Thèmes et interprétations

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Terme
SUPPLICE

Depuis le succès de scandale du Jardin des supplices (1899) à travers le monde, le mot « supplice » est souvent associé, dans la tête de personnes semi-cultivées, à celui d’Octave Mirbeau, « celui qui supplicie », comme disait Alfred Jarry, dont la formule plaisante fait mine d’assimiler les supplices chinois du bagne de Canton et les supplices que Mirbeau pamphlétaire a fait subir à ses nombreuses têtes de Turc en les  clouant au pilori d’infamie.

Au sens littéral du terme – au moins dans les langues latines, mais non en anglais, où l’on traduit  Jardin des supplices par Torture Garden ou Garden of Tortures –, le supplice se distingue de la torture : alors que la torture, appliquée à un patient qui n’a pas (encore) été condamné par la “Justice”, vise à le faire parler et à lui arracher, soit des aveux, soit des révélations supposées utiles à l’établissement de la vérité, le supplice est une mise à mort ritualisée et spectaculaire de personnes dûment condamnées, qui vise à édifier la foule, à l’épouvanter par la vue du terrible châtiment et à la faire communier dans la soumission aux gouvernants et le respect de l’ordre établi, fût-il sanguinaire, comme celui des Qing. Quelles sont les spécificités de Mirbeau quand il décrit les supplices chinois dans la deuxième partie de son roman fin-de-siècle ?

* La plus évidente et la plus choquante, c’est que le supplice y est présenté comme un art, au même titre que celui des jardins exubérants au sein desquels se déroulent les exécutions. Le bourreau qui y officie, et qui est interrogé par Clara, présente chacune des mises à mort raffinées auxquelles il procède comme un « chef-d’œuvre », malheureusement insuffisamment reconnu par les autorités d’un pays entré en décadence. Cela met sérieusement à mal les catégories éthiques et esthétiques et ne peut que susciter un malaise chez le lecteur.

* D’autre part, comme on l’a souvent constaté, les trois supplices les plus célèbres imaginés par Mirbeau – ceux du rat, de la cloche et, bien sûr, de la caresse – sont des plaisirs inversés parce que poussés jusqu’à leurs conséquences extrêmes, comme si l’envers et l’endroit n’étaient jamais que les deux faces d’une même réalité, ou comme si du plaisir le plus intense à la souffrance la plus insupportable il n’y avait qu’une différence de degré.

* Par ailleurs, les supplices se déroulent à l’abri des regards de la foule, dans un vaste jardin enclos de murs, où les visiteurs ne sont admis qu’une fois par semaine, en tout petit nombre. La portée édifiante de l’exécution disparaît donc en même temps que leur caractère public et spectaculaire, que l’on retrouve au contraire, dans toute leur monstrueuse horreur, dans Le Supplice du santal (2006), du romancier chinois Mo Yan, dont l’action est située exactement à la même époque, pendant la révolte des Boxers.

* Du même coup, les épouvantables supplices qui se déroulent dans le jardin prévu à cet effet sont, pour les rares spectateurs privilégiés, tels que la sadique Clara, une source d’intense excitation sexuelle et satisfont complaisamment leur perversion scopique : Clara jouit à la fois du spectacle réel des atroces agonies des malheureux condamnés, mais aussi, imaginairement, de ceux qu’elle aimerait qu’on lui infligeât à elle-même : elle est à la fois bourreau sadique et victime consentante. Cette sexualisation d’une procédure supposée relever de l’administration de la “Justice”, si l’on ose dire, et devenue une source de plaisirs pervers pour les happy few occidentaux, ne peut être que dérangeante pour le lecteur européen.

* Les supplices tels qu’ils sont pratiqués dans la Chine de Mirbeau sont des atrocités raffinées de type artisanal, pratiquées par des professionnels compétents et amoureux de leur art, et, si épouvantables qu’ils nous paraissent, ils font infiniment moins de victimes que les massacres industriels pratiqués à l’aveuglette et sur une grande échelle par les puissances occidentales et prétendument “civilisatrices” que sont la France, l’Angleterre ou l’Allemagne. Un siècle avant Mo Yan, Mirbeau nous invite donc à nous interroger sur la validité des présupposés de la bonne conscience européenne et sur les valeurs dont nous nous réclamons, et qui ne sont en fait qu’un hypocrite vernis camouflant mal d’horrifiques réalités.

* Enfin, il est curieux de noter qu’aucun des supplices les plus célèbres imaginés par Mirbeau n’est attesté en Chine : il s’agit bien de pures fictions. Inversement, aucun de ceux que décrivent les visiteurs européens de l’époque, et qu’évoque longuement Mo Yan dans Le Supplice du santal, n’est présent dans le roman français, alors qu’ils sont fort bien documentés : on n’y rencontre ni le tronçonnage à la hache du corps du condamné au niveau de la taille, ni  le supplice du santal, c’est-à-dire l’empalement laissant, s’il est exécuté avec adresse, le patient survivre trois ou quatre jours, ni le supplice qui a le plus fasciné et fait frémir les Occidentaux, le fameux lingchi, qui consiste à dépecer le condamné en cinq cents morceaux dûment comptabilisés.

Il ne faudrait pas croire pour autant que les supplices soient le monopole de la Chine des Qing : pour sa plus grande honte, l’Europe “civilisée” les pratique aussi assidûment. Mirbeau, qui est hostile à la barbare peine de mort (voir notamment L’Humanité du 12 février 1907), est particulièrement révolté par celui qui a été infligé à un écrivain de talent tel qu’Oscar Wilde, condamné au hard labour par l’hypocrite Albion pour des actes privés qui ne regardaient que lui : « Jamais un crime – si atroce soit-il – ne m’a causé de tels frissons d’horreur. Ce récit [de son supplice] vous transporte hors du siècle, dans une époque lointaine et barbare, dans ce sombre moyen âge dont les chefs d’œuvre n’ont pu effacer la tache rouge des tortures ni dissiper l’odeur de chair grillée des bûchers. La vision de cet infortuné et de mille autres martyrs obscurs, tournant le roue de supplice, avec cette terreur constante de la mort, si, à bout de force, à bout de courage, ils s’arrêtent un instant de tourner, m’obsède comme un affreux cauchemar. » Les autres pays d’Europe ne sont pas en reste et témoignent de l’arriération morale et de la sauvagerie des États modernes : « Hélas ! il existe partout, le hard labour, aussi bien en Russie, le pays du bon plaisir sanglant, qu’en Allemagne, en France, en Italie. La forme du supplice diffère selon les pays, mais la douleur humaine n’en perd pas, croyez-moi, un seul cri, ni une seule goutte de sang » (À propos du hard labour », Le Journal, 16 juin 1895). Tant il est vrai que toutes les sociétés humaines reposent sur le meurtre institutionnalisé et s’emploient à le cultiver rationnellement, comme l’affirment des convives du Frontispice du Jardin des supplices.

Voir aussi les notices Justice, Meurtre, Prison, Sadisme, Masochisme, Sexualité, Colonialisme, Anticolonialisme et Le Jardin des supplices.

P. M.

 

Bibliographie : Jérôme Gouyette, « Sacrilèges et souffrances sacrées dans Le Jardin des supplices », in Approches de l'idéal et du réel, Presses de l'Université d'Angers, 1993, pp. 379-397 ; Claire Margat, « Supplice chinois in French Literature : From Octave Mirbeau’s Le Jardin des supplices to Georges Bataille’s Les Larmes d’Éros », site Internet de Turandot, septembre 2005 ;  Claire Margat, « Le Supplice chinois : un imaginaire occidental », in Le Supplice oriental dans la littérature et les arts, Éditions du Murmure, 2005, pp. 65-91 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216.

 

 


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