Thèmes et interprétations

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Terme
CIVILISATION

Le terme de « civilisation » est un de ces mots, aussi présomptueux qu’hypocrites, dont Mirbeau se méfie a priori, car ils servent le plus souvent à camoufler une camelote nettement moins ragoûtante. C’est ainsi que, reprenant un sien article intitulé « Colonisons » et paru dans Le Journal sous le pseudonyme de Jean Maure, le 13 novembre 1892,  il le rebaptise ironiquement « Civilisons », quand il le republie, sous sa signature, le 22 mai 1898, dans le même Journal. Dans une interview imaginaire du général Archinard, conquérant du Soudan, qui se vante  d’avoir tapissé ses murs de « peaux de nègres », pour ne rien perdre de la matière première de tous les Africains dûment massacrés par ses soins, il lui fait dire : « Je ne connais qu’un moyen de civiliser les gens, c’est de les tuer... Quel que soit le régime auquel on soumette les peuples conquis... protection, annexion, etc., etc., on en a toujours des ennuis, ces bougres-là ne voulant jamais rester tranquilles... En les massacrant en bloc, je supprime les difficultés ultérieures... (« Maroquinerie », Le Journal, 12 juillet 1896). Mirbeau fait ainsi découvrir à ses lecteurs à l’inoxydable bonne conscience que la prétendue « mission civilisatrice » du colonialisme n’est en réalité qu’un abominable système d’exploitation des Africains et que le massacre y est bien la règle, et non une regrettable exception. Que valent, dès lors, les valeurs proclamées par la République, troisième du nom ? Peut-on qualifier de « civilisés » des États, certes modernes et industrialisés, mais qui utilisent leur supériorité technique et militaire pour s’approprier le monde à leur profit et transformer des continents entiers en de terrifiants jardins des supplices ? Si l’on ajoute que, au grand scandale de Mirbeau, les gouvernements européens sont restés d’une totale différence devant le massacre des Arméniens par le sultan Abdul-Hamid, en 1895-1896, puis face aux atrocités de la guerre russo-japonaise en Mandchourie, en 1904, le bilan de ces prétendus « civilisés » risque fort d’apparaître bien mince...

Pour justifier les massacres des Africains, la mise en esclavage des populations colonisées  et le pillage de toutes les richesses des pays conquis par la force, les grandes puissances européennes, si délicieusement « civilisées », ne trouvent pas d’autre argument que de prétendre, avec l’aval d’ethnologues complices, que les populations soumises ne sont que des sauvages ou des barbares, restés fort en arrière sur le chemin de l’évolution, et par conséquent incapables de gérer intelligemment leurs ressources. Mirbeau s’inscrit en faux contre cette monstrueuse prétention européocentriste et, dans le droit fil de Montaigne et de son relativisme culturel, il dénonce « cette obstination stupide et cette ethnologie inférieure de vouloir juger les gens d’après nous-mêmes » et à tenir « pour barbares des mœurs qui sont seulement différentes des nôtres ». Ainsi, fait-il dire à un diplomate qui connaît parfaitement les civilisations d’extrême Orient : « On prétend que les Chinois sont mal civilisés en ce qu’ils ne fabriquent pas de canons et qu’ils considèrent comme inférieur et un peu dégradant le métier militaire. Mais ils fabriquent des laques admirables. Ajoutez qu’ils adorent les lettres, que tous sont plus ou moins poètes et qu’ils ont des livres d’un charme rare » (« Chinoiserie », Le Journal, 15 juillet 1900). Il oppose ainsi deux conceptions de la civilisation : l’une qui repose sur la supériorité de l’industrie et des armes, c’est-à-dire sur la force brute, sur la violence institutionnalisée et sur le meurtre de masse ; l’autre qui est, certes, moins évoluée techniquement et qui est figée dans des traditions millénaires, mais qui est beaucoup plus raffinée, que ce soit dans les laque, la poésie, le jardinage, ou... les supplices. Bien sûr, dans ce passage, Mirbeau idéalise les Chinois, comme Clara dans Le Jardin des supplices (1899), et il généralise abusivement d’une minorité de lettrés à l’ensemble du peuple, mais, de toute évidence, il ne prétend pas qu’on doive le croire au pied de la lettre  et ne cherche nullement à faire œuvre d’ethnologue : il veut seulement obliger ses lecteurs à se poser des questions sur le bien-fondé des présupposés de la civilisation à laquelle ils appartiennent.

On pourrait objecter que, barbares dans leurs conquêtes militaires, les pays européens n’en sont pas moins civilisés en interne, dans la mesure où ils disposent d’un système de lois garantissant les droits des « citoyens », ou supposés tels, où le peuple bénéficie démocratiquement du droit, inconnu ailleurs, de choisir ses dirigeants, où il existe des écoles et des hôpitaux, etc. Mirbeau ne nie certes pas que d’appréciables progrès sociaux et médicaux aient pu être réalisés et, à l’occasion, il lui arrive même de se battre pour défendre un système social qu’il critique vigoureusement, mais qui est menacé par un danger bien pire encore, comme on a pu le voir pendant la crise boulangiste (voir Boulangisme) et, plus encore, pendant l’affaire Dreyfus (voir cette entrée). Mais, dans l’ensemble, les progrès ne lui semblent pas aussi évidents qu’on le prétend : la prétendue démocratie n’est à ses yeux qu’une vaste blague ; la loi n’est ni juste, ni égale pour tous ; le droit de la minorité de nantis et d’exploiteurs exclut celui des larges masses dominées et paupérisées ; les prolétaires sont exploités, opprimés, aliénés, tués à petit feu, dans le bagne des usines ; l’armée et le système pénitentiaire sont des monstruosités sociales ; la famille est un étouffoir ; le christianisme est un opium du peuple, etc. Bref, les institutions sociales reposent toutes sur le meurtre et l’oppression du plus grand nombre, et c’est bien là le contraire de ce qu’on entend d’ordinaire par « civilisation ».

Par opposition aux Européens et aux Américains, Mirbeau ne manque pas une occasion de donner des peuples dominés une image plus positive : ainsi de l’Inde dans les Lettres de l’Inde (1885), de la Chine, dans nombre de chroniques où il nous montre, par exemple, en Lao Tseu un sage supérieur et un « homme, à coup sûr unique dans l'histoire de l'humanité », ou encore de l’Afrique, dans les articles où la naïveté et le caractère pacifique des villages africains contrastent avantageusement avec le visage barbare du blanc massacreur, accompagné du curé ou du clergyman, toujours prêts à bénir ses atrocités au nom de leur religion d’amour... Il choque encore plus le conformisme béat de ses lecteurs quand il va jusqu’à prêter aux colonisateurs des pratiques cannibales qu’on croit généralement être l’apanage des colonisés. Il s’agit toujours, pour lui, d’ébranler la force d’inertie de ses lecteurs et de susciter des doutes et des questionnements.

L’anarchiste Mirbeau se garde bien pour autant de donner sa propre définition de ce que devrait être une vraie civilisation. Mais il la dessine en creux et il s’emploie à la faire désirer : dans une société vraiment civilisée, les individus seraient libres et solidaires, ils vivraient en paix avec leurs voisins, leur travail serait une source de dignité et suffirait à assurer leur subsistance, et ils auraient du temps à consacrer à leur développement intellectuel et spirituel. Mais il sait pertinemment que, les hommes étant ce qu’ils sont, ce n’est là qu’une utopie, et que ce qu’on appelle « civilisation » ne sera jamais qu’un mince vernis sous lequel perdure le fauve primitif, toujours prêt à resurgir et à tuer.

Voir aussi les notices Anarchie, Colonialisme, Anticolonialisme, Guerre, Meurtre, Violence, Cruauté, Prison, Travail, Cannibalisme, Utopie, Afrique, Arménie, Chine, Inde, Madagascar, Mandchourie, Colonisons, Lettres de l’Inde et Le Jardin des supplices.

P. M.

 

Bibliographie : Lucie Bernier, « L'Imaginaire chinois chez Octave Mirbeau : Le Jardin des supplices », Actes du XIIIe congrès de l'Association internationale de littérature comparée, The Force of vision, Tokyo, I. C. L. A., 1995, pp. 448-455 ; Ioanna Chatzidimitriou, « Lettres de l’Inde : Fictional Histories as Colonial Discourse », Dalhousie French Studies, Halifax, Canada, n° 84, automne 2008, pp. 13-21 ; Angela Di Benedetto,  « Chinoiseries d’esthètes fin de siècle », in Pierre Loti et l'exotisme fin de siècle, Lisi editore, Tarente, 2007, pp. 115-124 ; Christopher Lloyd, « Mirbeau et le discours anticolonialiste dans La 628-E8 », in L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l’Université de Strasbourg,  2009, pp. 299-307 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le colonialisme », postface de Colonisons, Émile Van Balberghe, Bruxelles, 2003, pp. 16-23 ; Christian Petr, « L’Être de l’Inde », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 329-337 ; Gianna Quach, « Mirbeau et la Chine », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 87-100 ; Yinde Zhang, « Octave Mirbeau et la Chine : paradoxes du jardin exotique », in Crise fin-de-siècle et tentation de l'exotisme, Presses de l’Université Lille III, 2002, pp. 85-100. 

 

 

 

 

 


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