Thèmes et interprétations
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EMOTION |
Le mot « émotion » est très fréquemment employé par Mirbeau, mais il est polysémique et par conséquent d’un usage qui risque d’autant plus fort d’être ambigu que l’écrivain lui-même n’est pas très rigoureux dans son utilisation et se garde bien de définir précisément le concept. On peut néanmoins, semble-t-il, distinguer quatre acceptions possibles de ce terme. * Il peut tout d’abord être entendu dans son sens le plus courant, quand il est question d’événements, réels ou fictifs, qui touchent ou ébranlent la sensibilité d’un personnage ou du lecteur. C’est avec émotion, par exemple, qu’on découvrira le triste destin de Sébastien Roch dans le roman homonyme de 1890, où le romancier entendait « noyer tous les cœurs dans les larmes ». Il en allait de même de romans parus auparavant sous pseudonyme, tels que Dans la vieille rue (1885) ou L’Écuyère (1882), ou de contes tels que « La Mort du chien » ou « La Bonne » (1885). Mais, dans la plupart de ses romans et de ses contes, Mirbeau préfèrera par la suite prendre de la distance et jouer de l’humour, de la dérision, de la caricature, du grotesque, ou au contraire de l’horreur, plutôt que de titiller à trop bon compte la corde sensible de ses lecteurs. * Il n’est pas interdit de parler aussi d’émotion quand la sensibilité de l’écrivain est submergée par l’indignation (voir ce mot) et que, saisissant aussitôt sa plume en guise d’arme de choc, il tente de communiquer sa propre colère à ses centaines de milliers de lecteurs. Mirbeau n’est certes pas un pamphlétaire capable d’écrire à froid et calculant ses effets en bon gestionnaire : chaque fois qu’il est bouleversé par le spectacle d’une injustice, d‘un mensonge éhonté ou d’une misère atroce, il écrit à chaud et, au risque de ne pas ajuster parfaitement la cible, ou d’accabler des individus qui n’en méritent pas tant, il fonce avec impétuosité, sous l’effet de ce « donquichottisme » (voir ce mot) qui est en lui et qui le pousse à intervenir. Dans tous les combats qu’il a menés, l’émotion première, alimentée par sa soif de justice, a donc constitué un moteur puissant. * Il peut encore être question de « l’émotion lyrique », concept forgé à propos de La 628-E8 (1907), fiction automobilistique où le romancier revendique une totale subjectivité (le voyage est surtout, affirme-t-il, « à travers un peu de moi-même ») et annonce d’entrée de jeu des « pages d’un brusque lyrisme ». Il affirme ainsi d’emblée la primauté accordée à l’émotion, au détriment de la raison : c’est à travers elle que seront filtrés les éléments de la réalité extérieure qu’il a entrepris d’exprimer par le truchement des mots. Mais ici c’est un élément mécanique, l’automobile, qui sert de médiation entre l’individu et le monde. Allant bien au-delà de l’impressionnisme à la Monet, Mirbeau ne se contente plus d'ausculter scientifiquement les choses, comme le peintre des « météores », et de les exprimer telles qu'elles lui apparaissent, dans leur essence même, à un moment donné. Emporté par sa machine, il les rend telles que son « tempérament » unique les a transfigurées, sous le double effet de la vitesse et de ses humeurs changeantes au gré des vents : c’est ce que Jacques Noiray appelle « du lyrisme cosmique ». La révolution du regard, propre aux impressionnistes, se double alors d'une révolution de l'être lui-même, en proie à ce que Mirbeau appelle une « volupté cosmique » : « Peu à peu, j'ai conscience que je suis moi-même un peu de cet espace, un peu de ce vertige... Orgueilleusement, joyeusement, je sens que je suis une parcelle animée de cette eau, de cet air, une particule de cette force motrice qui fait battre tous les organes, tendre et détendre tous les ressorts, tourner tous les rouages de cette inconcevable usine : l'univers... Oui, je sens que je suis, pour tout dire d'un mot formidable : un atome... un atome en travail de vie. » Comme l’explique Arnaud Vareille, « il y a, dans un premier temps, fusion du sujet et de l’objet, pour aboutir, dans un second temps, à cette intimité de l’être et de la nature », qui est constitutive de l’émotion lyrique. * Il peut enfin s’agir de l’émotion esthétique, si difficile à définir, qui est la pierre de touche des jugements de Mirbeau critique d’art, de préférence aux approches qui se prétendent rationnelles ou scientifiques et, a fortiori, aux abstractions théoriques plus ou moins extravagantes. Placé devant la nature, dont il est le seul à « trouver la beauté cachée sous la beauté apparente » (« Sur les commissions », Le Figaro, 10 août 1890), l'artiste doit ressentir une « émotion personnelle », un « frisson », qui peuvent seuls « faire naître l'émotion et le recueillement au fond des âmes naïves » (« Claude Monet », La France, 21 novembre 1884). Sans émotion, il ne saurait y avoir de beauté : « L’art consiste surtout à exprimer un sentiment, une émotion, un frisson de la vie. Je préférerai toujours un tableau avec des incorrections de dessin, mais devant lequel j’aurai une émotion, au tableau impeccable et qui ne dira rien à mon esprit et à mon imagination » (« Eva Gonzalès », La France, 17 janvier 1885). Cette « émotion » propre à l’artiste, l’œuvre d’art a précisément pour mission de la transmettre à l’amateur : soit spontanément, si son œil est déjà bien exercé et si sa sensibilité est déjà bien aiguisée ; soit par le truchement de critiques, ou plutôt de passeurs, tels que Gustave Geffroy ou Mirbeau lui-même, qui l’aident à mieux voir et à mieux sentir. Et, si l'œuvre émeut effectivement, alors peu importent les moyens mis en œuvre : « Pourvu que je ressente une émotion, je ne vais pas chicaner l'artiste sur les moyens qu'il emploie. En art, la grande affaire est d'émouvoir, que ce soit par des touches rondes ou carrées » (« Eva Gonzalès », art. cit.). L’émotion esthétique, qui n’a rien à voir avec la sensiblerie ni avec le sentimentalisme, est alors ce qui relie l’artiste, le critique intercesseur et le simple amateur ; elle constitue entre les esprits fraternels une espèce de langage universel, qui permet de sauter par-dessus les frontières, voire de communiquer par-delà les siècles. C’est ce souci de faire passer sa propre émotion de lecteur à quelques « âmes naïves » qui, par exemple, a incité Mirbeau à consacrer à Maurice Maeterlinck le fameux article qui a fait passer d’un seul coup le poète gantois de l’obscurité à la célébrité : « J’ai songé qu’il y a tout de même, quelque part, des inconnus, à qui une telle œuvre donnerait de la joie, et qui m’aimeraient de la leur révéler, des inconnus, comme il s’en rencontre dans nos âmes, qui traversent, au loin, sans se faire voir, notre vie, et qui ne sont ni hommes de lettres, ni peintres, ni gens du monde, ni rien de ce que nous révérons d’ordinaire, qui sont tout simplement, je pense, une émanation lointaine et ignorée de notre pensée, de notre amour, de notre souffrance » (« Maurice Maeterlinck », Le Figaro, le 24 août 1890). De ce primat de l’émotion, découle le fait, relevé par Marie-Françoise Montaubin, que « la critique d’art mirbellienne trouve de préférence son expression, non seulement dans des articles ou textes spécialisés, mais aussi dans les récits ou romans, plus traditionnellement requis comme vecteur de l’émotion et plus propres à la susciter que le texte critique. » En effet, « la fiction narrative, conte, anecdote ou autre récit, s’impose comme une forme dominante du discours sur l’art chez Mirbeau, soit que l’article critique adopte la forme d’un petit récit, éventuellement insérable dans une fiction à venir, soit que le propos critique devienne matière romanesque à part entière », comme, par exemple, Dans le ciel. Voir aussi les notices Indignation, Révolte, Pitié, Art, Artiste, Combats esthétiques et La 628-E8. P. M.
Bibliographie : Maria Carrilho-Jézéquel, « Pamphlet, émotion et silence », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, pp. 125-132 ; Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « De l’émotion comme principe poétique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 86-100 ; Arnaud Vareille, « L'Émotion lyrique dans La 628-E8 », in Actes du colloque de Strasbourg, L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l'Université de Strasbourg, 2009, pp. 69-83.
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