Thèmes et interprétations

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Terme
CANNIBALISME

En Occident, le cannibalisme a fort mauvaise réputation et fait partie des tabous qui ont la vie dure depuis des lustres. Préférant oublier les nombreux exemples où, au cours des derniers siècles, des cas de cannibalisme ont bel et bien été recensés dans le continent prétendument « civilisé », la préservation de notre confort moral exige d’en laisser le douteux apanage aux populations de l’Océanie, de l’Afrique ou de l’Amérique précolombienne, où l’anthropophagie, rituelle ou alimentaire, était, non seulement fréquente, mais parfaitement admise. Ce qui, du même coup, permet de rassurer les Européens qui, dans la continuité de Montaigne, seraient tentés d’émettre des doutes sur la supériorité morale de leur « civilisation », au nom de laquelle ont été entreprises les plus sanglantes conquêtes coloniales.

L’originalité de Mirbeau a été, dans le cadre de son entreprise de  démystification de toutes les valeurs occidentales, d’inverser la relation entre les prétendus « sauvages » et les pseudo-« civilisés ». À l’en croire, ce ne sont pas les « nègres », « doux et gais comme des enfants », mais bien les Européens qui, à l’occasion, pratiquent le cannibalisme alimentaire sans le moindre scrupule, comme l’avoue sans fard un explorateur rencontré par le narrateur, dans la première partie du Jardin des supplices (passage repris d’un des Dialogues tristes paru en 1892, « Profil d’explorateur ») : « Dans les pays noirs, il n’est d’anthropophages que les blancs… Les nègres mangent des bananes et broutent des herbes fleuries. Je connais un savant qui prétend même que les nègres ont des estomacs de ruminants… Comment voulez-vous qu’ils mangent de la viande, surtout de la viande humaine ? » Puis, « fièrement et d’un ton qui établissait une indiscutable supériorité sur nous » [ses auditeurs], il confesse à la curieuse Clara, qui en salive par avance, qu’il a bel et bien « mangé de la viande humaine » : selon lui, elle a le goût « du cochon un peu mariné dans de l’huile de noix », mais on ne la mange pas « par gourmandise », car « ça n’est pas très bon », et il « aime mieux le gigot de mouton, ou le beefsteak ». Circonstance aggravante, aux yeux du lecteur moyen : au lieu de dévorer de « la viande de nègres », êtres jugés « inférieurs » et matière première inépuisable et corvéable sans merci, ce qui serait plus facile à digérer pour les délicates consciences européennes, c’étaient des « blancs », des Européens comme eux, que ses compagnons et lui-même ingurgitaient en toute sérénité d’âme, comparant leurs mérites culinaires respectifs, comme s’il s’agissait de discuter de la valeur comparée des morceaux de viande de bœuf : « Du nègre ?… s’écria-t-il, en sursautant… Pouah !… Heureusement, chère miss, je n’en fus pas réduit à cette dure nécessité… Nous n’avons jamais manqué de blancs, Dieu merci !… Notre escorte était nombreuse, en grande partie formée d’Européens… des Marseillais, des Allemands, des Italiens… un peu de tout… Quand on avait trop faim, on abattait un homme de l’escorte… de préférence un Allemand… L’Allemand, divine miss, est plus gras que les autres races… et il fournit davantage… Et puis, pour nous autres Français, c’est un Allemand de moins !… L’Italien, lui, est sec et dur… C’est plein de nerfs… / – Et le Marseillais ?…  / – Peuh !… déclara le voyageur, en hochant la tête… le Marseillais est très surfait… il sent l’ail… et, aussi, je ne sais pas pourquoi, le suint… Vous dire que c’est régalant ?… non… c’est mangeable, voilà tout... » L’humour noir de ce passage est, comme d’habitude, destiné à susciter une réaction, à ébranler la force d’inertie de lecteurs blasés, en choquant roidement leurs préjugés et leur bonne conscience. Du coup, toutes leurs certitudes et toutes leurs valeurs, chrétiennes ou laïques, se trouvent mises en déroute, et ils ne savent comment recevoir des propos aussi dérangeants : est-ce une simple « plaisanterie », comme fait semblant de le croire Clara au début de l’échange, ce qui serait bien rassurant ? Ou bien s’agit-il de pratiques courantes dans des situations d’exception, où les cadres moraux des « civilisés » et leur vernis superficiel de culture se volatilisent pour laisser place à l’animalité la plus vorace et la plus cruelle ? En ce cas, qu’est-ce qui distingue l’homme « civilisé » du fauve primitif, féroce et lubrique ? Et comment, dès lors, trouver la moindre justification au génocide des Africains, qui n’est perpétré, comme l’avoue sans ambages l’explorateur, que « pour leur prendre leurs stocks d’ivoires et de gommes » ? Notons aussi, au passage, que Mirbeau en profite pour glisser dans l’échange quelques piques à l’encontre de la conception chrétienne d’un dieu bon, d’une part, et des « revanchards » assoiffés de sang teuton, d’autre part : le « Dieu merci » du cannibale blanc met en effet en cause la divinité suprême, qui, si elle existait, porterait seule la responsabilité d’avoir établi la loi du meurtre qui règne dans toute la nature et qui condamne toutes les espèces à s’entredévorer ; quant au commentaire sur les Allemands, dont il serait séant de réduire le nombre dans la perspective de la prochaine boucherie, il fait écho au populationnisme des nationalistes, avides de « revanche » et fort inquiets de la supériorité démographique, et par conséquent militaire, de nos voisins d’outre-Rhin.

Mirbeau revient sur le sujet du cannibalisme cinq ans plus tard, dans une chronique de L’Humanité, « Âmes de guerre » (9 octobre 1904). Un autre explorateur y confie sa répugnance à manger de la viande de « nègres ». Non pas qu’il ait le moindre tabou ni le moindre scrupule d’ordre moral, mais tout simplement parce qu’elle n’est pas « comestible » à son goût : il la juge même « détestable » à manger, voire « nauséabonde », mais consent tout de même à faire une exception en faveur de celle du « très jeune nègre, de trois ou quatre ans », car c’est, selon lui, un « aliment assez délicat » rappelant « le petit cochon de lait ». Aussi bien, lors des razzias sur les villages africains dûment réduits en cendres, après avoir, comme il se doit, égorgé les hommes et violé les (jeunes) femmes, sa troupe avait-elle pour habitude d’enlever « les enfants qui, les soirs de mauvaise chasse et de famine, nous étaient fort utiles ». Et d’ajouter, avec l’aveu d’une tardive gratitude qui fait froid dans le dos par la bonne conscience impitoyable dont elle témoigne : « Je leur ai de la reconnaissance, et j’avoue que, plusieurs fois, ils nous sauvèrent de la mort... »

Dans tous ces cas d’anthropophagie, l’ingestion de l’autre, qu’il s’agisse de « nègres », d’Allemands... ou de Marseillais,  n’est pas seulement une manière de se l’assimiler, c’est aussi et surtout un moyen d’anéantir son identité. Comme le note Philippe Ledru, « c’est faire acte de supériorité par la capacité de recevoir une altérité sans modifier radicalement sa propre structure », c’est donc « l’acte raciste total ».

Au-delà du cas particulier, des pratiques anthropophagiques d’explorateurs chargés de massacrer les Africains « pour mieux les civiliser », et par-delà la virulente dénonciation que fait Mirbeau du colonialisme cannibale, il semble bien que, pour lui, le cannibalisme obéisse à une pulsion primaire à laquelle se ramène toute volonté de possession, et que cette volonté d’ingérer l’autre soit symptomatique de la société bourgeoise tout entière et de l’économie capitaliste dans son fonctionnement normal, comme l’analyse finement Gaétan Davoult : « Tout désir de posséder, toute forme de possession s’inspire d’une pulsion cannibale : s’approprier, c’est ingérer, absorber, dévorer. » C’est ainsi, par exemple, que, comme l’illustre le journal de la femme de chambre Célestine, « le maître ingère le domestique ». Dès lors, il apparaît que le cannibalisme est bien inhérent à l’ordre social établi et à ses instances politiques et que le romancier anarchiste est bien habilité à les remettre radicalement en cause : « En stigmatisant le colonisateur et, à sa suite, les classes dominantes qui fondent dans l’acte anthropophagique la condition de leur supériorité, Mirbeau porte une attaque cinglante à l’encontre d’une société bourgeoise dominatrice, imbue d’elle-même, profondément stupide et d’un ultime racisme, qui se perçoit comme civilisation conquérante. Le discours alimentaire qui transforme l’individu en nourriture est non seulement d’ordre existentiel, mais aussi d’ordre politique, puisqu’elle révèle l’image latente du pouvoir. » Conclusion de la même farine chez Philippe Ledru : « Rouage de la société, l’homme n’est que chair à canon ; fétu dérisoire dispersé dans la nature, il n’est que “de la viande”. Son destin est celui qui échoit à toute nourriture. »

Voir aussi les notices Afrique, Meurtre, Colonialisme, Anticolonialisme et Humour noir.

P. M.

 

Bibliographie : Gaétan Davoult, « Déchet et corporalité dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 115-137 ; Philippe Ledru, « Symbolisme de la nourriture dans l'œuvre de Mirbeau »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 57-68 ; Octave Mirbeau, « Profil d’explorateur », L’Écho de Paris, 21 juin 1892 ; Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Fasquelle, 1899.

 

 

 


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