Thèmes et interprétations

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Terme
CRUAUTE

Octave Mirbeau est à coup sûr un auteur cruel, et ce n’est évidemment pas par hasard que Jean-François Nivet et moi avons choisi d’intituler Contes cruels le recueil de 150 contes que nous avons publié en 1990. Mais il convient de distinguer plusieurs sortes de cruauté dans son œuvre :

* La cruauté inhérente à la condition humaine, qui est un véritable enfer (voir Enfer et Pessimisme). Mirbeau refuse de se voiler la face devant « l’horreur d’être un homme », comme dit Leconte de Lisle, qu’il aime à citer.

* La cruauté des institutions sociales, qui reposent toutes sur le meurtre (voir le Frontispice du Jardin des supplices, 1899) et l’oppression du plus grand nombre, et dont Mirbeau nous dévoile les dessous monstrueux, camouflés sous des dehors avenants et trompeurs, qu’il appelle des « grimaces » (voir ce mot). La famille, l’école, l’Église, le pouvoir politique, la “Justice”, l’armée, l’administration et, plus généralement, l’État, sont autant de forces coalisées pour écraser l’individu et pour transformer des êtres potentiellement pensants et sentants en de « croupissantes larves » (voir ce mot). Mirbeau n’est pas du genre à se laisser aveugler par les préjugés, le conformisme social et la pensée unique, et, quand il découvre une aberration sociale ou une monstruosité à laquelle personne ne semble faire attention, il crie son indignation haut et fort.

* La cruauté des individus, qui obéissent aveuglément à l’atavique instinct de meurtre, inséparable de l’instinct sexuel, et qui est consubstantiel à toute vie organisée, dans un univers qui est un « crime » et où il faut manger ou être mangé. Même si Rousseau a été une de ses influences marquantes, Mirbeau ne croit pas du tout que l’homme ait été « bon » à l’état de nature et, sous un vernis de civilisation, il voit toujours en l’homme moderne le « gorille féroce et lubrique » dont il est l’héritier.

* Et enfin la cruauté du romancier, du conteur et du chroniqueur, qui met le doigt sur les plaies purulentes de la société, là où cela fait le plus mal, et qui oblige ses lecteurs à « regarder Méduse en face », au risque de déranger leurs paisibles digestions, de distiller le doute dans leurs esprits, de mettre à mal leur confiance naïve dans les valeurs que la société leur a inculquées : Mirbeau est un inquiéteur, un empêcheur de penser en rond, c’est-à-dire de ne pas penser du tout. La cruauté, en l’occurrence, résulte du choc pédagogique produit par la révélation des cruautés de la vie et de la société, qui sont autant de vérités enfouies et fort dérangeantes ; elle est inséparable de son entreprise de désacralisation et de démystification, et l’esthétique de la cruauté que Mirbeau met en œuvre est foncièrement subversive.

Voir aussi les notices Violence, Crime, Meurtre, Sadisme, Enfer, Désacralisation, Démystification, Le Jardin des supplices et Contes cruels.

P. M.

 

Bibliographie : Aurore Bernard, La Cruauté chez Mirbeau, d'après “Le Jardin des supplices” et les “Contes cruels”, mémoire de maîtrise,  Université de Toulouse - le Mirail, 1994, 86 pages ; Christina Chabrier, « Aesthetic Perversion : Octave Mirbeau’s Le Jardin des supplices », Nineteenth-Century French Studies, n° 34, University of Nebraska Press, printemps-été 2006, pp. 355-370 ; Olivia Chan Pit Chu, L'Esthétique de la cruauté dansLe Jardin des Supplices”, mémoire de maîtrise, université de la Réunion, 2004,  165 pages ; Fernando Cipriani,  « Cruauté, monstruosité et folie dans les contes de Mirbeau et de Villiers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 88-108 ; Angela Di Benedetto, Il Vizio della crudeltà – Orrore e fascino del corpore suppliziato tra Fin-de-siècle e Avanguardia, Università degli Studi di Bari, 2003, pp. 103-123 ; André Dinar, Les Auteurs cruels,  Mercure de France, 1942,  pp. 97-110 ; Christopher Lloyd, « Le Noir et le rouge : humour et cruauté chez Mirbeau », in Octave Mirbeau, Actes du colloque international d'Angers de septembre 1991, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 235-246 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface des Contes cruels, Librairie Séguier, 1990, et Les Belles Lettres, 2000, pp. 7-31 ; Hanan Moukabari, L’Esthétique de la cruauté dans les œuvres narratives d’Octave Mirbeau, thèse dactylographiée, Université de Toulouse-Le Mirail, décembre 1999, 534 pages ; Hannah Thompson, « Savage Poetry : Torture and Cruelty in Mirbeau and Barbey d'Aurevilly », French studies, n° 64, octobre 2010, pp. 410-422.

 

 


CYCLISME

Octave Mirbeau a été un des premiers adeptes de la bicyclette, qu’Henry Bauër avait baptisée « la petite reine ». Si l’on en croit son fils, Gérard Bauër, ce dernier « avait réuni en un club tous ceux qui, dans les lettres et les arts, pratiquaient le sport nouveau » et Mirbeau faisait partie des plus assidus, avec Clemenceau, Tristan Bernard, Paul Hervieu, Fernand Vandérem et Alfred Capus, tous membres de l’Artistic Cycle Club : « Le rendez-vous était à l’Étoile. On faisait le tour de Longchamp, et la matinée s’achevait par un déjeuner hebdomadaire dans un chalet-restaurant du Bois, dont le gérant se nommait Cornuché ». Plusieurs lettres de Mirbeau confirment qu’il faisait effectivement de « longues promenades » à bicyclette, tantôt en groupe, tantôt en solitaire, aux alentours de Carrières-sous-Poissy, de Triel, voire de Giverny.

Il ne voyait pas seulement dans la pratique du cyclisme un exercice physique salutaire et un moyen de découvrir le monde plus efficace et rapide que la marche, en attendant sa conversion à l’automobile, mais il en subodorait aussi les potentialités progressistes, et même subversives. Dans sa chronique « Tous cyclistes ! » (Le Journal, 19 août 1894), il rapportait les propos d’un jeune homme naïf et paradoxal, qui prophétisait que « le cyclisme renversera[it] le gouvernement », parce que, selon lui, ce n’est ni un « mouvement éphémère et vague, comme le boulangisme », ni « une concentration d’intérêts artificiels, comme le fut la Ligue des Patriotes » de Déroulède, et que, « fort de sa spontanéité », il sait précisément ce qu’il veut : « Il veut des routes ! Encore des routes ! Toujours des routes ! ». Or, à la différence de tous les systèmes en -isme – « monarchisme, opportunisme, radicalisme, socialisme, etc. » –, qui ne trouvent « pas autre chose que de réinstaurer, sous des mots nouveaux, sous de vaines étiquettes », des « formes condamnées et malfaisantes », il se trouve que  les routes ont « un rôle social » important « dans la destinée des peuples » : elles « sont pour un pays ce qu’est le système musculaire pour le corps humain : la source de toute vie ». Aussi, quand elles « sont mal entretenues, le pays souffre ». Face à « l’abominable incurie » actuelle, qui altère gravement « les relations sociales », les cyclistes, qui sont « bien organisés » et qui représentent une importante « matière électorale », sont donc tout naturellement devenus « une force énorme et qui grandira encore »...

Si le cycliste Mirbeau ne peut qu’approuver les revendications de ce jeune homme exalté, il ne partage pas sa naïveté, et il est même très lucide sur les dangers potentiels présentés par le cyclisme s’il devient un sport. Neuf ans plus tard, alors que vient de se dérouler le premier Tour de France, il met en garde contre une pratique sportive décérébrante dans le quotidien qui vient précisément de l’organiser, L’Auto. À terme, à force de « déformer le corps » et d’« oublier l’intelligence », au lieu d’êtres pensants, on pourrait en arriver à n’avoir plus affaire qu’à « des brutes primitives », voire à « des machines qui tournent à vide et ne produisent rien d’utile ». Mirbeau plaide donc pour une pratique sportive en général, et cycliste en particulier, qui « allie dans une mesure égale et simultanément la force et l’esprit » (« Mens sana... », L'Auto, 2 novembre 1903).

P. M.

 

 


CYNISME

CYNISME 

 

            En français, ce mot a deux acceptions bien différentes, qui, en allemand, correspondent à deux termes clairement différenciés. Dans le langage courant, il désigne une profonde immoralité affichée et l’absence totale de conscience et de scrupules (en allemand, Zynismus). C’est une des caractéristiques des affairistes, politiciens ou golden boys tels que Bernard Tapie ou Silvio Berlusconi, ou, dans les fictions mirbelliennes, du brasseur d’affaires Isidore Lechat, des Affaires sont les affaires (1903), ou du politicien Georges Leygues, brocardé notamment dans Les 21 jours d’un neurasthénique (1901). Mais il désigne aussi une éthique et une pratique philosophique à base de provocation pédagogique, celles des philosophes grecs de l’antiquité tels qu’Antisthène et Diogène (en allemand, Kynismus). C’est dans ce sens-là que nous aborderons l’œuvre de Mirbeau, qui se situe dans la continuité des cyniques antiques : d’une part, par la mise en œuvre d’une éthique de la provocation, du scandale et de la totale franchise (la parrhésia) ; d’autre part, par le recours au procédé de la « falsification », empruntée aux cyniques grecs.

 

Une éthique cynique

           

À l’instar des cyniques, Mirbeau se méfie des prétentions de la raison humaine, dont il s’emploie à souligner les limites, les contradictions et les dangers et, comme eux, il souhaite faire table rase de toutes les croyances et illusions humaines, avec la lucidité impitoyable d’un matérialiste radical. Dans un univers contingent et absurde, où, en l’absence de toute divinité organisatrice du chaos originel en cosmos, tout est au plus mal dans le pire des mondes possibles, il serait vain de postuler un sens et de se poser la question du pourquoi des choses. L’homme est condamné à vivre, à souffrir et à mourir sans aucune lumière extérieure pour l’aider à trouver sa route, il tâtonne à la recherche de plaisirs décevants, ou en quête d’un bonheur qui, en pratique, se révèle inaccessible, parce qu’il est un animal dénaturé par une culture aliénante. Victime d’un environnement social qui lui interdit d’être lui-même, l’enfant est dûment pétri, déformé, empoisonné et crétinisé par les parents, les professeurs et les prêtres, qui tentent de faire de lui une « croupissante larve » manipulable et corvéable à merci : « Tout être à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement  dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. [...] Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? » (Dans le ciel, L’Échoppe, Caen, 1989, p. 57). Seuls les véritables artistes, chantés par Mirbeau, échappent à cette éducastration programmée.

            Comme la grande majorité des hommes, conditionnés et enduits de « préjugés corrosifs », ne voient plus les choses qu’à travers des verres gravement déformants, il est du devoir de l’écrivain lucide de tenter de conscientiser ses lecteurs, de leur montrer enfin les hommes et les institutions tels qu’ils sont, et non tels qu’on les a habitués à les voir (ou, plutôt, à ne pas les voir), et de faire apparaître le grotesque et l’horrible méduséens qui se camouflent derrière les apparences trompeuses. À cette fin, Mirbeau met en œuvre plusieurs moyens : l’interview imaginaire, l’éloge paradoxal, l’humour noir, la distanciation brechtienne, l’absurde, la caricature, ou encore l’intrusion dans l’intimité des dominants, par le truchement d’un petit diable aux pieds fourchus (Chroniques du Diable de 1885) ou d’une soubrette qui nous révèle l’envers du décor et les arrière-boutiques peu ragoûtantes de la classe dirigeante (Le Journal d’une femme de chambre, 1900). 

            Bien que cette esthétique de la révélation ait pour objet d’amener les lecteurs à jeter sur toute choses un regard neuf, Mirbeau ne se berce pas plus d’illusions que les cyniques sur l’efficacité de sa littérature provocatrice. Car, chez le plus grand nombre de ses lecteurs, l’imprégnation est trop profonde, et les moutons humains, grégaires et abêtis, continueront de se laisser conduire, sans se révolter, aux urnes et aux abattoirs. Il n’est cependant pas exclu que certaines « âmes naïves », chez qui l’instinct et la raison primitive n’ont pas été totalement étouffés sous les couches de “culture” accumulées,  commencent à se poser des questions et à remettre en cause leur vie larvaire et la société qui les écrase, comme on l’a vu en 1898, pendant l’affaire Dreyfus. L’émotion esthétique suscitée par la beauté d’une œuvre d’art peut aussi suffire, parfois, à provoquer chez certains le choc salutaire, susceptible de transformer un être presque amorphe en un homme pensant et sentant.

            Cependant, pas plus que les cyniques, Mirbeau n’entreprend de substituer un nouvel enseignement aux anciens conditionnements : il est trop sceptique et trop relativiste pour prétendre à aucune vérité et affirmer aucune norme ; il est trop sensible à l’universelle contradiction et au mouvement dialectique qui transmue toutes choses en leur contraire pour prétendre immobiliser la loi du mouvement ; et il connaît trop bien  les dangers des prédications et des missionnaires de toute obédience pour prétendre jouer à son tour le rôle d’un « mauvais berger ». Politiquement et culturellement incorrect, il se refuse à proposer une alternative et laisse ses lecteurs libres de leurs choix. Comme Diogène, il se contente d’être un inquiéteur, un empêcheur de penser en rond — c’est-à-dire de ne pas penser du tout !

 

La « falsification » cynique

 

            Dans toute son œuvre, Mirbeau a entrepris ce que les cyniques appelaient la « falsification » des valeurs et des institutions sociales, c’est-à-dire la démonstration expérimentale de leur absurdité par une espèce de contrefaçon, manière de démontrer par l’absurde la nécessité d’un retour à une sagesse naturelle. Deux romans sont particulièrement illustratifs à cet égard : L’Abbé Jules (1888) et Dingo (1913).

Dans le premier, l’abbé imprécateur est en permanence déchiré douloureusement entre les besoins de son corps et les exigences de la religion dont il a hérité, entre son besoin de croire en quelque chose qui donne du sens à sa vie et l’impossibilité d’y parvenir, entre l’idéal entrevu et le poids des contraintes sociales et de la culpabilité inculquée. Comme tous ses congénères, mais d’une façon paroxystique, il est condamné à l'inassouvissement ou à la satiété, à l'agitation stérile ou à l'incurable ennui, et il oscille entre « l'immense dégoût de vivre » et « l'immense effroi de mourir ». Par ses propres contradictions, révélatrices de l’empreinte dénaturante de la société, et par son comportement provocateur plus encore que par ses éructations ( par exemple son célèbre « T'z'imbéé... ciles !...), il nous oblige à regarder en face, dans toute leur horreur, tout ce que nous avons été accoutumés à respecter : la famille, la religion, la “justice”, la morale, les prétendues honnêtes gens, qui ne sont en réalité que de « tristes canailles », et, d’une façon générale, toute l’organisation sociale, vaste entreprise de compression de toutes les forces de vie, auxquelles elle tend à substituer « l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux. » Récit à la première personne rédigé par le neveu et fils spirituel de Jules, dont il transmet le testament à la postérité, L’Abbé Jules constitue une manière d’évangile du cynisme.

Dans Dingo, Mirbeau se situe plus symboliquement encore dans la lignée des cyniques, qui voyaient dans le chien le modèle de l’être naturel, dégagé des conventions sociales. Car c’est précisément son propre chien qui est le héros du roman et qui se permet le luxe de donner à son maître des leçons de nature. Par une étrange interversion des rôles, le maître, anarchiste et rousseauiste, se fait le laudateur des lois, des conventions sociales et des progrès de la civilisation, et tente de dénaturer son chien en faisant de lui un homme bien adapté à la France radicale-socialiste, cependant que le chien éponyme, imperméable aux discours mystificateurs, par sa résistance même et par ses actions, qui le mettent au ban de la société, devient le véritable démystificateur que Mirbeau-personnage a cessé d’être : en levant les masques et en refusant de jouer le jeu des hommes, il nous oblige à regarder en face le microcosme putride de Ponteilles-en-Barcis, fait de misère, de saleté et d’ignorance, où sont concentrées toutes les pourritures et hideurs, des corps, des âmes et des institutions pathogènes. Les prétendus “civilisés” se révèlent, à l’usage, bien plus sauvages que les Tasmaniens exterminés par les colons anglais au nom du « progrès ».

Le roman n’est pas pour autant l’illustration d’une conception naïvement naturiste du monde et Dingo n’est pas davantage un modèle de comportement pour les bipèdes disposant du langage articulé, car il se révèle incapable de réfréner ses instincts de meurtre, dès qu'il sent un mouton. Mirbeau aboutit donc à la même aporie que les cyniques : la loi de la société, c'est l'écrasement des faibles et des gens honnêtes par les forbans sans scrupules, ce qui le révolte ; mais la loi de la nature, c'est aussi celle du plus fort, c'est l'infrangible loi du meurtre, à laquelle le  fidèle Dingo se trouve soumis. Entre les deux abîmes du meurtre, au nom de l'instinct et de la Nature, ou au nom de la loi et de la Culture, comment se maintenir sur l'étroite ligne de crête sans céder au vertige ? Mirbeau-romancier n’apporte aucune réponse toute faite, il se contente de présenter un exemple à valeur pédagogique, destiné à faire réfléchir, au même titre que les provocations de Diogène. Il appartient à chaque lecteur d'essayer, comme lui, difficilement, et au risque de se tromper, de trouver un équilibre entre les exigences de la vie et celles de la société, de canaliser les pulsions naturelles sans les détruire ni les dévoyer, bref de réduire la “civilisation” à son « minimum de malfaisance ».

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau le cynique »,  Dix-neuf/Vingt, n° 10, 2002, pp. 11-26 ; Pierre Michel, « Octavio Mirbeau el cínico », Sophia, Revista de filosofía, Quito (Équateur), n° 5, juillet 2009,

DECADENCE

 

De Mallarmé à Rachilde en passant par Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Catulle Mendès et Jean Lorrain, la décadence semble réunir dans un mouvement aléatoirement cohérent une nébuleuse d’écrivains fin-de-siècle. Mirbeau fut-il décadent ? Notre lecture de son œuvre ne l’est-elle pas davantage ?

Les tendances littéraires – thèmes et procédés – de Mirbeau, pour décadents qu’elles soient perçues par certains de ses contemporains, ne s’inscrivent pas sous le patronage réclamé d’un héritage philosophique qui donnerait l’illusion d’une assise théorique recherchée. Mallarmé, Villiers, ont lu peu ou prou Hegel ; Baudelaire, Platon ; Schopenhauer impressionne, un temps, Huysmans ; en revanche, le croisement baroque ou décadent entre philosophie et littérature n’est pas du fait de Mirbeau. Mais s’il est rationnel et volontiers ennemi des élucubrations, s’il se défie d’une quelconque recherche de l’Absolu ou des aspirations à l’idéal – signes qui bien souvent sont la marque antimatérialiste des décadents –, Mirbeau n’intellectualise pas sa littérature au point d’aligner sa pensée et ses œuvres. Difficile de jauger sa connaissance réelle des écrits de Nietzsche ou de Schopenhauer.

Sans conteste, à la différence de Maupassant ou des Goncourt, avec qui il partage néanmoins nombre de traits littéraires communs, Mirbeau peut, à certains égards, être rangé aux côtés d’écrivains esthètes comme Jean Lorrain, qui accuse une sensibilité d’une richesse et d’une complexité assez voisines. Éminemment moderne, l’œuvre de Mirbeau sait s’ouvrir à des influences et des tendances diverses, à la fois françaises et étrangères, classiques et novatrices ; sa résistance à toute espèce de classement définitif la rend assez proche des œuvres décadentes. Mais, à l’inverse de Lorrain, la vie de Mirbeau (car le concept de décadence ne saurait être complètement dissocié de l’existence de l’artiste) ne donne guère de prises à la critique inhérente au constat de décadence : nulle vie aventureuse, si ce n’est quelques frasques de jeunesse, peu d’excès en dehors de ceux liés au travail, nulle exhibition d’une quelconque homosexualité : en somme, l’équilibre bourgeois d’un homme marié. Non qu’il faille y voir quelconque prévention de la part de Mirbeau, qui agrée l’œuvre et les choix d’écrivains emblématiques de la décadence des dernières années du XIXe siècle : le nom de Lorrain a été cité, ajoutons-y celui d’Alfred Jarry, ou d’Oscar Wilde, ardemment défendus, peut-être celui de Montesquiou, un temps fréquenté ; en revanche, les excès maniérés (« Huysmans, ce Dubrujeaud de la décadence »), esthétisants et antinaturels (œuvre et vie) des peintres préraphaélites sont moqués, notamment dans Le Journal d’une femme de chambre, ou dans la chronique : mythes et allégories, clés de l’esthétique décadente, sont résolument repoussés.

Et pourtant, névrosé – neurasthénique précisément –, Mirbeau l’est en son for intime. Les errements et les instabilités profondes de son moi sont inscrits dans les faiblesses de sa constitution : d’apparence physique robuste, l’athlète accuse en réalité une vulnérabilité nerveuse réelle. La mort et son angoisse, Mirbeau les pressent très tôt comme inexorablement présentes au sein même de la vie, et l’artiste va fatalement inscrire dans son esthétique cette intuition d’une destruction partout à l’œuvre.

Avant d’être affaire de luxure ou de complaisance face au tableau de la douleur, de la débauche ou de la mort, la thématique décadente trouve l’une de ses expressions privilégiées dans la place du regard. Plus que de jouir de la souffrance de l’autre ou du spectacle de sa nudité, l’esprit décadent se repaît avant tout du spectacle en tant qu’acte scopique, à la portée indicible, car très peu cérébrale. Les personnages de Mirbeau succombent volontiers à ces images de la tentation, mieux, à cette tentation de l’image : celle de Juliette s’impose à Mintié jusqu’à l’aliénation, celle de Marguerite à Sébastien Roch, celle de Mathurine à Jules, et cette cohorte d’hallucinations, à l’imagination débridée de Mirbeau. En ce sens, les figures mirbelliennes disent de façon évidente leur lien avec ces autres machines à transfigurer le réel en images expressionnistes que sont les artistes décadents Lemonnier ou Lorrain. À ce titre, non seulement les tendances esthétisantes (style sophistiqué et écriture artiste) du Jardin des supplices, mais plus généralement la place de l’art et de l’artiste dans l’œuvre (Le Calvaire, Dans le ciel), procède de la même fascination pour la forme et l’image, qui peut être comptée au titre des clés de l’esprit décadent dès lors qu’elle confine à l’obsession, jusqu’à devenir un authentique matériau littéraire, et que son rôle est de combler les frustrations et les insatisfactions qui naissent d’un ordre social débilitant.

Le paradoxe mirbellien, c’est le glissement des genres : rencontrer une forme consacrée de décadence – dominée par sa cohorte de complaisances morbides au spectacle de la mort et de l’amour – dans les romans prétendument naturalistes, comme Le Journal d’une femme de chambre ; et à l’inverse, une décadence vitaliste, naturelle, dynamique, dans une œuvre typiquement fin-de-siècle, comme Le Jardin des supplices. Doublement présente, à la fois négatrice et réalité motrice d’un essor, la décadence écrite par Mirbeau ouvre son œuvre sur le vingtième siècle ; elle prend son impulsion dans une vision désabusée et nihiliste de la condition humaine rongée par le pressentiment de la mort et de l’incapacité de l’homme de s’en extraire par la force de sa volonté ; mais la démarche est créatrice et constructive, en cela qu’elle produit une œuvre jubilatoire et fonde une esthétique très exigeante.

Car les personnages de Mirbeau ne cessent pas d’être actifs. Leur impuissance à l’être pleinement, à tout le moins, ne résulte pas de l’abandon à un penchant délétère qui les condamnerait à la récurrence d’une situation d’échec, ou d’une tentation régressive : s’ils existent chez Mintié ou Sébastien Roch, minés par un complexe d’impuissance, il y a loin d’eux aux Hors nature de Rachilde ou aux personnages masculins de Paul Adam ou de Jean Lorrain. L’échec sentimental de Mintié, la complexité de son environnement familial ou scolaire aux yeux de Sébastien, ne déterminent pas une satisfaction masochiste, chez ces personnages qui fuient résolument la source de leur souffrance, en la combattant, à l’inverse de ces figures décadentes qui affichent une délectation doloriste. Le duc Jean Floressas des Esseintes compose les motifs d’un univers qui le coupe du vrai monde. Bolorec, l’abbé Jules, Thérèse, Madeleine, sont des êtres souffrants, d’une souffrance qui attise leurs tendances réfractaires ; ces insoumis refusent d’être le bourreau et la plaie, loin de toute coquetterie romanesque et de toute esthétisation du mal. Si Célestine cultive l’ambiguïté, ce n’est que ponctuellement, sans que le discours social en perde de son acuité.

Reste le narrateur du Jardin des supplices : féminisation du masculin, inclination narcissique, tentation régressive, fascination esthétique, côtoiement des contraires, cousinage de l’amour et de la mort, thème de l’éternel retour, obsession du regard. Il semble que l’on atteigne là un apex décadent qui se décline sur tous les modes. C’est que le roman de 1898 permet d’approcher la singularité de la décadence pratiquée par Mirbeau.

Car le discours sur la nature, stimulant, car à l’origine d’une dynamique vitaliste sans cesse renouvelée, interdit quelque part que l’on restreigne Mirbeau à cette problématique décadente ; on chercherait en vain chez Baudelaire, Lorrain ou Huysmans les traces de cette nécessité de mettre au diapason des grandes voix naturelles, art, littérature, humanisme, société, conceptions politiques et pédagogiques. Bien plus, la ferveur panthéiste de Mirbeau confine là à une mythologie cosmique où la femme figure le maillon de la chaîne entre l’homme et la nature, dans une perspective fort construite. On voit que cette décadence-là ne se cantonne pas à une fascination malsaine pour le mal : un autre contemporain, Paul Adam, avait assez bien mis en relief les affinités entre décadence et énergie. Mirbeau n’emprunte certes pas la même voie, car son œuvre ne se départit pas d’une dimension grand-guignolesque et ricanante, mais Le Jardin des supplices exploite librement les possibles d’une réforme des mœurs occidentales à partir du modèle barbare et décadent de la Chine.

S. L.

 

Bibliographique : Samuel Lair, « Le Naturalisme en question chez Octave Mirbeau et Camille Lemonnier », dans Cahiers Mirbeau, n° 9 , pp. 50-63 ;  Samuel Lair, « Mirbeau et Lorrain : deux modernes », in Jean Lorrain, Autour et alentours, Société des amis de Jean Lorrain, 2007, pp. 53-62 ; P. et R. Wald Lasawski, « L’hystérie, la luxure et la chair », Magazine littéraire, n° 289, « Les énervés de la Belle Époque », juin 1991, pp. 18-20 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le symbolisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 8-25 ; Pierre Michel, « Mirbeau et l’hystérie », in Écrire la maladie, Imago, 2002, pp. 71-84 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », Actes du colloque Octave Mirbeau  d’Angers, Presses Universitaires d’Angers, 1992, pp. 207-216 ; Elena Real, « L’Imaginaire fin de siècle dans Le Jardin des supplices », Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses Universitaires d’Angers, 1992, pp..225-234 ;  Robert Ziegler, The Nothing Machine : The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New-York, collection « Faux Titre », n°  298, 250 pages, 2007.


DECORATIONS

Mirbeau n’avait que mépris pour les breloques infantiles distribuées par les gouvernants à leurs clientèles et pour « les honneurs qui déshonorent », selon la formule de Flaubert.

* D’abord, parce qu’elles ne sont jamais décernées à ceux qui les mériteraient (voir, par exemple, « Décorations », Le Gaulois, 5 janvier 1885) et ne récompensent que la médiocrité ou la servilité, quand ce ne sont pas des services inavouables, que la morale réprouve et que la loi est supposée réprimer. De sorte que si, par exception, il arrive qu’on décore une personne de talent ou de génie, comme Auguste Rodin, ou Victor Lemoine, loin de la rehausser dans son esprit, cela ne fait que la rabaisser au niveau des habituels amateurs de hochets : « Ces distinctions me laissent froid même lorsqu’elles atteignent mes amis. J’ai l’habitude d’aimer ceux que j’aime pour d’autres raisons que ce petit ruban rouge, passé à leur boutonnière, et je les juge sur leur œuvre, non sur les récompenses officielles qu’ils en tirent » (« Félix Fénéon », Le Journal, 29 avril 1894). On sait que Mirbeau a failli se brouiller avec Rodin à cause de sa croix (voir « Le Chemin de la croix », Le Figaro, 16 janvier 1888).

* Ensuite, parce qu’elles créent des réseaux de clientèles et de connivences, au servie de nouvelles féodalités, et sapent les fondements de la République, laquelle cesse d’être “la chose du peuple”, comme elle le devrait et le prétend abusivement, pour n’être plus que l’apanage de quelques-uns, qui ont fait « main basse sur la France », comme Mirbeau n’a cessé de le clamer dès l’époque des Grimaces.

* Enfin, parce que, aux yeux de beaucoup de gens, malgré les scandales, elles continuent d’apparaître comme un signe extérieur de respectabilité, qui les impressionne favorablement. Or Mirbeau n’a eu de cesse de discréditer et de s’employer à détruire cette aura de respectabilité injustifiée, qui a pour fonction d’aveugler les électeurs sur les turpitudes des puissants et les dérapages de la République.

Ceux qui acceptent de se laisser décorer baissent gravement dans l’estime de Mirbeau, à l’instar d’Émile Zola, qu’il juge fini, en 1888, et sur le compte duquel il ironise méchamment, quand le grand romancier prétend, à sa décharge, ne faire que suivre l’exemple de ceux-là mêmes qui le poussaient à refuser ces « décorations officielles » : « Et, avec la mine contristée, pleurarde, d’un enfant qui vient de briser un joujou, il gémit : “Et eux, tous les ans, on les décorait !” » (« La Fin d’un homme », Le Figaro, 9 août 1888). Par opposition, on peut accorder un brevet d’honnêteté à quelqu’un qui ne porte aucune décoration et qui est a priori jugé porteur d’une parole non suspecte, tel ce jeune homme qui prend la défense de l’auteur du Désespéré face à tous ceux qui le dénigrent (« Léon Bloy », Le Journal, 13 juin 1897), ou, bien que Mirbeau ne le précise pas, de ce « jeune poète » qui, invité à dîner chez l’Illustre écrivain en compagnie « de gens plus ou moins célèbres » – et à coup sûr décorés ! –, « regarde tous ces gens, autour de lui, avec l’étonnement pitoyable que l’on a devant une assemblée de fous », et ose, seul, affirmer courageusement que Dreyfus est innocent (« Chez l’Illustre Écrivain VII », Le Journal, 28 novembre 1897).

Voir aussi les notices Légion d’Honneur et Respectabilité.

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Décorations », Le Gaulois, 5 janvier 1885, et « Le Chemin de la croix », Le Figaro, 16 janvier 1888.

 

 


DEMEURES

Petit-fils de deux notaires normands, Mirbeau est né le 16 février 1848 dans la grande maison de notable de son grand-père maternel à Trévières, village du Bessin (Calvados). Cette étude notariale est située dans la rue qui porte aujourd’hui son nom et qui est adornée d’une plaque offerte par son fidèle admirateur Sacha Guitry. Mais il n’y a pratiquement pas vécu et n’en a gardé aucun souvenir, car, dès 1849, il a regagné, avec ses parents, la maison de sa famille paternelle, à Rémalard, dans le Perche ornais. C’est dans la demeure bourgeoise du Chêne Vert, construite en 1857, située rue du Prieuré, à quelques encablures de l’église paroissiale, et entourée d’un vaste jardin dont le chêne éponyme, déraciné en 2000 par une tempête, était l’ornement, que le jeune Octave va passer toute son enfance. C’est là qu’il va s’imprégner de paysages qu’il ne cessera plus d’évoquer dans ses contes et ses romans, où réapparaissent nombre de lieux-dits percherons (Vauperdu, Culoiseau, Freulemont, La Fontaine au Grand-Pierre, etc.). C’est là aussi qu’il fera l’expérience de l’apartheid social régnant dans les bourgs de province et qu’il découvrira la mesquinerie, le conformisme et l’âpreté au gain de l’impitoyable petite bourgeoisie, qu’il ne cessera plus de débarbouiller au vitriol. C’est là enfin qu’il sera tôt sensibilisé à la misère et aux souffrances des petits paysans, des ouvriers agricoles et des chemineaux, victimes d’une société darwinienne où les pauvres sont écrasés sous le talon de fer des riches et des puissants.

Après ses études au collège des jésuites de Vannes, où il situe son émouvant roman Sébastien Roch (1890), puis à Rennes et à Caen, où il passe son bac, le jeune écrivain ambitieux “monte” à Paris en 1872 pour y entamer une carrière de journaliste, sous la houlette de l’ancien député de Mortagne, Dugué de la Fauconnerie. Dès lors, jusqu’à la fin de sa vie, moyennant un nombre impressionnant d’emménagements, il va faire alterner ses séjours à la campagne et ses installations parisiennes.

* À Paris, il a habité successivement : rue de Laval, dans les années 1870 ; rue Lincoln, près des Champs-Élysées, en 1885 ; square du Ranelagh, d’où le bruit le fait fuir au plus vite, en 1888 ; à Levallois, dans un immeuble appartenant à sa femme, en 1889 ; puis, en 1896, dans un pied-au-ciel sis au 42 avenue de l’Alma, où il organise des réceptions intimes le samedi ; dans un bel immeuble bourgeois du 3 boulevard Delessert, proche du Trocadero, à partir de 1897 ; dans un appartement de très grand standing, qu’il loue fort cher à la baronne von Zuylen, au 64 – devenu 84 – de l’avenue du Bois, de novembre 1901 à 1909 ; et enfin, pendant la guerre,  pour y mourir, au 1 de la rue Beaujon, à proximité de son médecin traitant, le professeur Albert Robin.

* À la campagne, plus ou moins proche de Paris, il s’est installé successivement – et provisoirement : pendant six mois en 1885, dans sa « chaumière » au Rouvray, sur la commune de Saint-Sulpice-en-Rille, près de Laigle (Orne), où il rédige ses Lettres de ma chaumière ; pendant la seconde moitié de 1886, dans une maison louée au Pélavé, à Noirmoutier (Vendée), où il achève Le Calvaire et reçoit la visite de Claude Monet ; en 1887-1888, à Kérisper, sur la commune de Pluneret, près d’Auray (Morbihan), dans un manoir avec tourelles et pont-levis, d’où il a une vue superbe sur le loch et sur le golfe du Morbihan et où il rédige L’Abbé Jules ; puis à Menton, Casa Carola, proche de la frontière italienne, en 1888-1889 ; de 1889 à l’hiver 1893, aux Damps, près de Pont-de-l’Arche (Eure), dans une grande maison de briques entourée d’un vaste jardin peint à quatre reprises par Camille Pissarro ; puis à Carrières-sous-Poissy (Yvelines), où il horticulte avec ferveur, dans une maison aujourd’hui détruite et sur l’emplacement de laquelle s’élève, depuis 1993, l’actuel hôtel de ville ; à partir du printemps 1904, dans un château du XVIIIe siècle, entouré d’un très beau parc, acheté par sa femme, et aujourd’hui méconnaissable, dans le village de Cormeilles-en-Vexin, dont il évoquera les habitants sous les couleurs les plus noires dans son dernier roman, Dingo (1913) ; et enfin dans une maison qu’il a fait construire à Triel-sur-Seine, dans les Yvelines, à partir de la fin 1909. Après sa mort, sa veuve en fera don à la Société des Gens de Lettres pour servir à la convalescence d’écrivains peu fortunés.

Voir aussi les notices Trévières, Rémalard, Laigle, Noirmoutier, Auray, Menton, Levallois, Les Damps, Carrières-sous-Poissy, Paris, Cormeilles-en-Vexin et Triel sur Seine.

P. M.

 

Bibliographie : Albert Fournier, « Parterres et châteaux de Mirbeau » , Europe, juin 1967, pp. pp. 191-212 (inséré dans Demeures du temps retrouvé, Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1971, pp. 151-178) ; Pierre Michel, « Les demeures d'Octave Mirbeau », site Internet de Terres d'écrivains, 14 juin 2006.


DEMOCRATIE

La démocratie est un régime politique où c’est le peuple qui est supposé posséder le pouvoir. Soit directement, lorsqu’il est rassemblé sur la place publique pour participer à la prise des décisions, cas de figure qui n’existe plus nulle part depuis belle lurette au niveau d’un État, mais que l’on peut encore imaginer au niveau d’une association ou d’une commune. Soit, comme c’est le cas dans tous les régimes qui se disent démocratiques, par l’intermédiaire de représentants élus à cet effet, d’où la dénomination de « démocratie représentative ». Alors que les différents types de monarchies ne conçoivent les hommes que comme des sujets soumis au pouvoir du monarque, les démocraties sont supposées fonctionner grâce à l’existence de citoyens soucieux d’exercer leurs droits politiques.

Mirbeau est totalement réfractaire à cette représentation idyllique des choses et ne voit dans le terme de « démocratie » qu’un abus de langage visant à tromper et à asservir ceux que l’on prétend citoyens, et qui, en réalité, ne sont que des sujets, que l’on conduit moutonnièrement aux urnes ou aux abattoirs. Certes, les électeurs ont le droit de choisir ceux qui vont gouverner en leur nom, mais ils ne peuvent exercer sur eux aucune espèce de contrôle et n’ont aucun moyen de les obliger à tenir leurs promesses, au demeurant irréalisables le plus souvent. De surcroît, pour Mirbeau, les politiciens ne sont, dans leur très grande majorité, que des arrivistes et des prédateurs cyniques (voir par exemple Eugène Mortain dans Le Jardin des supplices), qui se soucient du peuple comme d’une guigne et qui ne se préoccupent que d’accéder au pouvoir, ou de le conserver, pour bénéficier de tous les avantages et prestiges qu’il procure. Aussi Mirbeau ne voit-il dans le suffrage universel qu’une grossière duperie, qui ne vise qu’à légitimer le pouvoir de ceux qui s’apprêtent à dévorer les moutons humains : son texte le plus mondialement diffusé en toutes langues est précisément un appel à la grève des électeurs.

Mais il est une autre raison pour laquelle la démocratie représentative n’est qu’un leurre aux yeux de Mirbeau : c’est que les citoyens, dont l’existence est indispensable à son fonctionnement idéal, sont en réalité extrêmement peu nombreux à être intellectuellement en mesure d’exercer leurs droits. En guise de citoyens, on n’a en réalité affaire qu’à une espèce d’« inexprimables imbéciles » qu’on nomme les électeurs, assez absurdes « pour consentir à se donner des maîtres avides qui les grugent et qui les assomment »,. Préalablement crétinisés par la famille, l’Église et la presse, ils votent n’importent comment, choisissant le plus souvent « les plus féroces » et « les plus rapaces » de ceux qui sollicitent leurs suffrages, aveuglés par ce que Mirbeau appelle « l’opium de l’espérance ». Si donc l’on souhaite parvenir un jour à une société qui soit réellement démocratique, la priorité doit être accordée dès maintenant à l’école. Ou, plutôt, à une école idéale où, au lieu d’abrutir les « pauvres potaches » et de les enduire de « préjugés corrosifs », on développerait leur esprit critique et où on leur donnerait les moyens intellectuels de comprendre le monde dans lequel ils vivent. Pour Mirbeau, ce n’est pas demain la veille...

Voir aussi Élections, Anarchie, Politique, École et La Grève des électeurs.

P. M.


DEMONSTRATION PAR L'ABSURDE

Une démonstration par l’absurde consiste à prouver qu’une proposition est valide en montrant que la proposition inverse est erronée. Dans une société où, d’après Mirbeau, tout marche à rebours du bon sens et de la justice, il lui suffira donc de démasquer les mensonges des institutions, les « grimaces » des dominants et les faux-semblants des valeurs établies pour que le lecteur ou le spectateur découvre avec étonnement que la vérité n’est pas du tout là où on l’avait conditionné à la voir. D’une certaine façon, c’est toute l’œuvre de Mirbeau qui constitue une démonstration par l’absurde de l’irrémédiable  folie et de la flagrante injustice de l’organisation sociale. Il lui suffit de montrer, dans leur fonctionnement « normal », les aberrations et monstruosités des institutions telles que la famille, l’école, l’armée, l’Église, l’usine, le système politique, etc., pour qu’on comprenne aussitôt que tout est vicié à la racine et que c’est d’autres institutions que les citoyens soucieux de vérité et de justice auraient besoin. Plus particulièrement, des procédés tels que l’interview imaginaire et l’éloge paradoxal (voir les notices) constituent aussi une manière de démonstration par l’absurde : dans le premier cas, l’interviewé révèle lui-même la vacuité ou l’hypocrisie de son discours officiel et exhibe sans vergogne les véritables arrière-pensées, d’ordinaire inavouables, qui l’animent ; dans le deuxième cas, l’éloge de ce qui, dans une société donnée, est considéré comme un délit, un crime, voire une horreur sans nom, telle que le cannibalisme par exemple, ne peut qu’amener le lecteur  doté d’un minimum d’esprit critique à en conclure que les valeurs consacrées sont à rejeter et que ceux qui les défendent ne sont que de sales hypocrites.

Citons quelques exemples de démonstrations par l’absurde dans l’œuvre littéraire de Mirbeau :

* Lorsque le général Archinard, conquérant du Soudan, se vante, au chapitre IX des 21 jours d’u neurasthénique (1901), d’avoir tapissé ses murs de « peaux de nègres », il fait  la démonstration par l’absurde que la prétendue « mission civilisatrice » du colonialisme n’est en réalité qu’un abominable système d’exploitation des Africains et que la République couvre des atrocités criminelles.

* Dans la nouvelle Un homme sensible (1901), le narrateur justifie ses crimes par une référence au darwinisme, à la lutte pour la vie et à l’écrasement des faibles par les forts. Révolté par ses crimes odieux, le lecteur ne peut que rejeter ses justifications théoriques, et donc condamner la « morale » bourgeoise et l’économie capitaliste qui reposent sur les mêmes présupposés. Il devrait même, s’il est cohérent, faire de la pitié pour les plus faibles et les plus démunis le fondement de son éthique.

* Dans la farce Scrupules (1902), le Voleur démontre, par ses multiples expériences, que toutes les professions honorées reposent sur le vol, mais un vol camouflé, légitimé et donc sans danger pour ceux qui le commettent, et qu’il est donc plus honnête et plus courageux de voler ouvertement et à ses risques et périls. Force est au spectateur d’en conclure que la loi n’est qu’un chiffon de papier pour les dominants et que les valeurs morales dont ils se targuent ne sont que « pure grimace ». 

* Dans une autre farce, Le Portefeuille (1902), le Commissaire applique strictement la loi réprimant le vagabondage et expédie au dépôt un pauvre hère dont il vient de reconnaître qu’il s’est comporté héroïquement. La loi se révèle donc foncièrement absurde et d’une révoltante injustice. Le spectateur de bonne foi ne peut qu’en être choqué et, remontant des effets à la cause, il se voit contraint de remettre en question la loi elle-même et tout l’ordre social bourgeois qu’elle légitime.

* Dans Dingo (1913), Mirbeau se livre à ce que les cyniques grecs appelaient la « falsification » des valeurs, des croyances et des institutions sociales, c’est-à-dire la mise en lumière de leur absurdité et de leurs aberrations par une espèce de contrefaçon, manière de démontrer par l’absurde la nécessité d’un retour à une éthique naturelle.

Voir aussi les notices Démystification, Éloge paradoxal, Interview imaginaire et Cynisme.

P.M.

DEMYSTIFICATION

DÉMYSTIFICATION

 

            Démystifier, c’est détruire une mystification, c’est-à-dire une manipulation, une tromperie volontaire. C’est donc procéder à une rectification des erreurs et mensonges en tous genres que le bon peuple, par la force de l’habitude et par la grâce de la respectabilité dont se targuent les dominants, a fini par prendre pour des vérités incontestables. Si Mirbeau peut être considéré comme le grand démystificateur, c’est parce qu’il a entrepris très tôt de dessiller les yeux de ses lecteurs, de leur révéler les dessous de la société et de l'homme dans leur hideuse nudité, d’arracher les masques trompeurs dont les nantis voilent leurs turpitudes, bref de nous obliger « à regarder Méduse en face », lors même que nous préférerions le confort douillet de nos certitudes. Et c’est précisément parce  qu’il s’est  scandalisé de tout ce qui choquait ses exigences éthiques qu’il est devenu lui-même scandaleux et qu’on a tenté de le décrédibiliser, de le discréditer et de souiller sa mémoire, afin que son message subversif ne puisse plus avoir d’effets déstabilisateurs pour l’ordre bourgeois qu’il rêvait de jeter à bas. Considérant en effet que, dans la société bourgeoise de son temps, tout est organisé pour écraser l'individu et pour « tuer l'homme dans l'homme » en vue d'en faire « une croupissante larve » exploitable et corvéable à merci, il a entrepris de s'attaquer, tel Don Quichotte, à tous ces géants que sont les institutions oppressives et aliénantes (voir la notice Anarchisme).

            Pour autant Mirbeau ne se prend nullement pour un prophète ou, comme dit Bernard Lazare, un « porteur de torches » destinées à illuminer le monde. Loin d’opposer aux certitudes erronées de la majorité silencieuse des certitudes alternatives, il ne cesse de douter de tout, à commencer par lui-même, et d’être déchiré en permanence par de multiples contradictions, qu’il assume publiquement. Étant bien en peine de savoir lui-même où sont le Vrai, le Juste et le Beau, auxquels il aspire passionnément, tout en sachant pertinemment qu’il ne les dénichera pas dans le ciel des Idées platoniciennes, il n’a garde d’élever au rang de vérités incontournables ses propres jugements, dont il n’ignore pas le côté subjectif : il se contente, plus modestement, d’essayer de démonter les préjugés mensongers inculqués par la société et, au premier chef, par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église.

En revanche, sur la base de sa propre expérience d’enfant, de collégien, de soldat, de journaliste, d’écrivain et de citoyen, il sait fort bien où se trouvent les mensonges, les bassesses et les laideurs, et c’est contre eux qu’il n’a cessé de se révolter. L’affaire Dreyfus, de ce point de vue-là, est particulièrement instructive : le dreyfusard Mirbeau ne connaît que des bribes de l’Affaire, il en ignore les tenants et les aboutissants, et pour cause ; mais il a d’emblée pressenti où sont les innocents, d’un côté, les fraudeurs et les coupables de forfaitures, de l’autre. Lutter pour la Vérité et la Justice, les valeurs cardinales des dreyfusards, cela ne signifie pas que l’on croit en des absolus, mais simplement que l’on sait où se trouvent le mensonge et l’iniquité et qu’on les dénonce.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau, le grand démystificateur », Cahiers du Nouveau Théâtre d’Angers, n° 34, 1995 ; Pierre Michel, « Le Matérialisme de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 292-312 ; Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001.

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DEPOPULATION

DÉPOPULATION

 

            Sous ce titre, Mirbeau a publié une série de six articles du Journal, à l’automne 1900. Il y défend le droit à l’avortement et y développe des thèses néo-malthusiennes. Ces articles sont accessibles en ligne /

Aricle 1,

Article 2,

Article 3

Article 4,

Article 5

Article 6

            Voir Néo-malthusianisme.


DERISION

La dérision est l’une des armes préférées de Mirbeau pour désacraliser et démystifier les hommes respectés, que ce soit pour leur pouvoir, leur richesse ou leur réussite, les institutions sacralisées, telles que l'Armée ou l'Institut, l'Église ou la “Justice”, et les fausses valeurs consacrées, telles que le patriotisme ou les décorations, le suffrage universel ou les millions d'Isidore Lechat. Elle tend à les faire apparaître sous un jour nouveau, grotesque et risible, qui les discrédite radicalement. Elle contribue ainsi à fissurer leur façade de respectabilité, qui aveugle les naïfs et qui les amène, contre leur propre intérêt, à se soumettre aveuglément. En recourant à la dérision, Mirbeau tente de réduire ses ennemis à leur « minimum de malfaisance », comme il l’écrit de l’État, en interdisant qu’on puisse leur accorder la moindre confiance ou leur reconnaître le moindre prestige.

Alors que la totale subjectivité de l'œuvre mirbellienne suppose, à des degrés divers, l'adhésion, voire l'identification, du lecteur au narrateur ou au chroniqueur, et, à l'occasion, n'exclut pas le recours à la sensiblerie, moyen efficace de toucher les cœurs pas trop endurcis, la dérision exclut toute identification et tout effet larmoyant. Elle implique au contraire la distanciation, obtenue par l'ironie ou par l'humour, avec une prédilection pour l'humour noir ou grinçant. C'est à l'esprit des lecteurs que s'adresse Mirbeau, qui a la volonté affichée de les obliger à exercer leur liberté de jugement et à prendre position. Non pas en se soumettant moutonnièrement aux idées toutes faites dont on les matraque depuis des décennies, mais sur la base de faits sur lesquels ils peuvent jeter un œil neuf et qui constituent autant de révélations pour eux.

Chez Mirbeau, le procédé de la dérision prend des formes étonnamment modernes : l’interview imaginaire, qui permet, en toute ingénuité, de faire déballer aux puissants de ce monde des insanités ou des monstruosités ; l’éloge paradoxal, où l’on prend le contre-pied des valeurs admises en faisant semblant de trouver bon ce qui est évidemment absurde ou monstrueux ; et l’incongruité caractérisée, qui choque l’esprit et oblige à réfléchir. Mirbeau recourt systématiquement à la dérision dans toutes ses chroniques polémiques, notamment dans ses articles parus dans L’Aurore pendant l’affaire Dreyfus (voir par exemple l’hilarant « À cheval, Messieurs », 5 janvier 1899), mais aussi dans ses Farces et moralités. Ainsi, les conseillers municipaux de L'Épidémie (1898) nous donnent-ils l’image de fantoches grotesques et foireux, qui, dans leur criminel égoïsme de classe, sont tout prêts à sacrifier les pauvres et les soldats tant qu'eux-mêmes ne se sentent pas menacés par la typhoïde ; quant aux deux amoureux mondains et bêlants des Amants (1901), ils nous apparaissent comme de lamentables larves balbutiantes, dont les dérisoires borborygmes désacralisent complètement l'amour.  

Voir aussi les notices Démystification, Désacralisation, Humour, Ironie, Paradoxe, Interview imaginaire, Respectabilité,  Grimace, Farce et Farces et moralités.

P. M.


DESACRALISATION

DÉSACRALISATION

 

            Désacraliser, c’est profaner des choses considérées comme sacrées, leur enlever leur caractère religieux, et donc intouchable, pour les ramener au niveau des choses les plus triviales. Complémentaire de la démystification, la désacralisation est indispensable pour qui entreprend de révéler à ses lecteurs les choses telles qu’elles sont, dans leur horreur méduséenne, au lieu de ne les percevoir qu’à travers les verres déformants du conditionnement baptisé “éducation”. Car, tant que les hommes accorderont un caractère sacré à des choses et à des hommes qui ne méritent en réalité ni respect, ni considération, aucun progrès n’est à espérer d’eux, et l’ordre inique qui règne dans toutes les sociétés perdurera sans risque d’être troublé, sous peine de commettre une manière de sacrilège.

            Au premier chef, bien sûr, la désacralisation opérée par un anarchiste tel que Mirbeau concerne la religion et tout ce qui s’y rattache : les dogmes, bien sûr, tout juste bons pour « des pensionnaires de Charenton », mais aussi les rites, les pompes, les pratiques, les institutions ecclésiastiques et les prêtres, ces « pétrisseurs » et « pourrisseurs d’âmes ». Mirbeau n’est pas seulement un athée convaincu et un matérialiste radical : il est aussi profondément anticlérical, anti-religieux et anti-chrétien, et ce dès sa jeunesse, comme en témoignent ses lettres à Alfred Bansard des Bois, où il tourne en dérision tout ce que vénèrent ses compatriotes rémalardais, à commencer par la religion dominante qu’est le catholicisme romain. Voir notamment L’Abbé Jules (1888), Sébastien Roch (1890) et ses articles de L’Humanité, en 1904.

            Mais la société française du deuxième dix-neuvième siècle propose bien d’autres valeurs à la vénération des foules, et la Troisième République, qui se prétend laïque, ne manque pourtant pas, pour assurer sa conquête des âmes et la stabilité de l ‘ordre bourgeois, de trouver, de cultiver et de sacraliser des succédanés des valeurs religieuses de l’Église catholique. Un subversif tel que Mirbeau, qui rêve de tout chambouler dans un ordre social qui le révolte, va donc œuvrer de toutes ses forces à faire apparaître, en les désacralisant, ces fausses valeurs telles qu’elles sont, et non telles qu’on a été habitué, conditionné, à les voir – ou, plutôt, à ne pas les voir :

            * La famille : loin d’être un lieu d’épanouissement et de convivialité, elle constitue le plus souvent un étouffoir pour les couples et un asservissement pour des enfants que l’on conditionne et que l’on enduit de préjugés « corrosifs ».

            • Le travail : loin de valoriser les capacités de l’individu et de lui permettre de se réaliser, dans les conditions concrètes où il s’effectue et dans le cadre de l’esclavage moderne nommé salariat, le travail n’est qu’un moyen d’exploitation éhontée d’une main d’œuvre corvéable à merci, mal payée, constamment humiliée, que l’on jette comme un déchet à la première occasion, et qu’on n’hésite pas à massacrer en cas de grève, comme à l’acte V des Mauvais bergers (1897).

            * La patrie : loin d’être la vénérable mère nourricière de ses enfants, la patrie n’est qu’une entité vide de sens, mais au nom de laquelle on envoie s’entretuer, sur les champs de bataille, des centaines de milliers d’innocents Sébastien Roch, dont le seul tort est de n’être pas nés du même côté de la frontière. Voir surtout le chapitre II du Calvaire.

            * L’amour : loin de l’image aseptisée et idéalisée qu’en donne la littérature à l’eau de rose, il est, aux yeux de Mirbeau, soit une dérisoire comédie que se jouent l’un à l’autre les prétendus amoureux (voir Les Amants, farce de 1901), soit une implacable lutte des sexes et un calvaire pour celui des deux qui aime vraiment – ou qui le croit, ce qui revient au même. Voir notamment Le Calvaire (1886), « Vers le bonheur » (1887), et Mémoire pour un avocat (1894).

            * L’argent et les affaires : le million des Lanlaire, les grotesques patrons de Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), mérite d’autant moins le respect qu’il a été mal acquis et que ceux qui le possèdent n’ont aucune qualité intellectuelle ou morale qui puisse justifier leur richesse. Quant aux affaires, selon la tautologie qui sert de titre à la célèbre comédie de Mirbeau, elles ne sont que les affaires, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’autre but qu’elles-mêmes, que l’argent et le pouvoir qu’il confère en sont le seul moteur, et qu’elles sont totalement étrangères à toute préoccupation humaine, éthique ou esthétique : ce n’est jamais que du gangstérisme légalisé. Voir Les affaires sont les affaires (1903).

            * La science : loin d’être une chose sacrée, inaccessible aux appétits et ambitions des hommes, elle est trop souvent instrumentalisée par le pouvoir politique et par les gros industriels, elle peut, entre les mains d’ingénieurs irresponsables, menacer la survie de l’espèce, et elle contribue de surcroît, avec l’émergence du scientisme, à légitimer la domination du plus grand nombre par une minorité, dans le cadre d’un ordre social profondément inégalitaire et injuste. Voir les notices Scientisme et Écologie.

            * L’armée : loin d’être un moyen de défendre la masse des citoyens d’un pays contre une menace extérieure, elle est un instrument d’oppression et d’asservissement des peuples, en temps de paix, et de massacres à grande échelle, en temps de guerre ou de conquêtes coloniales. Voir en particulier le chapitre II du Calvaire (1886), le dernier chapitre de Sébastien Roch (1890) et « Colonisons » (1892).

            * Le pouvoir politique : loin d’être le moyen d’assurer la paix civile, loin d’assurer le respect de la loi et l’égalité de tous devant la loi, loin d’être choisi librement par des électeurs conscients des enjeux, il échappe à tout contrôle grâce à la légitimation que lui confère la duperie du suffrage universel. Voir les notices Politique et Élections.

            * L’État : loin d’être neutre, d’assurer la coexistence pacifique entre les classes et de faciliter l’épanouissement des individus, il n’est en réalité qu’un instrument de coercition et de domination au service d’une infime minorité de nantis. Voir, par exemple, la préface à La Société mourante et l’anarchie, de Jean Grave (1893). Voir aussi la notice Anarchisme.

            Pour remplacer toutes les fausses valeurs qu’il honnit et rejette, Mirbeau en sacralise d’autres qui, à ses yeux, méritent infiniment plus d’être respectées (voir la notice Sacralisation).

P. M.


DESESPOIR

DÉSESPOIR

 

Le mot « désespoir » peut être entendu dans deux sens différents. Dans un sens négatif, le plus courant, il désigne un état psychique tellement déprimé que l’individu n’attend plus rien de la vie et qu’il peut même être susceptible de recourir au suicide pour mettre un terme à ses souffrances, ou simplement à son taedium vitae. Mais le désespoir peut aussi avoir un sens éminemment positif, celui-là même que lui donne le philosophe André Comte-Sponville, dans son Traité du désespoir et de la béatitude :  pour lui, le désespoir est  le premier pas vers une sagesse matérialiste conséquente, qu’il nomme la « béatitude », c’est-à-dire libérée de toute croyance en une quelconque transcendance, et débarrassée de tous les ger­mes pernicieux d'idéalisme et de spiritualisme, qui empoisonnent encore les esprits et que Mirbeau, précisément, aurait souhaité éradiquer, parce qu’ils empêchent de vivre dans le monde réel et génèrent une kyrielle de souffrances, de conflits et de catastrophes.

Au premier chef, bien sûr, il convient d’éliminer l’idéalisme archaïque des anciennes religions aliénantes et culpabilisantes, tout juste bonnes pour des « pensionnaires de Charenton » aux yeux du jeune Octave. Mais il faut aussi faire la chasse à l’idéalisme camouflé sous des apparences de matérialisme scientifique, succédané laïcisé des vieilles religions, qui se révèle, à l’expérience, tout aussi dangereux : celui des scientistes, toujours prêts, au nom de la science, à expérimenter les inventions les plus dommageables pour l’humanité ; et celui des rêveurs d’utopies politiques et des vendeurs d’orviétan révolutionnaire, partisans du collectivisme ou de la « propagande par le fait », pour qui c’est hic et nunc qu’il convient de concrétiser les espérances et qui sont résolus à justifier tous les moyens au nom de fins supposées émancipatrices.

Pour Mirbeau, sous quelque forme qu’il soit accommodé à l’usage du bon peuple, l'espoir, qui, selon la sagesse des nations, est supposé faire vivre, n’est en réalité  qu'« un opium », comme il l'écrivait en 1897 à propos de sa tragédie proléta­rienne Les Mauvais Bergers (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897). Car l’espoir constitue bien souvent une véritable politique de l’autruche, il interdit de regarder Méduse en face, et de se rendre compte, par exemple, que l’univers est « un immense, un inexorable jardin des supplices », ou bien que ce qu’il est convenu d’appeler “l’amour”, chanté sur tous les tons et idéalisé dans toutes les langues, n’est en réalité qu’une grossière illusion,  quand il n’est pas une horrible torture.

Au contraire de la vulgaire croyance et de l'aveugle espérance, qui ne sont que duperie à la portée de toutes les intelligences, le désespoir est une forme d’action et implique une force d’âme, puisqu’il suppose un refus préalable de tous les préjugés inculqués au fil des ans et qui sont enracinés dans l’environnement. La lucidité du désespéré le pousse à désenchanter l’univers une bonne fois pour toutes et à prendre le risque de « désespérer Billancourt », comme on dira plus tard, pour mieux contribuer à l’émancipation des souffrants de ce monde, exploités et aliénés par les « mauvais bergers » de toute obédience, qui diffusent un nouvel opium du peuple.

Voir Matérialisme, Athéisme, Méduse, Anarchisme et Scientisme.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001, 110 pages. 


DÎNER TRAPP

Parmi tous les événements fondateurs qui ont marqué la naissance du naturalisme, le dîner chez Trapp occupe une plage de choix. En effet, il représente, non seulement, un événement médiatique dont la presse de l’époque, notamment La République des lettres, s’empressa de rendre compte, mais également l’hommage sincère d’une nouvelle génération d’écrivains à ceux qu’elle considérait comme des maîtres, Zola, Flaubert, Goncourt.

C’est le 16 avril 1877, que tous les convives se réunissent dans ce restaurant parisien, situé au coin de la rue Saint-Lazare et du passage du Havre, avec au menu : potage purée Bovary ; truite saumonée à la fille Élisa ; poularde truffée à la Saint-Antoine ; Artichauts au Cœur simple ; parfait naturaliste ; vin de Coupeau ; liqueur de L’Assommoir. Parmi les invités d’un soir, on trouve, outre le trio, six disciples : Huysmans, Céard, Hennique, Alexis, Maupassant et Mirbeau.

La présence de ce dernier n’est pas entièrement surprenante. N’avait-il pas, après tout, envoyé une lettre à Edmond de Goncourt, datée du 31 mars 1877, dans laquelle il criait son admiration ? Il le félicitait pour sa sincérité et puissance d’analyse, avant d’ajouter, comparant La Fille Élisa et Germinie Lacerteux : « Même impitoyabilité de philosophe et de médecin, corrigée par les mêmes émotions et les mêmes bontés attendries de l’artiste et de l’homme, et enfin, même magie dans le style qui a fait de vous, Monsieur, le premier écrivain de notre temps, le plus coloriste et le plus personnel. »

Toutefois, ce serait commettre un contre-sens que de rallier Mirbeau à l’école naturaliste. S’il s’est joint au groupe ce soir-là, c’est sans doute par amitié pour des gens qui exploraient une voie nouvelle en littérature, en aucun pour s’affilier à une école dont il contestait les fondements faussement (du moins le voyait-il ainsi) scientifiques.

Voir aussi Naturalisme et Zola.

Y. L.


DISTANCIATION

On sait que le terme de “distanciation” (Verfremdung, en allemand) a été créé par Bertolt Brecht, par opposition à l’identification traditionnelle du spectateur de théâtre. Il souhaitait au contraire créer, à la représentation, un effet d’étrangeté (Verfremdungeffekt), afin d’obliger le spectateur à prendre du recul par rapport aux personnages en scène et à voir les choses de loin, avec un œil plus critique. Mais, comme toujours, la chose a précédé le mot et, en ce qui le concerne, Mirbeau a pratiqué la distanciation avant la lettre.

Si l’on prend le terme de “distanciation” dans ses diverses acceptions possibles, on peut, chez lui, en distinguer trois formes :

* Tout d’abord, une distanciation thérapeutique par rapport à soi-même, qui résulte d'une réaction de la raison contre la toute-puissance d'une sensibilité d'écorché vif, qui l’expose sans protection à tous les chocs et à toutes les souffrances. Dès son adolescence, Mirbeau a mis au point un système de défense contre les enthousiasmes, lourds de désillusions, de sa sensibilité exacerbée. Ainsi l'humour dont témoignent ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard apparaît-il déjà comme un moyen de ne pas prendre les choses (trop) au sérieux, de faciliter la distanciation de l'esprit face aux emballements du cœur, et de compenser la souffrance de l'âme par la délectation morale de l'intelligence en action. De même, le cynisme affecté et, plus tard, l'humour noir, sont des moyens de feindre d'être désabusé de tout pour ne souffrir de rien, de se contraindre à jouer un rôle pour ne pas être esclave de ses emportements, d'affecter le détachement dans l'espoir de ne point (trop) s'attacher. Ce détachement ironique, il le prête à la plupart des narrateurs de ses fictions : en même temps qu'ils rapportent les faits dont ils ont été les protagonistes ou les témoins privilégiés, ils ne manquent pas de se juger eux-mêmes, et jettent sur leurs aberrations passées un regard rétrospectif chargé de commisération ou de dérision. C'est notamment le cas de Jean Mintié dans Le Calvaire, du protagoniste anonyme du Jardin des supplices, de la Célestine du Journal d’une femme de chambre, ainsi que des divers narrateurs de Dans le ciel, des Mémoires de mon ami, des Souvenirs d'un pauvre diable et d'Un gentilhomme.

* Ensuite, une distance ironique par rapport à la littérature et à ses procédés, histoire de ne pas en être dupe et de ne surtout pas se prendre au sérieux. Elle se manifeste dès les romans rédigés comme “nègre” : par exemple, c’est par une cascade de miracles que le romancier dénoue La Maréchale  (1883), histoire de faire comprendre que ce n’est que de la littérature et que, dans la vraie vie, cela ne se passerait pas du tout comme cela ; pour sa part, le dénouement de La Belle Madame Le Vassart (1884) est carrément frénétique et théâtral, et telle une actrice en scène s’adressant à des spectateurs impatients, Jane Le Vassart s’écrie « Attendez la cinquième acte, sacristi », créant ainsi un effet de distanciation chez le lecteur. L’Abbé Jules (1888) comporte des situations tellement excessives (par exemple, les effets du mandement de l’évêque ou les quarante année de quêtes du père Pamphile) qu’il est clair que le romancier s’amuse et s’émancipe volontiers des règles de vraisemblance propre aux romans « réalistes ». La première partie du Jardin des supplices (1899), « En mission », relève carrément de la farce, la deuxième partie du grand guignol mâtiné d’humour noir, de sorte que le lecteur est distancié et peut même se demander si le romancier n’est pas en train de se payer sa tête. Quant à Dingo (1913), qui tient de la fable cynique et de la galéjade, il est clair que, non seulement le romancier ne tient pas du tout à être pris au sérieux, mais que de surcroît, à la faveur de l’autofiction, il joue de sa propre image de marque et pratique constamment l’autodérision.

* Enfin, distanciation théâtrale, au sens brechtien du terme. C’est surtout dans les Farces et moralités que Mirbeau la met en œuvre, en recourant à toutes sortes de procédés (dérision, caricature, jeux de mots, parallélismes, échanges grotesques, emballement et crescendo...), mais on la retrouve naturellement dans des quantités de dialogues et interviews imaginaires parus dans les journaux et qui n’étaient pas a priori destinés au théâtre. Dans tous les cas, il s’agit de s’adresser à l’esprit du spectateur (ou du lecteur), et non à sa sensibilité superficielle, et de choquer ses habitudes culturelles pour l’obliger à se poser des questions, à éveiller son esprit critique et à exercer sa liberté en prenant position.

Voir aussi les notices Psychologie, Littérature, Roman, Farce, Dérision, Humour noir, Caricature et Farces et moralités.

P. M.

 


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