Thèmes et interprétations

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Terme
SUPPLICE

Depuis le succès de scandale du Jardin des supplices (1899) à travers le monde, le mot « supplice » est souvent associé, dans la tête de personnes semi-cultivées, à celui d’Octave Mirbeau, « celui qui supplicie », comme disait Alfred Jarry, dont la formule plaisante fait mine d’assimiler les supplices chinois du bagne de Canton et les supplices que Mirbeau pamphlétaire a fait subir à ses nombreuses têtes de Turc en les  clouant au pilori d’infamie.

Au sens littéral du terme – au moins dans les langues latines, mais non en anglais, où l’on traduit  Jardin des supplices par Torture Garden ou Garden of Tortures –, le supplice se distingue de la torture : alors que la torture, appliquée à un patient qui n’a pas (encore) été condamné par la “Justice”, vise à le faire parler et à lui arracher, soit des aveux, soit des révélations supposées utiles à l’établissement de la vérité, le supplice est une mise à mort ritualisée et spectaculaire de personnes dûment condamnées, qui vise à édifier la foule, à l’épouvanter par la vue du terrible châtiment et à la faire communier dans la soumission aux gouvernants et le respect de l’ordre établi, fût-il sanguinaire, comme celui des Qing. Quelles sont les spécificités de Mirbeau quand il décrit les supplices chinois dans la deuxième partie de son roman fin-de-siècle ?

* La plus évidente et la plus choquante, c’est que le supplice y est présenté comme un art, au même titre que celui des jardins exubérants au sein desquels se déroulent les exécutions. Le bourreau qui y officie, et qui est interrogé par Clara, présente chacune des mises à mort raffinées auxquelles il procède comme un « chef-d’œuvre », malheureusement insuffisamment reconnu par les autorités d’un pays entré en décadence. Cela met sérieusement à mal les catégories éthiques et esthétiques et ne peut que susciter un malaise chez le lecteur.

* D’autre part, comme on l’a souvent constaté, les trois supplices les plus célèbres imaginés par Mirbeau – ceux du rat, de la cloche et, bien sûr, de la caresse – sont des plaisirs inversés parce que poussés jusqu’à leurs conséquences extrêmes, comme si l’envers et l’endroit n’étaient jamais que les deux faces d’une même réalité, ou comme si du plaisir le plus intense à la souffrance la plus insupportable il n’y avait qu’une différence de degré.

* Par ailleurs, les supplices se déroulent à l’abri des regards de la foule, dans un vaste jardin enclos de murs, où les visiteurs ne sont admis qu’une fois par semaine, en tout petit nombre. La portée édifiante de l’exécution disparaît donc en même temps que leur caractère public et spectaculaire, que l’on retrouve au contraire, dans toute leur monstrueuse horreur, dans Le Supplice du santal (2006), du romancier chinois Mo Yan, dont l’action est située exactement à la même époque, pendant la révolte des Boxers.

* Du même coup, les épouvantables supplices qui se déroulent dans le jardin prévu à cet effet sont, pour les rares spectateurs privilégiés, tels que la sadique Clara, une source d’intense excitation sexuelle et satisfont complaisamment leur perversion scopique : Clara jouit à la fois du spectacle réel des atroces agonies des malheureux condamnés, mais aussi, imaginairement, de ceux qu’elle aimerait qu’on lui infligeât à elle-même : elle est à la fois bourreau sadique et victime consentante. Cette sexualisation d’une procédure supposée relever de l’administration de la “Justice”, si l’on ose dire, et devenue une source de plaisirs pervers pour les happy few occidentaux, ne peut être que dérangeante pour le lecteur européen.

* Les supplices tels qu’ils sont pratiqués dans la Chine de Mirbeau sont des atrocités raffinées de type artisanal, pratiquées par des professionnels compétents et amoureux de leur art, et, si épouvantables qu’ils nous paraissent, ils font infiniment moins de victimes que les massacres industriels pratiqués à l’aveuglette et sur une grande échelle par les puissances occidentales et prétendument “civilisatrices” que sont la France, l’Angleterre ou l’Allemagne. Un siècle avant Mo Yan, Mirbeau nous invite donc à nous interroger sur la validité des présupposés de la bonne conscience européenne et sur les valeurs dont nous nous réclamons, et qui ne sont en fait qu’un hypocrite vernis camouflant mal d’horrifiques réalités.

* Enfin, il est curieux de noter qu’aucun des supplices les plus célèbres imaginés par Mirbeau n’est attesté en Chine : il s’agit bien de pures fictions. Inversement, aucun de ceux que décrivent les visiteurs européens de l’époque, et qu’évoque longuement Mo Yan dans Le Supplice du santal, n’est présent dans le roman français, alors qu’ils sont fort bien documentés : on n’y rencontre ni le tronçonnage à la hache du corps du condamné au niveau de la taille, ni  le supplice du santal, c’est-à-dire l’empalement laissant, s’il est exécuté avec adresse, le patient survivre trois ou quatre jours, ni le supplice qui a le plus fasciné et fait frémir les Occidentaux, le fameux lingchi, qui consiste à dépecer le condamné en cinq cents morceaux dûment comptabilisés.

Il ne faudrait pas croire pour autant que les supplices soient le monopole de la Chine des Qing : pour sa plus grande honte, l’Europe “civilisée” les pratique aussi assidûment. Mirbeau, qui est hostile à la barbare peine de mort (voir notamment L’Humanité du 12 février 1907), est particulièrement révolté par celui qui a été infligé à un écrivain de talent tel qu’Oscar Wilde, condamné au hard labour par l’hypocrite Albion pour des actes privés qui ne regardaient que lui : « Jamais un crime – si atroce soit-il – ne m’a causé de tels frissons d’horreur. Ce récit [de son supplice] vous transporte hors du siècle, dans une époque lointaine et barbare, dans ce sombre moyen âge dont les chefs d’œuvre n’ont pu effacer la tache rouge des tortures ni dissiper l’odeur de chair grillée des bûchers. La vision de cet infortuné et de mille autres martyrs obscurs, tournant le roue de supplice, avec cette terreur constante de la mort, si, à bout de force, à bout de courage, ils s’arrêtent un instant de tourner, m’obsède comme un affreux cauchemar. » Les autres pays d’Europe ne sont pas en reste et témoignent de l’arriération morale et de la sauvagerie des États modernes : « Hélas ! il existe partout, le hard labour, aussi bien en Russie, le pays du bon plaisir sanglant, qu’en Allemagne, en France, en Italie. La forme du supplice diffère selon les pays, mais la douleur humaine n’en perd pas, croyez-moi, un seul cri, ni une seule goutte de sang » (À propos du hard labour », Le Journal, 16 juin 1895). Tant il est vrai que toutes les sociétés humaines reposent sur le meurtre institutionnalisé et s’emploient à le cultiver rationnellement, comme l’affirment des convives du Frontispice du Jardin des supplices.

Voir aussi les notices Justice, Meurtre, Prison, Sadisme, Masochisme, Sexualité, Colonialisme, Anticolonialisme et Le Jardin des supplices.

P. M.

 

Bibliographie : Jérôme Gouyette, « Sacrilèges et souffrances sacrées dans Le Jardin des supplices », in Approches de l'idéal et du réel, Presses de l'Université d'Angers, 1993, pp. 379-397 ; Claire Margat, « Supplice chinois in French Literature : From Octave Mirbeau’s Le Jardin des supplices to Georges Bataille’s Les Larmes d’Éros », site Internet de Turandot, septembre 2005 ;  Claire Margat, « Le Supplice chinois : un imaginaire occidental », in Le Supplice oriental dans la littérature et les arts, Éditions du Murmure, 2005, pp. 65-91 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216.

 

 


SURNATUREL

Matérialiste radical, Mirbeau n’a jamais cédé à la mode du merveilleux qui séduit tant de beau esprits à la Belle Époque et il ne s’est jamais laissé tenté par les croyances en de nouvelles moutures pseudo-scientifiques prises par le surnaturel, fussent-elles cautionnées par l’autorité de savants (Charles Richet, Lombroso, Pierre Curie, Flammarion) : pour lui, ce ne sont que des « gobeurs » d’une déconcertante naïveté, qui leur fait bien souvent « prendre des vessies pour des lanternes ». Ainsi ne voit-il dans la très célèbre medium italienne Eusapia Paladino (1854-1918) qu’une tricheuse, surprise « en flagrant délit d’imposture », et refuse-t-il de croire en la lévitation, car « admettre cette possibilité équivaudrait à nier la loi de la pesanteur ». Il ne croit pas davantage en l’intervention des esprits dans notre vie, ce qui le « fait sourire », ni en la transmission de pensée, qui n’est que « de la mauvaise plaisanterie », ni en la graphologie, ni en la chirognomonie, « encore de la blague », parce qu’il est: « impossible de juger un homme d’après son écriture » et que la physionomie est trompeuse. Enfin, il juge « bouffon » de prétendre prédire l’avenir d’après les lignes de la main. Le seul phénomène qu’il reconnaisse est l’hypnotisme, .

Interviewé en 1911 par Georges Meunier sur le merveilleux, il conclut ainsi : « Je crois seulement à la matière, à la nature, à la force de l’idée et de la volonté. Le surnaturel, c’est l’ignorance qui le crée de toutes pièces. Tout phénomène qu’on ne peut encore expliquer est réputé surnaturel par les simples d’esprit. »

Voir aussi les notices Savants, Matérialisme, Scientisme et Hypnotisme.

P. M.

 

Bibliographie :  Georges Meunier, Ce qu'ils pensent du merveilleux, Albin Michel, 1911, pp. 255-266.


SYMBOLISME

On entend généralement par symbolisme, dans le domaine de la littérature française, toute une mouvance de poètes qui se réclament de Baudelaire et à laquelle se rattachent des poètes aussi différents que Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Francis Viélé-Griffin, Maurice Maeterlinck, Georges Rodenbach, Gustave Kahn, Saint-Pol-Roux, Émile Verhaeren, Stuart Merrill et jusqu’au futur classique Jean Moréas – qui lui a curieusement trouvé un nom de baptême, en 1886 –, auxquels il convient d’ajouter les critiques et théoriciens Remy de Gourmont, Albert Aurier, Charles Morice et Camille Mauclair. Ils ont en commun une profonde hostilité au naturalisme et au scientisme autant qu’à l’académisme, le sens du mystère, le goût du rêve, la recherche de l’analogie, le souci du renouvellement de la prosodie, et la volonté de mettre en œuvre des ressources nouvelles à leur art pour évoquer des impressions, perceptions et émotions ne relevant pas du rationnel. Pour autant il ne s’est jamais agi d’une école ni d’un mouvement constitué.

 

Un compagnon de route ?

 

Mirbeau partage avec la mouvance symboliste bien des exécrations (le positivisme, le rationalisme, le naturalisme, le mercantilisme, le philistinisme des bourgeois) et bien des admirations (à commencer par Baudelaire). Il a lui aussi le désir de ne pas se contenter de l’apparence superficielle des êtres et des choses pour tenter d’atteindre leur « âme », inaccessible au commun des mortels dûment larvisés, de remettre en cause ce que le sens commun entend par « réalité » et d’aspirer à un profond renouvellement des formes esthétiques. Il est même tout naturel qu’il ait pu apparaître un moment comme un compagnon de route, quand, par exemple, il a lancé Maurice Maeterlinck, en août 1890, promu Paul Gauguin, en février 1891 et encensé Vincent Van Gogh, en mars 1891. Si l’on ajoute qu’il était un grand admirateur et ami de Mallarmé, auquel, de son propre aveu, il vouait un culte, qu’il est le premier à avoir cité des vers inédits de Rimbaud, alors complètement inconnu, qu’il a été le défenseur de Remy de Gourmont et de Marcel Schwob, qu’il a été l’un des tout premiers à prodiguer des éloges au jeune Paul Claudel, qu’il a participé à la pension allouée à Verlaine, qu’il s’est fort entiché, et durablement, de Georges Rodenbach, et qu’il a soutenu les efforts de Lugné-Poe pour dépoussiérer le vieux théâtre en acclimatant des dramaturges symbolistes, on serait tenté d’en conclure que son compagnonnage a des racines solides.

Pourtant Mirbeau s’est rapidement détaché de la mouvance symboliste et, sans rien renier de ses admirations ni de ses amitiés, il est devenu un féroce contempteur des avatars du symbolisme, tant des postures artificielles et des prétentions grotesques de certains poètes et théoriciens infatués d’eux-mêmes (voir par exemple « Portrait », Gil Blas, 27 juillet 1886) que de l’idéologie rétrograde, d’inspiration religieuse, qu’il subodorait derrière la phraséologie de pâles épigones. Tant qu'il s'est agi de se rebeller contre les impasses du naturalisme et du scientisme, et, par-delà les cibles conjoncturelles, contre les fausses valeurs d'une société bourgeoise moribonde, du mercantilisme à l'académisme, il a soutenu de sa plume et de son entregent, voire de ses « phynances », les efforts de ses cadets, qui menaient aussi le bon combat. Mais il a vite compris que, dans la bataille littéraire qui fait rage, le symbolisme n'est pour les uns qu'une carte de visite à monnayer, pour d'autres le cache-sexe d'une impuissance congénitale, et pour d'autres encore une voie de passage obligé vers un retour à la religion de leurs pères, qu'il exècre entre toutes. 

 

Critique du symbolisme

 

Les symbolistes souffrent en effet à ses yeux de plusieurs défauts rédhibitoires :

- D’abord, nombre d’entre eux tournent le dos au combat social, tout en prétendant stigmatiser la société bourgeoise qui les révulse : cette « lâche et hypocrite désertion du devoir social », comme il la qualifie dans son roman Dans le ciel (1892-1893), Mirbeau ne cessera de la dénoncer, y compris chez ceux qui ont manifesté un temps l’intention de s’engager dans le combat libertaire alors à la mode. Aussi bien ceux qui se servent de la littérature pour faire carrière et s’échouer lamentablement à l’Académie, comme Henri de Régnier que ceux qui acquièrent à bon compte une réputation usurpée auprès d’une jeunesse idéaliste et abusée, tel Francis Vielé-Griffin, dont il raille le prétendu « chef-d’œuvre », La Chevauchée de Yeldis (« Le Chef-d’œuvre », Le Journal, 10 juin 1900).

- Il leur reproche surtout de fuir la réalité dans le rêve et de s'éloigner de la « nature », d'où procède, selon lui, toute beauté, faute de parvenir à la sentir, à la comprendre et à l'exprimer. Ainsi écrit-il en 1904 de Charles Morice qu'il « ne comprend absolument rien aux beautés de la nature » : il « se vante même, avec un orgueil joyeux, de n'y rien comprendre, et s'en va proclamant qu'un artiste n'est réellement un artiste qu'à la condition qu'il haïsse la nature, qu'il tourne à la nature un dos méprisant et symbolique, et qu'il cherche, en dehors de la nature, dans la Surnature et l'Extranature, une inspiration plus noble et plus inaccessible » (« Claude Monet », L'Humanité, 8 mai 1904).

- Il les accuse également de dogmatisme stérile. Autant lui semble « admirable » l'expression du « mystère » des choses par « la transposition de la nature extérieure dans l'âme humaine, et de l'âme humaine dans les choses » (« Georges Rodenbach », Le Journal, 15 mars 1896), telle que la réalise son cher Rodenbach, autant il lui paraît vain de proposer un système de décodage des correspondances, ou des règles infaillibles d'expression de l'universelle analogie, par le truchement de telle figure de rhétorique ou de tel type de vers, « libre » de préférence. Or chacun des poètes qui se rattachent au tronc symboliste tend naïvement à se croire seul détenteur de la vérité, d'où des querelles dérisoires dont Jules Huret s'est fait l'écho imperturbable dans sa célèbre Enquête sur l’évolution littéraire (1891). Il en va de même dans le domaine de la peinture : Mirbeau voit dans les peintres symbolistes et préraphaélites des « fumistes », des « farceurs », des « mystificateurs », qui, à l'instar des critiques de théâtre ou d'art, se vengent de leur ignorance et de leur stérilité en proclamant, de leur autorité privée, les lois infrangibles de la beauté : « Les théories, c'est la mort de l'art, parce que c'en est l'impuissance avérée. Quand on se sent incapable de créer selon les lois de la nature et le sens de la vie, il faut bien se donner l'illusion de prétextes et rechercher des excuses. Alors on invente des théories, des techniques, des écoles... » (« Botticelli proteste », Le Journal, 11 octobre 1896). 

- Et puis, la priorité accordée à la poésie, truchement privilégié du décryptage des signes,  trop souvent ésotérique, au détriment de la prose, accessible au plus grand nombre, apparaît plus que suspecte aux yeux d’un pourfendeur du langage pseudo-poétique : « La poésie n'a point mes préférences. Je suis même d'avis que, le plus souvent, on n'écrit en vers que parce qu'on ne sait pas écrire en prose, ou bien parce qu'on n'a rien à dire – rien surtout à démontrer, à prouver » (« Le dixième de l’Académie Goncourt », Gil Blas, 24 mai 1907).  Il en donne un aperçu en citant de larges extraits de Vielé-Griffin avant de s’écrier, avec un feint désespoir comique,  à l’adresse de son contradicteur Edmond Pilon :  « Qu’est-ce que tout cela veut dire ?… Quelle est cette langue ?… Est-ce du patois américain ? Est-ce du nègre ?… Qu’est-ce que c’est ? Ah ! je voudrais le savoir ! » (« Le Chef-d’œuvre », loc. cit.) Pour Mirbeau, la poésie telle que l’entendent la majorité des jeunes poètes égarés, à moins qu’ils ne soient tout simplement à la recherche d’une place reconnue et honorifique dans le champ littéraire, n’est jamais, elle aussi, qu’une « mystification ».  

 

Le véritable symbole

 

Certes, Mirbeau est en quête d'écrivains et d'artistes qui, par la « magie » de leur art, lui procurent des émotions inédites, et le fassent accéder à un monde de mystère inaccessible aux « larves » humaines.  Peu lui chaut alors le moyen mis en œuvre, pourvu que le résultat espéré soit obtenu. Rembrandt et Beethoven, « les deux ferveurs de [sa] vie » (La 628-E8, 1907), Delacroix et Rodin, Renoir et Debussy, Wagner et Camille Claudel, Monet et Maillol, par des voies différentes, lui « ouvrent des horizons » et « accumulent en [lui] les frissons qui passent » : « La nature est pleine de mystères charmants ou terribles ; nous ne faisons pas un pas sur le sol sans nous heurter à de l'inconnu. L'art illumine tout cela, sa magie éclaire l'invisible, elle ouvre nos oreilles à bien entendre » (« La Vie artistique », Le Journal, 31 mai 1894). Mais ce symbolisme-là, propre à tous les grands créateurs, n’a rien de commun avec le symbolisme doctrinaire de tant de jeunes artistes et poètes des années 1880-1890, plus portés sur le batelage et l'anathème que sur la création : « Ils me font rire avec leurs journaux et leurs revues, leurs manifestes et leurs programmes. À les entendre, ils vont tout révolutionner. “Assez de vieux arts morts et de vieilles littératures pourries ! Du nouveau, du nouveau, de l'inaccessible, de l'inétreignable, de l'inexprimé”... » Mais ces œuvres, toujours promises, « ils ne les donnent jamais » (« Propos belges », Le Figaro, 26 septembre 1890).

Le véritable symbolisme n'est donc pas chez ceux qui s'en réclament le plus, et qui agacent Mirbeau par leur jactance et leur présomption : « Ces gens-là finiront par me faire aimer Boileau », confie-t-il à Camille Pissarro en décembre 1891. Les symbolistes dignes de ce nom ne sont donc pas ceux qui ont brandi l'étendard de la nouvelle doctrine, mais les créateurs qui, sans se soucier des étiquettes, des dogmes sclérosants et des écoles auto-proclamées, ont poursuivi sereinement leur route. Le véritable « symbole », celui qui sourd spontanément de l'œuvre d'art, et sans lequel aucune création ne saurait être vraiment vivante, est décidément chose trop sérieuse pour qu'on en laisse le monopole aux « cuistres » du symbolisme doctrinaire.

Voir aussi les notices Poésie, Rêve, Préraphaélisme, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Maeterlinck et Viélé-Griffin.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et le symbolisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 8-22 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau et l’esthétique préraphaélite », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 78-96. 


SYSTEME MARCHAND-CRITIQUE

On appelle système marchand-critique l’organisation artistique qui s’est mise en place dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle et qui s’est peu à peu substituée à l’ancien système des Salons, chapeautés par l’État et où un « jury des bons amis » distribuait des médailles aux élèves respectueux de la tradition. À partir du moment où les peintres novateurs ne pouvaient plus ou ne voulaient plus en passer par les fourches caudines des jurys des Salons, contrôlés par les « institutards », comme les qualifie Mirbeau, et où ils ne pouvaient par conséquent compter sur l'achat de leurs toiles par l'État, comme il est d'usage pour les peintres primés, force leur était d'en passer par des expositions indépendantes, particulières ou collectives (par exemple les huit Expositions des impressionnistes, de 1874 à 1886).

Dans le nouveau système, les artistes doivent s'en remettre, d'une part, aux marchands d'art disposant de salles permettant de présenter leurs œuvres, et, d'autre part, à des critiques susceptibles de relayer la bonne parole dans la presse et de susciter de l'engouement pour des peintres qui osent transgresser les règles et se moquent de la tradition. La cible prioritaire est l’élite sociale, à la fois fortunée et cultivée, le seul public susceptible d’envisager d'acheter des œuvres d'art, mais qui est généralement peu enclin à choquer « Sa Majesté Routine » (Le Matin, 15 janvier 1886). Journaliste célèbre et redouté pour son efficacité, Mirbeau constitue dès l’automne 1884 un relais idéal pour des artistes en mal de reconnaissance et pour des marchands soucieux de rentabiliser leurs investissements dans des peintres encore peu cotés. Désireux de démonétiser l'ancien système de consécration officielle contrôlé par l’État et de promouvoir les artistes qui lui procurent des émotions rares, il joue le jeu et se prête au rôle qu'on lui propose. En leur servant de caisse de résonance et en claironnant dans la grande presse le génie des artistes qu’il admire, il est probablement le critique d’art qui incarne le mieux le nouveau système, puisque c’est lui qui, mieux que tout autre, a permis à des artistes comme Monet, Rodin, Pissarro, Van Gogh, Camille Claudel et Maillol de parvenir à la célébrité. À cet égard, le prix atteint par leurs œuvres constitue un bon baromètre de leur reconnaissance : ainsi, en 1885, Mirbeau clame-t-il qu’il faut « acheter du Monet » parce que « Monet restera » (« Exposition internationale de peinture », La France, 20 mai 1885) ; et, en 1910, jugera-t-il « plus que morts » les peintres académiques dont les cotes se sont effondrées, alors que celles de Monet et de Van Gogh atteignent des sommets (« Plus que morts », Paris-Journal, 19 mars 1910).

Il convient cependant d’apporter deux bémols d’importance.

Tout d’abord, Mirbeau refuse de redevenir un pisse-copie à gages comme au cours des douze années précédentes et il se fait, de sa mission de découvreur et de passeur, une idée élevée, éducatrice et émancipatrice, incompatible avec le mercantilisme qu’il ne cessera plus de pourfendre : la critique d’art telle qu’il la conçoit et la pratique n’a rien à voir avec le commerce. C’est ainsi que, en 1889, il prend bien soin de préciser à Claude Monet, histoire d’écarter tout soupçon de réclame : « Je suis – vous le savez – tout disposé à faire l’article. Mais à une condition : c’est que l’article ne sera pas payé par Petit au Figaro. Je ne veux pas mêler mon nom à une affaire commerciale »..

Ensuite,  Mirbeau ne se fait aucune illusion sur le système marchand-critique, dont il n’est partie prenante que parce que, entre deux maux, il choisit celui qui, pour le moment, lui paraît le moindre :

- Ni sur les marchands, qui, à l’instar des directeurs de théâtre et des « marchands de cervelles humaines » que sont les patrons de presse, sont avant tout préoccupés par leur tiroir-caisse. Même Paul Durand-Ruel, le promoteur des impressionnistes, si ouvert, si dévoué et si « convaincu » qu’il soit, songe avant tout à faire fructifier sa maison, et, en 1895, Mirbeau met Claude Monet en garde contre ses manigances. A fortiori les autres marchands sont-ils soupçonnés de vouloir faire leur beurre sur le dos des artistes.

- Ni sur les acheteurs de l’art nouveau, qui sont le plus souvent des ignorants et des snobs, en mal de bons placements ou de réputation flatteuse. Ainsi, dans le manuscrit des Mauvais bergers, sa tragédie prolétarienne de 1897, fait-il dire à un industriel, à la fois odieux et stupide, qui se vante d’avoir de nouveau « acheté un Manet », mais qui est fort en peine d’expliquer ce qu’il y trouve : « J’aime ça comme autre chose !... Je suis moderne, voilà tout… Et puis, vous avez vu dans Le Figaro, l’autre jour, on m’appelle “un amateur éclairé des arts” ».

- Ni sur le public, qui n’accorde « aucune attention » à cette « chose si subtile » et « généralement incomprise » qu’est « l’art de la peinture » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884). Et il explique pourquoi : « Dans les conditions morales, sociales et politiques et sociales où nous vivons, l’art ne peut être l’apanage que de quelques personnalités très rares et très hautes, affranchies de toute éducation officielle ou religieuse ; il ne saurait être sensible au public, c’est-à-dire la masse sociale qui ne vit, ne pense, n’agit que d’après la loi des conventions arbitraires et du mensonge » (Réponse à une enquête sur l’éducation artistique du public contemporain, La Plume, 1er  mars 1901). Même si, plus que personne, Mirbeau a contribué à la reconnaissance internationale des grands créateurs de son temps, il n’en est pas moins bien persuadé que la plus grande partie de ceux qui iront, à l’avenir, visiter moutonnièrement les expositions qui leur seront consacrées seront tout autant inaccessibles au langage de la peinture et fort en peine de partager les émotions que son admiration tâche d’inspirer à ceux qu’il appelle des « âmes naïves 

Dans le système marchand-critique existe un quatrième partenaire incontournable : la presse. Car la bonne volonté d’un critique doté d’une espèce de prescience tel que Mirbeau ne saurait suffire : encore faut-il qu’il parvienne à placer sa copie dans des quotidiens bourgeois, qui ne brillent certes pas par leur audace en matière d’art et où le plus souvent les critiques attitrés sont des amateurs de grandes machines académiques et des laudateurs du système des Salons. Mirbeau doit donc constamment se battre contre le système d’une presse mercantile et misonéiste, pour y conquérir ou y préserver sa place. Après avoir œuvré à La France pendant deux ans, il doit tirer sa révérence, fin juin 1886, et, à deux reprises, de peur d’effaroucher un lectorat tardigrade, on ne lui a finalement pas confié la critique d’art qu’on lui avait pourtant promise : en 1887 à La Nouvelle Revue et en 1895 à  La Revue des deux mondes. Même dans un quotidien tel que Le Figaro, pourtant dirigé par un rédacteur en chef plus ouvert que la plupart de ses confrères, Francis Magnard, il s’est heurté à bien des difficultés. Car, au Figaro, en matière de peinture, c’est Albert Wolff qui, jusqu’en 1891, fait la loi, et il est fort hostile aux impressionnistes. De surcroît les actionnaires, uniquement soucieux de leurs dividendes et tout prêts à accepter des réclames rémunératrices, ont aussi leur mot à dire. Aussi Mirbeau, envisageant le pire, écrit-il à Monet le 1er mars 1889 que, si Magnard lui refuse son article, il ne fera « ni une ni deux » : « Je lui envoie ma démission à la tête. C’est embêtant, à la fin, de ne pouvoir faire ce que l’on veut. » La menace suffit pour que Magnard se montre tout à coup « d’une douceur charmante ». En février 1891, nouveaux accrochages  avec Magnard, qui refuse un projet d’article sur Renoir, « trop caricatural » à son goût, et n’accepte qu’avec réticence celui sur Gauguin, qu’il considère comme tout juste bon pour faire rigoler les Bruxellois. Il oblige aussi Mirbeau à « refaire trois fois » un nouvel article sur Monet : « Mettre la tête à la queue, la queue à la tête, enlever des descriptions, ici, des paragraphes, là, de telle sorte que mutilé, émondé, ébranché dans toutes ses parties, il doit être singulièrement idiot. Mais Magnard a été inflexible. » Là-dessus le patron du Figaro lui rapporte une anecdote qui en dit long sur certains dessous du grand quotidien de l’élite et, du même coup, sur les dérapages possibles du système marchand-critique : « Il m’a dit aussi que je lui avais occasionné, avec vous, des embêtements tels qu’il avait été sur le point de donner sa démission. Il paraît que le Conseil d’Administration l’avait fort blâmé d’avoir laissé passer un article que les Goupil auraient payé six mille francs. Et même on l’avait presque accusé d’avoir fait une affaire avec moi, et que ces six mille francs, il était probable que nous nous les étions partagés.  Ils en sont là, mon ami. Et la façon dont Magnard m’a raconté l’aventure  ne me permet pas d’en douter. Et vous croyez que c’est agréable d’écrire dans ces sales journaux, et que mon désir de rompre avec ce sale monde, est exagéré ! J’en rapporte encore, de ce voyage, un dégoût plus insupportable. » Mais il faut bien vivre, et le journalisme est son gagne-pain. Et, surtout, il tient passionnément à ce que ses chroniques esthétiques puissent continuer d’aider à promouvoir les grands artistes qu’il vénère.

Dans le cadre du système marchand-critique, Mirbeau est constamment tiraillé entre son dégoût de la presse vénale et sa ferveur esthétique, entre la tentation de fuir et la volonté de servir la cause du Beau, entre l’aspiration à la tranquillité et à la contemplation et la volonté de poursuivre sa rédemption par le verbe : « C’est le rachat de notre sale métier de journaliste que de faire, de temps en temps, une œuvre utile et juste », confie-t-il à Monet en 1889.

Voir aussi les notices Critiques, Salons, Durand-Ruel, Petit  et Combats esthétiques.

P. M.


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