Thèmes et interprétations

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Terme
AUTOFICTION

AUTOFICTION

 

            Le terme d’autofiction a été forgé par Serge Doubrovsky en 1977, sur la quatrième de couverture de son roman Fils. Pourtant il n’est pas interdit d’employer ce mot à propos des deux derniers récits de Mirbeau, La 628-E8 (1907) et Dingo (1913).

Comme l’autobiographie, l’autofiction implique l’identité de trois instances : le romancier, le narrateur et le personnage. Mais, dans une autobiographie, les événements racontés sont supposés avoir réellement eu lieu, alors que, dans une autofiction, les faits relatés sont d’entrée de jeu présentés comme une fiction, ce qui laisse à l’auteur-narrateur les mêmes droits et la même latitude qu’à un romancier. Si le cas de Mirbeau est singulièrement intéressant, c’est parce que, dans toute l’œuvre d’un écrivain aussi traversé de contradictions assumées, se combinent des tendances et des formes d’inspiration qui ne vont pas spontanément de pair : anarchisme et décadence, engagement éthique passionné et détachement stoïcien, pessimisme de la raison et optimisme de la volonté, impressionnisme à la Monet et expressionnisme à la Van Gogh, réalisme à la Maupassant et frénétisme à la Barbey d’Aurevilly, horreurs cauchemardesques à la Goya et caricatures féroces à la Daumier. Son cas  est également captivant parce que, conscient des apories du naturalisme et convaincu de l’incurable vulgarité du roman, Mirbeau n’a cessé de chercher à frayer des voies nouvelles pour renouveler un genre romanesque qu’il jugeait moribond. L’autofiction avant la lettre, qu’il va mettre en œuvre sur le tard, constitue l’un des outils, parmi bien d’autres, de ce renouvellement générique.

Dans La 628-E8, qui se présente sous la forme d’un récit de voyage en automobile, outil qui bouleverse la perception du monde, et Dingo, qui a les apparences d’une fable rabelaisienne, il parachève la mise à mort du roman traditionnel en renonçant carrément au sacro-saint héros de roman et en choisissant pour héros, non des êtres humains, mais sa propre voiture, la 628-E8, et son chien, Dingo, qui est son double fraternel. De surcroît, après nombre de romans où il n’avançait que masqué et devait emprunter la voix de ses personnages pour s’exprimer, il se met lui-même en scène. Non pas en tant qu’auteur chargé de nous délivrer un message, ni même en tant que narrateur soucieux de nous restituer un récit bien structuré et qui ait du sens, ni a fortiori en tant que personnage central doté de qualités rares et supérieures. Mais simplement en tant que témoin des exploits des deux véritables héros, devant lesquels il s’efface : dans La 628-E8, il n’est qu’un voyageur trimballé par son « nouveau jouet » automobile, sur les routes de Belgique, de Hollande et d’Allemagne, et soumis aux bouleversements imposée par sa machine, qu’il subit plus qu’il ne la dirige ; dans Dingo, il se transmue en banal gentleman-farmer transplanté dans le Vexin, il n’est plus qu’un citoyen bien formaté de la France radicale et il perd même le contrôle de son propre récit au profit d’un animal, qui se permet en outre de lui donner des leçons d’humanité... D’emblée, on le voit, l’autofiction mirbellienne arbore ses spécificités.

            Le narrateur-auteur-personnage ne se cache pas d’y évoquer, avec toute la précision nécessaire, nombre d’épisodes attestés de la vie de Mirbeau. Mais d’emblée on se rend compte que les faits, tels qu’on a pu les établir, ont subi une singulière distorsion. La fantaisie et le goût de Mirbeau pour l’outrance et la caricature peuvent s’y donner libre cours, et la fictionnalité des deux récits est assumée, tant pour les événements de sa vie que pour sa propre image : de la personnalité historique de l’intellectuel engagé, du justicier sans peur et sans reproche, on est passé à un individu médiocre et peu engageant, souvent veule, stupide, aveugle et conformiste, mais qui n’en porte pas moins le même nom que le grand écrivain respecté. Mirbeau-personnage y est véritablement à contre-emploi, et tout se passe comme s’il prenait plaisir à s’afficher dépourvu des qualités qui l’ont fait admirer des uns et craindre des autres, pour n’être plus qu’un pauvre hère, ondoyant et divers au gré de son automobile et de son chien, et bien en peine d’assumer la moindre responsabilité, fût-elle celle d’un romancier soucieux de contrôler sa production. Ainsi, dans Dingo, l’anarchiste impénitent, le cynique contempteur des pseudo-valeurs de la société bourgeoise s’est-il mué en un apologiste de la Troisième République et de ses « justes lois » ; quant au rousseauiste qui, par la voix de l’abbé Jules, avait jadis présenté les animaux comme un modèle de beauté et d’harmonie, il n’est plus qu’un mauvais maître, acharné à dénaturer son chien pour en faire un homme et un bon citoyen : « Je ne lui demandais pourtant que peu de chose, je ne lui demandais, à ce chien, que de devenir un homme. C'était si facile, il me semble ». Dans La 628-E8, notre humaniste en arrive même à se muer en « Force aveugle » et en écraseur sans scrupules, au nom du Progrès sacralisé : « Il ne faut pas que leur stupidité [celle des villageois rétrogrades] m'empêche d'accomplir ma mission de progrès... Je leur donnerai le bonheur malgré eux ; je le leur donnerai, ne fussent-ils plus au monde ! – Place ! Place au Progrès ! Place au Bonheur ! / Et pour bien leur prouver que c'est le Bonheur qui passe, et pour leur laisser du bonheur une image grandiose et durable, je broie, j'écrase, je tue, je terrifie ! »...

 En mettant en lumière le magma de ses propres contradictions, c’est son autorité d’écrivain qu’il remet en cause : comment, en effet, faire confiance à un “auteur” qui avoue aussi ingénument ses faiblesses et ses contradictions et qui adopte, par rapport à lui-même, un tel regard ironique ? Cet autoportrait-charge de Mirbeau en forme de déboulonnage apparaît comme une sorte de règlement de comptes avec lui-même. Il bien plus audacieux que celui de Rousseau, qui ne confessait les fautes de Jean-Jacques que pour mieux démontrer qu’il n’en était pas moins, tout bien pesé, le meilleur de tous les hommes ayant jamais existé. Car, à la faveur de l’autofiction mirbellienne, ce sont tout à la fois l’homme et l’écrivain qui risquent de se trouver discrédités. Plus encore : par-delà la sienne propre, c’est toute autorité qu’il nous incite à contester. En refusant d’être lui-même un berger alternatif digne de foi, et en se moquant de ses propres prétentions à l’apostolat, il pousse son anarchisme radical jusqu’à ses conséquences extrêmes. Il déconcerte un lectorat en quête de réponses toutes faites, il frustre son attente, et, en ébranlant toutes ses certitudes sans rien lui proposer de sécurisant à la place, il contribue à faire table rase de tous ses préjugés et, partant, à l’émanciper intellectuellement.

En se mettant directement en scène comme personnage de fiction, à la place de héros de roman, Mirbeau franchit une nouvelle étape dans sa mise à mort du roman dit « réaliste ». Cela lui permet aussi d’exprimer directement nombre de ses émotions, de ses idées, de ses contradictions et de ses doutes torturants sans l’habituelle médiation obligée de porte-parole. Enfin, grâce à l’autofiction, il maintient avec son double une distance critique indispensable à l’émergence des questionnements des lecteurs. Sa visée n’est plus seulement thérapeutique – soigner les maux au moyen des mots. Elle est aussi pédagogique et politique et participe d’une volonté émancipatrice, qui implique de détruire toute autorité, à commencer par celle de l’écrivain.

P. M.



Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et l’autofiction », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 121-134 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et l’autobiographie », Revue des Lettres et de Traduction, Université Saint-Esprit, Kaslik (Liban), n° 7, mars 2001, pp. 435-445 ; Pierre Michel, « De la fiction de l’auto à l’autofiction », préface de La 628-E8,, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Pierre Michel, « Dingo : de la fable à l’autofiction », introduction à Dingo, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-28 ; Pierre Michel, « L’autofiction façon Mirbeau », Dalhousie French

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