Thèmes et interprétations

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Terme
ECOLE

ÉCOLE

 

            Pour un libertaire comme Mirbeau, l’école a toujours été une préoccupation majeure. D’abord, parce qu’il a gardé de son passage chez les jésuites de Vannes un souvenir traumatisant aux conséquences ineffaçables, qui ne cesseront plus d’alimenter sa colère, Ensuite, parce qu’il a toujours été convaincu de l’importance décisive de l’enjeu scolaire, car  c’est avec les enfants d’aujourd’hui que l’on façonnera, peut-être, les citoyens lucides de demain,  ou, au contraire, que !’on continuera de fabriquer de « croupissantes larves » : « La base de tout, dans un État, c’est l’instruction de l’enfant ».     



La critique de l’école

 

            Pour lui, ce que l’on appelle « éducation » – peut-être par antiphrase – n’est en réalité qu’un abrutissant bourrage de crânes et qu’un apprentissage de « préjugés corrosifs ». Et l’école, loin d’être un espace d’enrichissement intellectuel et d’épanouissement individuel, est un lieu d’enfermement et de compression inhumaine de tous les besoins naturels de l’enfant : « Il y a quelque chose de plus triste que la porte d’une prison, c’est la porte d’un collège, quand, les vacances finies, elle se referme sur vous, emprisonnant pour une année votre liberté cabriolante de jeune gamin » (« Pauvres potaches », Le Gaulois, 4 octobre 1880). Et, de fait, c’est comme une prison qu’apparaît le collège de Vannes aux yeux du petit Sébastien Roch, avec sa « pierre grise », ses « espaces carrés en forme de cloître uniformément enclos de hauts bâtiments d’une tristesse infinie », avec des pions, qui, du haut de leur chaire, « vous regarde[nt] sournoisement derrière une fortification de livres », et des professeurs dont l’unique fonction semble être de tout interdire de ce qui est beau et enrichissant : la poésie, les livres, le style, et même le rêve. On comprend que le jeune Octave de 14 ans ait parlé d’« enfer » et qu’il n’ait cessé par la suite de plaindre les « pauvres potaches », victimes de « l’orthopédie de l’esprit à laquelle on soumet les natures les plus saines » (« La Rentrée des classes », Le Gaulois, 7 octobre 1879). Il en a illustré les résultats dans son roman Sébastien Roch (1890), où le héros éponyme subit un double viol, de l’esprit et du corps, et en subit l’ineffaçable et mortifère « empreinte ».

Comme si leur unique objectif était de tuer l’homme dans l’enfant, les professeurs s’emploient à susciter chez leurs élèves l’ennui et le dégoût, afin d’être bien sûrs que rien ne subsistera de leurs potentialités intellectuelles ni de leur personnalité. Les programmes scolaires accordent la priorité à une langue morte, le latin, et à une littérature du passé, que rien ne vient revitaliser, d’où un très vif sentiment d’inutilité, que ressent Sébastien : « Une fois ses devoirs bâclés, ses leçons récitées, il ne lui en restait rien, dans la mémoire, qui le fît réfléchir, rien qui l'intéressât, le préoccupât ; rien, par conséquent, ni formes, ni idées, ni règles, qui se cristallisât au fond de son appareil cérébral ; et il ne demandait pas mieux que de les oublier. C'était, dans son cerveau, une suite de heurts paralysants, une cacophonie de mots barbares, un stupide démontage de verbes latins, rebutants, dont l'inutilité l'accablait. » Quant à l’histoire, elle se réduit à une morne et abrutissante propagande : « On le gorgeait de dates enfuies, de noms morts, de légendes grossières, dont la monotone horreur l'écrasait. » Il en résulte le plus souvent une « indigestion », qui participe efficacement de la crétinisation programmée.

Par-dessus le marché, l’école se révèle compressive pour la vie affective et sexuelle de l’enfant et de l’adolescent, d’où un inassouvissement préjudiciable à l’épanouissement de l’adulte : « S’il n’y avait que Virgile et les vers à soie pour abrutir les potaches, il n’y aurait peut-être que demi-mal. Mais il y a autre chose. Il y a l’horrible et inhumaine compression de l’être humain à la plus belle période de son développement et de son efflorescence. [...] Vers l’âge de quatorze ans, l’homme s’éveille dans l’enfant. Il lui faudrait le grand air, la culbute dans les champs, en plein soleil. Cela créerait un “déversoir” à ce trop-plein de vie qui se manifeste en lui. [...] Au lieu de cela , les rêves se développent  en liberté entre quatre murs noircis d’encre pendant que le professeur lit Xénophon d’une voix somnolente à ses auditeurs somnolents ; ils se donnent carrière à l’étude, en récréation, au dortoir nu et maussade » (« L’Éducation sentimentale », L’Événement, 12 avril 1885). C’est précisément en mettant à profit les « rêves » imprécis et généreux du jeune Sébastien et en l’énervant par un  « continuel fracas d’images enfiévrées » que l’infâme père de Kern parvient à séduire l’adolescent candide et ignorant, justement âgé de quatorze ans.

Le résultat d’une semblable “éducastration” qui vise à déformer et à tuer « les âmes d’enfants », ce sont des êtres dénaturés et dépersonnalisés, inaptes à la vie de l’esprit et du corps, mais adaptés aux besoins d’une société misonéiste et niveleuse, où le conformisme est impératif et où la pensée est perçue comme une menace pour le désordre établi. Seuls résistent quelques enfants dotés d’une forte personnalité, qui se manifeste par le refus de l’école : « Cette paresse, qui se résout en dégoûts invincibles, est quelquefois la preuve d'une supériorité intellectuelle et la condamnation du maître. »  Cette supériorité est attestée par les artistes créateurs qu’admire Mirbeau et qui, tous, ont été en rupture avec l’institution scolaire.

 

Les alternatives

 

À l’oppression institutionnelle, Mirbeau est souvent tenté d’opposer une vision rousseauiste d’un état resté plus proche de la nature, où l’enfant pourrait gambader librement, épanouir ses potentialités et satisfaire ses envies naturelles sans contraintes, à l’instar du jeune Sébastien Roch avant que son père ne le sacrifie sur l’autel des jésuites de Vannes. Mais il serait erroné de ne voir en lui qu’un disciple falot de Jean-Jacques.  Certes, il y a bien, dans son œuvre, un personnage exceptionnel qui se réfère à l’auteur de l’Émile et qui essaie de mettre en œuvre, à sa manière, les principes de « l’éducation négative » préconisée par Rousseau jusqu’à l’âge de douze ans : c’est l’abbé Jules du roman homonyme de 1888. Considérant que tout être humain est capable de sentir bien avant de penser, et que, dans la perspective empiriste et sensualiste de Locke et de Condillac, nos pensées ne sont jamais que des stades plus sophistiqués de sensations qui ont été combinées et traitées, Jean-Jacques et Jules accordent la priorité à l’épanouissement physique de l’enfant, qui, avant d'acquérir des connaissances livresques, doit donc développer librement son corps, sa sensibilité, son sens de l'observation et toutes ses dispositions naturelles. Ils se méfient comme de la peste des livres, qui ne font qu’abrutir, énerver et inquiéter. Mais le rousseauisme professé par Jules ne saurait être mis au compte du romancier, qui conserve toute sa distance critique à l’égard d’un personnage dont les contradictions sont patentes :  alors qu’il condamne les livres, Jules fait lire à son neveu du Pascal et du Spinoza, auquel le gamin ne peut évidemment rien comprendre, et passe la plupart de son temps enfermé dans sa bibliothèque, au milieu de ces livres qu’il vilipende ; alors qu’il manifeste son horreur des prêches, il ne cesse de prêcher à son tour, en débitant des « tirades d'un anarchisme vague et sentimental » ; alors qu’il condamne le système bâton-carotte qui sert au dressage des enfants, il le met en œuvre, en se contentant d’en inverser les termes, en récompensant l’ignorance comme si elle était une vertu ou un progrès ;  et surtout,  alors qu’il dénonce les déformations que la société inflige aux esprits, il ne fait rien pour former celui de son neveu, se contentant d’alterner « courses dans le jardin », « exercices de toute sorte, violents et continus » et propos décousus, inintelligibles par le jeune Albert. On devrait plutôt voir dans sa pratique pédagogique l’exemple même de ce qu’il ne faut surtout pas faire...

            Le véritable modèle, Mirbeau le trouve chez Paul Robin (voir la notice), néo-malthusien comme lui, qui dirigeait l’orphelinat de Cempuis et qui a été relevé de ses fonction le 31 août 1894 par le ministre Georges Leygues, au terme d’une violente campagne menée par les cléricaux. Je grand tort de Paul Robin est de semer parmi les enfants la « joie », la « santé » et l’enthousiasme : « Rien que des joues fraîches, des corps souples, et des regards heureux qui ignorent les curiosités impures et la déprimante tristesse des mystères cachés ». L’objectif de Robin est d’aider ses élèves à devenir eux-mêmes et à « trouver le bonheur en soi-même », au lieu de n’être que des copies conformes et de mener une existence larvaire. Il souhaite aussi les armer « pour le travail et la vie sociale » : d’une part, en les protégeant « contre les disciplines esclavagistes de l’autorité » et « contre les déceptions énervantes des religions », afin qu’ils puissent devenir des citoyens lucides qui ne se laisseront pas facilement manipuler ; d’autre part, en réhabilitant le travail manuel et en illuminant « le plus vulgaire des métiers d’une belle lueur, d’une radieuse flamme d’idéal »  (« Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894). Ainsi, à en croire Mirbeau, ce pédagogue idéal parvient à former des êtres complets : non seulement des esprits sains, non gavés de connaissances inutiles, dans des corps physiologiquement et sexuellement sains, selon l’idéal greco-romain, ce qui est déjà beaucoup ; mais surtout ce qu’il appelle de « vrais hommes et de vraies femmes », c’est-à-dire des individus dotés d’une personnalité unique, d’une éthique élevée et d’une conscience civique, en même temps que d’une habileté manuelle qui leur garantisse un métier et qui ennoblisse leur existence. Inhabituellement optimiste, pour mieux persuader ses lecteurs, Mirbeau en arrive même à conclure qu’« il n’est pas  téméraire d’espérer qu’il [puisse] sortir de cet admirable système toute une rénovation dans les conditions sociales » : « Élever l’ouvrier jusqu’au rôle de créateur conscient, donner à sa vie l’intérêt de toute une recherche, de tout un rêve d’artiste, quoi de plus beau ? » Mais le terme même de « rêve » témoigne de sa lucidité désespérée : il sait pertinemment qu’il s’agit là d’une utopie et il se contente d’indiquer une direction.

            En attendant cette indispensable, mais improbable révolution culturelle dont il rêve, Mirbeau préconisait, dès 1884, dans la lignée proclamée de Montaigne, « des études générales bien faites et librement faites », c’est-à-dire sans examens, ni bachotage, ni programmes imposés, qui forment « l’esprit et le cœur », qui évitent toute spécialisation prématurée et qui permettent à l’élève d’acquérir « le sens commun, l’esprit juste et l’esprit de justice, un peu de raison et un peu de cœur ». Et, dans la lignée de Rousseau, anticipant l’abbé Jules, il demandait à son élève fictif : « Ce que je te demande, c’est de grandir tout simplement, de t’étendre et de t’amplifier dans le vrai et le bon par ton esprit, comme dans l’espace par ton corps. cela suffit parfaitement jusqu’au terme naturel de la croissance « (« Baccalauréats », L’Événement, 1er décembre 1884).

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et l’école – De la chronique au roman », Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès, n° 31, 2001,  pp. 157-180 ; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24  ; Octave Mirbeau,  Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.


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