Familles, amis et connaissances

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Terme
MILLET, jean-françois

MILLET, Jean-François (1814-1875), peintre réaliste français, qui a fait partie de l’école dite « de Barbizon ». Il est né dans une famille de paysans de la Manche, où il a vécu jusqu’à vingt-trois ans. Il est surtout connu pour ses peintures du dur travail des paysans, confrontés à la nature et en quête de spiritualité. Il a influencé les impressionnistes par son goût des sujets populaires et son plaisir de peindre un coin de nature et il a été aussi une source d’inspiration pour Vincent Van Gogh, qui s’est formé en copiant plusieurs de ses toiles. Soucieux de l’humanité – ce qui l’a fait soupçonner de socialisme –, il n’échappe pas toujours au sentimentalisme. Il a passé ses vingt-cinq dernières années à Barbizon, sans être reconnu ni compris. Mais, après sa mort, il a connu un vertigineux succès, en 1889, avec la vente-record de son tableau le plus célèbre, L’Angélus (1859). Parmi ses autres toiles, citons Le Vanneur (1848), Les Botteleurs (1850), Le Semeur (1851), Le Printemps (1853), Les Glaneuses (1857), L’Homme à la houe (1862), La Bergère (1864), Le Givre, Le Vol de corbeaux, Les Scieurs de long, La Mort et le bûcheron, Les Premiers pas, La Herse,  Le Greffeur, etc.

Mirbeau a longtemps manifesté à Millet une vive et sincère admiration, parce qu’il voyait en lui un homme simple, un humble paysan proche de la terre, qui « poussait sa charrue dans le sillon brun et, le tablier pesant à l’épaule, semait le grain sur la terre remuée par lui » (« À bâtons rompus », Le Gaulois, 24 mai 1886), et qui, mieux que personne, était en mesure de comprendre, d’aimer et de « chanter » le « paysan sublime, dieu de la terre créatrice, semeur de vie, engendreur auguste de pain » (« Le Tripot aux champs », La France, 17 juillet 1885). La publication de La Terre, de Zola, en 1887, lui a permis de mesurer davantage encore l’abîme qui sépare une connaissance purement livresque, et par conséquent, de la part du romancier naturaliste, une totale ignorance de ce qu’est le vrai paysan, et une compréhension profonde telle que celle du peintre, « qui tout naturellement, sans chercher à le grandir, le bloqua, en ses fusains, avec la forme plastique et la beauté sculpturale d’un marbre de Michel-Ange » (« Le Paysan », Le Gaulois, 21 septembre 1887). Mirbeau gratifie aussi Millet d’une « divination de la nature » (« Le Salon VII », La France, 29 mai 1885), parce que « le si magnifique poète de la nature, dans une vision splendide, faite de larmes et de lourds soleils, a si pesamment courbé l’homme vers la terre et l’a si intimement associé aux champs féconds et riches qui le nourrissent, aux bois, aux ruisseaux, aux durs sillons couverts de givre, aux ciels gris de froid d’où tombent les neiges éclatantes et les noirs corbeaux » : aussi ses modestes toiles sont-elles « les chants de la plus belle épopée humaine qui jamais ait été chantée à la gloire de Dieu, de la nature et de l’homme » (« Les Pastellistes français », La France, 9 avril 1885). 

Par la suite, « l’épique Millet » va quelque peu pâtir de l’admiration croissante, et sans la moindre réserve, du critique pour Camille Pissarro qui, contrairement à certaines accusations récurrentes, n’est nullement « la copie impressionniste de Millet » : « Je ne sais pas, au contraire, deux artistes qui soient plus antipodaux l’un à l’autre, d’abord par le métier fruste et souvent vulgaire chez Millet, raffiné, savant, scientifique même, chez Pissarro ; ensuite – et là les différences sont plus importantes – par l’état d’esprit qui les anime devant la nature. Millet est un anecdotier, violent toujours, quelquefois génial, de la vie agreste. Il fait, sans cesse, déborder l’homme sur la terre. [...] M. Camille Pissarro procède par grandes généralisations. Dans ses œuvres, l’homme est en perspective, en quelque sorte fondu avec la terre, où il n’apparaît que dans sa fonction de plante humaine. Il est épars dans la grande harmonie tellurique, et non point localisé dans l’accident biographique où Millet, en le grandissant, le rapetisse » (« Camille Pissarro », L’Art dans les deux mondes, 10 janvier 1891).

Dix-huit mois plus tôt, le scandale de la vente Sécrétan, où L’Angélus avait atteint la somme faramineuse – pour l’époque – de 553 000 francs, nouveau record du monde, avait déjà incité Mirbeau à réviser en baisse sa cote d’amour pour Millet, dont le prétendu chef-d’œuvre, bien inférieur à ses yeux à L’Homme à la houe, était devenu un enjeu national et excitait le fanatisme des nationalistes, désireux d’empêcher à n’importe quel prix le départ de ce « chef-d’œuvre patriotique » pour les États-Unis , alors qu’aucun d’entre eux, « il y a vingt ans, n’eût consenti à en donner dix francs » : « J’aime l’art et j’admire Millet. Mais je dis que payer une peinture 550 000 francs, quelle que soit cette œuvre, est une chose monstrueuse, que c’est un défi barbare porté à la résignation du travail et de la misère, un outrage à la beauté de la mission de l’artiste » (« L’Angélus », L’Écho de Paris, 9 juillet 1889). Ce coup de colère contre le double outrage fait à l’art par la spéculation et le nationalisme à front de taureau valut à Mirbeau les compliments de Stéphane Mallarmé : « Vous êtes le seul à avoir compris que vouloir assigner son prix réel, en argent, à une œuvre d'art, fût-ce un demi-million, c'est l'insulter. L'article sur L'Angélus est une page. »

P. M.


MILLEVOYE, lucien

MILLEVOYE, Lucien (1850-1918), politicien nationaliste, petit-fils du poète élégiaque. Ancien boulangiste actif, il a été élu député d’Amiens en 1889, et obligé de démissionner en 1893 : le 22 juin, il avait très sérieusement lu à la Chambre, rapidement hilare, un faux grossier, concocté par le mulâtre Norton, accusant Clemenceau d’avoir touché 20 000 livres des services secrets britanniques, et, par 384 voix contre 2, les députés avaient alors flétri « les calomnies odieuses et ridicules apportées à la tribune ».  Cela ne l’a pas empêché d’être réélu député de Paris, le 22 mai 1898. Il était rédacteur en chef du quotidien nationaliste La Patrie et avait pour particularité de mesurer plus de deux mètres.

 Pendant l’affaire Dreyfus, il fut une  des cibles privilégiées de Mirbeau. Dans « Le Cadavre récalcitrant », celui-ci rappelle que Millevoye a fondé sa carrière sur un faux retentissant et l’accuse d’être un « véritable homme d’État, et même de coup d’État » : « Il est allé au faux d’instinct, tout droit, la narine haute, comme les chiens vont à la charogne dont ils ont humé l’odeur dans le vent. » Et, au sujet du prétendu “suicide” du colonel Henry, il ajoutait : « Vous croyez peut-être que M. Millevoye va trébucher contre le cadavre du colonel Henry et disparaître, pour toujours cette fois, emporté dans le même linceul d’infamie et de malédiction. [...] Eh bien, pas du tout... M. Millevoye ne bronche point à ce cadavre ; ses pieds ne glissent pas dans le sang. [...] Avec une admirable inconscience, qui n’étonnera que ceux à qui la physiologie si caractéristique de M. Millevoye n’est pas familière, il nous annonce qu’il va interpeller le ministre, demander la déportation, la fusillade, je ne sais quoi encore de nationaliste, non contre les faussaires, mais contre les victimes des faussaires » (L'Aurore, 5 septembre 1898). À la suite de quoi Millevoye adresse au pamphlétaire ses deux témoins pour lui demander réparation par les armes, ce que  Mirbeau refuse, dans L’Aurore du 8 septembre : « Je ne vous dois aucune réparation.  Je ne vous ai pas insulté. J'ai constaté que vous aviez fait du faux – faux Norton,  faux de l'État-Major – votre carrière politique. Ce n'est pas moi qui fais l'histoire. »

Le 19 janvier 1899, il le tourne de nouveau en dérision dans une lettre ouverte « À M. Lucien Millevoye » : « Il fait triste au dehors ; le ciel est tout gris, les façades des maisons semblent suinter de la suie. Et je pense à vous ; je veux dire que je ne pense à rien... / Ce n’est pas, pourtant, que vous me soyez indifférent ou antipathique. Je vous dois des heures gaies. Quand le découragement me prend, j’achète La Patrie, et cela me réconforte. Vous ne vous doutez pas, vous ne vous douterez jamais de la cocasserie énorme de vos articles. Vous avez surtout le secret de les terminer par des exclamations vraiment admirables, et qui n’appartiennent qu’à vous... Jamais vous ne saurez combien vos : “Vive la France, gredins !”, vos : “Au revoir, messieurs !”, vos : “À demain, traîtres  !” m’ont souvent réjoui. Quand on doute de soi et qu’on vous lit, l’effet est miraculeux ; on a, tout de suite, une petite fierté de soi-même... Et c’est consolant ! / Ah ! monsieur, il y a une chose qui m’étonne et que j’admire : c’est votre bêtise, c’est votre persistance, votre ténacité dans la bêtise ; de quoi vos amis s’amusent plus encore que vos adversaires... Comment cela peut-il arriver que vous n’ayez jamais de répit, jamais le moindre repos dans la bêtise ?... Je sais bien que, quand on est bête, c’est pour longtemps... Mais avoir, comme vous avez, cette tension extraordinaire, continue, éternelle, dans la bêtise, n’est-ce point un prodige ?... Je laisse de côté vos autres qualités. Elles sont nombreuses et profondes... Mais la bêtise les dépasse, et, pour ainsi dire, les annule. On ne voit qu’elle !... Mais comme on la voit bien et comme on la voit mieux !... » Et il termine par : « Et, sur ce, Monsieur, bien le bonjour à Esterhazy  ! » (L’Aurore, 19 janvier 1899). 

Dans L’Assiette au beurre du 31 mai 1902, nouvelle avoinée : « Il avait deux supériorités incontestées. / Il était le plus grand homme politique de la Chambre – le plus grand par la taille, s’entend. Il ne l’est plus. [...] Il était aussi l’homme politique le plus bête de la Chambre. L’est-il encore ? Il faut attendre. » Curieusement, les deux hommes se retrouvent dans le même hôtel de Contrexéville, en août 1907, comme Mirbeau l’écrit à Jules Huret : « Nous nous sommes plusieurs fois rencontrés dans l’ascenseur. J’étais avec Dash [son nouveau chien] ! Alors, Millevoye me regardait avec des airs attendris, et il se penchait ensuite vers Dash, le caressait, en disant : “Le beau toutou ! Ah ! le beau toutou !” Mais Dash, qui est physionomiste, comme tous les chiens, montrait les dents, grognait... »

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991.


MIRBEAU, ladislas

Mirbeau, Ladislas François (1815 – 1900), père d’Octave Mirbeau qui dotera plusieurs de ses personnages  de traits de caractère autoritaires et d’attitudes conformistes reflétant ses manières d’être. Il est quant à lui le sixième des douze enfants de Louis Amable « senior » (le deuxième issu de son second mariage). C’est dans le bourg percheron de Rémalard qu’il a vu le jour alors que son géniteur, en phase d’ascension sociale flamboyante, venait d’y être porté aux fonctions de maire et de notaire.

Quinze ans plus tard, la relative disgrâce politique dont pâtit Louis Amable, évincé de la mairie et du notariat de Rémalard par la Révolution de 1830, a changé la donne. C’est peut-être ce qui explique que le jeune Ladislas soit envoyé faire des études de médecine non à l’université de Caen mais dans une école d’officiers de santé ouverte en 1830 au monastère de la Trappe, situé à une quarantaine de kilomètres de Rémalard, par un moine de cette institution, le père Debreyne. Le diplôme d’officier de santé est le fruit d’une formation médicale plus sommaire que celle aboutissant au titre prestigieux de docteur en médecine, et ses détenteurs ne sont même pas tenus de posséder le baccalauréat. L’ancien élève des trappistes devra cependant se contenter pendant toute sa vie de cette situation et de la fonction correspondante, qui est celle d’un médecin de campagne, tenu en principe d’exercer le métier dans le département où il a obtenu son diplôme.

Le destin semble à vrai dire le vouer à des seconds rôles. De même qu’il ne sera pas docteur mais seulement officier de santé, il ne deviendra pas par la suite juge de paix comme l’un de ses frères mais juge de paix… suppléant, ni maire de Rémalard comme l’avait été son père, mais, sur le tard,… adjoint d’un des successeurs de ce dernier.

Fils d’un notable ancien maire et ancien notaire, c’est la fille d’un autre notable ancien maire et ancien notaire, Eugénie Dubosq, sa cadette de dix ans qu’il va épouser en 1843. Il s’installe aussitôt avec son élue au foyer de sa belle-mère (veuve depuis deux ans) à Trévières, chef-lieu de canton du Bessin (Calvados) pas très différent de ce qu’est Rémalard dans le Perche ornais. C’est là que sa femme mettra au monde une fille, Marie, le 22 juillet 1845, puis Octave qui va voir le jour le 16 février 1848.

La mort de Louis Amable Mirbeau, père de Ladislas, le 23 juillet suivant aura pour effet de ramener la petite famille à Rémalard, où un arrangement avec le reste de la fratrie Mirbeau va lui permettre de s’installer dans un ancien manoir (aujourd’hui occupé par la mairie) habité jusqu’à sa mort par Louis Amable. Elle déménagera quelques années plus tard pour s’installer à peu de distance de là dans une confortable maison, dite du Chêne vert, de construction très récente à cette époque. Eugénie a donné entre temps naissance à un troisième enfant,  une petite Berthe, qui a vu le jour en 1850.

  C’est tout autour de cette maison du Chêne vert que l’officier de santé rayonnera dans la campagne environnante pour rendre visite à des malades, emmenant souvent dans ses tournées son petit Octave qui s’en souviendra souvent par la suite.

À l’âge de vingt-et-un ans, le futur écrivain évoquera une de ces visites en termes rigolards dans une lettre adressée à l’ami Bansard des Bois en 1869 : « J’ai assisté hier à la décapitation d’une... d’un... ah ! comment dirai-je ? Pudeur, inspire-moi ! d’une... ah !... d’un petit obélisque de poche littéralement mangé par un chancre, mais un chancre de roi, ou un roi des chancres. »

Ce cynisme encore presque adolescent cèdera plus tard le pas à une émotion empreinte d’une réelle humanité dans un récit placé sous la plume de l’enfant narrateur de L’Abbé Jules : « C’était sans doute aussi pour me remonter le moral que, le jeudi, lorsque j’avais été sage, mon père m’emmenait avec lui, dans son cabriolet. Je l’accompagnais en ses tournées de malades. Et nous roulions tous les deux, sans échanger une parole, tous les deux secoués sur les ornières des chemins creux, comme sur une barque que soulève la houle. Dans les villages, devant les maisons, où gémissaient les pauvres diables, nous descendions de voiture ; mon père attachait la longe du cheval aux barreaux de la fenêtre, et, tandis qu’il pénétrait dans les tristes logis, moi, resté sur le pas de la porte, j’apercevais, à travers l’ombre, des pièces enfumées et misérables, j’apercevais des visages douloureux et jaunes, des mentons levés, des dents serrées et des yeux fixes, profonds, les yeux des êtres qui vont mourir. »

Ce sont cependant des personnalités psycho-rigides, froidement attachées à leurs intérêts matériels et engluées dans un conformisme désespérant, qu’il évoque dans les textes où il se souvient à l’évidence de ses père et mère, et plus particulièrement de son géniteur. L’enfant narrateur de L’Abbé Jules décrit ainsi ses parents comme « très imprégnés de cette idée qu’un enfant bien élevé ne doit ouvrir la bouche que pour manger, réciter ses leçons, faire sa prière ». « S’il m’arrivait quelquefois de m’insurger contre ce système de pédagogie familiale, ajoute-t-il, mon père, sévèrement, m’imposait silence par cet argument définitif : - Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?… Et les trappistes, est-ce qu’ils parlent, eux ? »

Bien qu’il ne fournisse pas d’indication sur ses sources, on peut avoir foi dans une appréciation de l’essayiste belge Hubert Juin selon lequel Ladislas passait pour « un parfait honnête homme et de la meilleure compagnie », dont chacun s’accordait à « souligner  le dévouement obstiné et inébranlable à la cause du trône et de l’autel ». Portrait proche de celui d’un autre médecin de l’œuvre d’Octave Mirbeau, le dr Lerond du roman inachevé Un gentilhomme. Ceci explique cela…

L’évocation par Octave de l’attitude du couple parental envers ses enfants est particulièrement sinistre – en même temps que plus générale et empreinte de fatalisme – dans le roman Dans le ciel, publié en feuilleton dans l’Écho de Paris au cours des années 1893-1894 :

« J’ai aimé mon père, j’ai aimé ma mère. Je les ai aimés jusque dans leurs ridicules, jusque dans leur malfaisance pour moi. (…). Je ne les rends responsables ni des misères qui me vinrent d’eux, ni de la destinée – indicible – que leur parfaite et si honnête inintelligence m’imposa. Ils ont été ce que sont tous les parents, et je ne puis oublier qu’eux-mêmes souffrirent, enfants, sans doute, ce qu’ils m’ont fait souffrir. (…). Tout être à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent non plus une joie, ce qu’ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? »

 

M. C.


MIRBEAU, louis amable (grand-père)

Mirbeau, Louis Amable (1773 – 1848), grand-père d’Octave Mirbeau, issu d’une double lignée de notables ruraux établis à Moutiers, bourg situé dans le Perche ornais. Son ascendance paternelle comprend des marchands, dont un grand-père épicier-étapier (fournisseur contractuel du gîte et du couvert à des troupes royales assez souvent de passage). Du côté de sa mère, il descend d’hommes de loi conjuguant les fonctions de greffier, procureur fiscal et notaire, voués pour l’essentiel à la défense des intérêts temporels de l’évêché de Blois dont dépendent la paroisse et un prieuré établi à Moutiers. Loin de ruiner les positions de la famille et malgré la perte collatérale d’un beau-frère de Louis Amable guillotiné à Paris, la Révolution et le Consulat apporteront aux Mirbeau et à leur parentèle un nouvel essor social, la suppression du poste de procureur fiscal étant plus que compensée par l’accès à de nouvelles fonctions de maire et de juge de paix dans les quatre principales communes du canton (Moutiers, Condé-sur-Huisne, Bretoncelles et le chef-lieu Rémalard).

C’est dans la voie tracée par cet ascenseur social et politique que s’inscrit la carrière de Louis Amable Mirbeau (à ne pas confondre avec l’un de ses fils, l’abbé Louis Amable Mirbeau, faisant l’objet de l’entrée suivante). Nommé dès 1800 adjoint au maire de Moutiers qui n’est autre que son beau-père, il devient en 1808 notaire à Condé-sur-Huisne, commune dont il est à son tour nommé maire en 1812. Il gravit trois ans plus tard un nouvel échelon en obtenant la succession d’un confrère notaire établi dans la commune de Rémalard, chef-lieu du canton dont il devient en même temps maire à la faveur de la redistribution des cartes consécutive à la Restauration.

            Il connaît ensuite quinze ans de zénith, jusqu’à l’avènement du roi Louis-Philippe, à la suite de quoi il est contraint à l’abandon de son fauteuil de maire dès le mois de mars 1830, puis de son étude notariale l’année suivante. Il redevient toutefois un peu plus tard conseiller municipal par la grâce d’une élection au suffrage censitaire, et va se singulariser dans cette fonction par une série de polémiques très vives l’opposant à son successeur au poste de maire, un médecin du nom de Pierre Louis Deshayes, qui s’est mis en tête de transformer en champ de foire municipal un « clos complanté de quatre-vingt-six arbres fruitiers » lui appartenant. Il bombarde cet heureux rival de libelles, l’accusant de « passer sa vie au cabaret », occupation révélatrice de « l’oubli de toute dignité » d’un homme « qui exerce la profession de médecin et qui est honoré des fonctions de maire ». « On l’a vu dans ses orgies, ajoute-t-il,  monter sur la table et chanter des chansons qui excitaient de bruyants rires. » Il charge ensuite la barque en lui attribuant des dénonciations à l’autorité prussienne lors de l’Occupation de 1815 et, grief peut-être encore plus corrosif, en l’accusant de malversations lors de l’établissement d’un système d’adduction d’eau (dont il reste de nos jours l’étage inférieur d’une citerne aménagé en vespasienne municipale…)

Ces quelques éléments biographiques paraissent très révélateurs de deux ou trois traits marquants de la personnalité et des inclinations de Louis Amable Mirbeau. Ses nominations (décidées à cette époque par le pouvoir politique) aux postes de maire et de notaire à Rémalard en 1815 sont, selon toute vraisemblance, attribuables à une image de notable légitimiste attaché à la monarchie incarnée par le roi Louis XVIII. La déchéance brutale qui fait suite à la Révolution de 1830 en apporte la confirmation. Plusieurs autres faits contribuent à donner à notre homme la stature d’un honnête représentant de la bourgeoisie rurale attachée à la religion et aux valeurs traditionnelles. Sur ses douze enfants (issus de deux mariages, le second étant intervenu après la mort de la première épouse), deux, Louis Joseph et Louis Amable « junior » sont entrés en religion après avoir suivi des études appropriées, et l’une des filles issues de la seconde union s’est vu attribuer lors de sa naissance en 1822 le prénom chargé de mémoire de Marie-Antoinette (choix ayant, certes, incombé aux parrain et marraine de l’enfant comme cela était d’usage à l’époque, mais ces derniers avaient eux-mêmes été, bien sûr, choisis par les parents…).

Il reste tout de même au moins deux mystères.

L’un est l’adornement de tous les majestueux paraphes laissés par Louis Amable sur le registre d’état civil de Rémalard par trois points soigneusement disposés en triangle. Alors, franc-maçon, Monsieur le maire ?  On le croirait bien volontiers si la loge alençonnaise de La Fidélité, détentrice d’importantes archives, avait gardé une trace quelconque d’un frère répondant au nom de Louis Amable Mirbeau. Mais ce n’est pas le cas, et d’ailleurs l’usage des « trois points » ne constituait pas à cette époque une marque décisive d’appartenance à la franc-maçonnerie. Et quand bien même notre homme y aurait adhéré, cela n’impliquerait pas qu’il ait fait partie des « esprits forts ». Parmi ses contemporains, La Fayette, Louis XVI, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe et bien d’autres personnages fort peu subersifs furent francs-maçons, ce qui était surtout la marque d’un attachement aux valeurs d’une modernité de bon aloi. Ce n’est qu’en 1877 que le Grand Orient de France mettra le feu à ses rapports avec l’église catholique et ses partisans en répudiant toute référence au Grand Architecte de l’Univers, c’est-à-dire à l’existence de Dieu.

Le second sujet d’étonnement apporté par les recherches sur le destin de Louis Amable Mirbeau est lié à ses obsèques. Le registre d’état civil de Rémalard mentionne son décès à la date du 23 juillet 1848, à l’âge donc de soixante-quinze ans. Mais le registre de la paroisse ne contient aucune indication de quelconques obsèques. La famille ou lui-même avant de mourir auraient-ils exprimé une volonté arrêtée de ne procéder qu’à un enterrement civil ? Ce serait bien étonnant, vu tout ce qui précède. Le mystère est d’autant plus grand qu’il s’y ajoute un élément troublant : la page du registre paroissial où aurait dû figurer le compte rendu des obsèques n’a pas été occupée par d’autres écrits, elle est restée, elle est toujours… vierge. Comme si le curé, pressé par d’autres tâches plus urgentes, l’avait provisoirement sautée en se réservant de la remplir ultérieurement, ce qui est bien peu vraisemblable et n’a surtout jamais été fait.

On ne saurait conclure ce résumé de la vie d’un personnage haut en couleur sans mettre l’accent sur un tempérament de bretteur que l’on se sent irrésistiblement tenté de rapprocher de celui de son petit-fils. On aimerait pouvoir écrire qu’Octave en fut témoin et s’inspira plus tard du récit des lances rompues par son grand-père lors de sa polémique avec son successeur à la mairie de Rémalard quand vint pour lui le temps de porter le fer de sa plume contre des jésuites, des généraux et autres antidreyfuysards. Hélas ! Il n’était âgé que de quatre mois et une semaine quand Louis Amable rendit l’âme. C’est trop tôt pour avoir pu conserver le moindre souvenir de ces affrontements. Mais on ignore tout du sort des archives de ce grand-père de choc, en particulier de ses fameux libelles qui ne sont pas tous parvenus jusqu’à nous. Bien que rien n’autorise à donner foi à une telle supposition, on ne commettrait pas une invraisemblance majeure en imaginant un Octave adolescent déchiffrant dans une soupente de la maison familiale les reproches implacables de son grand-père au médecin Deshayes. Ce serait d’autant plus plaisant que ce dernier allait un jour avoir pour petit-fils un nommé Alfred Bansard des Bois, futur député après avoir été grandissime camarade de jeunesse d’Octave qui lui écrivit de très précieuses lettres mises au jour et publiées, elles, en 1989 par Pierre Michel.

 

M.C.

 


MIRBEAU, louis amable (oncle)

Mirbeau, Louis Amable (1813 – 1867), un des oncles paternels d’Octave Mirbeau. Il fut à l’évidence un prêtre – et un être –  assez original, dont la vie, la personnalité et les secrets ont fourni des sources d’inspiration majeures à son neveu quand celui-ci a entrepris, vingt ans après sa mort, la rédaction du roman L’Abbé Jules. 

L’histoire personnelle de ce Louis Amable « junior » a été entourée d’assez épais mystères jusqu’à ce que des recherches accomplies au tournant des années 2000 aux Archives départementales de l’Orne, ainsi qu’à celles des diocèses de Sées et de Paris, aux Archives nationales et dans les registres paroissiaux de Rémalard permettent d’y voir plus clair et surtout de discerner le lien existant entre son destin personnel et celui prêté par son neveu au personnage-titre de son roman.

Louis Amable Mirbeau naît à Condé-sur-Huisne, l’un des bourgs situés dans le canton de Rémalard, à l’époque où son père occupe à la fois les fonctions de maire et de notaire de cette localité du Perche ornais. Il est le cinquième des douze enfants de Louis Amable « senior », le deuxième issu du remariage de ce dernier célébré après la mort de sa première épouse. Détail non négligeable, il a un demi-frère issu de la première union, Louis Joseph, qui a dix ans de plus que lui et le précédera dans la voie d’un sacerdoce parisien.

Louis Joseph est en effet déjà intégré dans la petite communauté des Pères de la Miséricorde établie dans la capitale alors que Louis Amable poursuit des études à Paris – peut-être au séminaire de Saint-Sulpice qui s’est fait une spécialité de l’accueil des jeunes provinciaux avides de belles carrières ecclésiastiques sur les bords de la Seine. Le jeune homme recevra à deux reprises des autorisations spéciales de l’archevêque de Paris pour aller recevoir des mains de l’évêque du diocèse ornais de Sées les ordres mineurs en 1835 puis les ordres majeurs en 1837. Selon le registre des ordinations du diocèse de Sées, il déclare en accédant à la prêtrise qu’il va vivre à Paris « chez les Pères de la Miséricorde », c’est-à-dire auprès de son demi-frère Louis Joseph qui deviendra plus tard, de 1847 à 1852, secrétaire général de cette petite congrégation émettrice de quelques relents que l’on qualifierait aujourd’hui, mutadis mutandis, de passablement intégristes.

Plusieurs documents conservés aux Archives Nationales nous montrent ensuite l’abbé Louis Amable titulaire de postes d’enseignant ou de préfet des études dans divers établissements parisiens, dont le collège Stanislas qui a longtemps entretenu des liens étroits avec les Pères de la Miséricorde. Puis il devient en 1845 « répétiteur » au sein d’une pension religieuse établie dans une dépendance de l’ancien couvent des Feuillantines, lieu célébré en d’autres temps par Victor Hugo. C’est l’occasion pour lui de sortir de l’ère des « petits boulots » pour tenter une percée dans le « business » de l’enseignement religieux : il achète au bout de quelques semaines en son nom, mais de fait avec deux associés, cette pension des Feuillantines à l’abbé qui en était jusque là propriétaire. Un petit problème se pose alors à lui, car il n’est pas titulaire du baccalauréat, minimum exigé pour se voir reconnaître la qualité de maître de pension par l’administration. Qu’à cela ne tienne, il passe avec succès l’examen et obtient à l’âge de trente-trois ans le titre de « bachelier ès lettres ».

Que se passe-t-il ensuite ? Au début,  son Institution Notre-Dame des Feuillantines a vraiment belle allure telle qu’elle est présentée dans un article assez ronflant publié par Louis Amable le 4 décembre 1847 dans le journal L’Ami de Religion afin d’en assurer la promotion. Mais il est très vite conduit à porter plainte en justice, avec ses associés, contre un promoteur immobilier qui propose un placement mirobolant en donnant à croire que la pension va bientôt être « traversée par une rue ».

Y a-t-il un rapport quelconque entre cette chicaya et une décision de l’autorité ecclésiastique qui a pour effet de renvoyer brutalement Louis Amable à Rémalard où il n’a pas d’autre issue que de s’établir en qualité de « prêtre habitué », c’est-à-dire dépourvu de toute responsabilité paroissiale ? On ne le saura sans doute jamais. Toujours est-il que l’abbé ne jouera qu’à peine les utilités en son pays quand il y est de retour : dix-huit baptêmes administrés en seize ans (de 1849 à 1865), c’est tout ce que le registre paroissial mentionne à son actif. Encore ne s’agit-il, mis à part trois petits neveux, que d’enfants de familles très modestes, alors que l’air du temps réserve les sacrements des enfants de « bonnes familles » aux prêtres entourés de la considération bourgeoise.

Tout cela a un violent parfum de disgrâce. Elle s’exprime manifestement le 28 mars 1867 par un luxe de non-dits dans le registre paroissial lors des obsèques de l’abbé. Alors que le ban et l’arrière ban des prêtres du canton, doyen en tête, avaient coutume de conduire en grande pompe les cérémonies concernant des membres de la famille Mirbeau et que le registre paroissial s’en faisait l’écho, ce document exécute cette fois si l’on ose dire l’abbé Louis Amable en deux misérables petites lignes : « Par nous vicaire soussigné a été inhumé le corps de M. l’abbé Mirbeau, prêtre habitué, décédé hier à l’âge de 54 ans. Guibey, vic. »

Un simple vicaire pour enterrer le fils d’un ancien maire, frère d’un maire adjoint en fonction (Ladislas François, père d’Octave), membre d’une famille très honorablement connue et respectée, cela sans la moindre mention de sacrements religieux, voilà qui interpelle ! 

Faut-il pour autant prêter à l’abbé Louis Amable toutes les turpitudes attribuées par Octave Mirbeau à son Abbé Jules ? Sûrement pas. S’il est vrai que de sérieux doutes planent sur les causes du retour au pays de l’un dans la réalité comme de l’autre dans le pays après un long séjour à Paris, il paraît plus qu’improbable que l’abbé Louis Amable ait proclamé en chaire à Rémalard au cours de sa toute première messe qu’il avait « forniqué » comme le fait l’abbé Jules dans le roman. De même, la lecture du testament de l’abbé conservé aux archives départementales de l’Orne montre bien que son neveu a laissé libre cours à son imagination en faisant écrire à son personnage qu’il lègue ses biens « au premier prêtre du diocèse qui se défroquera ». Il n’est pas question de cela dans les dernières volontés de Louis Amable.

Il y a tout de même dans le testament de ce dernier deux dispositions dont son neveu s’est à l’évidence inspiré. L’une concerne le sort de la bibliothèque du testateur. L’abbé Louis Amable a le souci d’éviter toute indiscrétion sur son contenu puisqu’il stipule que sa bibliothèque devra être « vendue en bloc et tout entière à un libraire étranger à la localité et de Paris s’il est possible ». L’abbé Jules du roman fera lui aussi un sort particulier à sa bibliothèque en la léguant à un ami que l’on peut supposer discret.

Plus frappante encore est la similitude du sort réservé à une mystérieuse malle dans le testament de l’abbé Louis Amable puis dans celui de l’abbé Jules.

« On trouvera dans ma succession, écrit l’oncle d’Octave, une malle couverte en cuir noir. J’entends qu’elle ne soit ouverte par mon exécuteur testamentaire qu’en présence de Monsieur le curé de Regmalard et du notaire dépositaire de mon présent testament pour que tous les papiers qu’elle contient soient immédiatement brûlés sans que personne en ait pris connaissance, ce qui ne pourrait se faire qu’en violant ma volonté expresse. »

Cet épisode donne dans le testament de l’abbé Jules la mention d’une malle « très vieille, peinte en noir, et dont le couvercle est garni de bandes de peau de truie » que l’auteur du testament ordonne de brûler le quatrième jour qui suivra sa mort. Et naturellement, quand cette décision fut mise à exécution,  écrit Octave, « la malle s’alluma, glissant, s’affaissant dans le brasier. Les côtés, vermoulus et très vieux, s’écartèrent, s’ouvrirent brusquement ; un flot de papiers, de gravures étranges, de dessins monstrueux s’échappèrent, et nous vîmes, tordus par la flamme, d’énormes croupes de femmes, des images phalliques, des nudités prodigieuses, des seins, des ventres, des jambes en l’air, des cuisses enlacées, tout un fouillis de corps emmêlés, de ruts sataniques, de pédérasties extravagantes, auxquels le feu, qui les recroquevillait, donnait des mouvements extraordinaires ».

Rien ne permet, hélas !, de savoir si la volonté exprimée par Louis Amable connut un aussi scandaleux épilogue. Mais il y a quelques raisons plausibles de prêter à cet abbé une imagination passablement turpide (torride ?) par rapport aux conventions ayant court à l’époque ainsi qu’un désir bien compréhensible de la dissimuler. C’est à l’évidence l’un des traits de son caractère qui ont intéressé son neveu. Il est difficile de savoir si Octave a par ailleurs beaucoup extrapolé en prêtant en prime à son abbé Jules un esprit contestataire et un anticonformisme à tous crins.

 

M.C.


MONET, claude

MONET, Claude (1840-1926), célèbre peintre impressionniste français. Né à Paris, il a passé toute sa jeunesse au Havre, où il a fait ses premières armes aux côtés d’Eugène Boudin. Puis il est venu à Paris, a fait un bref passage dans l’atelier de Gleyre, et s’est lié à Renoir, Bazille, Sisley, Manet et Jongkind. Il a épouse Camille Doncieux, qui lui a donné deux fils et est décédée prématurément en 1879. Il a vécu successivement à Argenteuil, puis à Vétheuil, avant de s’installer à Giverny en 1883 ; il y a aménagé une grande maison et un vaste jardin à son goût et y a vécu avec Alice Hoschedé, ex-épouse d’un riche amateur d’art brutalement ruiné, Ernest Hoschedé, et avec les cinq enfants de sa nouvelle compagne. Il a participé à plusieurs  expositions du groupe impressionniste et c’est à l’occasion de la première d’entre elles, en 1874, qu’un critique mal intentionné, Louis Leroy, a forgé le terme d’impressionnisme, qui est resté, à propos d’une toile de Monet intitulée Impresssions soleil levant. Par la suite, Monet a exposé en solitaire, chez Durand-Ruel, son marchand de prédilection, dont il ne voulait cependant pas dépendre exclusivement, ou chez les Bernheim, ou encore, chez Georges Petit, à l’initiative de Mirbeau, aux côtés d’Auguste Rodin, en 1889. Après avoir connu la misère dans les années 1870, il a commencé à vendre honorablement ses toiles à la fin des années 1880 et elles ont commencé à atteindre des prix fort rémunérateurs au cours des années 1900.

Dans les années 1880 et 1890, Claude Monet a peint les paysages les plus divers : de Vétheuil, de Giverny, de la Côte d’Azur, de Belle-Île (1886), de la Creuse (1889), de la côte haut-normande, et même de la Norvège (1895), et a tâché de saisir l’instantanéité, ce qui l’a amené à concevoir des séries de toiles où, placé au même poste d’observation, il a essayé de capter les éclairages différents d’un même motif au cours de la journée et au long des saisons : il a ainsi exposé les Meules (1891), les Peupliers (1892) et les Cathédrales de Rouen (1895), auxquelles il avait travaille pendant trois ans. Au cours des années 1900, il a peint de nouvelles séries à Londres et à Venise et les a exposées en 1904 et 1912. Durant ses dernières années, Monet a traversé des périodes de découragement, aggravé par la perte de sa femme, en 1911, et de son fils aîné, puis par l’affaiblissement de sa vue (cataracte). Il s’est alors consacré essentiellement à peindre, avec une espèce de frénésie, les jeux de lumière et de reflets sur son étang de nymphéas ; les dix-neuf panneaux de Nymphéas ont été donnés à l’État en 1922, à la demande de Clemenceau.

Claude Monet a peint un très grand nombre de toiles, mais, très perfectionniste et en quête d’une espèce d’absolu inaccessible, il en a aussi crevé beaucoup. Doté d’un œil à l’acuité exceptionnelle, il a su capter les nuances infinies de la lumière. Alors qu’il est l’incarnation de l’impressionnisme classique, ce qui explique sa phénoménale réussite posthume, il a réussi à se renouveler et, à la fin de sa vie, au terme de recherches permanentes, il a ouvert la voie à la peinture abstraite.

 

Mirbeau chantre et ami de Monet

Claude Monet a été le plus fidèle des amis de Mirbeau, qui lui  a voué une admiration sans bornes et l’a constamment servi, pendant une trentaine d’années, avec un dévouement et une efficacité exceptionnels. Il avait, avec Monet, une complicité intellectuelle et idéologique, car ils partageaient les mêmes valeurs éthiques, qui leur ont fait, par exemple, refuser la croix de la Légion dite « d’Honneur » ou s’engager pour Alfred Dreyfus, ce qui les distingue notablement de leur commun ami Auguste Rodin. Ils avaient aussi en commun d’être deux artistes tardivement consacrés et semblablement exigeants, deux créateurs également en quête de renouvellement des formes et aux prises avec les mêmes ennemis : le misonéisme du public et des critiques, la marchandisation de l’art, le mercantilisme de la presse et la pusillanimité des politiciens. Ils étaient également des jardiniers passionnés et des amateurs de fleurs capables d’« horticulter avec rage » pour embellir leurs jardins. Bref, leur amitié indéfectible et leur admiration réciproque étaient en parfaite harmonie avec leur personnalité et avec leur éthique.

Leur première rencontre remonte au 17 novembre 1884, peu après le retour de Mirbeau dans la presse parisienne : c'est le marchand Paul Durand-Ruel qui prend alors contact avec le journaliste et l'invite à rencontrer ses peintres, notamment Monet. Le premier article que lui consacre Mirbeau paraît dans La France le 21 novembre, dans la série de ses Notes sur l’art. En signe de reconnaissance, et conscient de l’importance d’un élogieux article paru dans la grande presse, Monet lui fait cadeau d'une toile, La Cabane du douanier, et le critique l'en remercie le 31 décembre, lui annonçant qu'il entend livrer une « véritable bataille » : « Croyez bien aussi que je ne laisserai jamais échapper une occasion de proclamer toute ma foi artistique et toute mon admiration pour ceux-là qui, comme vous, la défendent à coups de chefs-d’œuvre. » Il tiendra parole, comme en témoignent les nombreux articles qui vont suivre :  « Claude Monet », Le Figaro, 10 mars 1889 ; « L’Exposition internationale de peinture », La France, 20 mai 1885 ; « Impressions d’art », Le Gaulois, 16 juin 1886 ; « L’Exposition internationale de la rue de Sèze », Gil Blas, 13 mai 1887 ; « L’Exposition Monet – Rodin », Gil Blas, 22 juin 1889 ; « Claude Monet », L’Art dans les deux mondes, 7 mars 1891 ; « Claude Monet », L’Humanité, 8 mai 1904 ; « La découverte de Claude Monet », in La 628-E8, 1907 ; « Les Venise de Claude Monet », L’Art moderne, 2 juin 1912. 

Le rôle joué par Mirbeau auprès de Monet est triple :

* Tout d’abord, en tant que journaliste de renom, doté d'une force de frappe exceptionnelle, il consacre à son « dieu » nombre d'articles qui contribuent à le crédibiliser et qui, en vingt-cinq ans, le font passer d'une très modeste notoriété à une célébrité mondiale, confirmée par la montée rapide du prix de vente de ses tableaux. Monet est tellement conscient de l’importance des dithyrambes de son thuriféraire attitré qu’il s’accommode d’une certaine possessivité, parfois un peu pesante, de la part de l’écrivain, et qu’il accepte, non seulement de fréquenter Alice Mirbeau, qu’il n’aime guère pourtant, mais aussi de faire pression sur sa femme, qui l’apprécie encore moins, pour qu’elle lui fasse bonne figure.

* Ensuite, en tant qu'admirateur inconditionnel et qu'ami dévoué, il est un confident, un conseiller écouté, qui aide son frère spirituel, moins au fait des arcanes de la politique, de l'administration et de la presse, en lui indiquant la marche à suivre (par exemple, lors de la bataille pour l’Olympia de Manet, en 1890-1891, ou lors du projet d’installation d’une usine d’amidon à Giverny, en 1895), et en le mettant en garde contre les erreurs et les chausse-trapes.

* Enfin, en jouant auprès de lui le rôle d’un psychothérapeute, qui s’est fixé pour mission d’aider un artiste trop exigeant, et par conséquent souvent désespéré, à traverser ses crises de découragement et à aller de l'avant. Il a contribué mieux que personne à redonner le moral à un ami qui a la fâcheuse habitude de « tendre ses filets trop haut », selon l’expression de Stendhal, et il l’a mis en garde, dès 1887, contre « la maladie du toujours mieux » : « Il est un point que l’homme  ne peut dépasser. La nature est tellement merveilleuse qu’il est impossible à n’importe qui de la rendre comme on la ressent. » Et de nouveau le 19 mai 1908 : « Dites-vous qu’il est des rêves, en deçà de la vie, qu’une âme forte ne doit pas tenter, parce qu’ils sont irréalisables. On ne peut aller plus loin que le monde sensible ; et, sapristi, ce que vous voyez, est un domaine assez vaste, assez infini pour vous. » Ses interventions se révèlent le plus souvent efficaces, comme en témoigne, par exemple, la lettre d’Alice Monet à sa fille Germaine, deux jours plus tard : « Monet a reçu une longue lettre de Mirbeau ne lui ménageant pas les compliments et cherchant à le remonter. Heureusement sa voix  autorisée y arrive mieux que nous, et il relit cette lettre avec joie et semble moins au noir. » Pour parvenir à ses fins, Mirbeau recourt fréquemment au dithyrambe et tente de « raisonner » son ami : « Voyons, voyons, raisonnez-vous un peu. Vous êtes perdu parce que la neige a fondu au lieu de rester sur la terre comme vous l'eussiez désiré. C'est de l'enfantillage. Il n'y a qu'une chose qui doit vous préoccuper. C'est votre art. Êtes-vous en progrès, ou bien êtes-vous en décadence ? Voilà les deux seules questions qui doivent se poser à vous. Eh bien, mon ami, je vous le dis, et croyez-moi, depuis trois ans vous avez fait des pas de géant. Vous avez découvert des choses nouvelles. Votre art s'est élargi ; il a embrassé ce qui est possible. Vous êtes, de ce temps, le seul artiste qui ayez doté la peinture de quelque chose qu'elle n'avait pas. Et votre vision s'élargit encore. Vous êtes en pleine puissance de vous-même. Le plus fort et le plus subtil aussi ; celui qui laissera après soi le plus d'influence. Et vous dites que vous êtes foutu ? Quand vous-même vous me disiez l'autre jour, à propos de votre figure au soleil : “c'était quelque chose que je n'avais pas fait encore ; un frisson que ma peinture n'avait pas encore donné.” Et maintenant vous êtes foutu ! Vous bafouillez, mon bon Monet, et c'est triste qu'un homme de votre trempe, rare, de votre talent, unique, en soit à radoter sur ces stupidités. Et ce n'est pas mon avis seul. C'est l'opinion de tous ceux qui vous suivent et qui vous aiment. À chaque campagne, dit-on, ce diable de Monet nous donne encore autre chose. Il y a encore plus de profondeur, plus de pénétration, plus d'exécution. Et c'est la vérité pure. » L’aveu de ses propres doutes et de son lancinant sentiment d’impuissance lui sert aussi, bien souvent, à faire comprendre à Monet, par comparaison, qu’il n’est pas le plus mal loti, tant s’en faut.

 

Monet vu par Mirbeau

Pour promouvoir son ami, Mirbeau a l’habitude de recourir à l’hyperbole, et le peintre n’est pas forcément dupe du tombereau d’éloges que le critique déverse sur lui. Mais il sait aussi que le critique n’est pas seulement d’une totale sincérité, mais qu’il a aussi un œil fort exercé et un jugement très sûr, auquel il peut se permettre de faire confiance. Or, pour Mirbeau, Monet est un artiste exemplaire, voire unique, parce qu’il s’est fait « tout seul », en dehors de toute école, parce qu’il a poursuivi inlassablement son œuvre et que, assoiffé de perfection, il n’a cessé de chercher à se renouveler et à se dépasser.

Aux yeux de Mirbeau, Monet a réalisé une synthèse miraculeuse de contraires d’ordinaire considérés comme incompatibles : synthèse de l’immuabilité de l’œuvre d’art et du mouvement de la vie ; synthèse de l’objectivité de l’homme de science, qui observe la nature et en dégage les lois, et de subjectivité de l’artiste, qui ressent des émotions et tâche à les faire partager par la magie de son art ; synthèse de la spontanéité du regard et du travail exigeant, toujours recommencé. En exprimant « l’inexprimable de la nature » et en saisissant « l’insaisissable », en captant l’instant et en exprimant la nature « sous ses aspects changeants », en faisant de la lumière, « qui enveloppe toutes les choses vivantes », l’enjeu de sa création, en rendant les frissons de l’air et de l’eau, en évoquant « la vie prodigieuse des météores », Monet réussit à aller au-delà des apparences pour accéder à « l’essence » des choses et à donner une telle « illusion de la vie » que l’art se fait oublier et cesse de s’interposer entre l’amateur d’art, l’œuvre qu’il contemple et la nature qui s’y trouve transfigurée : « Et il nous arrive cette impression que bien des fois j’ai ressentie en regardant les tableaux de Claude Monet : c’est que l’art disparaît, s’efface, et que nous ne nous trouvons plus qu’en présence de la nature vivante, complètement conquise et domptée par ce miraculeux peintre » (« L’Exposition Monet-Rodin », Gil Blas, 22 juin 1889). Certes, Mirbeau sait pertinemment que ce n’est là qu’une « illusion de la vie », et non la vie elle-même, ce qui atténue quelque peu le miracle constamment renouvelé que constitue l’œuvre picturale de Claude Monet. Mais il n’en éprouve pas moins, en contemplant les toiles de son ami, la même « émotion » que celle « qu’on ressent devant les beautés de la vie des choses ». Alors, tout bien pesé, l’art de Monet, non seulement n’est pas une « mystification », comme il arrive à Mirbeau de le dire de l’art en général quand il est en veine de provocation, mais constitue une source inépuisable de beauté, d’harmonie et d’émotion.

P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau », October, n° 47, hiver 1988, pp. 91-115 ; Pierre-Olivier Douphis,  « Mirbeau et les Venise de Claude Monet », site Internet de Geographis, 21 octobre 2004 ; Marc Elder, À Giverny, chez Claude Monet, Bernheim-Jeune, 1924, pp. 73-75 ; Eva Figes, Lumière, Éditions Rivages, 1985, pp. 57-83 ; Aleksandra Gruzinska, « Fragments d'une amitié - Octave Mirbeau, Claude Monet et Théodore Robinson », in L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l'Université de Strasbourg, 2009, pp. 151-160 ; Steven Levine, Monet and his critics, Garland, New York, 1976, pp. 95-113 ; Steven Levine, « Mirbeau and the cult of the self (1889) », in Monet, Narcissus, and Self-Reflection: The Modernist Myth of the Self, University Chicago Press, 1994, pp. 89-102 ; Christian Limousin, « L’Ardeur poétique de l’admiration – Mirbeau parmi les critiques de Monet », in Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 101-119 ; Christian Limousin, « Monet au jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 256-278 ; Pierre Michel, « Autour des lettres de Mirbeau à Claude Monet », in Actes du colloque de Rouen Impressionnisme et littérature, à paraître en 2011 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface de la Correspondance avec Claude Monet, Éditions du Lérot, 1990, pp. 7-28 ; Gérard Poulouin, « Conversations à Giverny : Claude Monet et Octave Mirbeau », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 19-34 ; Pilar Rodriguez Reyes, « Le Port, patrie du peintre : l'esthétique de l'eau chez Monet et Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 4, 1997, pp. 141-151.

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MONTESQUIOU, robert de

MONTESQUIOU, Robert de (1855-1921), est l’un des types les plus curieux de la Belle Époque. Après des études au lycée Condorcet et au collège des jésuites de Vaugirard – où, comme Mirbeau chez ceux de Vannes, il est fort malheureux –, il fait son entrée dans le monde en 1875 et fréquente artistes et écrivains, Mallarmé, Huysmans et Goncourt entre autres. Mondain, dandy, décadent, esthète, collectionneur, délicieusement pervers, homosexuel, passionné d’art et de fleurs, avec une prédilection pour les hortensias, il se lance dans la poésie avec Les Chauves-souris, recueil de 163 poèmes auquel Mirbeau a consacré un article élogieux en octobre 1892, puis Le Chef des odeurs suaves (1893), au titre emprunté à SalammbôLes Hortensias bleus (1896) et Les Perles rouges (1899). Ses mémoires posthumes, Les Pas effacés, paraîtront en 1923. Il passe pour avoir servi de modèle au Des Esseintes de Huysmans (dans À rebours, 1884), à M. de Bougrelon, du roman homonyme de Jean Lorrain (1895), et au baron de Charlus de Marcel Proust. À la recherche des sensations les plus rares et les plus raffinées, il se grisait de parfums, de couleurs et de mots. Il organisait de grandes fêtes qu’il mettait en scène lui-même (notamment fin mai 1894). Mirbeau l’a fréquenté un temps, avant de se rebiffer contre la morgue aristocratique du comte. Quand le symbolisme et son goût de l’unique s’implantent au faubourg Saint-Germain, Mirbeau regimbe : Lorrain, Helleu, qui furent de la sphère de Montesquiou, le surent, qui tomberont en disgrâce à ses yeux ; à l’opposé, Rodenbach, Whistler, Mallarmé, Régnier, traverseront les âges sans que l’estime que Mirbeau leur prodigua fût prise en défaut.

L’amitié de Montesquiou et de Mirbeau est des plus étranges. Les relations avec le couple Mirbeau débutent en 1892, chez Forain, et s’achèvent à la mort du poète, en 1921, après s’être poursuivies au-delà de 1917 par une correspondance entre Alice et le gentilhomme.  Quelle affinité pouvait déterminer, à tout le moins rendre possible, la rencontre du poète nocturne de l’éphémère, apologiste des lunatiques, avec notre futur académicien Goncourt, comme tel, résolument romancier et homme de prose ? Nombre de choses, au vrai. Le goût pour l’horticulture (« Vous seul connaissez l’âme vraie et charmante des fleurs », reconnaît Mirbeau devant Montesquiou), la liberté du jugement critique et l’indépendance d’esprit, la conception élitiste de l’art( il ne dut pas déplaire à Montesquiou d’être cité dans le plus symboliste des romans de Mirbeau, Le Jardin des supplices, au chapitre V de la deuxième partie), sont les pierres angulaires de cette intimité qui se traduisit par des échanges d’ouvrages, d’œuvres d’art, par des visites réciproques ou le partage entre familiers au temps de Goncourt. En 1897 éclate une brouille durable, sous un prétexte futile. C’est qu’en profondeur les tensions sont réelles : Mirbeau ne conçoit l’art que comme l’expression de la vie, cependant que le paradoxal Montesquiou, à la manière de Wilde, n’est pas loin de considérer que c’est la nature qui imite l’art. Tous choses étant égales par ailleurs, l’amitié avec Montesquiou peut nous laisser imaginer ce qu’eût été la rencontre entre Mirbeau et l’un des familiers de la sphère du comte, Marcel Proust.

S. L.



Bibliographie : Antoine Bertrand, « Mirbeau et Montesquiou : l’étrange rencontre », Cahiers Octave Mirbeau n° 7, 2000, pp. 151-188 ; Octave Mirbeau, « Les Chauves-souris », Le Figaro, 16 octobre 1892 ; Robert de Montesquiou, Les Pas effacés, Émile-Paul frères, 1923, tome II, pp. 277-282.


MONTFORT, eugène

MONTFORT, Eugène (1877-1936), romancier d’inspiration naturiste, collaborateur de la Revue naturiste, aux côtés de Saint-Georges de Bouhélier et de Maurice Le Blond. Il est l’auteur de : Sylvie (1896), Chair (1898), Un an de caserne (roman antimilitariste et autobiographique paru en 1901 sous le pseudonyme de Louis Lamarque), Les Cœurs malades (1904), et surtout La Turque (1906), « roman parisien » qui était en lice pour le prix Goncourt. À partir de 1903, il a rédigé seul une revue littéraire au titre emblématique, Les Marges. Il est également l’auteur de 25 ans de littérature française, en deux volumes.

Montfort était  un grand admirateur de Mirbeau, qui l’a soutenu et promu. Il a pris contact avec lui en 1900, pendant l’Exposition Universelle, invitant carrément son aîné à déjeuner. Peu après il lui a consacré un grand article, « Octave Mirbeau », où il rendait hommage à un « véritable écrivain », révolté et passionné , et à un véritable artiste qui « s'exprime », par opposition au vulgaire homme de lettres ; plein de tendresse et de pitié, Mirbeau est aussi plein de dégoût pour la laideur et la sottise et de « haine pour l'ignominie » et il nous fait désirer une cité idéale (« Octave Mirbeau », La Revue naturiste, octobre 1900, pp. 110-117). Un an plus tard, Montfort a rendu compte élogieusement des 21 jours d’un neurasthénique (Revue naturiste, 1er octobre 1901), puis, en 1904, des Farces et moralités (Les Marges, pp. 120-122). Il lui a enfin consacré un long article nécrologique, où il le jugeait à juste titre « mal enterré » (« Avec Mirbeau », Mercure de France, 1er juin 1907).

De son côté, Mirbeau a été séduit par le jeune écrivain qui, sortant révolté du service militaire, lui a fait lire le manuscrit d’Un an de caserne, « livre excellent et qu’il faut lire », parce qu’il « est plus qu'un livre, un acte social !... » L’antimilitariste Mirbeau s’est fait un plaisir de le préfacer : « Des livres comme celui de M. Louis Lamarque sont, non seulement de bons livres, mais de bonnes actions. Ils ont une importance considérable, parce qu'ils apportent des documents précis, dont la valeur est indéniable… Ils apportent aussi un progrès, car, si indifférent que soit l’esprit des hommes, si molle et routinière l’âme des dirigeants, il y a des avertissements qu’on ne peut pas ne pas entendre… Et les améliorations se font pour ainsi dire d’elles-mêmes, par le déplacement qu’imprime aux coutumes et aux lois la force en quelque sorte cosmique des protestations. » En août 1904, il apprécie également Les Cœurs malades, où il relève « beaucoup d’accent, de sensibilité, de vérité » (Le Matin, 8 août 1904) et, en décembre 1906, il pronostique que les qualités de Montfort, qui « a l’avenir devant lui »,  finiront par lui valoir le prix Goncourt, en quoi il se trompe.

P. M.

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MORISOT, berthe

MORISOT, Berthe (1841-1895), peintre, dessinatrice et graveure française. Appartenant à une famille bourgeoise, elle prend très tôt des leçons de dessin et de peinture. Élève de Corot, elle travaille sur le motif et exécute des copies au Louvre, où elle rencontre Fantin-Latour, qui la présente à Manet. À partir de 1868, elle pose fréquemment pour lui (Le Balcon) et fréquente son atelier, où elle fait la connaissance de son frère Eugène, qu’elle épouse en 1874. La même année, faisant fi de l’opposition de Manet, elle expose pour la première fois avec les impressionnistes. Elle participera ensuite à toutes les expositions du groupe, sauf en 1879, en raison de la naissance de sa fille Julie. L’univers qu’elle peint est souvent familial et intimiste (Le Berceau, 1872, Musée d’Orsay). Par ailleurs, ses paysages, comme ceux de ses camarades, sont faits de jardins, de jeux d’eau et de lumière, mais avec des harmonies de blanc et de couleurs tendres qui lui sont personnelles et une écriture nerveuse qui rattache son art au XVIIIe siècle, à Fragonard en particulier (Eugène Manet et sa fille dans leur jardin de Bougival, 1881, Musée Marmottan). À la fin des années 90, sous l’influence de Renoir, elle abandonne les touches virgulées pour un modelé plus strict. Elle meurt prématurément d’une mauvaise grippe. Ses camarades impressionnistes organisent alors, chez Durand-Ruel, une vaste rétrospective de ses œuvres, avec une préface de Mallarmé, son ami de longue date. Selon Théodore Duret, premier historien du mouvement, elle appartient, avec Monet, Sisley, Renoir et Pissarro, au « groupe primordial des impressionnistes ». La postérité lui a donné raison, même si Berthe Morisot reste la plus méconnue des grands impressionnistes, n’ayant pas bénéficié de rétrospective récente.

Mirbeau la mentionne pour la première fois dans la presse en 1885, à propos de « ses études parisiennes si délicieuses et ses femmes si charmantes » (Combats esthétiques, I, 123). Rendant compte, l’année suivante, de la huitième et dernière exposition des impressionnistes, le critique donne une définition de l’art de Morisot dont il se dit troublé : « Il y a, dans ses œuvres exquises, je ne sais quel au-delà de curiosité maladive qui étonne et qui charme. Mme Morisot semble peindre à pointe de nerfs ; elle a des indications très sommaires qui sont de complètes et inquiétantes évocations. Quelques coups de pinceaux, deux ou trois touches pâles et délavées d’aquarelle, et cela vous émeut et vous fait rêver » (Combats esthétiques, I, 277). Curieusement, Mirbeau ne dit rien de la rétrospective posthume de 1896, mais il continue de louer « ces Berthe Morisot, enlevés comme à pointe de nerfs, et si délicieusement, si profondément féminins !... » (Combats esthétiques, II, 314). En 1909, dans sa Préface au catalogue du Salon d’automne, passant en revue les artistes auxquels le Salon rendit hommage, Mirbeau fait une place, dans son énumération, à « la vibrante et enchanteresse Berthe Morisot, qui peignit les femmes, les jardins, les serres et les eaux, en pleine sensibilité suraiguë et comme à pointe de nerfs, et qui, avec plus de grâce, peut-être, avec autant d’accent et un éclat pareil, devint l’émule de Manet, après avoir été son élève » (Combats esthétiques, II, 486). Mirbeau possédait deux œuvres de cette artiste : un tableau et une aquarelle, tous deux peints « à pointe de nerfs », bien sûr.



C.L.

 

Bibliographie : Stéphane Mallarmé - Berthe Morisot, Correspondance (1876-1895), Lausanne, Bibliothèque des Arts, 1995 et 2009 ; Octave Mirbeau, Combats esthétiques, tomes I et II, Paris, Séguier, 1993.

 

 


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