Thèmes et interprétations

Il y a 261 entrées dans ce glossaire.
Tout A B C D E F G H I J L M N O P Q R S T U V
Terme
MARGINALITE

Soucieux de produire sur ses lecteurs un choc pédagogique en les obligeant à découvrir les êtres et les choses sous un angle nouveau, Mirbeau ne pouvait que s’intéresser aux marginaux qui, du fait de leur distance par rapport aux normes, en ont une perception différente. Le propre de ces marginaux extrêmement divers, c’est d’avoir peu ou prou échappé, pour différentes raisons,  à l’éducastration programmée par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église.

Au premier rang de ces ratés du conditionnement, on trouve les véritables  artistes, c’est-à-dire ceux qui ont conservé le génie potentiel de l'enfance grâce auquel ils peuvent jeter sur toutes choses un regard neuf. Dès lors, ils ne peuvent être que des étrangers et des irrécupérables, parce que leur vision personnelle des choses est, à elle seule, un facteur de subversion, indépendamment de leur statut social et de leurs idées sur la société. Entre la masse amorphe d’êtres larvisés et émasculés et cette minorité, marginalisée et moquée, que sont les véritables artistes, existent ceux que Mirbeau appelle des « âmes naïves », c’est-à-dire des individus qui ont mieux résisté que d’autres au laminage des cerveaux et se laissent moins facilement duper  par les « grimace » de respectabilité des dominants. Parmi ces âmes naïves, il en est que leurs conditions d’existence prédisposent à jeter sur la société un regard débarrassé des œillères des habitudes : ceux qui sont victimes d’oppressions spécifiques ou de processus d’exclusion leur permettant de découvrir, par expérience, ce que les autres ne voient pas – ou ne veulent pas voir. Mirbeau s’est spécialement intéressé à quatre catégories d’exclus et de marginaux :

* Les domestiques :

Ce n‘est certes pas un hasard si, dans son roman le plus célèbre, Mirbeau prête sa plume à une femme de chambre, dont. le journal apparaît comme une belle entreprise de démolition et de démystification. Elle présente l’avantage incomparable de nous faire percevoir le monde par le trou de la serrure. Grâce à elle, le romancier fait de nous des voyeurs autorisés, exceptionnellement, à pénétrer au cœur de la réalité cachée de la société, dans les arrière-boutiques des nantis, dans les coulisses du théâtre du “beau” monde. Célestine, nouveau Virgile, a pour fonction de nous en faire traverser les cercles infernaux et de nous en exhiber les turpitudes.

            * Les prostituées :

Ce n’est pas un hasard non plus si, à la fin de sa vie, Mirbeau a rédigé un essai en forme de réhabilitation de ses sœurs de misère, les pauvres prostituées. Dans L’Amour de la femme vénale, il voit dans la « fille de joie » « une anarchiste des plus radicales, parce qu’elle a la possibilité de ne voir l’homme que dans sa bestialité primitive, qui fait tomber son masque. [...] Elle découvre ainsi le décalage entre les responsabilités civiques [de ses clients] et leur véritable nature. Dès lors, la civilisation ne lui apparaît plus que comme une pure grimace. »  Pas plus que Célestine la prostituée ne peut se laisser duper.

            * Les vagabonds :

Nombreux sont les trimardeurs, les rouleurs, les sans-logis, les clochards, les errants, dans les contes et les romans de Mirbeau. Qu’ils aient choisi librement de faire la route, par refus de l’enracinement cher à Barrès et par révolte contre la société, ou qu’ils aient été chassés de partout, ils ont en commun, d’une part, de ne pas travailler, dans une société qui fait du travail une valeur cardinale, et, d’autre part, de ne pas avoir de domicile fixe, ce qui les rend coupables du délit de vagabondage, comme en fait l’amère expérience le naïf Jean Guenille du Portefeuille (1901). Les vagabonds sont en effet considérés comme des êtres inassimilables, et donc potentiellement dangereux. pour l’ordre social, dans la mesure où, ne possédant rien et ne dépendant de personne, ils exercent pleinement leur liberté : exemple ô combien subversif !

            * Les “fous” :

Nombreux aussi chez Mirbeau, ils apparaissent comme des êtres inoffensifs, rêveurs et douloureux, que l’on tient soigneusement à l’écart des individus normalisés pour qu’ils ne risquent pas de les contaminer en posant des questions auxquelles la société serait bien en peine de répondre. Mais au-delà des fous pathologiques, ce qui intéresse Mirbeau, c’est que tous les individus dotés d’une forte personnalité, et a fortiori ceux qui contestent les fondements mêmes de l’ordre social jugé “naturel” ou “normal”, quoique visiblement pathogène, sont considérés comme fous, histoire de discréditer leurs propos et de désamorcer la bombe qu’ils représentent. Ainsi Mirbeau intitule-t-il « Un fou »  l’article qu’il consacre à son maître Tolstoï et fait-il de Don Quichotte le modèle du journaliste justicier toujours prêt à se battre contre les géants, de sorte que le lecteur finit par perdre ses repères et par ne plus savoir où est la raison, où commence la folie. Ainsi, dans L’Abbé Jules (1888), le père Pamphile; qui accumule, au cours d’un demi-siècle d’errances à travers l’Europe, une fortune colossale destinée à reconstruire l’église de son abbaye en ruines, mais qu’il gaspille en pure perte, est complètement détaché des choses de ce monde, et prêt à supporter les pires avanies à cause de son idée fixe : totalement libre à l’égard de tout et de tous, ce fou aboutit paradoxalement au comble de la sagesse, ce qui oblige le lecteur à s’interroger sur les normes.

Mirbeau ne cache pas pour autant que ces différents types de marginaux ne sauraient constituer des modèles à suivre. Les domestiques nous sont présentés dans leur grande majorité comme aliénés et corrompus par leurs maîtres, et même Célestine se révèle incapable de donner un contenu positif à sa révolte ; les prostituées sont qualifiées d’« infantiles » et immatures, elles se laissent facilement truander, et c’est « sans le savoir » qu’elles sont des anarchistes potentielles ; les vagabonds peuvent être abrutis par la misère et l’errance, ou  être poussés au crime, comme dans Dingo (1913) ; quant à ceux qui sont taxés de fous, il arrive qu’ils soient réellement dérangés ou hébétés, et inaptes à toute vie sociale. Si Mirbeau est perpétuellement en révolte, il ne tombe pour autant ni dans l’angélisme, ni dans le manichéisme ; et s’il accorde tant de place et d’importance aux marginaux, c’est  aussi parce qu’il reconnaît en eux des frères, puisque, par leur seule existence, ils constituent un défi à la normalité qu’il honnit et à l’ordre social qu’il rêve d’abattre.

Voir aussi Domesticité et Prostitution.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la marginalité »,  cahier n° 29 des Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’Université d’Angers, décembre 2002.

 


Glossary 3.0 uses technologies including PHP and SQL