Familles, amis et connaissances

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Terme
ROBIN, paul

ROBIN, Paul (1837-1912), ancien normalien et agrégatif, est un militant anarchiste, un pédagogue révolutionnaire et un théoricien du néo-malthusianisme (voir la notice). Il est l’auteur de brochures de propagande en faveur du contrôle des naissances et le fondateur, en 1896, de la Ligue pour la régénération humaine. À partir de 1880, il a longtemps dirigé l’orphelinat de Cempuis, dans l’Oise, avant d’être révoqué de ses fonctions par Georges Leygues, alors ministre de l’Instruction Publique, à la demande du parti catholique, le 31 août 1894. Bien qu’on n’ait rien pu lui reprocher sur le plan pédagogique, il a été accusé de répandre des idées subversives. Paul Robin s’est suicidé en 1912.

            Mirbeau partageait ses valeurs, son idéal de pédagogie humaniste et libertaire et ses objectifs néo-malthusiens. Aussi, quand Robin a perdu son poste à Cempuis,  a-t-il pris vigoureusement la défense d’un homme doté d’un « grand dévouement », « d’une belle générosité » et d’une intelligence supérieure, confronté à la collusion contre-nature entre, d’une part, des politiciens « qui s’intitulent républicains », mais qui en réalité ont fait main basse sur la France et qu’il assimile à Cartouche, et, de l’autre, les cléricaux, qualifiés de Loyola, qui sont, les uns et les autres, uniquement soucieux « de perpétuer leur domination » et ont besoin pour cela de réduire les futurs adultes à « des troupeaux de brutes », plus maniables que de véritables citoyens. Provocateur, il a intitulé son article « Cartouche et Loyola »  (Le Journal, 9 septembre).  Comme dans « Mon précepteur », paru le 26 août précédent, il y chante les louanges de la pédagogie alternative, respectueuse de l’enfant, qui était mise en œuvre à Cempuis : « Jamais on ne vit, dans une agglomération d’enfants, autant de santé et autant de joie. [...] Pour la première fois j’ai eu l’impression d’une enfance et d’une jeunesse vraiment jeunes et enthousiastes, et j’ai compris qu’il pouvait sortir de là de vrais hommes et de vraies femmes, c’est-à-dire des êtres admirablement armés pour le travail et la vie sociale et qui, protégés contre les disciplines esclavagistes de l’autorité, contre les déceptions énervantes des religions, sauront peut-être trouver le bonheur en soi-même. » À l’automne 1900, Mirbeau popularise les idées néo-malthusiennes de Paul Robin dans une série de six chroniques du Journal intitulées « Dépopulation ».

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990, pp. 131-142.

 

 

 


ROCHEFORT, henri

ROCHEFORT, Henri (1831-1913), journaliste, dramaturge et pamphlétaire français. Opposant au Second Empire, il a fondé en 1868 La Lanterne, hebdomadaire petit format auquel il doit d’être passé à la postérité et dont Mirbeau s'est souvenu dans ses Grimaces de 1883, et qui lui valut de nombreuses condamnations. Député de Belleville en 1869, il a été emprisonné, puis déporté en Nouvelle-Calédonie au lendemain de la Commune. Évadé peu après, en 1874, il est revenu en France en 1880 à la faveur de l'amnistie et a pris la direction d’un quotidien  socialisant, L'Intransigeant. Député en 1885, il s'est, comme Mirbeau, opposé à la politique coloniale de Jules Ferry. Mais il a vite évolué vers l’extrême droite et s’est rallié au boulangisme, au nationalisme et à l'antisémitisme. Au cours de l'affaire Dreyfus, il a atteint des sommets dans le crapuleux, et Mirbeau l’a voué à l'exécration de ses lecteurs dans le numéro de L'Assiette au beurre qu'il a réalisé en mai 1902. Rochefort a aussi perpétré une vingtaine de vaudevilles.

Rochefort a longtemps eu une image respectée de courageux contestataire de gauche à cause de La Lanterne, jugé rétrospectivement « éblouissant » par beaucoup de ceux qui ne l’avaient pas lu. Mais quand Mirbeau a l’occasion d’en feuilleter des numéros, en 1886, il est « profondément désenchanté » : « Je croyais retrouver quelque chose de ce formidable esprit français qui ébranla le vieux monde, la continuation de l’œuvre de Voltaire, de Beaumarchais, de Paul-Louis Courier, de Veuillot ; je croyais au moins y respirer un parfum âcre de littérature farouche, y voir le rire montrer les dents dans une lueur de torche. De l’esprit, certes, il y en avait, de l’esprit parisien, trop uniquement parisien, de celui dont on dit qu’il court les rues, qui remue les mots plus que les idées, qui secoue le ventre du bourgeois frondeur et laisse l’artiste indifférent. Quoi ! ce n’était que cela, La Lanterne ! Des farces un peu grosses, une incontestable verve, mais souvent forcée, une blague incessante de gavroche, facile et toute de procédé, une blague qui sonne le creux sous la mince surface de sa gaieté vide, et pas une indignation, pas une émotion, pas même une ironie ! »  (« À bâtons rompus », Le Gaulois, 24 mai 1886). Mirbeau découvre alors qu’il n’a décidément rien à voir avec ce type de pamphlétaire. Douze ans plus tard, quand Rochefort est passé depuis longtemps à l’extrême droite, il ne cache plus son mépris et, pendant l’Affaire, il réaffirme son inébranlable conviction « de la prodigieuse stupidité de M. Henri Rochefort, et de sa canaillerie plus prodigieuse encore » (« Palinodies », L’Aurore, 15 novembre 1898). En 1902, ne reculant à son tour devant aucun excès, il l’exécute en quelques lignes d’une violence digne de l’objet de son exécration : « Auteur de romans idiots et de plus stupides vaudevilles… Et il est à l’honneur de la presse contemporaine !… Et il aura des funérailles comme Victor Hugo ! / Ce qu’il a entassé de mensonges, de vilenies, de calomnies, d’infamies, est inimaginable. Il s’attaque aux femmes sans défense, aux enfants, aux prisonniers… Il recule les bornes du dégoût. Sa vie n’a été véritablement qu’un crime perpétuel, une offense permanente à l’humanité. / S’est encore exaspéré, en vieillissant, au point que, lorsqu’on le rencontre, on peut se demander, au relent qu’il laisse derrière soi, si c’est son estomac ou sa méchanceté qui font qu’il pue ! » (Têtes de Turc,  31 mai 1902). 

P. M.

 

 


ROD, édouard

ROD, Édouard (1857-1910), professeur de littérature comparée, critique littéraire et romancier suisse de langue française, d’inspiration schopenhauerienne et d’imprégnation calviniste. D’orientation naturaliste à ses débuts (Palmyre Veulard, 1881, Les Protestants, 1882, La Femme d’Henri Vanneau, 1884), il a ensuite évolué vers le spiritualisme, le psychologisme et le moralisme et a mis en scène des luttes de conscience sur fond d’inquiétude métaphysique  dans ses romans les plus connus : La Course à la mort (1885), Le Sens de la vie (1889), roman qui marque un pas important sur la voie du retour à la religion,  La Sacrifiée (1892), La Vie privée de Michel Tessier (1893), La Seconde vie de Michel Tessier (1894), Le Silence (1894), Les Roches blanches (1895), Le Ménage du pasteur (1898). À cet homme en quête de sens, la religion a fini par lui apparaître comme le seul  remède au néant de la vie.

Mirbeau a fréquenté Rod un temps. C’est ainsi que, en janvier 1886, il l’a invité à participer au premier dîner des Bons Cosaques, qu’il venait de fonder avec Paul Hervieu. Deux ans plus tard, c’est à Rod qu’il présente ses tardives excuses pour son odieux article de jadis, « La littérature en justice » (La France, 24 décembre 1884). Quand Émile Hennequin, dont il est l’ami, meurt accidentellement noyé, en juillet 1888, Rod demande à Mirbeau d’intercéder auprès de Francis Magnard pour que puisse être lancé, dans Le Figaro, un appel au soutien financier de sa veuve, qui ne demandait rien de ce genre, d’où une plate lettre d’excuses de Mirbeau, fort ennuyé. Mais l’orientation religieuse et puritaine de Rod ne peut que créer un abîme entre les deux écrivains, et Mirbeau ne manque pas une occasion de déblatérer contre Rod, par exemple dans une lettre à Hervieu du printemps 1889, lorsqu’il rapporte sa rencontre avec le docteur Vuilliet de Genève : « Comme je lui parlais de Rod, le docteur Vuilliet fit une grimace inexprimable (il ressemble beaucoup à Coquelin Cadet), et il s’écria : “Ah ! je vous en prie, ne me parlez pas de ça ! C’est mon cauchemar ! Si je suis ici, c’est pour fuir ce Rod, pour ne plus le voir, n’en entendre plus parler !... Dieu sait si à Genève nous avons des protestants insupportables… Mais aucun ne l’est plus que ce Rod !... Non, ce Rod !... Roturier, intrigant, respectable, lâche, ignorant, prosélyte, il est capable de toutes les vilenies… Et puis, cet homme distille trop l’emmerdement ! Moi, une canaille, ça m’est égal, mais qu’elle ne m’emmerde pas !... Or ce Rod m’emmerde, m’emmerde, m’emmerde !... Comment diable avez vous pu connaître un emmerdeur pareil ?” Et les “merdes”volaient, mon bon ami, avec une rage croissante. Je lui racontai l’histoire de Rod, à la mort d’Hennequin ! / — Comment ! rugit le docteur… Vous lui avez envoyé l’argent à lui !... Mais il l’a mangé, mon cher Monsieur… Et si vous n’avez pas pris toutes vos précautions, il vous accusera d’improbité !... C’est bien cela !... Il faut qu’il se faufile partout, le misérable !... Partout, ça suinte le Rod !... Même ici, du diable si j’aurais pu croire qu’on m’en parlât ! Merde ! Merde !” » Les relations de Mirbeau avec Rod semblent s’être arrêtées là.

P. M.

 


RODENBACH, georges

RODENBACH, Georges (1855-1898), poète flamand d’inspiration symboliste et d’expression française, décédé prématurément en décembre 1898. Auteur de recueils de vers – notamment L’Hiver mondain (1884), Du silence (1888), Le Règne du silence (1891), Le Voyage dans les yeux (1893), Les Vies encloses (1896), Le Miroir du ciel natal (1898) –, il a également écrit une pièce en vers, Le Voile, créée en mai 1894 à la Comédie-Française, et deux romans où il évoque l’atmosphère envoûtante  de Bruges et qui sont les chefs-d’œuvre du roman symboliste : Bruges-la-morte (1892), où se décèle l’influence d’Edgar Poe, et Le Carillonneur (1897). Il a su évoquer admirablement sa province natale, et notamment Bruges, et développer une poétique des correspondances, où le monde intérieur du poète et le monde extérieur vont se fondre indissociablement. D’où l’admiration de Mirbeau pour son sens du mystère des êtres et des choses et son art de la suggestion. Rodenbach a su, de son côté, comprendre parfaitement le monde de Mirbeau, et particulièrement L’Abbé Jules, dans un chapitre de L’Élite (posthume, 1899) consacré à celui qu’il appelle admirablement « le don Juan de tout l’idéal ». Les deux amis se sont retrouvés en Belgique, à Bruges, Gand, Ostende et Bruxelles, en août 1896. Bouleversé par la mort de son ami, Mirbeau lui a consacré un article nécrologique ému.

Comme Mirbeau, le jeune Rodenbach a connu l’éducation religieuse sous la férule des jésuites, à Gand. En mars 1896, à l’occasion de la sortie des Vies encloses, Mirbeau consacre au poète belge un long article du Journal, où il met en avant l’impact funèbre de la proximité des cimetières et de la mort sur la sensibilité du jeune enfant, tout en soulignant le rôle de transmutation de l’épreuve par le travail de la création poétique.

La lecture de l’œuvre de Rodenbach s’apparente assez à celle que Mirbeau propose du peintre Carrière : une poésie faite de silence et d’intériorité, douant de vie les objets inanimés, permet à son lecteur d’accéder à un symbolisme harmonieux et pacifié, source d’un lyrisme discret, celui de l’intimité des confidences. Les toiles de Carrière, les vers de Mallarmé, la prose de Rodenbach, sa poésie, voilà les bornes artistiques qui dessinent les contours d’un art  symboliste selon les vœux de Mirbeau, celui qui ouvre, dans le monde des phénomènes de nature, les portes de l’intériorité et de la profondeur de l’être. En outre, célébrer l’hymne à la gloire de l’œuvre de Rodenbach offre à Mirbeau l’opportunité de réaffirmer son goût de la poésie belge contemporaine, celle de Verhaeren et de Maeterlinck.

S. L.



Bibliographie : Octave Mirbeau, « Georges Rodenbach », Le Journal, 15 mars 1896 ; Octave Mirbeau, « Notes sur Georges Rodenbach », Le Journal, 1er janvier 1899 ; Georges Rodenbach, L’Élite, Fasquelle, 1899, pp. 143-155.


RODIN, auguste

RODIN, Auguste (1840-1917), célèbre sculpteur français, qui a été également graveur et dessinateur. Après avoir échoué trois fois au concours d’entrée à l’École des Beaux-Arts, il a d’abord travaillé avec Carrier-Belleuse, de 1865 à 1872, puis s’est fait remarquer, en 1877, par son Âge d’airain, qui donne une telle impression de vie qu’il lui vaut d’être accusé de surmoulage. L’année suivante, il triomphe avec un Saint Jean Baptiste grandeur nature, admiré par Mirbeau et « tel que l’avait conçu Gustave Flaubert », un « anachorète farouche, à la puissante ossature décharnée par les fatigues et les jeûnes », et « la face tout entière allumée de lueurs mystiques » (« Auguste Rodin », Le Journal, 2 juin 1895). En 1880, il installe son atelier au 182 rue de l’Université et l’État lui passe commande de la Porte de l’Enfer, d’après Dante, pour le futur musée des Arts décoratifs. En 1885, il reçoit la commande des Bourgeois de Calais, monument qui sera inauguré à Calais en 1895. Au fur et à mesure des commandes qu’il reçoit, en partie grâce à Mirbeau, et des expositions, en France (notamment en 1889, avec Claude Monet, et en 1900, pendant l’Exposition universelle) et à l’étranger, notamment en Allemagne, sa célébrité ne cesse de croître. Mais, en France, il continue de se heurter à l’incompréhension d’une grande partie du public et à de vives oppositions de la part des fonctionnaires misonéistes des beaux-arts et de confrères jaloux, car il bouscule roidement les codes de l’art académique par son expressivité, son dynamisme et heurte de plein fouet « la médiocrité ». Au cours de ses recherches expérimentales, il recourt au collage, susceptible de créer des effets imprévisibles (par exemple, Fugit amor) et à la fragmentation, qui modifie le regard du spectateur (il décompose par exemple sa Porte de l’Enfer, d’où sont extraits Le Baiser et Le Penseur).

Après son Victor Hugo, c’est sa statue de Balzac, commandée en 1891 par la Société des Gens de Lettres et achevée seulement sept ans plus tard, qui suscite un beau scandale : la S.G.D.L. refuse de prendre livraison du Balzac, que Rodin préfère garder chez lui, arrêtant la souscription, presque achevée, qui visait à le lui acheter pour l’offrir à l’État, mais qui, hors Forain, ne regroupait que des dreyfusards. En 1904, une nouvelle souscription permet d’offrir Le Penseur à l’État. Pendant ses dernières années Rodin se laisse davantage absorber par la vie mondaine et sa liaison avec la duchesse de Choiseul. Auparavant, au cours des années 1880, il avait eu une liaison amoureuse avec Camille Claudel, avec laquelle il a fini par rompre au milieu des années 1890, pour rester avec sa compagne de toujours, Rose Beuret, qu’il a accepté d’épouser sur son lit de mort, en 1917, quelques mois avant de passer à son tour l’arme à gauche.

Après sa mort, la gloire de Rodin est devenue universelle et, partout dans le monde, il est aujourd’hui considéré comme le plus grand sculpteur de l’époque moderne.

 

Mirbeau chantre de Rodin

Rodin est, avec Claude Monet, le « grand dieu » du cœur de Mirbeau, qui l’a constamment soutenu et fidèlement secondé, avec passion et efficacité, pendant un tiers de siècle. Et pourtant les deux hommes n’avaient pas les mêmes orientations idéologiques : Rodin était un bourgeois conservateur, sensible aux hochets décoratifs et étranger aux affaires de la cité, et il a été sans doute un antidreyfusard honteux et silencieux, ce qui explique son refus de la souscription pour son Balzac. Quant au côté satyre du sculpteur, qui choquait Monet, il est douteux qu’il ait beaucoup enthousiasmé son chantre attitré. Mais l’admiration sans failles de Mirbeau pour le génie de son ami et la ferveur de son dévouement ont suffi pour dissiper ces réticences, ainsi que les malentendus potentiels : chaque fois qu’il y a eu un risque de conflit entre son engagement éthique et la défense du statuaire, par exemple lors de l’affaire du Balzac, c’est toujours à Rodin qu’il a accordé la priorité, étant avant tout soucieux qu’il puisse continuer à travailler sans être perturbé par les scandales qu’il suscitait bien malgré lui. C’est aussi à Rodin que Mirbeau a consacré le plus grand nombre d’articles, plus dithyrambiques les uns que les autres : « Auguste Rodin », La France,  18 février 1885 ; « Le Salon V », La France, 26 mai 1885 ; « Le Chemin de la croix », Le Figaro, 16 janvier 1888 ; «  L’Exposition Monet – Rodin », Gil Blas, 22 juin 1889 ; « Auguste Rodin », L’Écho de Paris, 25 juin 1889 ; « Sur les commission », Le Figaro, 10 août 1890 ; « Auguste Rodin », Le Journal, 2 juin 1895 ; Interview sur l’affaire du Balzac de Rodin, Le Monde des arts, 29 janvier 1896 ; « À propos de la statue », Le Journal, 30 août 1896 ; « Préface aux dessins d’Auguste Rodin », Le Journal, 12 septembre 1897 ; « Ante porcos », Le Journal, 15 mai 1898 ; « Hommage à Auguste Rodin », Revue des Beaux-Arts et des Lettres, 1er janvier 1899 ; « Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899 ; « L’Apothéose », Le Journal, 16 juillet 1899 ; « Auguste Rodin », La Plume, 1er  juin 1900 ; « Une heure chez Rodin », Le Journal, 8 juillet 1900 ; « Es-tu content, Barrias ? », Le Journal, 23 février 1902 ; « Auguste Rodin », Mon dimanche, 29 mars 1903 ; « Auguste Rodin », L’Art et les artistes, XIX, n° 109, 1914.

C’est à l’automne 1884 que Mirbeau, revenu depuis quelques mois à Paris et chargé de la critique d’art à La France de Charles Lalou, a fait la connaissance de Rodin et a commencé à fréquenter son atelier de la rue de l’Université. Enthousiasmé par l’originalité de cet homme étrange, curieusement mal à l’aise en société et avec les mots, fasciné par son « esprit tumultueux comme un volcan » et son « imagination grondante comme une tempête », écrasé par le génie qui éclate dans toute son œuvre, il est vite devenu son promoteur attitré, voire son « prophète », selon le terme de Maurice Larve, et il lui a servi en permanence de grosse caisse médiatique, contribuant plus que personne à sa reconnaissance et à sa gloire. Il a eu aussi la dure mission de trouver les mots susceptibles de rendre accessibles au grand public les recherches et tâtonnements du sculpteur, au risque de se faire accuser de les surinterpréter. Dès le 18 février 1885, il chante le los de ce « grand artiste », dont le « génie » éclate dans la Porte de l’Enfer, dont Mirbeau nous laisse une saisissante description, la seule que nous possédions de l’état complet de ce colossal monument, avant que Rodin n’y puise des figures présentées isolément. Ce que l’on ne peut pardonner à Rodin, explique-t-il, « c’est de donner à la beauté un accent éloquent et vrai d’humanité, de faire palpiter de vie grandiose et forte le marbre, le bronze, la terre, c’est d’animer ces blocs inertes d’un souffle chaud et haletant, de couler en ces matières mortes le mouvement ». En 1886, Rodin lui rend visite au Rouvray (Orne), l’année suivante, à Kérisper (Morbihan), et par la suite séjourne à plusieurs reprises aux Damps (Eure) et à Carrières-sous-Poissy. En janvier 1888, l’acceptation, par Rodin, de la croix de la Légion d’Honneur suscite le courroux de l’écrivain qui, déçu et ab irato, fait paraître « Le Chemin de la croix » (Le Figaro, 16 janvier 1888), au risque de se brouiller avec son « dieu » : pour que se réconcilient les deux amis, il a fallu rien moins que l’intercession de leur commun ami Claude Monet. En 1888, il pousse ses deux grands amis à organiser une exposition conjointe, qui aura lieu l’année suivante, chez Georges Petit. À la demande de Goncourt, Rodin dessine trois croquetons de la tête de Mirbeau sur son exemplaire de Sébastien Roch, précisément dédié au potinier d’Auteuil. Au début des années 1890, il travaille au buste de Mirbeau, qui est présenté au Salon de 1893, mais qui, pour une fois, autant qu’on puisse en juger, ne semble guère avoir emballé le modèle.

En 1895, le critique chante de nouveau la gloire de son ami lors de l’inauguration des Bourgeois de Calais : « Ce qu'il y a de poignant dans les figures de Rodin, ce par quoi elles nous touchent si violemment, c'est que nous nous retrouvons en elles. Suivant une belle expression de M. Stéphane Mallarmé, “elles sont nos douloureux camarades”. Pour donner une idée de cette beauté d'art, grandie encore par une admirable vision d'histoire, il me faudrait de longues pages, car tout est à étudier, à retenir en cette œuvre puissante, la plus belle, la plus complètement belle, de la sculpture française, et l'originale simplicité de la composition, et la vie si intense qu'elle exprime, et la majesté tragique qui l'enveloppe comme d'une atmosphère de terreur, et surtout la maîtrise d'un métier dont M. Auguste Rodin est peut-être le seul aujourd'hui à connaître les perfections les plus secrètes » (« Auguste Rodin », Le Journal, 2 juin 1895). En 1897, Mirbeau préface le recueil des dessins de Rodin, réalisé à l’initiative d’un riche amateur, Maurice Fenaille, et manifeste, pour ce talent méconnu du sculpteur, une admiration un peu surprenante, allant jusqu’à prétendre les préférer à ses statues.

Dans une série d’articles, il intervient pour défendre Rodin dans son différend avec la Société des Gens de Lettres, et, en 1898, en pleine affaire Dreyfus (voir la notice), il quête avec une étonnante efficacité de nombreuses souscriptions pour acheter le Balzac. Puis il s’emploie, de nouveau avec succès, à secouer l’inertie d’élus majoritairement réfractaires à l’art de Rodin et peu soucieux de lui proposer un emplacement où il puisse présenter à ses frais une rétrospective de son œuvre, pendant la durée de l’Exposition universelle de 1900. Selon lui, ces réticences sont la preuve qu’« on pratique volontiers la chasse au génie » : « Dans notre société, asservie à la tyrannie toute-puissante des collectivités, l’homme de génie n’a plus que la valeur anonyme, la valeur matriculaire d’un individu, c’est-à-dire qu’il n’a plus aucune valeur. Il ne compte pour rien. Mieux que cela, on le hait, et il fait peur comme les grands fauves, et, comme eux, on le poursuit, on le traque, on l’abat sans relâche. Ceux qui ont pu détruire un homme de génie et montrer sa peau à la société touchent une prime »... (« Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899). Parallèlement, Rodin réalise une série de dessins, sans rapport avec le texte, destinés à illustrer, à sa très libre et très particulière façon, 200 exemplaires de luxe du Jardin des supplices, qui paraît chez Ambroise Vollard en 1902.

Conscient de tout ce qu’il doit à l’écrivain, Rodin lui a fait cadeau de onze de ses œuvres, en bronze ou en plâtre, et lui a écrit avec reconnaissance, en 1910 : « Vous avez tout fait dans ma vie, et vous en avez fait le succès. » Il semble néanmoins que, durant leurs dernières années, les liens amicaux se soient un peu distendus et que les visites réciproques aient été sensiblement moins nombreuses.

Si Rodin doit beaucoup à son thuriféraire, ce dernier n’est pas en reste. Car c’est au sculpteur qu’il a emprunté l’idée de recourir lui aussi, dans ses romans, aux procédés du collage, dans Le Jardin des supplices et Les 21 jours d’un neurasthénique, et de la fragmentation, dans la réutilisation fragmentaire d’œuvres antérieures ou pas encore publiées (voir les notices Collage et Fragmentation).

 

Rodin vu par Mirbeau

Comme Monet et Van Gogh, Rodin incarne, aux yeux de Mirbeau, le type de l’artiste qui a pu préserver son regard d’enfant et dont le génie résulte d’une ascèse douloureuse, qui lui a permis de rompre avec les normes académiques en vigueur, mais l’a exposé à la haine de tous les médiocres. Le critique voue à son « dieu » une sorte de vénération et admire sans réserves toutes ses œuvres, régulièrement qualifiées de chefs-d’œuvre : il s’agit en effet de clamer d’autant plus haut et fort son enthousiasme que les résistances sont nombreuses et qu’il est impératif de gagner la bataille de la malléable opinion. En voyant en lui le Michel-Ange de la modernité, il le situe dans une continuité prestigieuse qui fait de Rodin l’égal du plus grand sculpteur de la Renaissance..

Il le loue tout d’abord d’avoir « compris » et exprimé « la vie » et d’avoir « mis dans le marbre et la pierre le douloureux frissonnement de la chair et de la pensée » (« À propos de la statue », Le Journal, 30 août 1896). Si Rodin y est parvenu, c’est parce que, « sculpteur païen », il « n’a qu’un amour, l’amour et le culte de la nature » et que « la nature est la source unique de ses inspirations, le modèle sans cesse consulté par où il cherche et atteint la perfection » (« Auguste Rodin », La Plume, 1er  juin 1900). Même quand il semble sortir des proportions naturelles, pour renforcer l’impression de mouvement et l’expressivité, comme d’aucune le lui ont reproché, il n’en reste pas moins « toujours dans la nature, dans les harmonies de la nature, harmonies de formes, de mouvement et de lumière ». Et c’est ce respect de la Nature et « des lois primordiales de la Beauté » qui  lui permet de « donner toujours plus de beauté », en exprimant, par des symboles toujours parfaitement clairs, « nos inquiétudes, nos découragements, nos enthousiasmes, nos sensualités » ; bref, pour son apologiste, Rodin « aura toujours été la Nature et la Beauté » (Le Journal, 12 septembre 1897).

Les lettres de Mirbeau à Rodin, conservées au Musée Rodin, ont été publiées en 1988.

P. M.

 

Bibliographie : Jeanne Fayard, « Octave Mirbeau, Auguste Rodin et Camille Claudel », in Actes du colloque d’Angers, Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 121-129 ; Claire Black McCoy, « “This man is Michelangelo” : Octave Mirbeau, Auguste Rodin and the Image of the Modern Sculptor », site Internet de Nineteenth-Century Art Worldwide, printemps 2006 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface de la Correspondance avec Auguste Rodin, Éditions du Lérot, 1988, pp. 7-27 ; Claudine Mitchell, « Fleurs de sang : les dessins de Rodin pour Mirbeau », in Rodin – Les Figures d'Éros, Éditions du Musée Rodin, 2006, pp. 87-119 ; Joy Newton, « Octave Mirbeau and Auguste Rodin, with extracts of unpublished correspondance », Laurels, volume 58, n° 1, 1987, pp. 33-60 ;  Jean-François Nivet, « Rodin et Mirbeau : un dieu et son prophète », Figures d’ombre – Les dessins d’Auguste Rodin, Somogy, 1996, pp. 77-87 ; Anne Pingeot, « Rodin et Mirbeau », in Colloque Octave Mirbeau, Éditions du Demi-Cercle, 1994, pp. 113-135.

 


ROPS, félicien

ROPS, Félicien (1833-1898), graveur et peintre d’origine belge, exerça tout d’abord sa plume et son crayon satyriques dans des revues comme L’Uylenspiegel, qu’il fonda avec Charles De Coster en 1856, et fut reconnu comme le Gavarni ou le Daumier belges. En 1864, la rencontre avec l’éditeur français exilé, Auguste Poulet-Masassis, décida de sa carrière : créant pour lui plus de trente frontispices à l’eau-forte et entrant dans l’intimité de Baudelaire pour lequel il illustra Les Épaves (1866), Rops construisit désormais son œuvre dans un rapport étroit avec la littérature. Ses œuvres graphiques, comme La Pornocratès (1878), La Tentation de Saint Antoine (1878), le cycle de La Dame au patin (1873-1885) ou la série des Cent légers croquis (1881) ont eu une large retentissement et ont été perçues comme la peinture des obsessions physiques et morales de la modernité.  Le sommet de sa carrière se situe dans les années 1880, lorsque, installé à Paris depuis une dizaine d’années, il grave la grande série des Sataniques (1882), illustre Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly (1886) et réalise les frontispices d’œuvres de Verlaine, Mallarmé, Péladan, Villiers de l’Isle-Adam. Son inspiration satanique et érotique et sa virtuosité d’aquafortiste destinent son œuvre à un cercle d’initiés. Cependant, il souffre de la réputation sulfureuse dont il est auréolé, sans doute sous l’influence de critiques et écrivains comme Huysmans et Péladan. C’est donc un artiste à la fois au sommet de son art et en crise que Mirbeau rencontre, durant l’été 1885, dans l’atelier de Rodin.

L’influence de Félicien Rops sur Mirbeau fut décisive mais brève, comme en témoigne la correspondance qui s’étend de septembre 1885 à janvier 1887. Ce dialogue épistolaire, dont se détache une dizaine de lettres d’une particulière densité, doit se lire moins comme un échange intime que comme un mode de construction d’identités réciproque.  Mirbeau a sans doute recherché en Rops la protection d’un artiste et illustrateur reconnu, au moment où il publie Les Lettres de ma chaumière dans La France (15 juillet 1885-21 octobre 1885) et prépare son premier roman, Le Calvaire (1886). De son côté, Rops est flatté de l’admiration que lui témoigne Mirbeau et de l’influence qu’il exercera sur lui. Rops ne modifia pas profondément les conceptions esthétiques de Mirbeau, mais il lui fournit une formulation particulièrement saisissante, grâce à la plume exceptionnelle qui était la sienne.

Mirbeau souhaitait inaugurer avec Rops « un livre sur les artistes de ce temps » : « Vous ouvrez la série, et je vous mets au-dessus de tous, dans mon livre, comme vous êtes au-dessus de tous dans mon esprit » (lettre de Mirbeau à Rops, 16 octobre 1885). Cet ouvrage ne vit pas le jour, mais Mirbeau publia un article sur Rops dans Le Matin le 19 février 1886, où il décrit un art qui porte sur les corps modernes un regard d’anatomiste et, au-delà des corps, donne de l’âme contemporaine une vision implacable. Dans cet article et dans d’autres, Mirbeau n’hésite pas à reprendre ou à reformuler les propres textes de Rops, lettres ou comptes rendus de salons : « J’ai détaché de votre article les plus beaux passages pour les mettre en relief » (lettre de Mirbeau à Rops, 18 janvier 1886). Enfin, c’est dans la fiction elle-même que Rops a laissé la trace de son œuvre et de sa plume. Des extraits entiers de lettres du graveur ont été reformulés, parfois restitués tels quels, dans Le Calvaire. Le peintre Lirat emprunte à Rops de nombreux traits, et notamment la relation que l’artiste entretient avec une Nature consolatrice et inspiratrice. Rops est sans nul doute reconnaissant à Mirbeau d’avoir mis en valeur cet aspect souvent occulté de son art et de l’avoir « deviné : « Je suis plus un coureur de venelles que de ruelles » (lettre de Rops à Mirbeau, 11 octobre 1885).

On ignore pour quelle raison la relation entre Mirbeau et Rops cessa au début de l’année 1887. Est-ce à cause d’Alice Regnault ? Est-ce à cause de la préférence de plus en plus grande que Mirbeau accorde à Rodin, alors que Rops accusait le sculpteur d’imiter ses accouplements et les audaces de ses œuvres érotiques ? De fait, c’est Rodin qui, désormais, synthétisera pour Mirbeau les maladies morales et physiologiques du monde moderne.

H. V.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Félicien Rops », Le Matin, 19 février 1886 (et Art moderne, 28 mars 1886) ; Octave Mirbeau, « Félicien Rops », La Plume, 15 juin 1896 ; Hélène Védrine, « Octave Mirbeau et Félicien Rops : l'influence d'un peintre de la vie moderne », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 4, 1997, pp. 124-140 ; Hélène Védrine, « Correspondance Octave Mirbeau - Félicien Rops, 1885-1887 », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 180-205 ; Hélène Védrine, De l’encre dans l’acide, L’œuvre gravé de Félicien Rops et la littérature de la Décadence, Paris, Champion, 2002.

 


ROSNY aîné, J.-H.

ROSNY, pseudonyme de Joseph-Henri Boex, dit J.-H. Rosny aîné (1856-1940), romancier belge, naturalisé français, venu vivre à Paris après dix ans passés à Londres. Il a commencé par publier des romans de facture naturaliste (Nell Horn, 1886, Le Bilatéral, 1887, L’Immolation, 1887, Marc Fane, 1888), mais il a vite répudié  l’école zolienne – qu’il caricature dans Le Termite, roman à clefs de 1890 –, après avoir signé le Manifeste des Cinq contre La Terre. Seul ou en collaboration avec son frère cadet Justin (1859-1948), il a continué d’écrire des romans contemporains (L’Impérieuse bonté, 1894, L’Indomptée, 1895, Le Crime du docteur, 1903), mais, esprit curieux et nourri de lectures scientifiques, il a surtout tenté de créer un fantastique original, admiré par Mirbeau, avec Les Xipéhuz (1888), et s’est orienté vers le roman préhistorique – Vamireh (1892), La Guerre du feu (1911), Helgvor du fleuve Bleu (1930) – et le roman de science-fiction, s’inspirant de l’évolution de la recherche scientifique (La Mort de la Terre, 1912, La Force mystérieuse, 1914). Il a été membre de l’Académie Goncourt dès sa fondation et a laissé des volumes de souvenirs : Torches et lumignons (1927), L’Académie Goncourt et Portraits et souvenirs (posthume).

Mirbeau a manifesté une indéniable admiration pour les premières œuvres de Rosny. En 1887, il évoque les « joies inattendues, bouleversantes » que lui ont procurées « quelques paragraphes du Bilatéral » (« L’Inconnu », Le Gaulois, 24 juin 1887) et regrette qu’un écrivain de son talent ait signé le Manifeste des Cinq contre Zola : « Vous, ô Rosny, vous qui avez dit magnifiquement les grands drames du ciel, que veniez-vous faire là ? » (« Le Paysan », Le Gaulois, 21 septembre 1887). En mars 1888, il lui écrit : « Vous me passionnez comme une force de ce temps. Vous êtes de ceux qui avez apporté le plus de nouveau à la littérature d’aujourd’hui, car vous y avez fait entrer des préoccupations intellectuelles qui semblaient en être bannies. […] Et puis vous avez découvert le ciel. Aucun n’en a expliqué les grands drames, défini les innombrables et changeantes couleurs, comme vous ». En 1889, dans un article en forme de bilan sur la littérature française au présent, il signale avec intérêt ses « recherches sociologiques » (« Quelques opinions d’un Allemand », Le Figaro, 4 novembre 1889), et, l’année suivante, en accusant réception du Termite, il lui adresse de nouveaux compliments : « Vous êtes, mon cher confrère, de toute la génération montante, comme vous dites, celui, artiste et penseur, de qui je reçois les plus fortes impressions. Vous avez d'admirables dons de peintre, et un cerveau puissamment organisé. Tout, pour vous, est matière intellectuable, et dans vos émerveillantes sensations de nature, vous nous faites vivre, penser, en elle. Je vous admire profondément, car vous agrandissez le domaine de mon intelligence. Il y a dans tout ce que vous faites, et dans Le Termite, plus particulièrement peut-être, des résurrections d'humanité, des compréhensions d'âmes, aussi belles, aussi complètes, que les évocations que vous faites de la nature. » La seule réserve qu’il émette, c’est  de ne pas avoir assez montré « l'omnipotence raisonneuse de cet orgueilleux, égoïste, naïf et féroce parvenu » qu’est Zola, qui, « intellectuellement parlant », est « un Sarcey geignard et gagateux »...

Les deux écrivains se retrouveront pendant seize ans, presque tous les mois, à l’occasion des dîners de l’Académie Goncourt, mais ils ne deviendront jamais amis pour autant, et leurs votes convergeront rarement. Les témoignages tardifs de Rosny sur son aîné révèleront de sa part, une regrettable incompréhension de l’homme Mirbeau et de son œuvre : il le taxe d'incohérence, comme un vulgaire Jean Lorrain*, et qualifie son œuvre de « frénétique »...

P. M.

 

Bibliographie : J.-H. Rosny, Mémoires de la vie littéraire - L'académie Goncourt, Paris, Crès, 1927, pp. 11-24 ; J.-H. Rosny, « Les Incohérents – Octave Mirbeau », Les Nouvelles littéraires, 10 septembre 1932 ; J.-H. Rosny, Portraits et souvenirs, Paris, Compagnie française des arts graphiques, 1945, pp. 59-64.

 

 

 


ROUJON, henry

ROUJON, Henry (1853-1914), administrateur, homme de lettres et amateur d’art. Licencié en droit, il a commencé sa carrière de fonctionnaire en 1876, quand il est entré au ministère de l’Instruction publique. Il fréquentait alors les milieux de la bohème littéraire et artistique et a même été secrétaire de rédaction à La République des Lettres de Catulle Mendès. Après avoir travaillé au cabinet de Jules Ferry, dont il était le secrétaire particulier, il a été nommé en 1891 Directeur des Beaux-Arts, et l’est resté jusqu’en 1914. Élu à l’Académie des Beaux-Arts, il en est devenu le secrétaire perpétuel en 1903, avant d’être de surcroît élu à l’Académie Française en 1911. Il a aussi perpétré un roman, Miremonde (1895).

Mirbeau l’a fréquenté à la fin des années 1870, alors que Roujon collaborait à La République des Lettres, sous le pseudonyme d’Henry Laujol. Aussi, en le voyant arriver à la direction des Beaux-Arts, a-t-il caressé un temps l’espoir de le voir soutenir les artistes novateurs et modifier d’importance la politique de l’État en matière d’art, sans pour autant entretenir trop d’illusions : « Au début, il ne sera pas foncièrement pourri ; il aura le désir de faire quelque chose d’autre », confie-t-il à Pissarro, dont il s’est mis dans la tête de demander à Roujon, qu’il croit alors « sincèrement disposé », de lui faire  acheter une toile par l’État. L’administrateur lui a répondu chaleureusement, a semblé prêt à l’écouter, lui a donné rendez-vous la prochaine fois qu’il viendrait à Paris ; mais là-dessus il est tombé malade, est parti en convalescence à Arcachon, et l’affaire a eu d’autant moins de suite que le vieil anarchiste Pissarro était plus que réticent à l’idée de vendre une de ses œuvres à cet État honni. À défaut du père, Mirbeau a tenté quelque chose en faveur des fils Pissarro, Georges et Félix, qui travaillaient à des cartons d’eaux-fortes, mais il est douteux que l’affaire ait abouti. Un an plus tard, nouvel échec pour faire acheter par l’État La Valse de Camille Claudel, exposée au Salon, alors que Mirbeau avait bien pris soin d’inviter Roujon à Carrières pour le mettre dans les meilleures dispositions. Profitant du passage au ministère de Raymond Poincaré, politicien ouvert, Mirbeau a tenté un nouvel effort, couronné de succès, cette fois : le 25 juillet 1895, le ministère a bien commandé à Camille Claudel « le modèle en plâtre d’un groupe, L’Âge mûr », et le lui a bien payé 2 500 francs, mais c’est Roujon qui refusera par la suite qu’on en tire un bronze...

Dès lors, Mirbeau a perdu ses dernières illusions sur son ancien compagnon de bohème, engagé dans un inattendu cursus honorum, et il n’a plus cherché à le ménager. Dans un article du 22 janvier 1900, « Dans la sente », il oppose le Roujon d’autrefois (« un charmant jeune homme très ardent, très enthousiaste », vaguement anarchiste, et ivre de liberté) et le Roujon d’aujourd’hui : « Il n’y a pas de pire trembleur, de pire réactionnaire en art, en lettres, en toutes choses, que cet ancien anarchiste qui, jadis, dans les brasseries de la place Pigalle, chantait de si farouches vérités. Aujourd’hui Roujon, c’est le fonctionnaire, le rond-de-cuir, décrit par Rimbaud, dans toute sa beauté servile et agressive. Il se venge sur les grands artistes et sur les belles choses du talent qu’il aurait bien voulu avoir et qu’il n’a pas eu. » Mirbeau va jusqu’à imaginer que Roujon pourrait en arriver à interdire des pièces écrites naguère par Laujol (« Un peu de théâtre », Le Journal, 5 novembre 1901)... Enfin, dans ses Têtes de Turc de L’Assiette au beurre (31 mai 1902), il présente Henry Roujon en des termes ironiques et nettement dépréciatifs : il est le « chef de l’art, en France », et, à ce titre, il « l’élève, le subventionne, le développe, le protège, le vulgarise, le vend, l’achète, l’épluche, le tamise, l’accommode, le mijote, le décore et, finalement, le sert dans les musées, où les amateurs le consomment. »

P. M.

 

 

 

 

 


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