Thèmes et interprétations
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PHILOSOPHIE |
Mirbeau n’était pas un philosophe et n’a jamais eu la moindre prétention à l’être. Pourtant toute son œuvre est imprégnée d’une vision du monde personnelle, où se mêlent les influences de Pascal, de Spinoza, de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Schopenhauer, de Spencer et, sur le tard, de Nietzsche, dont il possédait toutes les traductions françaises. Sa culture philosophique n’était certes pas celle d’un professionnel de la philosophie, mais celle d’un « honnête homme », à la curiosité sans limites et avide de tout comprendre, tout en sachant qu’il lui aurait fallu pour cela disposer de plusieurs vies et que, de toute façon, la plupart des phénomènes de la nature et de la vie échapperont à jamais à la compréhension de l’intellect humain. Réfractaire à tout système et à toute construction abstraite et artificielle visant à rendre compte abusivement de l’infinie complexité des choses et du chaos de l’univers, il était bien davantage à la recherche d’une sagesse, d’un art de vivre, d’une éthique qui puisse donner du sens et de la dignité à une existence terrestre qui en est si douloureusement démunie. Et il a fait son miel de tout ce qu’il a pu glaner au cours de ses innombrables lectures et qu’il a accommodé au fil de ses expériences et de ses itinéraires capricieux. C’est ce qui assure la profonde unité de son œuvre et de sa vie, par-delà les inflexions de ses goûts, de ses orientations et des formes de son engagement : entre le jeune Rémalardais ambitieux et frustré de ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard des Bois et le vieux lion fatigué qui ne se bat plus que par procuration, dans Dingo, il y a, certes, un demi-siècle d’écart, mais la continuité est évidente. Les questions de fond restent les mêmes : une fois qu’on a éliminé le « poison religieux » et les misérables “explications” et pseudo-consolations généreusement offertes aux masses misérables par les religions instituées et leurs complices qui dirigent le monde, comment faire pour vivre le moins mal possible dans la déréliction d’une condition humaine vouée à la souffrance, dans un univers où règne l’abominable « loi du meurtre », dans des sociétés où tout est planifié pour écraser l’individu, aux côtés d’êtres humains que l’on a pris soin de crétiniser pour les ramener à l’état de larves ? Comment faire pour réduire la vie à son minimum de souffrance, la société et l’État à leur « minimum de malfaisance », les hommes à leur minimum de sottise, d’aveuglement et de violence ? Comment faire pour tenter de transmuer en délices ce qui n’est le plus souvent que supplices pour la plupart des êtres vivants ? Comment faire pour concilier la nécessité d’un idéal qui serve de boussole et donne du prix à la vie avec la prise en compte d’une réalité si affligeante et si décourageante qu’il en suinte de la neurasthénie et de l’ennui ? Mirbeau ne propose pas de réponses à ces questions angoissées. Il est trop sensible à l’universelle contradiction qui est en toutes choses, et il est lui-même trop traversé de contradictions, pour envisager une position univoque : il est avant tout un inquiéteur. Mais, à travers les combats qu’il a menés, à travers les personnages qu’il a créés dans ses œuvres de fiction, au premier chef l’abbé Jules, à travers ses propres conflits intérieurs et les leurs, il est possible de deviner comment il a, au fil des ans, non seulement forgé sa personnalité, mais aussi tenté, difficilement, de frayer sa voie entre les récifs, afin de parvenir à une forme de sagesse, où le détachement et la passion font bon ménage et où l’humour permet de supporter la douleur de vivre. C’est par son exemple et celui de ses créatures, et non par des systèmes ou des prédications, qu’il est loisible de dégager sa Weltanschauung et de le créditer d’une forme de philosophie pratique. Certes, on ne saurait pour autant qualifier ses fictions de romans philosophiques, comme le seront, par exemple, L’Étranger ou La Nausée – encore qu’une fable telle que Dingo et un évangile cynique tel que L’Abbé Jules ne soient pas loin de mériter ce qualificatif –, mais son approche des grands problèmes qui se posent à l’homme ne peut manquer de susciter moultes interrogations chez ses lecteurs. N’est-ce pas là l’objectif que doit se fixer tout philosophe digne de ce nom ? Voir aussi les notices Athéisme, Contradiction, Cynisme, Éthique, Lucidité, Matérialisme, Meurtre, Morale, Pessimisme, Raison, Schopenhauer, Spencer et Nietzsche. P. M.
Bibliographie : Anne Briaud, « L’Influence de Schopenhauer dans la pensée mirbellienne », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 219-227 ; Reginald Carr, « Octave Mirbeau et Herbert Spencer : affinités et influences », in L’Europe en automobile : Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, pp.271-84 ; Lucien Guirlinger, « Mirbeau et Nietzsche », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 228-240 ; Samuel Lair, « Henri Bergson et Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 313-328 ; Pierre Michel, « Le Matérialisme de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 292-312 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 4-31 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau le cynique », Dix-neuf/Vingt, n° 10, 2002, pp. 11-26.
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