuvre avait aidés à vivre. Guitry, lui, a bien compris le malentendu sur lequel reposait le couple Mirbeau et l’abîme qui séparait les conjoints. À la décharge d’Alice, force est de reconnaître qu’Octave ne devait pas être toujours facile à vivre et que, dans le type de relation qui s’est établie entre eux, les torts ne sont sans doute pas tous d’un seul côté : comme Mirbeau lui-même l’écrit de Strindberg en 1895, dans ce qui peut apparaître comme une sorte d’aveu, s’il a souffert des femmes, « c’est peut-être de sa faute ».

P. M.

 

Bibliographie : Gabrielle Houbre, Le Livre des courtisanes, Tallandier, 2006, pp. 230-232 et 556-558 ; Tristan Jordan, « La Comédie-Française a-t-elle accueilli Alice Regnault ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 167-170 ; Pierre Michel, « Mirbeau et l’affaire Gyp », Littératures, Toulouse, n° 26, printemps 1992, pp. 201-219 ; Pierre Michel, Alice Regnault, épouse Mirbeau, Éditions À l’écart, Alluyes, 1993, 66 pages ; Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15

 

 


REGNIER, henri de

RÉGNIER, Henri de (1864-1936), poète et romancier de la nouvelle génération symboliste. Issu d’une famille aristocratique, familier des Mardis de Mallarmé, ami de Francis Vielé-Griffin, avec qui il a collaboré aux Entretiens politiques et littéraires, Régnier a commencé en 1885 par un recueil de vers, Lendemains, suivi d’Apaisement en 1886, d’Épisodes en 1888 et de Poèmes anciens et romanesques en 1890. Par la suite il reviendra à une conception plus classique du vers (Aréthuse, 1895), se rapprochera du Parnasse, épousera la deuxième fille de José-Maria de Heredia (qui sera connue en littérature sous le pseudonyme de Gérard d’Houville et aura un fils adultérin de Pierre Louÿs), écrira des contes (Contes à moi-même, 1894, La Canne de jaspe, 1897) et des romans (La Double Maîtresse, 1900, Le Bon plaisir, 1902, Le Mariage de minuit, 1903, Les Vacances d’un jeune homme sage, 1903, L’Amphisbène, 1912, Romaine Mirmault, 1914). Il a été élu à l’Académie Française en 1911 et éreinté à cette occasion par Albert de Mun, chargé du discours de réception. Son journal, longtemps inédit,  conservé à la Bibliothèque Nationale, a été publié en 2003.

En 1890, Henri de Régnier a adressé à Mirbeau une lettre de quatre pages sur Sébastien Roch, probablement élogieuse, mais dont nous ignorons malheureusement le contenu, et il lui a expédié un exemplaire dédicacé de ses Poèmes anciens et romanesques. Mirbeau a éprouvé de la sympathie pour le jeune poète, qu’il a invité à plusieurs reprises chez lui, à Carrières-sous-Poissy, de 1894 à 1896, et il a assisté à son mariage, le 17 octobre 1895. Il lui a manifesté son admiration pour les Contes à moi-même : « Je n’en connais pas de plus impérissablement beau. Je le lis et le relis, et, chaque fois, il m’enchante davantage », lui écrit-il, avant de les évoquer élogieusement dans son article sur « Félix Fénéon » (Le Journal, 29 avril 1894), dont il rappelle une visite quelques semaines plus tôt : « Sur la table de mon cabinet il y avait les Contes à soi-même, de M. Henri de Régnier. Fénéon prit le livre, l’ouvrit, en lut à haute voix des fragments, saisi par la beauté mystérieuse de cette oeuvre, et s’interrompant de lire pour commenter, avec son esprit si net, si compréhensif, tout ce que ce livre contient de hauts symboles, et tout ce qu’il dévoile sur la vie intérieure, sur l’invisible et sur l’inconnu. »

Mais il semble que leurs relations se soient refroidies et qu’une simple politesse ait succédé à la chaleur des débuts. Régnier remercie froidement pour l’envoi des Mauvais bergers, en mars 1898, cependant que Mirbeau, sous le masque de Jean Salt, ironise sur la prolixité et les ambitions académiques du poète dans une fantaisie du Journal, « Le Poète et la Source » (2 février 1897), où il tourne en dérision Francis Viélé-Griffin, qui, tout en chevauchant sa bicyclette Yeldis, se plaint de n’avoir pas les ancêtres de son ami, ni ses ambitions : « Régnier est parti à droite, vers la renommée, les honneurs, les académies. » De son côté, Régnier a visiblement eu du mal à se faire au caractère de Mirbeau et ne l’a visiblement pas compris. Dans ses tardifs souvenirs, il formule un jugement plutôt critique sur la « fureur » de son aîné, à l’éloquence « agressive et saccadée », dont les dégoûts et les haines lui paraissent chimériques et saugrenus : « Il y avait dans ce visage énergique quelque chose de tourmenté et d’irritable, de contracté et de violent. […] Il vivait dans une continuelle exaspération, dans une sorte de fureur où s’aiguisait sa verve de pamphlétaire et de satiriste. De l’un et de l’autre il avait tous les partis pris et tous les grossissements et il les exprimait avec une sorte d’éloquence agressive et saccadée, déformant les faits pour les rendre plus favorables à son besoin d’invectives. »

P. M.

 

Bibliographie : Henri de Régnier, « Octave Mirbeau », Nouvelles littéraires, 28 novembre 1931 (article recueilli dans De mon temps, Mercure de France, 1933, pp. 63-70).

 

 


REINACH, joseph

REINACH, Joseph (1856-1921), politicien opportuniste et premier historien de l’affaire Dreyfus. Très riche – il était le gendre du baron de Reinach, opportunément “suicidé” en décembre 1892, au moment où a éclaté le scandale de Panama –, il a été le chef de cabiner de Gambetta et le rédacteur en chef de La République française gambettiste. Il a été élu député des Basses-Alpes en 1889, mais battu comme dreyfusard en mai 1898. Reinach a été l’un des tout premiers hommes politiques à s’engager à fond pour Dreyfus, et sa participation à la campagne révisionniste et sa judéité lui ont valu le triste honneur d’être une cible privilégiée des antisémites. Outre la monumentale Histoire de l’affaire Dreyfus, en sept volumes, qui a commencé à paraître en 1901, il a publié  aussi La France et l’Italie devant l’histoire (1892) et des études sur Diderot et sur L’Éloquence française (1894).

Reinach a été longtemps vilipendé par Mirbeau en tant qu’héritier de Gambetta et que membre de cette « bande d’escarpes » que, dans ses Grimaces de 1883, il accusait d’avoir fait main basse sur la France et de crocheter les caisses de l’État. En 1896, il l’a de nouveau mis en cause dans la désastreuse expédition de Madagascar (voir « Paysage parlementaire », Le Journal, 11 novembre 1896). En septembre 1897, quelques semaines à peine avant que ne commence la grande bataille dreyfusiste, dans une interview imaginaire du Journal, « Moïse et Loyola », il lui fait dire qu’il aspire à devenir Grand Inquisiteur de France et évoque ses « manies organisatrices et légiférantes » et son « jacobinisme violemment persécuteur qui n’admet ni scrupules politiques, ni pitiés humaines ».

Mais l’Affaire ne va pas tarder à faire tomber ses préventions et à le rapprocher d’un homme qu’il découvre avec étonnement et qu’il se met à aimer avec autant de ferveur qu’il l’a naguère détesté. Dans « Palinodies » (L’Aurore, 15 novembre 1898), il fait publiquement son mea culpa en tenant à « apporter à un homme que j’ai méconnu et que j’ai beaucoup attaqué, un témoignage public de mon affection et de mon admiration ». Et il ajoute : « À mesure que je le connaissais et que je l’aimais, chaque jour, davantage, j’aurais bien voulu effacer de mon œuvre – si éphémère, si vite oubliée soit-elle – certaines pages méchantes, avec le remords de les avoir écrites ». Il faut dire que Reinach a fait preuve d’un désintéressement et d’une générosité exceptionnels, fin août 1898, en remettant à Mirbeau, de la main à la main et sans reçu, les 40 000 francs, somme énorme, nécessaires pour payer l’amende, grossie des frais de procès, à laquelle Émile Zola a été condamné pour une prétendue diffamation des trois pseudo-experts graphologues aux « noms de canailles balzaciennes ». Lorsque le camp des dreyfusards va se diviser, après la grâce accordée à Dreyfus et la loi d’amnistie, Mirbeau se range aux côtés de Reinach – et de Dreyfus – contre Picquart et Labori. Il recourt de nouveau à la serviabilité de son puissant ami, en 1901, pour venir financièrement en aide à Laurent Tailhade, condamné pour appel au tsaricide, puis, paradoxalement, pour faire réintégrer dans l’armée le général Geslin de Bourgogne, son ancien condisciple du collège de Vannes, viré pour déclarations antidreyfusardes intempestives lors d’un banquet d’anciens élèves du collège.

            Les lettres de Mirbeau à Reinach sont recueillies dans le tome III de sa Correspondance générale.

P. M.


RENARD, jules

RENARD, Jules (1864-1910), écrivain inclassable, n’appartenant pas tout-à-fait au XIX°   siècle ni tout-à-fait au XX°, Jules Renard échappe aux appellations littéraires habituelles : ni naturaliste, ni post-naturaliste, ni romancier, ni nouvelliste, ni vraiment dramaturge. Son ami Léon Blum le décrit ainsi: « S’il fallait définir d’un mot le talent de M. Renard, je dirais donc que c’est un poète naturaliste ou un réaliste lyrique. Et il faut bien que je pense ainsi, admirant son talent comme je le fais, car j’ai tiré quelque vérité de mon expérience littéraire, elle tiendrait dans ces quatre mots : toute beauté est poésie. » (Gil Blas, 7 décembre 1903). Alors que la plupart de ses contemporains sont oubliés, son œuvre appartient à cette petite poignée toujours lue aujourd’hui. Quatre de ses  pièces sont encore jouées régulièrement.

              Comme tout ce qui concerne Jules Renard, ses relations avec Octave Mirbeau furent ambigües. Relations purement littéraires qui  débutèrent en février 1891 au cours d’un dîner des Symbolistes et se poursuivirent au hasard des rencontres dans d’autres dîners ou dans les salles de rédaction des journaux qui recevaient leurs copies : le Journal, la Revue blanche, l’Humanité. De  seize  ans son aîné, Mirbeau admirait l’œuvre de son jeune collègue, mais il semble que ses sentiments n’aient pas  toujours été réciproques. En parlant des Mauvais bergers, Jules Renard note dans son Journal (15 décembre 1897) : « les pièces socialistes me rendront fou.» Trois jours plus tard (18 décembre), il ajoute : « Mirbeau, une peau de lion pour descente de lit. Une gueule ouverte qui n’avale rien, des dents superbes qui ne mordent pas, du rouge au cœur, mais c’est une bordure d’andrinople, une queue flasque, prétentieusement  ramenée sur le flanc. Il croit que pour casser des vitres, il suffit d’y jeter des pierres. Son éloquence est à l’éloquence ce que Mirbeau est à Mirabeau. » Pourtant, il rédigera une critique admirative des Affaires sont les affaires dans le Canard sauvage du 18 avril 1903. «Ah ! Mirbeau n’a pas du s’embêter à l’écrire. » Ignorant le contenu du Journal et de toute façon guidé par ses propres convictions, c’est Octave Mirbeau qui, une première fois lors de la constitution de l’Académie Goncourt, suggère d’inscrire le nom de Jules Renard sur l’un des deux couverts restant à pourvoir. Mais celui-ci refuse de « marcher contre Descaves. » Sept ans plus tard, lorsqu’il s’agit de trouver un successeur à Huysmans  dans la  dite Académie, l’opiniâtre Mirbeau, interrogé par Charles Vogel dans le Gil Blas du 24 mai 1907, déclare : « Quant à moi, j’ai mon candidat, que vraisemblablement je serai seul à recommander : il se nomme Jules Renard, c’est un prosateur, un écrivain de grand talent, le type accompli de l’homme de lettres ; il est désigné, ce me semble, à tous les suffrages ! il n’aura que le mien. » Au mois d’octobre suivant, ayant mis sa démission dans la balance et soutenu par Lucien Descaves, il obtient l’élection de son  poulain.

            L’œuvre de Jules Renard est pérennisée dans trois volumes de la Bibliothèque de la Pléiade. Le premier contient le Journal qui couvre la période 1887 à 1910, année de sa mort. Dans les deux suivants, il faut retenir les  ? romans ? : L’Écornifleur  (1892) et Poil de Carotte (1894) ;  trois pièces en un acte : Le Plaisir de rompre (1897), Le Pain de ménage (1898), Poil de Carotte (1900) ; une pièce en deux actes : Monsieur Vernet (1903) et les  textes des Histoires naturelles et de Nos frères farouches, Ragotte.

                                                                                                                                         T.J.

 


RENOIR, auguste

RENOIR, Auguste (1841-1919), peintre et sculpteur français. Il débute à treize ans comme peintre sur porcelaine, puis graveur sur médailles, tout en copiant les maîtres du XVIIIe s. au Louvre. En 1863, il rencontre, dans l’atelier de Gleyre, Bazille, Monet et Sisley et peint avec eux sur le motif en forêt de Fontainebleau. Après quatre refus, il est accepté au Salon en 1868.  Comme Monet, il peint alors les reflets changeants de l’eau et les effets éphémères de la lumière (La Grenouillère). Il participe aux trois premières expositions impressionnistes (1874, 1876, 1877). Bien que pauvre, il peint la joie de vivre d’une jeunesse apparemment insouciante (Le Bal du Moulin de la Galette). Poussé par la soif du succès et par la clientèle mondaine qu’il portraiture (Mme Charpentier et ses enfants), il expose à nouveau au Salon à partir de 1878. En Italie, en 1881, il est frappé par  l’art de Raphaël. Trouvant qu’il ne sait ni dessiner ni peindre, il traverse une crise qui l’éloigne de l’impressionnisme. Il expose cependant à nouveau avec ses anciens compagnons en 1882 et conservera des liens d’amitié avec eux (il sera l’exécuteur testamentaire de Caillebotte et aura à gérer les péripéties du legs). Ses couleurs deviennent acides et son dessin plus ferme (Les Grandes Baigneuses) : c’est sa période dite « aigre », qui dure jusqu’en 1890. Son installation dans le Midi ravive son amour lyrique et sensuel de la vie et des jeunes femmes, son panthéisme. Il multiplie les tableaux de baigneuses aux formes plantureuses dans des tonalités rouge et ocre. À la fin de sa vie, atteint d’arthritisme, il se tourne vers la sculpture. Aidé par un assistant, cet admirateur de Jean Goujon modèle dans le plâtre quelques dernières nymphes.

Mirbeau n’a jamais été l’intime de Renoir. Ils se croisent aux dîners des Bons Cosaques, chez Durand-Ruel, au théâtre, chez des amis, mais ne se fréquentent pas. Pas de vraie correspondance entre eux. On peut se demander pourquoi, compte tenu des éloges dont Mirbeau a couvert le peintre. Bien évidemment, l’Affaire Dreyfus les a séparés, Renoir étant un antidreyfusard et un antisémite convaincu. Mais cela ne joue que pour une période de leur vie.

En 1884, dans sa campagne en faveur de l’impressionnisme dans La France, Mirbeau lui consacre sa chronique du 8 décembre. Il salue en lui un « peintre absolument exquis, d’un tempérament très personnel, d’une maestria éclatante ». Puis, il développe l’idée que Renoir « est vraiment le peintre de la femme », aussi bien de ses formes plastiques, de sa carnation que de son âme, « de ce qui de la femme se dégage de musicalité intérieure et de mystère captivant. » Cette femme, Renoir « l’a mise dans tous les milieux, dans toutes les lumières ». En conclusion, il note que « de même que Watteau avait […] créé la grâce de la femme du XVIIIe siècle, de même Renoir a créé la grâce de la femme du XIX° ». La « femme de Renoir » lui sert d’aune, de point de comparaison : il condamne Henner parce que la sienne est stéréotypée, morte ; il loue Maillol dont les femmes sculptées s’en rapprochent. Dans son compte rendu de l’Exposition internationale de peinture chez Petit, paru dans Le Gaulois du 16 juin 1886, Mirbeau énumère, dans une longue phrase-catalogue, tout ce que Renoir a su saisir de la femme. Dressant ensuite un court bilan, il note que le peintre a changé bien des fois de manières. Il loue une de ses récentes toiles (L’Enfant au sein – dit Maternité), bon exemple de la période « aigre », dans lequel il voit « le charme des Primitifs, la netteté des Japonais et la maîtrise d’Ingres. »

Dans le Gil Blas du 14 mai 1887, Mirbeau poursuit son soutien à la nouvelle manière du peintre. Il y dit toute son admiration pour l’ « une des plus belles et des plus curieuses œuvres de ces temps, les Baigneuses, de M. Renoir, un grand tableau décoratif, très discuté. » Il s’agit, selon lui, d’une œuvre « profondément méditée et d’un art tout exceptionnel qu’on pourrait appeler, pour en caractériser la nature très particulière, de la quintessence d’art, de l’extrait d’art. »

En dehors de quelques rapides mentions, il faut attendre 1913 pour que Mirbeau reparle un peu longuement du peintre dans les Cahiers d’aujourd’hui, à l’occasion d’une exposition chez Bernheim. Il y présente un Renoir qui « peint comme on respire », qui n’est ni un révolutionnaire, ni « un prophète ». « Il a vécu et il a peint. Il a fait son métier. C’est peut-être là tout le génie. » En 1997, Colin Bailey, spécialiste américain du peintre, reprochera à Mirbeau d’avoir propagé, par ce texte, l’image d’un artiste étriqué, sans réelles ambitions intellectuelles. Mirbeau, cependant, avait assez bien vu, dans ses articles précédents, que l’ambition de Renoir était précisément de se confronter aux maîtres du passé.

La collection de Mirbeau comportait quatre œuvres du peintre.

C. L.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Combats esthétiques, tomes 1 et 2, Séguier, 1993.

 

 

 

           


RENOIR, jean

RENOIR, Jean (1894-1979), deuxième fils du peintre impressionniste Auguste Renoir, cinéaste et acteur français. Après avoir tâté de la céramique, il se lance dans le cinéma, sans doute poussé par sa première femme, la comédienne Andrée Heuschling. Après quelques essais plus ou moins réussis, il se lance véritablement dans le métier avec une adaptation de Nana (1926). Malgré l’échec public qui l’oblige à vendre la quasi-totalité des toiles de son héritage, il multiplie les projets, certains sans autre intérêt que commercial, d’autres plus inspirés (Tire au flanc, avec Michel Simon, 1928), mais qui, pris ensemble, lui assurent une réputation d’habile artisan. L’arrivée du parlant lui permet de trouver sa voie et de s’imposer, des deux côtés de l’Atlantique, comme l’un des plus grands réalisateurs français. Il est considéré par  les jeunes Turcs de la Nouvelle Vague, comme un père, véritable précurseur du mouvement. Parmi tous les films qui ont jalonné sa carrière, on retiendra : La Chienne (1931), Boudu sauvé des eaux (1932), Le Crime de Monsieur Lange (1935), Partie de campagne (1936), La grande illusion (1937), La Bête humaine (1938), The River (1950), French cancan (1954), Le Déjeuner sur l’herbe (1959).

Parti aux États-Unis en 1940, il tourne, durant son séjour américain, une petite dizaine de films parmi lesquels The Diary of a chambermaid (1946), très librement inspiré du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau (ou plus exactement d’une relecture fantaisiste et mélodramatique du théâtreux André de Lorde !), avec, dans les rôles principaux, Paulette Goddard (Célestine), Hurd Hatfield (Georges), Francis Lederer (Joseph). Quant au capitaine Mauger, il est joué par Burgess Meredith qui est également scénariste, producteur et mari de l’actrice principale ! 

Avec ce film, Renoir réalise un de ses rêves de jeunesse : porter à l’écran le roman de Mirbeau dont il s’était déjà inspiré pour l’écriture de son premier film Catherine ou Une vie sans joie (1924). Si la réception critique est bonne au point de placer le film à la huitième position des dix meilleures réalisations de l’année, le public est plus circonspect. Quant aux amateurs de Mirbeau, ils ont du mal à s’y retrouver : Georges devient le fils de Monsieur et Madame Lanlaire ; Joseph tente de voler l’argenterie de sa maîtresse, puis tue le riche capitaine Mauger, avant d’être lynché par la foule ; Georges et Célestine tombent dans les bras l’un de l’autre et – véritable happy end ! – partent vivre ensemble !

Plusieurs raisons expliquent les changements. D’abord, Renoir s’appuie sur un scénario américain écrit pour un public américain. L’histoire doit donc se soumettre à la fois aux impératifs du marché et aux contraintes du code Hays. Il n’était pas question de montre telles quelles les aventures de Célestine ! Le film est, en outre, réalisé par un exilé. En filmant en studio, Renoir sait qu’il lui est impossible de montrer la France qu’il a quittée ; il cherche donc à retrouver ce que Roger Viry-Babel nomme « le geste français » ; il essaie de reproduire des tableaux paternels. Loin de se prétendre réaliste, il veut introduire dans le récit un fantastique cruel, une théâtralité à l’état pur.

Dernier point : même si Renoir a pris plaisir à filmer Paulette Goddard, il aime beaucoup plus le capitaine Mauger que les autres personnages. Il retrouve dans cette créature mirbellienne le faune qui peuple sa filmographie et qui court depuis Partie de campagne jusqu’à Déjeuner sur l’herbe, prenant les traits tantôt de Michel Simon, de Brunius ou de Paul Meurisse. Cette légèreté burlesque plaît au cinéaste. Elle semble, en revanche, bien éloignée de l’univers désenchanté de Mirbeau.


Y. L.

 

Bibliographie : Lemarié, Yannick, « Mirbeau et le cinéma, Le Journal d’une femme de chambre de Renoir », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, pp. 374-384 ; Tesson, Charles, « Jean Renoir et Luis Buñuel - Autour du Journal d'une femme de chambre », in Nouvelles approches de Jean Renoir, Université de Montpellier III, 1995, pp. 39-61 ; Vanoye, Francis, « Trois femmes de chambre (note sur deux adaptations du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau) », Actes du colloque de Nanterre, Relecture des “petits” naturalistes, Université Paris X, octobre 2000, pp. 451-455 ; Vitanza, Elizabeth Ann, « Lost in translation : Diary of a chambermaid (1945-1946) », in Rewriting the rules of the games : Jean Renoir in America, 1941-1947, Ph. D Thesis, UCLA, Los Angeles, 2007, chapitre IV.

 


REVEL, jean

REVEL, Jean, pseudonyme de Pierre-Paul Toutain (1848-1925), notaire et écrivain normand. Il a voyagé sur les quatre continents, avant de s’établir notaire à Rouen en 1875 ; il y a fondé l’école de notariat en 1893 et été président de la chambre des notaires de 1902 à 1904. Il a aussi présidé la société normande de géographie. Il est l’auteur de : Un Français en Amérique (1876), Dans les Highlands (1879), La Fin d’une âme (1879), Chez nos ancêtres (1889), récit de voyage à travers l’Inde, l’Égypte et la Palestine, où les faits rapportés importent moins que les réflexions philosophiques auxquelles ils donnent lieu, Le Testament d’un Moderne (1889), recueil de pensées sur toutes sortes de questions sociales, religieuses et philosophiques, admiré par Mirbeau,  Dialogue des vivants (1892), Six semaines en Russie (1893), Ascension (1893), Multiple vie (1894), Contes normands (1901), etc.

Mirbeau a fait sa connaissance à Rouen lors de l’inauguration du monument à Flaubert, le 23 novembre 1890 et aussitôt il s’est enflammé, d’autant qu’il lui paraît « inconcevable » qu’un notaire (voir ce mot) puisse avoir du « génie », comme il le confie à Mallarmé : « Ce notaire est tout simplement un homme de génie, et un des plus profonds et hardis penseurs de ce temps. Il s’appelle Toutain, et occupe la plus grosse étude à Rouen. Il a, sous le nom de Jean Revel, écrit deux admirables livres, décousus de forme, mais bouillonnants d’idées grandioses, de vues lointaines : une intelligence lumineuse et qui comprend tout. Ces livres s’appellent : Chez nos ancêtres, et Le Testament d’un Moderne. Lisez-les. Et, en les lisant, de savoir que l’auteur de toutes ces nobles choses est un notaire, cela vous jette en une sorte [de]  fantasmagorie. Mais à Rouen, on ne connaît pas Jean Revel, on ne connaît que Toutain. Il me disait : “Si l’on savait que j’ai écrit ces livres, je serais perdu ; je serais obligé de vendre mon étude.” Il n’y a que quelques mois que sa femme sait la vérité ! Et ç’a été une rupture soudaine dans le ménage ! » Mirbeau aura de nouveau l’occasion de rencontrer « le notaire de génie », comme il l’appelle désormais, lors d’un dîner à Rouen, avec Claude Monet, le 12 février 1892, puis fin décembre de la même année. Dans sa chronique « Philosophe sans le savoir » (Le Journal, 10 juin 1894), il citera une douzaine de lignes de Multiple vie, qualifié de « très beau livre » : il s’agit d’une anecdote tragique de la Semaine Sanglante, illustrant des thèmes que Mirbeau a développés de son côté, ce qui confirme la fraternité de leurs esprits.

P. M.


RICHEPIN, jean

RICHEPIN, Jean (1849-1933), poète et romancier écrivain français. Ancien normalien, ancien marin, il a mené une vie de bohème et quêté l’aventure avant de se consacrer à la poésie. Poète de la révolte, non conformiste et provocateur, il a débuté par La Chanson des gueux (1876), où il ne recule pas devant l’argot des marins, et qui lui a valu une condamnation à un mois de prison – ce qui ne l’empêchera pas de finir académicien… Il est l’auteur de recueils poétiques : Les Caresses (1877), Les Blasphèmes (1884), La Mer (1886), qui lui a valu des éloges de Mirbeau. Il a aussi publié des romans – La Glu (1887) Le Pavé (1883) Miarka (1883) – et fait représenter des pièces de théâtre : Nana Sahib (1883), où il a joué aux côtés de Sarah Bernhardt, sa maîtresse du moment, Le Chemineau (1897), La Martyre (1898), Les Truands (1899), Don Quichotte (1905). Il a du souffle et possède une langue riche et truculente.

            Mirbeau n’appréciait pas du tout son réclamisme impénitent, ni le tapage organisé autour de sa liaison avec Sarah Bernhardt (« Réclame », Le Gaulois, 8 décembre 1884). Mais il admirait le poète et a rendu plusieurs fois hommage à son talent, quitte à tempérer ses éloges de réserves, notamment dans « Jouets de Paris » (Le Gaulois, 27 octobre 1884) : « En dehors du cabotinisme dont il s’est plu à s’entourer, j’ai la plus grande estime pour le talent de M. Richepin. C’est vraiment un poète, d’un souffle superbe, et dont le lyrisme amer escalada souvent les cimes inexplorées, trop hautes pour les poumons malades de la plupart des rimailleurs parnassiens. La Chanson des gueux nous donna un art nouveau, des rythmes nouveaux, une poésie magnifique et canaille où l’âme de Lamartine transparaissait sur des lèvres crispées de voyou. Il fit les Caresses, ces vers d’une forme presque parfaite ; La Glu, si vibrante, si étonnante par les remuements de ses mots. Il y avait donc là de réelles promesses de gloire car, parmi les jeunes gens, aucun n’était mieux armé de bonheur et de talent que M. Richepin, et l’on aurait pu croire que, l’âge venant, les petites vanités, les petits ridicules dont il enveloppait sa personne, cette sorte de cynisme retentissant et poseur qu’il donnait à ses allures disparaîtraient tout à fait… » Nouveaux éloges, mais sans réserves cette fois, dans son compte rendu de La Mer (Le Matin, 29 janvier 1886) : « La Mer continue la série de l’œuvre colossale et magnifique entreprise par M. Richepin et qui commence aux Blasphèmes, lesquels firent tant de bruit l’an passé. Les Blasphèmes étaient une œuvre de haine et de révolte ; La Mer est une œuvre d’amour et de soumission. La Mer est cependant logique avec Les Blasphèmes. C’est la nature bienfaisante et féconde qu’il oppose au Dieu malfaisant et stérile. M. Richepin ne croit pas à Dieu et il l’a prouvé en lui montrant le poing. Mais il croit à la Nature et il s’agenouille devant elle, fervent, la bouche pleine de prières. Son Dieu, à lui, ce n’est pas le Dieu féroce qui créa l’homme ; c’est la Nature qui console l’homme, œuvre apocryphe et infime de Dieu. [...]Cette philosophie me plaît. »

P. M.


RIMBAUD, arthur

RIMBAUD, Arthur (1854-1891), poète français, né à Charleville, mort à Marseille. Il se fait connaître du milieu des poètes parisiens à l’âge de 17 ans, mais, par son attitude peu sociable et sa relation homosexuelle avec Verlaine, mal perçue à l’époque, il sera rejeté par le milieu qui l’avait cependant  bien accueilli. Après son séjour parisien, seul un poème de lui, Les Corbeaux, fut publié en 1872, dans un une revue, et il éditera, à compte d’auteur, son livre Une Saison en enfer, qui sombra dans l’oubli immédiatement, car il n’avait pu en obtenir que quelques exemplaires d’auteur. Sa vie de poète prend fin à l’âge de vingt ans, après quoi il entreprit une suite de voyages qui l’amenèrent notamment à Aden et en Éthiopie, où il fera du commerce. Rimbaud fut totalement oublié du public jusqu’en1883, date à laquelle  Verlaine le fit connaître dans la revue Lutèce, qui publia Les Poètes maudits du 5 octobre au 17 novembre 1883. On commença alors à lire pour la première fois des poèmes comme Le Bateau ivre et Voyelles, qui deviendront rapidement célèbres.

Pourtant, avant Verlaine un écrivain avait mentionné son nom : Octave Mirbeau. En effet, dans Le Gaulois du 9 mars 1883, dans un article intitulé « La Sœur de charité », Mirbeau écrivait : « Un poète inconnu, et qui avait du génie pourtant, le pauvre Rimbaud, a poussé un jour ce grand cri de souffrance chrétienne : “O femme, monceau d’entrailles, pitié douce, tu n’es jamais la Sœur de charité !” » Or cette citation provient du poème de Rimbaud Les Sœurs de charité, qui ne sera exhumé qu’en 1906. Verlaine lui-même ne l’avait pas retrouvé. Ce n’est pas tout. Une année plus tôt, le 15 mars 1882, Mirbeau publiait sous le pseudonyme de Gardeniac (pseudonyme identifié à présent de manière certaine par Pierre Michel), dans une chronique du Gaulois intitulée « Rose et gris », un poème Poison perdu, qui a été parfois attribué à Rimbaud. Mirbeau écrit avant de citer le poème : « Et je reviens, me rappelant ces vers douloureux d’un poète inconnu : […] » On a toute les raisons de penser, comme l’a souligné Pierre Michel, que le « poète inconnu » est Rimbaud, si on tient compte du fait que la manière dont Mirbeau en parle ressemble beaucoup à sa présentation de Rimbaud dans l’article « La Sœur de charité ».

Tout récemment, Pierre Michel a découvert dans Le Gaulois du 23 février 1885 un alexandrin totalement inédit de Rimbaud, que Mirbeau  présente ainsi dans un article intitulé : « Les Enfants pauvres » :  « […] et, comme le dit le poète Rimbaud : / L’éternel craquement des sabots dans les cours. » Observons que, cette fois, Mirbeau ne parle plus de « poète inconnu » et il est probable qu’à cette date il était au courant de la publication des Poètes maudits, qui avait d’ailleurs été éditée en plaquette en 1884. On peut trouver dommage que Mirbeau n’ait pas eu l’occasion de faire connaître ses sources à Verlaine qui recherchait des inédits de Rimbaud. D’ailleurs, la manière dont Mirbeau avait pu obtenir ces poèmes de Rimbaud est aujourd’hui une énigme. Mirbeau avait peut-être eu accès aux manuscrits que Forain avait confiés à un certain Bertrand Millanvoye, car il s’y trouvait notamment le poème dont il cite un extrait : Les Sœurs de Charité. Mirbeau est donc le premier grand écrivain à avoir parlé de Rimbaud après son abandon de la poésie.

J. B

 

Bibliographie : José Encinas, « À propos de Poison perdu – Un Forain mystificateur ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 177-184 ; Jean-Paul Goujon, « À propos de Poison perdu : comment une énigme résolue peut en cacher une autre », Parade sauvage, 1995, no 12, pp. 90-94, et Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 138-143 ; Pierre Michel, « Mirbeau, Rimbaud, Nouveau et Forain », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 158-164 ; Steve Murphy, « Mirbeau et un vers inédit de Rimbaud », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 171-180 ; Claude Zissmann, « “Rose et gris” et “Poison perdu” - Une mystification de plus », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998,  pp. 165-173.

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ROBBE, alexandre

Robbe, Alexandre Emile  (1834 – 1880), notaire à Rémalard, dépositaire du testament de l’abbé Louis Amable Mirbeau et premier employeur d’Octave Mirbeau.

Octave va sur ses dix-neuf ans quand il entre, très probablement en janvier 1867, dans l’étude de Me Robbe pour y accomplir ce qu’on appellerait de nos jours un stage de formation. Discrétion notariale oblige, il ignore très certainement que Me Robbe s’est rendu deux mois plus tôt rue de l’Église à Rémalard, « dans une chambre à cheminées au premier étage éclairée par deux fenêtres donnant sur un jardin et faisant partie d’une maison » habitée par l’abbé Louis Amable Mirbeau (oncle d’Octave) pour y recevoir de ce dernier « un papier clos et scellé en cinq endroits avec de la cire rouge ». C’est sur ce papier, aujourd’hui conservé, avec son enveloppe porteuse de ces indications, aux Archives départementales de l’Orne, que l’abbé a écrit son testament mystique, adjectif dépourvu de toute connotation religieuse signifiant simplement qu’il s’agit, justement, de volontés remises sous scellés à un notaire en présence d’au moins deux témoins. Il y aura à peine deux mois qu’Octave est employé dans l’étude quand ce document sera ouvert fin mars 1867 si le processus stipulé par le testateur alors défunt a été respecté comme tout porte à le croire. Et ce sont les dernières volontés ainsi exprimées par son oncle Louis Amable qui lui inspireront en partie vingt ans plus tard le contenu du testament explosif attribué au personnage principal de son roman L’Abbé Jules…

En s’orientant vers le notariat, Octave Mirbeau a surtout voulu échapper à des études de médecine programmées par son père officier de santé. « J’ai abonné (sic, pour abandonné) Hippocrate pour Justinien, Cujas pour Velpeau, écrit-il le 20 février 1867 à son ami Alfred Bansard des Bois. Je crois que je n’ai pas fait une bévue, car j’ai constaté plusieurs fois que je n’étais pas fait pour la lancette et le bistouri. Du reste, je trouve qu’il faut avoir l’âme attachée dans le corps avec de gros boulons d’acier pour écorcher les gens vifs, et les raccourcir quelquefois d’une jambe ou d’un bras ; bienheureux quand ce n’est pas de la tête. Mais chacun ici-bas a ses spécialités !!! »

L’état de notaire est une voie qui coule de source pour le jeune homme, arrière-petit fils, petit-fils et neveu de notaires. Il précise d’ailleurs dans la même lettre que son stage n’est que le prélude à des études de droit qu’il poursuivra à partir de l’année suivante à Paris. Certes, écrit-il encore, ses « petites aspirations » personnelles vont se trouver « comprimées dans la caverneuse étude de Me Robbe », mais ce notaire « qui, entre nous, n’a pas mis une queue aux grenouilles, n’est pas mauvais garçon ».

Il n’a d’ailleurs que trente-deux ans, Me Robbe, quand le jeune homme entre à son service. Cela suffit, bien entendu, à interdire toute gamberge voyante sur une éventuelle accession ultérieure d’Octave à la tête de son étude rémalardaise, étude dont le grand-père Mirbeau avait lui-même tenu les rênes de 1815 à 1830. Mais il n’est tout de même pas interdit d’y penser un peu, et il y a tout lieu de croire que tel est le secret dessein du père du nouveau saute-ruisseau. L’avenir prendra une tournure qui aurait pu s’avérer propice à un tel aboutissement de l’histoire puisque Me Robbe passera de vie à trépas dès 1880, à l’âge de quarante-six ans, alors qu’Octave n’en aura lui-même à ce moment-là que trente-deux.

Mais tel ne sera pas le destin du stagiaire, car telle n’est pas sa vocation. Il en apportera lui-même plus qu’un indice quand il se rendra à Paris en novembre 1868 pour y poursuivre son cursus par des études universitaires. Constamment absent aux cours, il va alors emprunter des voies radicalement étrangères à son programme en dispersant son énergie dans une profusion de soupers fins, de bals et d’aventures galantes. L’amoncellement de dettes qui en résultera conduira au bout du compte son père à le rapatrier, plus ou moins penaud, à Rémalard, où il n’aura pas d’autre issue qu’un retour dans la « caverneuse étude » à laquelle il avait échappé.

La suite n’est qu’un long (long mais non dépourvu de pittoresque) gémissement d’ennui. C’est sur le ton de l’autodérision résignée qu’il fait part le 8 décembre 1869 dans une lettre à l’ami Bansard de la perspective de plus en plus probable de son engagement dans la carrière notariale : « Je t’avais parlé (…) de ma perplexité dans le choix d’une position. (…) Je ne suis pas encore décidé, mais néanmoins, je crois que je vais opter pour le notariat. Pour le notariat, oui, oui, mon cher ! (…) Je ne sais si tu es comme moi, je ne puis m’empêcher de rire quand je prononce ce mot : notaire ! Cela évoque tant d’idées ridicules, tant de bêtise ventrue. C’est inséparable de conseiller municipal ! Notaire !!! Eh bien oui, je vais me fourrer le cou dans la cravate blanche, et l’esprit dans une liquidation. C’est affreux ! Mais puisqu’il faut que je fasse quelque chose, cela ou autre chose… »

Six semaines plus tard, il écrit à Bansard qu’il a sauté le pas : « Je t’envoie une lettre de (faire)-part. Je suis mort. Mort. Et enterré. Je suis entré aujourd’hui  dans la boîte à surprises du notariat ! J’avale Robbe tous les matins, je le digère toute la journée – digestion pénible, mon vieux. »

Mort et enterré… Ce sont en définitive Madame la Guerre puis le député bonapartiste Henri Dugué de la Fauconnerie qui se chargeront, au prix de tout autres expériences, de tirer le notaire en herbe de ce qu’il a appelé dans un autre lettre à Bansard son « cercueil rémalardais ».

Oubliera-t-il  pour autant dans les avenues de sa carrière parisienne le vivier notarial de ses débuts ? Bien sûr que non. Il s’en souviendra notamment dans son dernier roman, Dingo, en écrivant : « Dans les petits pays, et aussi dans les grands, - mais surtout dans les petits, - le notaire est toujours populaire. Il représente quelque chose de plus qu’un homme, quelque chose de plus qu’une institution;  il représente les champs, les prairies, les bois, les moissons et les maisons ; il représente l’héritage, le mariage ; il représente la propriété, enfin... Il unit la terre à la terre, l’argent à l’argent, transmet la terre et l’argent de l’un à l’autre, d’une famille à l’autre famille, du mort au vivant, et il fait fructifier l’argent  pour ensuite le changer en terres. (…) Et son étude, remplie de cartons poussiéreux et de vénérables paperasses, est un temple vers quoi convergent tous les intérêts, tous les désirs, toutes les espérances, toutes les passions, tous les crimes secrets d’un petit pays. (…)  Méfiants envers leurs pères, leurs mères, leurs enfants et envers eux-mêmes, méfiants envers les animaux et les choses, les paysans accordent au notaire une confiance illimitée. Cette confiance constitutionnelle, congénitale, rien ne l’ébranle, ni les disparitions, ni les fuites, ni les catastrophes. Ruinés [par le notaire] qui est parti, ils se mettent aussitôt en devoir de se faire ruiner par celui qui arrive. »

Parti de la « bêtise ventrue » des notaires, Octave en est ainsi arrivé à dénoncer la partition qu’ils jouent dans le grand concert de l’injustice et des aliénations sociales. Cela sans se départir de l’ironie corrosive qui est un de ses charmes. Admirons l’artiste.

 

M.C.


ROBIN, albert

ROBIN, Albert (1847-1928), célèbre médecin, professeur de clinique thérapeutique, spécialiste de l’estomac, du foie et des reins. Professeur agrégé de médecine en 1883, élu à l’Académie de médecine en 1887, il a publié divers traités de thérapie médicale. Il était également passionné de peinture et de littérature et amateur de bons vins et de jolies femmes. Fort recherché, il a mené une vie mondaine très riche et a eu un temps une ruineuse liaison avec la célèbre courtisane Liane de Pougy.

Robin a été assez tôt l’ami et le médecin personnel d’Octave Mirbeau, qui lui accordait une totale confiance. Ainsi, c’est à Robin qu’il a fait appel, en 1895, dans l’espoir de soigner Suzanne Butler, la belle-fille de Claude Monet. C’est Robin qui l’a expédié à Luchon en 1897 pour soigner une pharyngite et qui s’est occupé d’Alice Mirbeau après son accident, en avril 1901. En 1913, Mirbeau lui a dédié son dernier roman, Dingo : « Au professeur Albert Robin, témoignage d'affection et de reconnaissance / O. M. » Quelques mois avant sa mort, l'écrivain a quitté sa maison de Triel pour  s’installer au n° 1 de la rue Beaujon, à Paris, pour être à proximité de son docteur miracle, qui habitait un hôtel particulier au n° 18.

P. M.

 


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