Thèmes et interprétations

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ADMIRATION

ADMIRATION

 

            Au dire de Léon Werth, qui l’a très bien connu pendant ses dernières années, Octave Mirbeau « fut un virtuose de l’admiration » : « Non seulement Mirbeau admirait, mais il aimait admirer. Dès qu’apparaissait un peu de génie ou de talent, Mirbeau fonçait »  (préface des 21 jours d’un neurasthénique, 1951). Que signifiait donc l’admiration, pour un critique tel que lui ?

            Admirer une œuvre d’art, c’est, tout d’abord, vivre une expérience exceptionnelle, car l’émotion produite est si forte que celui qui l’éprouve a l’impression de s’élever un bref instant au niveau du créateur admiré. C’est alors une manière de communier, voire de communiquer, avec les génies du passé ou du présent : « Vertu peu commune en ce temps, que l’admiration, puisque, devant un chef-d’œuvre de l’art, elle égale dans une minute d’émotion partagée celui  qui admire à celui qui crée » (« Préface aux dessins d’Auguste Rodin », Le Journal, 12 septembre 1897).

            L’admiration, c’est aussi la compréhension intuitive « des formes et de ce qu’elles évoquent de beauté et de mystère humain », fût-ce à l’insu de l’artiste qui les a créées. C’est ce qui autorise, « par-delà les surfaces des couleurs et des formes », à « chercher l’âme même des  êtres et des choses », comme Mirbeau l’écrit à propos de son ami Gustave Geffroy. C’est donc elle, et elle seule, qui permet au critique avisé et lucide, espèce fort rare, de susciter chez le lecteur le désir de connaître une émotion comparable à celle qu’il a lui-même éprouvée et de constituer le chaînon, souvent indispensable, entre les grands artistes et les simples amateurs, ou encore les « âmes naïves », certes ignorantes, mais qui ne demandent qu’à se laisser émouvoir. Malheureusement, aux yeux de Mirbeau, la grande majorité des critiques professionnels en est totalement incapable : la capacité d’admirer est l’apanage des happy few.

            Aussi Mirbeau y voit-il un moyen de se consoler chaque fois qu’il traverse une phase dépressive et qu’il se juge frappé d’impuissance créatrice : elle est alors dotée d’une vertu thérapeutique. Comme il l’écrit à Ferdinand Brunetière en 1890, c’est parce qu’il est bien convaincu de n’avoir « pas de talent », que, « ne pouvant le goûter en [lui] », il a « pris le parti de l’admirer chez les autres ». Aveu de la même farine, un an plus tôt, dans une lettre à son confident Paul Hervieu : « Je n’ai aucun talent. J’arrive à supporter, sans trop de dépit ni de souffrance, cette opinion sur moi, et à me consoler de mon infériorité en admirant de plus en plus les grandes qualités de ceux que j’aime. »

            C’est aussi cette précieuse capacité d’admirer qui permet, du même coup, de redonne un peu de sens et de valeur à des tâches journalistiques et alimentaires qui, le plus souvent, ne lui inspirent que du dégoût : « Savoir admirer, c’est l’excuse des humbles comme nous, qui peinons, dans les journaux, à d’obscures et inutiles besognes, et c’est ce qui nous distingue des misérables gamins destructeurs inconscients du beau, à qui toute grandeur, toute éloquence, toute vérité échappent » (« Émile Zola », Le Matin, 6 novembre 1885). Son travail de folliculaire retrouve ainsi un peu de cette dignité qu’il a perdue au cours de toutes les années où il a prostitué sa plume.

            Une des caractéristiques de l’admiration telle qu’elle se manifeste chez Mirbeau, c’est qu’elle s’adresse autant à l’homme qu’à l’œuvre, comme si l’émotion procurée par l’œuvre d’art comptait finalement moins que la découverte d’âmes d’exception. Ainsi écrit-il de Zola, en 1885 (ibid.) : «  M. Zola nous a donné, dans ce temps si indulgent aux compromissions quelconques, l’exemple presque farouche d’une dignité rare, qu’il faut savoir admirer plus encore, peut-être, qu’on admire son talent ; car le talent de l’artiste s’embellit encore de la dignité de l’homme. » Il en va de même, à plus forte raison, de Balzac, dont la personnalité « extraordinaire », la prodigieuse et surhumaine activité, et la vie « énorme, tumultueuse, bouillonnante », qui fut « un permanent foyer de création, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable », le fascinent encore plus que la production romanesque, qui est pourtant à ses yeux « une œuvre de divination universelle » : « Nous ne devons point soumettre Balzac aux règles d'une anthropométrie vulgaire. L'enfermer dans l'étroite cellule des morales courantes et des respects sociaux, c'est ne rien comprendre à un tel homme, c'est nier, contre toute évidence, le prodige, l'exception qu'il fut. Nous devons l'accepter, l'aimer, l'honorer tel qu'il fut » (La Mort de Balzac, 1907).

On découvre là une autre facette de l’admiration façon Mirbeau : elle est entière et sans réserves, et elle permet de tout accepter du génie admiré, y compris ses lacunes, ses faiblesses, voire ses vilenies qui, loin de le rabaisser, contribuent à l’humaniser et à le faire aimer davantage encore : « C'est par ses péchés qu'un grand homme nous passionne le plus. C'est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu'ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons, que nous le chérissons, de tous les respects, de toutes les tendresses qui sont dans l'humanité » (La Mort de Balzac, loc. cit.). Aussi bien Mirbeau passe-t-il sur les lâchetés de son grand ami Rodin, anti-dreyfusard honteux, et continue-t-il à le chanter sur tous les tons, comme si le décevant comportement privé de l’homme ne pouvait altérer en rien l’image idéalisée qu’il s’est faite de lui.

            Autre caractéristique de l’admiration mirbellienne : le recours au dithyrambe et à l’hyperbole. Pour parler des « grands dieux de [son] cœur », Mirbeau ne recule devant aucun éloge, devant aucun excès ni aucune emphase, et emploie systématiquement les mots les plus forts, parce qu’ils sont les plus susceptibles de frapper, d’impressionner durablement le lecteur, donc de lui donner vraiment une chance d’éprouver à son tour l’admiration qu’il souhaite faire partager. Même si certains ont pu faire la fine bouche devant des éloges qui leur paraissaient démesurés et n’ont voulu y voir qu’une forme de « réclame », dans la mesure où Mirbeau se faisait ostensiblement le héraut des artistes à promouvoir, sa sincérité ne fait pour autant aucun doute : simplement, il se sent moralement obligé et ne peut s’empêcher de crier haut et fort son admiration, pour que nul n’en ignore, quitte, s’il le faut, à réviser en baisse ses éloges lorsque, parfois, le refroidissement succède à l’échauffement initial. Cela ne l’empêche pas de considérer que l’admiration idéale devrait être muette, tant il se méfie des mots en général, et des siens en particulier : « Le mieux serait d’admirer ce qu’on est capable d’admirer, et ensuite de se taire.... ah ! oui, de se taire. Mais nous ne pouvons pas nous taire. Il nous faut crier notre enthousiasme ou notre dégoût » (Préface de l’exposition Félix Vallotton, 1910).

P. M.

 

Bibliographie : Christian Limousin, « “L’ardeur poétique de l’admiration” (Mirbeau parmi les critiques de Monet) », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses universitaires d’Angers, 1992, pp 101-119 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau face à Gauguin : un exemple de la nécessité d'admirer », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 241-255 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau, une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999.


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