Thèmes et interprétations

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Terme
CINEMA

Si les références explicites au cinématographe dans l’œuvre de Mirbeau se comptent sur les doigts d’une main, il n’en est pas moins remarquable que la première allusion date de 1898 et révèle l’extraordinaire réactivité de l’écrivain, si l’on veut bien se rappeler que la première séance publique de projection filmée remonte au 28 décembre 1895. Dans L'Épidémie, en effet, qui se passe au cours d’un conseil municipal, un membre de la majorité s’en prend à un conseiller de l’opposition en lui reprochant de tenir un cabaret dont la présence en ville constitue « une honte…une immoralité…un attentat à la pudeur… » Le conseiller se défend en répliquant que son établissement est « de premier ordre » puisqu’il y « a installé un cinématographe !… » Dernier cri de la technique de l’image animée, déjà promu au rang de divertissement populaire, le cinématographe, dont le nom ne s’abrège pas encore, est avant tout un gage de modernité, un signe évident de l’avancée du Progrès.

Dans le « Frontispice » du numéro de L’Assiette au beurre consacré aux Têtes de Turcs d’Octave Mirbeau (n° 61 du 31 mai 1902), l’allusion aux « écrans lumineux [des] cinématographes » se réduit pourtant à l’évocation d’une simple lanterne magique qui projette, comme autant d’ombres chinoises, les portraits des personnages qui font « l’actualité parisienne ». La référence est d’ailleurs placée sous le signe de la mystification et fait penser à une allusion analogue, au début de La 628-E8, qui assimile les « foules qui passent, sans cesse, en cortèges noirs, sous des lumières aveuglantes, [à] des projections de lanterne magique… » Dans les deux cas, nous avons affaire à de simples jeux d’ombres et de lumière qui délimitent les contours, un théâtre de silhouettes comme il y en a tant à Paris dans les dernières décennies du XIXe siècle et dont le cinéma naissant n’est alors, pour la grande majorité du public, qu’une variété, sans véritable avenir culturel.

En revanche, le ton et la perspective sont sensiblement différents dans l’article « Questions sociales » que Mirbeau publie dans Le Journal le 18 février 1900, et qui s’inscrit dans le contexte de la bataille qu’il est en train de mener en faveur de la création d’un théâtre populaire. Dans un cadre fictionnel qui lui est familier, O. Mirbeau feint de recevoir un interlocuteur qui propose de régler la question du théâtre populaire en équipant les trente-six mille communes de France d’un cinématographe et d’un phonographe. Ce dispositif permettrait de montrer et de faire entendre « les pièces les plus admirables de notre répertoire classique », ainsi que les phases de notre histoire nationale. Les entractes, quant à eux, permettraient de faire « défiler, sur les plaques lumineuses, des réclames variées, sous une forme amusante, et même au besoin instructive. » Ainsi, le cinématographe et le phonographe deviendraient « les deux plus formidables éléments d’instruction publique, d’enseignement populaire qu’on aura jamais vus. »  Les rares interventions, ou interruptions, de l’auteur disent assez bien la méfiance et le scepticisme avec lesquels il accueille ces propos enthousiastes, tout particulièrement en ce qui concerne le rôle dévolu à la publicité, « corruptrice et menteuse, devenant le plus merveilleux agent de la vérité et le sublime véhicule de la moralisation universelle ! » Riche, sans doute, de potentialités éducatives, le cinéma n’en reste pas moins entaché, dès sa naissance, de deux risques majeurs : le populisme et le mercantilisme, qui expliquent la méfiance de Mirbeau.

Dans ce contexte, il paraît significatif que, dans un épisode de La 628-E8, « Une soirée au music-hall », le cinématographe soit simplement cité dans une énumération d’attractions où il côtoie, sur un pied d’égalité, « les acrobates japonais, les chanteuses viennoises, les danseuses espagnoles », autant de divertissements susceptibles de « satisfaire la moyenne des aspirations amoureuses et artistiques de nos contemporains. »

Cependant, il ne serait ni juste ni pertinent de reprocher à O. Mirbeau de n’avoir su prévoir l’essor et la richesse de la production cinématographique du XXe siècle, encore moins la contribution qu’elle allait apporter à la culture mondiale. Reconnaissons à l’auteur le mérite de n’être pas resté indifférent ou aveugle face à la naissance du cinéma. Pour le reste, O. Mirbeau partage manifestement le scepticisme des écrivains et des intellectuels de son époque, à la manière de Georges Duhamel, par exemple, et s’en tient à une « méfiance amusée », pour reprendre le mot de Y. Lemarié. On peut seulement regretter que Mirbeau n’ait pas perçu, semble-t-il, les convergences et les interactions qui existent entre l’écriture romanesque et l’écriture cinématographique. Et pourtant, si l’on veut bien y songer, quel extraordinaire roman cinématographique que La 628-E8, avec son art du déplacement, le foisonnement de ses personnages et la multiplicité des points de vue ! Au reste, ce que l’auteur dit de l’automobile dans « Avis au lecteur » pourrait, tout aussi bien, s’appliquer au cinéma : « L’automobile, c’est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est le vertige. » Renoir, Buñuel, pour ne citer qu’eux, ne resteront pas insensibles au potentiel cinématographique offert par l’œuvre d’Octave Mirbeau.

 

B.J.

 

Bibliographie : Yannick Lemarié, « Mirbeau et le cinéma : Le Journal d’une femme de chambre, de Jean Renoir », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 373-384 ; Yannick Lemarié, « La 628-E8 et le cinéma : un art du montage », in L’Europe en automobileOctave Mirbeau écrivain voyageur, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, pp. 161-173 ; Deepa Nair, « From Page to Screen : A Study of Octave Mirbeau’s The Diary of a Chambermaid and the Screen Adaptations by Jean Renoir and Luis Buñuel », Fiction To Film, Delhi, vol. 21, n° 1-2, janvier-décembre 2008 ; Charles Tesson, « Jean Renoir et Luis Buñuel – Autour du Journal d'une femme de chambre », in Nouvelles approches de l'œuvre de Jean Renoir, Presses de l'Université de Montpellier, 1995, pp. 39-61 ; Francis Vanoye,  « Trois femmes de chambre (note sur deux adaptations du Journal d’une femme de chambre. d’Octave Mirbeau) », Actes du colloque de Nanterre, Relecture des “petits” naturalistes, Université Paris X, octobre 2000, pp. 451-455 ;  Elizabeth Ann Vitanza, « Lost in Translation : Diary of a Chambermaid » (1945-46) » , in Rewriting the rules of the game : Jean Renoir in America, 1941-1947, Ph. D. Thesis, U.C.L.A., Los Angeles, 2007, chapitre IV, pp. 143-193.


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