Thèmes et interprétations

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GYNECOPHOBIE

GYNÉCOPHOBIE

 

            La gynécophobie, ou gynophobie, est, littéralement, la peur morbide des femmes, qui s’accompagne le plus souvent de haine. Appliqué à Mirbeau, le terme de gynécophobie a été employé par Léon Daudet, dans un article paru dans Candide, le 29 octobre 1936. Et force est de reconnaître, à lire les articles, les contes et les romans de Mirbeau, qu’il paraît assez justifié.

 

Infériorité des femmes

 

Il lui arrive en effet, et ce à plusieurs reprises, de  théoriser l’infériorité congénitale des femmes. Par exemple, dans son article sur Séverine, pour laquelle il est pourtant élogieux : « La femme, être de sensation nerveuse et d’inconsciente pitié, généralement enfermée dans une sorte de particularisme intellectuel et moral, trouve dans le fait particulier un élément suffisant aux besoins de son esprit, un champ assez vaste aux expansions de son cœur. Cette forme, d’anatomie psychique, la condamne à ne voir et à ne juger la vie que dans une perspective brève, et sous un angle très restreint, qui lui cache les grands horizons, les grands ensembles, les totalités de la lumière » (Le Journal, 9 décembre 1894).

Mais il y a bien pire encore dans l’article que lui inspire la Lilith de Remy de Gourmont (Le Journal, 20 novembre 1892), où l’on découvre avec stupeur des lignes effarantes, qu’il reprendra néanmoins presque textuellement huit ans plus tard dans un autre article du Journal, « Propos galants sur les femmes » : « La femme n’est pas un cerveau : elle est un sexe et c’est bien plus beau. Elle n’a qu’un rôle dans l’univers, mais grandiose : faire l’amour, c’est-à-dire perpétuer l’espèce. Selon les lois infrangibles de la nature, dont nous sentons mieux l’implacable et douloureuse harmonie que nous ne la raisonnons, la femme est inapte à tout ce qui n’est ni l’amour ni la maternité. Quelques femmes – exceptions très rares – ont pu donner, soit dans l’art, soit dans la littérature, l’illusion d’une force créatrice. Mais ce sont, ou des êtres anormaux, en état de révolte contre la nature, ou de simples reflets du mâle dont elles ont gardé, par le sexe, l’empreinte. » Ainsi en va-t-il, apparemment, de deux femmes auxquelles il voue pourtant une vive admiration : Camille Claudel, qualifiée de « révolte de la nature » et chez qui se ressentirait le « reflet » de deux mâles, son maître et amant Auguste Rodin et son frère Paul Claudel ; et la journaliste Séverine, qui est parvenue, selon lui, à briser « les chaînes que la nature a mises à l’esprit de la femme ». Mais ce ne sont là, à ses yeux, que de « très rares » exceptions !

 

Cruauté de la femme et masochisme

 

 Ce n’est pas tout. Commentant Lilith en 1892, Mirbeau concluait que, selon les « voies impénétrables » de la Nature, la femme « possède l’homme », « le domine » et « le torture ». Sept ans plus tard, dans le Frontispice du Jardin des supplices (1899), l’homme à la figure ravagée, sur la base de sa propre expérience, qu’il s’apprête à narrer à ses auditeurs, présente de la gent féminine une image terrifiante : pour lui, « la femme a en elle une force cosmique d'élément, une force invincible de destruction, comme la nature » ; « étant la matrice de la vie, elle est, par cela même, la matrice de la mort » ; et les charmantes créatures du sexe se révèlent, à l’occasion, d’« incomparables virtuoses » et de « suprêmes artistes de la douleur », qui, toujours, « préfèrent le spectacle de la souffrance à celui de la mort, les larmes au sang »... Dès lors, pour lui, « dans la bataille éternelle des sexes », les hommes sont « toujours les vaincus », et « nous n'y pouvons rien », conclut-il avec fatalisme...

Cette peur morbide de la femme, soumise aveuglément à la Nature et porteuse de souffrance et de mort, on la retrouve omniprésente dans l’œuvre de Mirbeau, dans des romans comme Le Calvaire, Sébastien Roch et, bien sûr, Le Jardin des supplices, et aussi dans quantités de contes et de nouvelles, telles que « Vers le bonheur », au titre amèrement ironique, publié en juillet 1887, au lendemain de son mariage, et Mémoire pour un avocat, rédigé en guise d’exutoire, en pleine crise conjugale, à l’automne 1894. Elle pourrait bien expliquer le masochisme dont font preuve nombre de protagonistes mâles de ses récits confrontés à des femmes qui les subjuguent : on comprend que cela intéresse au plus haut point Leopold von Sacher-Masoch (voir la notice), même si, chez Mirbeau, on ne trouve jamais de contrat d’esclavage en bonne et due forme, comme en rêve le Galicien.

Mais cette gynécophobie explique très certainement aussi le masochisme de Mirbeau lui-même, tant face à Judith Vimmer (modèle de la Juliette Roux du Calvaire), au début des années 1880, que face à Alice Regnault, qu’il finira par épouser en 1887 malgré le qu’en dira-ton, et qui le rendra fort malheureux pendant un tiers de siècle. Comment un homme aussi courageux et déterminé que Mirbeau a-t-il pu accepter d’être ainsi dominé par ces deux femmes, sans avoir apparemment plus de force pour rompre le lien assujettissant que le narrateur du Mémoire pour un avocat ? Sa veulerie ne manque pas d’étonner et fait fâcheusement contraste avec l’image qu’il donne de lui par ailleurs, dans les beaux combats qu’il mène, avec sa vaillance coutumière, sur tous les terrains.

 

Mirbeau défenseur des femmes ?

 

Doit-on pour autant en conclure qu’il prend au premier degré les très misogynes et rétrogrades affirmations citées plus haut ? On est en droit d‘en douter. Car, quand il ne réagit pas avec ses tripes et ne recourt pas aux mots pour se venger de ses propres maux, il retrouve comme par hasard sa lucidité et son esprit critique. Et il doit alors jeter sur ses propres égarements un œil aussi critique que sur ceux du dramaturge suédois August Strindberg, qui a exposé, en janvier 1895, des thèses bien proches des siennes, dans les colonnes de la Revue blanche. Or Mirbeau les tourne en dérision dans une réponse à une enquête du Gil Blas, où elle paraît le 1er février 1895, sur-titrée paradoxalement « Les défenseurs de la femme » : « M. Strindberg tombe dans l'erreur commune à beaucoup d'hommes qui appliquent à la femme une tare d'infériorité en ce qu'elle n'a pas la même forme d'esprit, les mêmes qualités de sensations, les mêmes aptitudes que l'homme, c'est-à-dire en ce qu'elle n'est pas un homme. Cela m'a toujours semblé un fâcheux raisonnement. La femme n'est point inférieure à l'homme, elle est autre, voilà tout. Et c'est pour n'avoir point voulu comprendre cette différence, créée par la nature et nécessaire au mécanisme de la vie, que les hommes perpétuent ce malentendu douloureux et terrible qui, la plupart du temps, fait de l'homme et de la femme deux êtres ennemis, séparés l'un de l'autre jusque dans la communion des sexes. Quant à moi, je pense que la mission de la femme est une chose admirable et – dût M. Strindberg me trouver un bien misérable gynolâtre – sacrée, puisque c'est dans les flancs de la femme que s'enfante l'avenir. [...] Je ne vous parlerai pas des expériences scientifiques, pesées, mensurations, analyses chimiques, descriptions micrographiques, etc., toute cette cuisine de laboratoire à laquelle se livre M. Strindberg dans l'espoir de découvrir au fond d'une éprouvette un précipité d'infériorité féminine ou le bacille de la supériorité masculine. Tout cela me paraît d'un snobisme assez caractérisé. La vérité est que M. Strindberg a dû beaucoup souffrir de la femme. Il n'est pas le seul et c'est peut-être de sa faute. » Comment ne pas voir, dans cette dernière phrase, un aveu de Mirbeau sur sa propre responsabilité dans les misères que ses maîtresses successives lui ont infligées ?

Certes, il continue d’affirmer la différence naturelle et irréductible entre les sexes, comme les féministes différencialistes d’aujourd’hui. Mais, s’il est hissé par le Gil Blas au rang des défenseurs du sexe prétendu faible, c’est bien parce qu’il affirme avec force son égalité foncière et sa complémentarité avec le sexe dominant et qu’il conteste très efficacement les élucubrations de l’indécrottable gynophobe Strindberg, qui ne sont pas plus scientifiques, malgré les apparences qu’elles se donnent, que les recherches anthropométriques et autres « cuisines de laboratoire » de Cesare Lombroso (voir la notice). Force est d’en conclure que l’habituel gynécophobe se double à l’occasion d’un inattendu « gynolâtre », comme il dit plaisamment.

Comment une semblable dualité est-elle possible ? Tout simplement parce que, comme tous ses congénères, Mirbeau subit des flux d’émotions qui conditionnent ses façons de percevoir les choses et de concevoir leurs rapports, et qui contribuent sans doute à expliquer certaines de ses déroutantes voltes-faces, qualifiées de « palinodies » par ses ennemi. En l’occurrence, c’est aussi l’interprétation que donne un médecin, dans le Frontispice du Jardin des supplices, dans l’espoir de réconcilier les deux camps en présence, les « misogynes » et les « féministes » : « C'est une chose admirablement amphibologique où chacun trouve son compte, car chacun peut tirer des conclusions très différentes, exalter la pitié de la femme ou maudire sa cruauté, pour des raisons pareillement irréfutables, et selon que nous sommes, dans le moment, prédisposés à lui devoir de la reconnaissance ou de la haine... » Quand Mirbeau souffre à cause d’une femme et s’accuse in petto de ne pas lui résister comme il le devrait, il se venge d’elle en se défoulant par le verbe et en généralisant à toutes les femmes. Et il retrouve tout “naturellement” le ton des imprécateurs misogynes des vieilles religions patriarcales. À d’autres moments, il laisse heureusement parler sa raison et juge des choses avec distance et lucidité. 

P. M.

 

            Bibliographie : Emily Apter, « Sexological Decadence : The Gynophobic Visions of Octave Mirbeau », The Decadent Reader - Fiction, Fantasy, and Perversion from Fin-de-Siècle France , New York, Zone Books,  1998, pp. 962-978 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : “gynécophobe” ou féministe ? », in Christine Bard (dir.), Un Siècle d’antiféminisme, Fayard, 1999, pp. 103-118 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : ¿ Ginecófobo o Feminista ?  », in Un siglo de antifeminismo, Biblioteca nueva, Madrid, 2000, pp. 93-104 ; Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat,  Éditions du Boucher, 2006 ; Jean-Luc Planchais, « Gynophobia : le cas Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 190-196.


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