Thèmes et interprétations

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Terme
PSEUDONYME

Le recours au pseudonyme est une pratique extrêmement répandue dans la presse de la Belle Époque, et Mirbeau, journaliste de profession, n’échappe pas à la règle. Dans nombre de petits journaux, comme il en pullule tant à l’époque, dont le lectorat est très modeste et l’effectif journalistique souvent réduit à une ou deux personnes, le pseudonyme a pour intérêt de faire croire à une équipe rédactionnelle sensiblement plus étoffée qu’elle ne l’est en réalité. Pour le journaliste lui-même, le pseudonyme présente un intérêt majeur : en s’avançant masqué, il se met relativement à l’abri, et, courant moins de risques, peut se permettre plus facilement d’émettre des points de vue critiques pour le gouvernement ou les personnalités locales, ou de recourir à la facétie, à la parodie et à la bouffonnerie, qui suscitent d’ordinaire bien des ennemis. Il peut aussi s’autoriser  des libertés avec les codes journalistiques ou littéraires en vigueur sans craindre qu’on se moque de lui – ou qu’on le provoque en duel !

Mirbeau journaliste a eu l’occasion d’utiliser toutes sortes d’identités d’emprunt. En premier lieu, bien sûr, une partie de sa production de “nègre” a paru, dans la presse, sous la signature de ses employeurs successifs, Dugué de la Fauconnerie, Émile Hervet et, à degré bien moindre, le baron de Saint-Paul et Arthur Meyer. D’autres articles ont paru anonymement, sans signature, comme les éditoriaux de L’Ordre de Paris, auxquels ont collaboré plusieurs journalistes et qui étaient chargés de fixer la ligne de L’Appel au Peuple, ou les articulets de L’Ariégeois, feuille de chou tri-hebdomadaire, ou de Paris-Midi Paris-Minuit, feuille bi-quotidienne, dont Mirbeau était le seul rédacteur. D’autres ont paru sous une signature collective, par exemple « La Journée parisienne » du Gaulois, qui était signée Tout-Paris. Quand il a pu voler de ses propres ailes et signer sa copie, Mirbeau n’en a pas moins continué à avancer masqué quand cela lui convenait. Ainsi, dans Le Gaulois de 1882, a-t-il signé Gardéniac ses Petits poèmes parisiens. Dans Les Grimaces de 1883, à côté d’éditoriaux signés de son nom et d’articulets anonymes, il signe Auguste la rubrique théâtrale. Il ne s’agit pas vraiment de se cacher, puisque Gardéniac est un pseudo quasiment avoué et qu’Auguste est un pseudonyme transparent, mais plutôt de distinguer ce qui relève du politique de ce qui relève d’autres domaines.

En revanche, les pseudonymes utilisés par la suite semblent bien destinés à camoufler l’identité de l’auteur des articles : c’est ainsi qu’il signe Montrevêche ses articles de L’Événement à l’automne 1884,  puis c’est un diablotin aux pieds fourchus qui assume les « Chroniques du Diable » de 1885, dans le même quotidien. Après avoir acquis de la notoriété avec ses Grimaces, mais au prix de scandales et d’une dégradation de son image, Mirbeau endosse la défroque d’un vieux sage revenu de tout, puis d’un nouvel Asmodée qui s’introduit partout, pour faire découvrir à ses lecteurs des choses qu’ils auraient peut-être refusé de voir si ses chroniques avaient été signées de son nom. En 1892, quand il entre au Journal alors qu’il est encore sous contrat avec L’Écho de Paris, il y signe ses chroniques Jean Maure, pseudonyme que son ami Pissarro n’a pas trop de mal à identifier, mais dont le lecteur moyen a peu de chances de percer le mystère. C’est probablement pour la même raison que, en 1896-1897, il se sert, dans Le Journal, de deux nouveaux pseudonymes, Jean Salt et Jacques Celte, qui ont pour avantage de ne pas rebuter a priori des lecteurs effarouchés par le nom de Mirbeau, et aussi, à l’occasion, de se moquer à couvert du « grand parcier » Érik Satie ou de poètes tels que Viélé-Griffin ou Henri de Régnier, avec qui il avait eu des relations amicales.

À ces avantages pratiques peut s’ajouter une autre motivation, psychologique, qui est sans doute plus valable pour des œuvres littéraires que pour de simples chroniques journalistiques, et que Robert Ziegler, se référant à la psychanalyse, présente de la sorte : « Chaque création sous pseudonyme constitue un acte d’agression œdipienne. En rejetant une identité paternelle qui exige d’être honorée et perpétuée, l’auteur qui écrit sous un nom emprunté cherche à se libérer de toute responsabilité à l’égard du passé. Quand l’auteur qui proclame sa paternité met sa signature à une œuvre, il l’authentifie et la reconnaît comme son propre enfant. Plus que le marqueur généalogique qui relie un père à sa progéniture, la signature indique la provenance d’un texte qui est l’identité de l’auteur transformée en objet. Ainsi, la création artistique est une façon de s’engendrer soi-même. Dans son œuvre, un auteur qui n’a pas eu le droit de choisir ses propres parents a du moins le droit de se refaire lui-même en même temps que le projet qui l’a inspiré, comme une idée qui chercherait à s’exprimer,  comme un enfant qui demanderait à venir au monde. »

Le recours à des pseudonymes n’en est pas moins problématique pour les romans rédigés comme “nègre” pour le compte d’André Bertéra et de Dora Melegari. Car la règle, en matière de négritude, c’est que le commanditaire signe la copie du “nègre” et s’en approprie seul les mérites, comme c’est le cas, par exemple, de la pièce La Gomme (voir la notice), signée Félicien Champsaur. Or, les romans nègres de Mirbeau ne sont signés ni Bertéra, ni Melegari, mais de deux pseudonymes : Bauquenne et Forsan, ce qui est étrange. Faut-il en conclure que, dans le contrat de négritude passé avec ses employeurs, le nègre Mirbeau a exigé ce recours à un pseudonyme, qui, dès lors,  recouvre une double identité, celle du “nègre” et celle de l’auteur officiel ? Nous l’ignorons, mais l’hypothèse est tentante, car, en dehors même de l’explication psychanalytique, que nous ne saurions écarter, cela répondrait en partie à la frustration d’un des doubles du romancier, Jacques Sorel, dans son conte de 1882, « Un raté », qui aimerait pouvoir proclamer sa paternité sur des œuvres écrites comme “nègre”, mais passerait alors pour un voleur ou pour un fou.

Voir aussi les notices Négritude, Prostitution et Journalisme.

P. M. 

 

Bibliographie : Pierre Michel,,  « Quelques réflexions sur la “négritude” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 4-34 ; Robert Ziegler, « Pseudonyme, agression et jeu dans La Maréchale », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002,  pp. 4-16.

 

           


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