Thèmes et interprétations

Il y a 261 entrées dans ce glossaire.
Tout A B C D E F G H I J L M N O P Q R S T U V
Terme
RIRE

L’œuvre de Mirbeau reflète un profond pessimisme et comporte quantité de scènes horribles de nature à susciter le dégoût ou la terreur. Et pourtant on rit beaucoup en le lisant ou en regardant ses pièces. Comment expliquer qu’on puisse en rire alors qu’on devrait plutôt en pleurer ou en frémir ?

 

Rire subversif

Le rire suppose généralement la complicité de ceux qui rient face à ceux dont ils rient, qui se trouvent moqués, et par conséquent rabaissés, voire humiliés. Il peut donc, non seulement être cruel pour ceux qui en font les frais, mais constituer de surcroît un moyen de souder un groupe par opposition à un autre, ou une majorité contre une minorité, qui peut à l’occasion servir de bouc émissaire, comme on le voit, par exemple, dans les “blagues” racistes ou xénophobes. C’est ainsi que la majorité des amuseurs professionnels, aujourd’hui comme autrefois, caressent leur public dans le sens du poil et ne font donc que renforcer le conformisme ambiant, dans une société et à une époque données.

Mirbeau le démystificateur ne mange évidemment pas de ce pain-là et il n’a jamais été question pour lui de se complaire dans les idées reçues, ni d’être complice des préjugés en tous genres, fauteurs de haines homicides, de la majorité dite « silencieuse », mais qu’il juge le plus souvent cruelle et stupide. Il se sert au contraire du rire comme d’une arme de subversion et vise à révéler à son lectorat le dessous des cartes, à lui montrer les choses sous un jour totalement nouveau, à le faire pénétrer dans les coulisses du theatrum mundi, d’ordinaire interdites au profanum vulgus, et à susciter le rire par l’exposition de ce qui est soigneusement caché et qui apparaît dans tout son grotesque et toute sa hideur. Il se heurte alors à une grosse difficulté : avec sa pédagogie de choc, loin de cimenter le groupe, il risque fort de le scinder en heurtant de front ses habitudes de pensée, car il sait qu’une majorité de lecteurs ne pourront pas accepter une remise en cause radicale du formatage qui leur a été imposé depuis leur naissance et que seule une faible minorité d’« âmes naïves » est susceptible de se laisser toucher, voire ébranler, par ses révélations. Ce n’est évidemment pas suffisant pour qui souhaite participer à l’indispensable révolution culturelle, préalable au grand chambardement que l’anarchiste Mirbeau appelle de ses vœux. Pour lui, la question semble donc se poser en ces termes : comment réussir malgré tout à faire rire le grand public, que ce soit dans ses chroniques désopilantes, dans ses farces ou dans une grande comédie telle que Les affaires sont les affaires (1903), sans pour autant flatter ses préjugés ?

 

Rire de transgression et rire vengeur

La réponse n’a rien d’évident, et il peut arriver au chroniqueur de se contenter de procédés éprouvés, tels que le grossissement et la déformation des traits, l’emballement farcesque, l’exagération de pure fantaisie, l’incongruité cocasse et la loufoquerie allaisienne (par exemple « Le Concombre fugitif »), le calembour facile et le jeu de mots, qui ne menacent aucune institution respectable ni aucun des fondements de l’idéologie dominante, au risque de passer alors pour un simple amuseur comme les autres, bref comme un écrivain pas bien sérieux.

Le plus souvent, cependant, à la fantaisie purement gratuite et, a fortiori, aux ficelles grossières et trop faciles pour être vraiment honnêtes, il préfère le comique de transgression. Ce qui suscite le rire, c’est alors un décalage, qui peut prendre plusieurs formes :

- Décalage entre ce qu’imagine le lecteur et ce qui lui est montré, provoquant sa surprise et, éventuellement, ses interrogations. Pensons par exemple à l’épisode de « l’étrange relique » dans Le Journal d’une femme de chambre, qui permet de tourner en dérision les formes de la religiosité catholique au XIXe siècle.

- Ou bien décalage entre les événements évoqués et la façon d’en parler – ce qui est caractéristique de l’ironie et de l’humour, surtout de l’humour noir, qui vise à choquer l’esprit en bafouant la logique et en traitant avec légèreté, voire en souriant, des choses qui devraient susciter l’angoisse ou l’horreur : par exemple, le supplice du rat, tel que le rapporte le bourreau chinois, dans Le Jardin des supplices.

- Ou bien décalage entre un comportement jugé immoral, ou une pratique généralement condamnée, et les louanges illogiques qu’on en fait, comme c’est le cas dans l’éloge paradoxal, qui suggère que tout l’édifice social marche sur la tête et incite en conséquence à s’interroger sur ses  fondements.

- Ou bien encore, ce qui est le plus subversif, décalage entre l’être et le paraître, entre les valeurs proclamées et les comportements qui les bafouent. Le procédé est particulièrement efficace quand il s’agit de rire de gens puissants et honorables, qui d’ordinaire inspirent plutôt une crainte respectueuse. Éloquentes à cet égard sont les interviews imaginaires, où les personnalités interrogées avouent ingénument des actions condamnables par la morale en usage, ou qui tombent sous le coup de la loi, obligeant du même coup le lecteur à se poser des questions : d’une part, sur la respectabilité totalement imméritée de ces gens de pouvoir, d’influence ou d’argent, qui mentent, tripatouillent, corrompent, trahissent, volent et tuent sans vergogne, et qui, ce faisant, se comportent particulièrement mal au regard de sa propre morale ; et, d’autre part, sur la validité des valeurs dont ces individus « respectables » se réclament et qui risquent, dès lors, de n’apparaître que comme d’hypocrites cache-sexe de ce mal « qu’on ne saurait voir » et que le lecteur vient de découvrir avec stupeur. 

Le rire mirbellien peut aussi être vengeur. C’est bien évidemment le cas de celui de la chambrière Célestine, du Journal d’une femme de chambre (1900), quand elle nous dévoile les bassesses et turpitudes de ses maîtres et qu’elle se paye une bonne tranche de rire, dans sa petite chambre froide et solitaire, en les confiant à son journal. C’est aussi celui de l’abbé Jules du roman homonyme de 1888, avec le fameux « T'z’imbéé...ciles !... » dont il cingle ses confrères ensoutanés et les petits-bourgeois conservateurs de son Perche natal, et aussi avec son testament en forme de bombe : le « ricanement de dessous la terre » imaginé par le narrateur témoigne du triomphe posthume de Jules qui, pendant des années, a peaufiné avec délectation son ultime provocation ; on l’imagine aisément en proie à une intense jubilation chaque fois qu’il se représentait les effets dévastateurs de sa démystificatrice expérience post mortem. Mais on peut aussi imaginer le rire tonitruant et jubilatoire de Mirbeau lui-même, malgré sa neurasthénie persistante et son pessimisme radical, chaque fois qu’il prenait la plume pour vouer au ridicule qui tue tous les « salauds », comme eût dit Sartre, qui obstruaient le chemin de la Justice et de la Vérité. Avec ses mots il se vengeait, et nous venge encore, de tous ses maux, et par conséquent de tous les nôtres. Il crée alors, avec ses lecteurs d’hier et d’aujourd’hui, une forme de complicité comparable à celle que crée spontanément le rire et qui lui permet d’élargir son auditoire et de renforcer son impact.

 

Ambiguïté du rire

Il arrive néanmoins que le rire mirbellien soit ambigu et place le lecteur dans une situation inconfortable.

- Soit parce que les excentricités diverses éparses dans les textes déroutent le lecteur, qui ne sait pas bien comment les interpréter, ni si c’est à lire au premier degré, ou au deuxième, voire au troisième. Quand la cible est clairement définie et que l’idée peut être aisément dégagée de l’anecdote ou de la saynète, le lecteur est en terrain de connaissance et, même s’il n’est pas du tout d’accord avec l’auteur, du moins est-il rassuré d’avoir saisi ce qu’il veut dire ou sous-entend. En revanche, dans des cas flagrants de nonsense, il perd ses repères, cherche en vain à comprendre ce qui lui paraît absurde et en arrive à se demander si l’écrivain n’est pas en train de se payer sa tête.

- Soit parce que, à la réflexion, on ne sait plus trop pourquoi ni de quoi on a ri. Par exemple, face aux longues explications du bourreau « patapouf » du Jardin des supplices, si satisfait de lui-même, si fier de la parfaite maîtrise de son art, si précis dans l’évocation des atroces supplices qu’il a infligés à des innocents. Ou bien lors de la conversation, à bord du Saghalien, sur le cannibalisme des explorateurs européens, dans la première partie du même roman. L’horreur produite par la description des supplices chinois et des pratiques cannibales n’est pas seulement l’envers de la fascination qu’ils exercent sur nous, ce qui est déjà en soi une source de malaise. Mais de plus il s’avère que le monstrueux bourreau est aussi un artiste accompli et consciencieux, de surcroît victime d’une flagrante injustice, et que l’on est donc incité à l’admirer, et également un brave bouffon, qui se plaît à faire rire ses auditeurs ; quant aux cannibales, ce ne sont pas de lointains Fidjiens estampillés barbares, ce qui serait bien rassurant pour notre confort moral, mais de bons Français, qui ont pour mission d’apporter aux Africains les lumières de leur “civilisation” et de leur “religion d‘amour”. Comment s’y retrouver ? À quoi se raccrocher ? Les critères éthiques et esthétiques du lecteur en sont tout chamboulés et, à peine vient-il de rire qu’il risque fort de se sentir bien mal à l’aise d’avoir pris à la légère des choses particulièrement abominables.

Voir aussi les notices Dérision, Farce, Caricature, Humour noir, Ironie, Exagération, Éloge paradoxal, Interview imaginaire et Farces et moralités.

P. M.

 

Bibliographie : Aleksandra Gruzinska, « Le Rire de Célestine », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 223-235 ; Christopher Lloyd, « Le Noir et le rouge : humour et cruauté chez Mirbeau », in Octave Mirbeau, Actes du colloque international d'Angers de septembre 1991, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 235-246 ; Christopher Lloyd, « Mirbeau auteur comique », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 65-71 ; Hanan Moukabari,  Le Rire cruel dansLe Journal d'une femme de chambre” d'Octave Mirbeau, mémoire de D. E. A., Grenoble, Université Stendhal, 1992, 63 pages ; Jean-François Nivet, « Le Rire d'Octave Mirbeau », préface des Contes drôles, Séguier, 1995, pp. 9-16 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau excentrique », in Un moderne : Octave Mirbeau, J. & S. éditeurs - Eurédit, Cazaubon, novembre 2004, pp. 157-170 ; Françoise Sylvos, « Grotesque et parodie : le naturalisme anticlérical d’Octave Mirbeau », in Rire des dieux, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, collection des Cahiers du CRLMC, 2000, pp. 371-380.

 

 


Glossary 3.0 uses technologies including PHP and SQL