Thèmes et interprétations

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Terme
ANTISEMITISME

ANTISÉMITISME



            L’antisémitisme, en principe, devrait se définir par la haine des Sémites, et donc englober à la fois les Arabes et les Juifs. Mais, dans l’acception courante du terme, il n’est question que des Juifs, sans d’ailleurs que l’on sache, le plus souvent, si l’on met en cause une “race”, une culture ou une religion.  Nous nous en tiendrons ici au sens le plus fréquent.

            L’antisémitisme est très ancien et remonte même à l’antiquité romaine. Mais il s’est particulièrement développé au moyen-âge, dans l’Europe chrétienne, essentiellement pour des raisons religieuses, à la faveur de l’accusation de déicide lancée par l’Église romaine contre le peuple juif. Mais aussi pour des raisons économiques et sociales, à cause d’un double interdit : pour les Juifs, de posséder la terre, et, pour les chrétiens, de prêter de l’argent à intérêt, ce qui a conféré à des prêteurs juifs le monopole de l’usure et, du même coup, suscité bien des haines à l’égard de boucs-émissaires bien commodes. À la fin du XIXe siècle, il existe deux formes principales d’antisémitisme : à droite et à l’extrême droite, les anciennes motivations religieuses de l’anti-judaïsme chrétien, particulièrement répandues chez les catholiques, se doublent des récriminations haineuses des nationalistes de tout poil, qui voient dans les Juifs des « cosmopolites », s’introduisant en tous lieux et menaçant l’unité nationale, quand ce n’est pas la pureté de la “race” ; sur l’autre côté de l’échiquier politique, nombreux sont ceux qui, généralisant abusivement, des Rothschild et autres banquiers juifs, à la masse des Juifs perçus comme un peuple d’exploiteurs, ont fâcheusement tendance à identifier juiverie et oligarchie capitaliste, juifs et financiers suceurs du sang des pauvres, comme l’illustre admirablement Zola dans L'Argent (1890). On trouve des traces de cette perception des choses chez Proudhon et Jules Vallès, chez les socialistes et les anarchistes, et même chez des Juifs révolutionnaires comme Karl Marx et Bernard Lazare... Il faudra l’Affaire Dreyfus (voir la notice) pour que la gauche et l’extrême gauche se débarrassent de leurs relents d’antisémitisme – Sébastien Faure, par exemple, fera alors le mea culpa des anarchistes – et pour que l’hostilité virulente aux Juifs ne soit plus que l’apanage de la droite extrême, avec les conséquences que l’on connaît.

 

Mirbeau antisémite

 

Comme tout le monde, Mirbeau a subi les « empreintes » des différents milieux qu’il a fréquentés, dans sa jeunesse percheronne d’abord, puis pendant toutes les années où il a servi la cause bonapartiste (voir les notices Prostitution, Bonapartisme et Négritude). Il est donc plausible qu’il ait été peu ou prou contaminé par l’antisémitisme ambiant, comme tout un chacun à l’époque. Ces « empreintes », il les a évoquées dans son célèbre article « Palinodies ! » du 15 novembre 1898 : « C’est plus difficile qu’on ne pense d’effacer ces empreintes, tant elles sont fortement et profondément entrées en vous. Il faut des efforts persistants qui ne sont pas à la portée de toutes les âmes. Il faut passer par de multiples états de conscience, par bien des enthousiasmes différents, bien des croyances contraires, par des déceptions souvent douloureuses, des troubles, des erreurs, des luttes. » Si l’antisémitisme ne lui était pas étranger, pendant toutes ses années de formation, on est tenté d’en conclure que les odieux articles antisémitiques parus en 1883 dans Les Grimaces (voir la notice) exprimaient, pour une part au moins, ses idées de l’époque. Lui-même ne se les pardonnera jamais et les qualifiera plus tard de « barbarie », car l'antisémitisme politique et culturel qui s’y déploie ouvertement s’y double parfois d'un antisémitisme pire encore, qu'on pourrait qualifier de “génétique”, dans la mesure où il ne se gêne pas pour convoquer tous les stéréotypes de l'imagerie la plus éculée.

Pour une part seulement, car Mirbeau ne tardera pas, un an exactement après la fin des Grimaces, à faire publiquement un premier mea culpa, le 14 janvier 1885, dans un article de La France sur Les Monach de Robert de Bonnières : « Moi aussi, effrayé par l’envahissement des israélites dans notre politique, dans nos affaires, dans notre société, j’ai tenté un jour de sonner l’alarme.  Je ne voulais pas croire que les Juifs fussent si forts parce que nous étions si faibles, si grands parce que nous étions si petits, et s’ils prenaient notre place, c’est que nous la désertions. J’ai reconnu depuis qu’il est parfaitement ridicule de jouer les Pierre l’Ermite en ces temps où l’on ne se passionne plus que pour les cabotins. [...] Et en regardant l’élévation constante des Juifs, par le travail, la ténacité et la foi, je me suis senti au cœur un grand découragement et une sorte d’admiration colère pour ce peuple vagabond et sublime, qui a su se faire de toutes les patries sa patrie, et qui monte chaque jour plus haut à mesure que nous dégringolons plus bas. Je me suis dit qu’il fallait vivre avec lui,  puisqu’il se mêle de plus en plus à notre race, et qu’il faut croire qu’il s’y fondra complètement, comme la vigne vit avec le phylloxéra, le malade avec la fièvre typhoïde et l’intelligence humaine avec le journalisme. » Cet acte de résipiscence a toutes chances de nous paraître aujourd’hui bien insuffisant, tempéré qu’il est par une forme de résignation fataliste à un mal que l’on ne saurait plus empêcher. Mais il n’en traduit pas moins une notable évolution. Laquelle a commencé à coup sûr bien avant Les Grimaces, comme en témoignent quelques articles philosémitiques parus dans les dix-huit mois précédents.

 

Mirbeau philosémite

 

 Au cours de l’hiver 1883, quelques mois avant Les Grimaces,  Mirbeau a dirigé, et rédigé pratiquement seul, un biquotidien d’informations rapides, Paris-Midi Paris-Minuit, qui n’a vécu que trois mois. Or, le 30 janvier 1883, on y trouve un articulet qui dénonce et renvoie dos à dos les deux visages de l’antisémitisme contemporain : celui de la droite catholique et du Figaro, « qui a dénoncé la famille Rothschild à la haine publique », d’un côté, et, de l’autre, celui de La Justice, quotidien de l’extrême gauche parlementaire, où Camille Pelletan suggère d’expulser « les souverains de la fortune », et du leader socialiste Jules Guesde, « qui réclame l’expulsion des Rothschild et la confiscation de leurs biens ». Deux mois plus tard, le 31 mars, à propos d’un ouvrage intitulé La Race sémitique, Mirbeau en loue l’auteur, Théodore Vibert, pour avoir rendu « un grand service à la démocratie » en restituant « aux enfants de Sem la place qui leur appartient légitimement dans l’histoire ». Il considère donc que l’antisémitisme, dont il va pourtant reprendre prochainement le flambeau, est antinomique à la démocratie et qu’il convient de reconnaître aux Juifs la place à laquelle ils ont droit dans la société française, position qui sera de nouveau la sienne deux ans plus tard dans sa chronique sur Les Monach.

Si l’on revient encore un an en arrière, on découvre, dans Le Gaulois d’Arthur Meyer (voir la notice), quotidien mondain et monarchiste, sept articles également philosémitiques – une fantaisie et six reportages à caractère ethnographique –, signés du pseudonyme de Tout-Paris et parus dans la rubrique quasi-quotidienne intitulée « La Journée parisienne » et dont Mirbeau avait la charge, même si, bien sûr, il n’écrivait pas tout. Le rédacteur masqué tâche d’acclimater ses lecteurs, majoritairement catholiques, aux fêtes et aux rituels juifs, met en lumière les convergences entre les deux religions, souligne que la peu nombreuse communauté juive ne constitue en aucune manière une menace pour la société française, et plaide pour un rapprochement des élites sociales des deux communautés religieuses. Les Juifs, écrit-il par exemple, « ont un génie qui n'est pas encore entré dans le cerveau des catholiques » ; ils pourraient en profiter pour se venger de ce que leur « race » a été « proscrite » pendant des siècles et « errante sous tous les soleils et sous toutes les insultes ». Mais, sagement, ils se contentent d'« être arrivés », « d'avoir indiqué la marche au progrès » et « d'avoir élevé l'humanité par les arts, par l'économie sociale, par la fortune ». Dans l'avenir, « les distinctions qui subsistent encore dans l'humanité à l'état isolé, s'effaceront et disparaîtront complètement. Les Juifs seront partout ce qu'ils sont à Paris : ils se mêleront intimement à l'existence du pays. La fusion est faite. » Même si on n’y trouve aucune idéalisation des Juifs, qui ne sont, à tout prendre, ni meilleurs ni pires que les chrétiens, ce plaidoyer en faveur de leur intégration à la société française tranche avantageusement avec certains délires antisémitiques des Grimaces, qui entachent singulièrement l’image de leur auteur.  Que s’est-il donc passé ? Comment expliquer que ce qui lui semblait admirable de 1880 à 1882 lui paraisse brusquement constituer une grave menace en 1883 ?

 

La voix de ses maîtres

 

Un premier constat s’impose. Ces reportages sur les Juifs parisiens sont en fait conformes  à la ligne éditoriale fixée par Arthur Meyer, dont Mirbeau est alors le secrétaire particulier et qui, à cette époque, n’est pas encore l’antisémite forcené qui se déchaînera ignominieusement lors de l’Affaire. Sa politique est alors d'unir toutes les forces conservatrices, en y ralliant les banquiers juifs qui, en France, sont « ardemment républicains », comme il l’exposait dans un éditorial paru le 8 décembre 1880, et signé de son nom, mais naturellement rédigé par son porte-plume. Meyer voyait dans l’antisémitisme « un crime » et une « honte » et, pour toucher son lectorat de privilégiés, recourait à des arguments de type humaniste, dans le droit fil du déisme des Lumières. Espérant contribuer à la fusion des élites chrétiennes et juives, il a donc tout naturellement chargé son secrétaire de préparer le terrain en accoutumant sa clientèle à en accepter peu à peu l’idée et en lui présentant une image des Juifs bien différente des stéréotypes antisémites.

Deuxième constat : dans une revue telle que Les Grimaces, qui mange à tous les râteliers et ratisse expressément le plus large possible, conformément aux vœux du rédacteur en chef et du commanditaire, l’antisémitisme est le bienvenu, car il est le seul ciment de nature à créer un consensus entre deux types de lecteurs bien différents : d’un côté, ceux qui rêvent d’émeutes et de révolution et qui apprécient un pamphlet où sont dénoncés les scandales de la République des Jules ; de l’autre, les monarchistes de toutes obédiences, qui sont tout aussi désireux d’abattre un régime honni, mais dans l’espoir d’une restauration et d’un retour en arrière. Ils ont les mêmes ennemis et sont d’accord pour déplorer la décadence de la France tombée entre les mains d’une bande d’incapables et de prévaricateurs, mais ce n’est pas dans la même perspective qu’ils souhaitent les chasser.

Troisième constat : un an après le krach de la banque catholique de l’Union Générale, qui a ruiné des centaines de milliers d'épargnants et de spéculateurs (fin janvier 1882), et. que l’on attribuait souvent à l’époque, à tort ou à raison, à des manœuvres de la banque Rothschild, le banquier Edmond Joubert, commanditaire des Grimaces, espérait visiblement se servir de l’antisémitisme comme d’une arme dans sa concurrence avec la banque juive. Le rédacteur en chef des Grimaces est donc chargé de mettre en phrases la politique de son maître et de dénoncer inlassablement le péril juif... Cette soumission complice ne manque pas de choquer et de décevoir, sous la plume d'un esprit aussi libre de préjugés que Mirbeau. Où la spirale de la compromission n'a-t-elle pas entraîné un pamphlétaire qui, dans ses éditoriaux des Grimaces, se présentait pourtant comme un justicier ? Certes, il tente de colorier en rouge cet antisémitisme de commande pour le rendre un peu moins odieux et le faire cadrer avec un projet de subversion radicale : les Juifs, « bandes d'hommes de proie » qui se sont « abattus » sur la France en même temps que les politiciens opportunistes, s'y voient accuser de tous les maux imputables en réalité au libéralisme économique et au capitalisme financier, de sorte que,  pour remettre la France sur les rails du progrès social, il conviendrait de chasser tout à la fois « la horde de bandits » qui la rançonnent – c’est-à-dire les opportunistes au pouvoir – et les banquiers juifs, qui pompent ses forces vives et portent une lourde responsabilité dans la crise économique qui ne cesse de s'aggraver, avec son cortège de vagabonds errant sur les grands chemins en quête de pain et de travail.

Mais la conscience de Mirbeau ne doit pas cesser de le tarauder, car il sait pertinemment que ses articles ont une influence non négligeable sur l'opinion publique et qu'il a contribué ainsi à la pourrir, au lieu de l'éclairer, comme il s'en fera par la suite un impératif moral autant que politique. Aussi saisit-il la première occasion, la parution des Monach, pour exprimer publiquement son changement de ligne. Dès lors, libéré de toute contrainte directoriale, il pourra enfin commencer à dire le fond de sa pensée et aborder le problème juif avec le point de vue des Lumières, dont il se réclamait dès sa jeunesse. Il n'aura pas trop de toutes ses belles luttes à venir pour expier cette faute impardonnable et se réhabiliter quelque peu à ses propres yeux. L’affaire Dreyfus va lui permettre, non seulement de faire un second mea culpa public, beaucoup plus net et sans bavures que le premier, dans « Palinodies ! » (loc. cit.), mais surtout d’intervenir courageusement sur la scène publique, en faveur d’un Juif, le capitaine Alfred Dreyfus (voir la notice), victime innocente qu’il convient de dépouiller de tout caractère de classe et de “race”, pour ne plus voir en lui que l’humanité souffrante à défendre à tout prix. 

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Paris-Midi Paris-Minuit », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, pp. 206-222 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau philosémite », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 207-233 ; Jean-François Nivet, « L’Antisémitisme d’Octave Mirbeau », L’Orne littéraire, juin 1992, pp. 47-59 ; Yannick Lemarié, « Mirbeau ou l’œuvre d’expiation », in Bénédicte Brémard et Marc Rolland (dirs),  De l’âge d’or au regrets, Michel Houdiard éditeur, 2009, pp.334-348.

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