Thèmes et interprétations

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Terme
INTERVIEW IMAGINAIRE

Dans la presse française de la fin du dix-neuvième siècle, l’interview est apparue au cours des années 1880 et, peu à peu, est devenue un mode apprécié d’intervention sur la scène médiatique. Quant à l’interviewer, personnage nouveau d’un journalisme nouveau, on le craint et on tente par conséquent de le séduire pour offrir de soi une bonne image de marque, comme le fait par exemple l’Illustre Écrivain, inspiré par Paul Bourget, de la série de dialogues de Mirbeau intitulée Chez l’Illustre Écrivain (1897). Certains, le tout venant, tendent aux personnalités interrogées un miroir complaisant et se font le relais de leur propagande politique ou de leur promotion commerciale, que ce soit en échange de services, d’espèces sonnantes, ou simplement d’informations inédites, voire d’un scoop. D’autres, nettement plus rares, parviennent, à l’instar de Jules Huret dans ses deux grandes enquêtes, à préserver leur lucidité et leur intégrité et à arracher aux interviewés des bribes de vérité qui fassent apparaître leur véritable visage sous le masque qu’ils exhibent. On comprend que Mirbeau, admirateur et ami de Jules Huret – à qui, précisément, il dédiera son roman du dévoilement, Le Journal d’une femme de chambre (1900) – ait été tenté d’utiliser lui aussi le genre nouveau de l’interview. Sous deux formes différentes : soit en tant qu’interviewé désireux de faire connaître ses opinions sur divers sujets qui lui tiennent à cœur, par exemple sur Le Journal d’une femme de chambre, dont la presse ne dit mot et qui suscite tant d’incompréhensions (et c’est alors à Jules Huret qu’il se confie) ; soit en tant qu’interviewer fictif de personnalités bien réelles, ce qui lui donne toute latitude pour les mettre en scène, les faire parler comme il l’entend et donner d’elles l’image de personnages grotesques, stupides ou odieux, qu’il s’agit de réduire à leur minimum de malfaisance.

Mirbeau n’est peut-être pas l’inventeur de l'interview imaginaire, mais il est à coup sûr celui qui a utilisé le plus systématiquement et le plus efficacement cette arme satirique au service de la dérision. Comme la caricature, la bouffonnerie et la parodie, elle participe du travail de sape opéré par l’écrivain pour nous révéler les dessous peu ragoûtants des hommes et des institutions, en vue de les démystifier d’importance. Rien de tel, en effet, que le déballage naïf des insanités et des monstruosités prêtées aux grands de ce monde pour faire tomber les masques et interdire désormais aux « âmes naïves » d'être de nouveau dupes de leurs discours vides et de leurs « grimaces » avantageuses et mensongères. Car ce que le critique et polémiste leur fait dire, à ces fantoches abusivement respectés, à la faveur de la confiance qu’il est supposé leur inspirer en tant qu’ami ou que reporter, c’est la réalité camouflée sous de belles apparences trompeuses, ce sont leurs véritables intentions soigneusement recouvertes d’un vernis qui les rende plus présentables. L'interview imaginaire participe donc du dévoilement du monde et du dessillement des yeux des lecteurs, ce qui est, on le sait, l’objectif premier de l’intellectuel engagé qu’est Mirbeau quand il prend la plume. En cela elle s’oppose à la fois aux dialogues artificiels qu’échangent les personnages du théâtre de l’époque et aux dialogues de la vie sociale réelle, qui sont le plus souvent placés sous le signe de la vacuité ou du mensonge, comme l’illustrent notamment les Farces et moralités : c’est alors par le truchement de la fiction que la vérité peut enfin sortir du puits !

C’est ainsi que bon nombre des interviewés, généraux (Archinard), politiciens (Leygues, Dupuy, Hanotaux), journalistes (Sarcey, Arthur Meyer), écrivains (Coppée, Houssaye, de Voguë), acteurs (Febvre, Coquelin) ou magistrats (Mazeau), tiennent des propos dévastateurs pour leur image de marque ou leur crédibilité. Par exemple, le général Archinard, conquérant du Soudan, déclare sans vergogne : « Je ne connais qu'un moyen de civiliser les gens, c'est de les tuer » – ce qui est évidemment absurde, mais renvoie, de fait, à la réalité historique des sanglantes conquêtes coloniales en cours, prudemment occultée par les déclarations officielles et par la presse vénale, qui ne parlent que de « civiliser » l’Afrique. Le ventripotent critique théâtral Francisque Sarcey, « son auguste Triperie », oracle des bourgeois affligés de « bon sens », avoue pour sa part au journaliste venu l’interroger : « Vous avez raison... Je suis une vieille canaille ! J'ai exalté tout ce qu'il y a de plus bas dans l'esprit de l'homme... J'ai adoré l'ordure et divinisé la stupidité » – ce qu’il a effectivement fait, aux yeux de Mirbeau, mais ce qu’il ne saurait bien évidemment reconnaître publiquement... (« Une Visite à Sarcey », Le Journal, 2 janvier 1898). De même l'inamovible ministre Georges Leygues, prototype des politiciens médiocres et bavards, bons à tout, c'est-à-dire bons à rien, avoue-t-il en toute ingénuité : « Je puis pendant cinq heures d'horloge discourir sur n'importe quoi... Mais c'est dire quelque chose qui me gêne énormément. Ça, je n'ai jamais pu » (« L'Art et le ministre », Le Journal, 15 avril 1900). Pour sa part, le cabotin Coquelin déclare avec une désarmante franchise, et en toute modestie : « Il apparaît lumineusement que je suis le centre, le pivot et, comment dirai-je ? l'âme même de la patrie »... (« Dies illa », Le Journal, 17 juin 1894). Quant au juge Mazeau, antidreyfusard notoire, il accueille son visiteur, qui se fait passer pour un colonel, évidemment du même bord, par ces mots cordiaux autant que symptomatiques : « Colonel, faussaire, escroc et traître, vous êtes ici chez vous » (« Chez Mazeau », L'Aurore, 4 mai 1899).

Bien sûr, personne ne peut prendre au premier degré les propos des interviewés : les lecteurs savent pertinemment que ce n’est là qu’une fiction et que les personnalités sont outrancièrement chargées, comme dans les caricatures et dans les farces. Mais ils rient d’elles, ce qui est un premier pas nécessaire pour les faire tomber de leur piédestal, et certains d’entre eux, allant plus loin, comprendront ce qui se cache derrière leurs postures et leurs gesticulations. Dès lors il s’avère que l’interview imaginaire a une fonction éminemment pédagogique, au même titre que les Farces et moralités.

Voir aussi les notices Conversation, Parodie, Caricature, Démystification, Dérision, Désacralisation et Interview.

P. M.

Bibliographie : Claude Herzfeld, « L'Interview imaginaire façon Mirbeau », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque Mirbeau de Cerisy-la-Salle, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 81-92 ; Vincent Laisney, « “Une comédie bien humaine” : L’interview selon Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 140-149.

 

 

 


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