Familles, amis et connaissances

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Terme
VALLOTTON, félix

VALLOTTON, Félix (1865-1925), peintre, dessinateur, graveur et écrivain français d’origine suisse. En 1882, il quitte Lausanne pour apprendre la peinture à Paris. Il s’inscrit à l’Académie Julian et, au Louvre, copie les maîtres. Au départ son travail, marqué par les peintres qu’il admire (Holbein et Ingres), est plutôt sage. Mais l’amitié qu’il noue avec les Nabis (avec qui il expose chez Le Barc de Bouteville), la fréquentation des milieux de la presse et la découverte des estampes japonaises le conduisent à un art puissant et personnel. Son originalité va s’exprimer tout d’abord dans la gravure qui, entre 1890 et 1900, prend le pas sur la peinture. Sa maîtrise da la xylographie lui vaut une réputation internationale. Sa mise en page audacieuse, son graphisme elliptique, sa simplification des formes, son jeu de contraste novateur et son esprit critique séduisent les journaux qui le sollicitent. Il publie dans Le Rire, La Gazette de Lausanne et surtout dans La Revue Blanche. Il illustre également certains ouvrages (Renard, Gourmont). Ce sens du cadrage, ce dessin épuré, cette économie chromatique, cette suppression des nuances, il va les appliquer par la suite à sa peinture, comme en témoignent ses toiles d’une facture lisse, parfois dure et froide, révélant une certaine causticité.

Mirbeau, dans le groupe des Nabis, accorde une place particulière à Vallotton : il est le seul à qui il consacre un article. Comme Bonnard et Vuillard, il collabore à La Revue Blanche pour laquelle il réalise de nombreux portraits (dont celui de Mirbeau, actuellement au musée de Grenoble), mais son pessimisme et son souci de réalisme austère le différencient de ses amis. Est-ce cette singularité qui attire l’attention du journaliste, ou son goût de l’imprévu et du cocasse évoqué par Jules Renard, ou encore son amour de la littérature qui l’amène à fréquenter les « mardis » de Mallarmé ? Qu’est-ce qui, aux yeux du critique, le distingue des autres ?  Quelle que soit la raison qui le pousse, le résultat est là. Le journaliste ne se contente pas de noyer son nom au milieu d’autres dans  des listes flatteuses, ni d’expédier en quelques lignes l’art de ce peintre, il rédige, en 1910, la préface au catalogue de l’Exposition Vallotton à la Galerie Druet. Comme il le fait quand il aborde l’art de ces peintres, il commence par traiter des Nabis en général, de leur place dans la peinture, de leur amitié, de leur zélateur Natanson et des commentaires qu’ils ont suscités. Il s’adonne ensuite à une diatribe contre les critiques et ce n’est que dans le dernier tiers de l’article, que le critique entre enfin dans le vif du sujet : Vallotton. Comme pour compenser ses atermoiements, il se montre alors dithyrambique. Mirbeau, comme s’il redoutait d’être en deçà de son émotion, l’amplifie, son style est hyperbolique : « M. Vallotton est un esprit clair, précis, très averti, très cultivé, très passionné. [...] il ne se dessèche pas l’âme dans les théories […]. Comme ceux qui ont beaucoup vu, beaucoup lu, beaucoup réfléchi, il est pessimiste. [...] Nul ne possède comme lui, autant que lui, les ressources de son art. [...] Mieux que personne [...] il sait être un coloriste très savant, très abondant, très nuancé, dégrader, avec une très fine sensibilité, les blancs et les noirs. [...] Je connais des peintres différents de M. Vallotton, j’en connais de plus séduisants, peut-être, je n’en connais pas de plus forts. » Lui qui a souvent recours aux images, se cantonne ici à des considérations abstraites et à des jugements catégoriques. Ses réflexions restent théoriques et sont rarement illustrées par des exemples picturaux. S’il n’a aucun mal à clamer son admiration pour les impressionnistes, car elle émane du cœur, il lui est plus difficile de traduire ses enthousiasmes face à Vallotton – et aux Nabis en général – car eux semblent le fruit de la raison.

L. T.-Z.


VALTAT, louis

VALTAT, Louis (1869-1952), peintre post-impressionniste français. Aux Beaux-Arts de Paris, il a peut-être fréquenté l’atelier de Gustave Moreau. En 1889, il expose pour la première fois aux Indépendants. En 1891, à l’Académie Jullian, il rencontre Albert André, qui deviendra son intime, et peut-être quelques-uns des futurs Nabis (Bonnard, Denis, Vuillard). En 1894, il est à Banyuls chez Maillol. En 1895, grâce à Henri de Monfreid, il découvre l’œuvre de Gauguin. En 1895-1896, il collabore avec Toulouse-Lautrec aux décors des Chariots de terre cuite, de Barrucand, monté au Théâtre de l’Oeuvre de Lugné-Poe. Il rentre alors dans le cercle des Natanson et de La Revue Blanche. À Arcachon, entre 1894 et 1896, il mêle les influences de Gauguin, Lautrec et Van Gogh et se détache de la reproduction fidèle de la nature en outrant la couleur. Il annonce ainsi à la fois le fauvisme et l’expressionnisme. En même temps, certaines de ses toiles comportent des ellipses et des lignes serpentines comme chez les Nabis, des traces de pointillisme (touches mosaïquées) et un goût pour les motifs décoratifs qui le rapproche de l’Art Nouveau. En 1899, il se fixe à Agay et multiplie les paysages de l’Estérel. Il y restera jusqu’en 1913. Il fréquente Signac et Cross à Saint-Tropez et Renoir à Cagnes. Vollard l’expose et le fait entrer dans de grandes collections internationales. En 1905, il participe au Salon d’Automne et est l’objet de la même réprobation que les Fauves. Après 1918, il peint surtout la Normandie. Abandonnant le « lyrisme dionysiaque », son œuvre faiblit. De nature indépendante, Valtat s’est  tenu à l’écart des mouvements. La prédiction de Vollard (« Un jour, on s’apercevra que Valtat est un grand peintre ») ne s’est pas réalisée. Complexe, inclassable, son œuvre reste négligée et sous-estimée, bien que le rôle de l’artiste comme précurseur du fauvisme soit généralement reconnu.

Mirbeau ne cite que tardivement le nom de Valtat : la première fois dans un article du Journal du 29 décembre 1901. En 1905, dans La Revue du 15 avril, on trouve cette énumération : « Vuillard, Bonnard, Denis, Roussel, Valtat, Vallotton ». Or, Valtat est typiquement un artiste de la seconde génération de La Revue Blanche, aux côtés de Luce, d’Espagnat et Albert André. Le coup de force de Mirbeau est d’oublier les trois derniers et d’insérer Valtat dans la liste des artistes du premier cercle des Natanson (les Nabis). Cela montre combien il l’estime. Ce que confirme cette notation du grand article consacré, toujours en 1905, à Maillol : « une aquarelle de Valtat aux lignes courbes, d’une exquise et ferme souplesse ». Dans Le Figaro du 9 juin 1908, à propos de la vente de la collection de Thadée Natanson, il rapproche Valtat de Marquet, tous deux « pleins des plus belles promesses qu’ils ont commencé à tenir ». On peut regretter que Mirbeau n’ait pas développé sa pensée quant à l’art de Valtat, qu’il a fréquenté et avec lequel il a brièvement correspondu. Il possédait plusieurs de ses œuvres ; il en est question dans l’entretien de 1907 avec Paul Gsell. À la vente du 24 février 1919, figuraient deux œuvres importantes de Valtat ; à celle du 21 mars, dix œuvres de moindre format.

C. L.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Combats esthétiques, t. II, Séguier, 1993 ; Ambroise Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Albin Michel, réédition 2007 ; Raymond Cogniat, Louis Valtat, Ides et Calendes, 1963 ; Jean Valtat, Louis Valtat : Catalogue de l’œuvre peint, t. I, Ides et Calendes, 1977 ; Sophie Monneret , L’Impressionnisme et son époque : Dictionnaire international, coll. Bouquins, Robert Laffont, 1987 ; Louis Valtat : Paysages de l’Estérel , Musée de l’Annonciade, Saint-Tropez, 1989 ; Les Fauves et la critique, Musée de Lodève, Electra, 1999 ; La collection Vollard au Musée Léon Dierx, Somogy, 2000 ; Paul-Henri Bourrelier, La Revue Blanche, Fayard, 2007 ; site : www.valtat.com


VAN GOGH, vincent

VAN GOGH, Vincent (1853-1890), ce peintre hollandais est une des figures emblématiques de l’histoire de l’art, le précurseur du fauvisme et de l’expressionnisme.

 

Biographie de Van Gogh


Fils de pasteur, Van Gogh se tourne d’abord vers  la religion. En 1879, il part comme prédicateur en Belgique. Malheureusement son caractère exalté et ses opinions politiques et sociales trop avancées pour le clergé vont provoquer sa révocation. Il tombe alors dans la dépression et c’est la peinture – pour lui un autre moyen de communiquer – qui l’aide à surmonter cette crise. C’est donc à vingt-sept ans que la vocation artistique s’impose à lui. Pendant dix ans, jusqu’à sa mort prématurée, il va s’adonner à la peinture avec fougue, avec passion, avec folie. Autodidacte, il doit d’abord se former et pour cela, pendant deux ans, il discipline son dessin en copiant Millet qu’il admire, mais également les reproductions qu’il trouve dans les revues. Grâce à ce travail acharné, il acquiert une bonne maîtrise, comme en témoignent ses natures mortes ou ses célèbres Mangeurs de pommes de terre (1885). En 1885, son père meurt et Van Gogh quitte Nuenen pour Anvers. Là, il découvre Rubens et les estampes japonaises. Sous cette double influence son rapport à la couleur se modifie. Cette évolution va se confirmer à Paris, où il rejoint son frère Théo en 1886. Après un rapide passage dans l’atelier de Cormon, où il fait la connaissance de Lautrec, il se lie d’amitié avec Pissarro, Gauguin, Bernard, Signac, il fréquente la boutique du père Tanguy. Sa palette s’éclaircit, sa touche se précise et ses sujets deviennent plus légers. Toutefois les œuvres de cette période ne sont pas les plus représentatives. Fatigué de Paris,  il décide de partir vers le Midi et d’y réaliser son rêve : « L’Atelier de l’avenir ». Il arrive à Arles en février 1888. Alors commence une période de travail intense. Réagissant contre le caractère allusif de l’Impressionnisme, il exalte les couleurs au maximum, il emploie des touches courbes, tourbillonnantes, cherchant par le trait à saisir l’essence des choses. Enthousiaste et toujours désireux de fonder cette communauté d’artistes, il persuade Gauguin de venir le rejoindre. Mais leurs relations se détériorent rapidement. Van Gogh, lors d’une violente dispute, menace son ami d’un rasoir. Le soir même, le 24 décembre 1888, il se tranche l’oreille. Il est aussitôt interné. Pendant les dix-huit mois qui lui restent à vivre, Van Gogh va tenter par un travail forcené de juguler ses crises. Conscient de son état, en mai 1889, il décide de se faire interner à l’asile de Saint-Rémy où il peint de nombreuses toiles majeures (comme Les Blés jaunes ou La Nuit étoilée, 1889). Après plusieurs crises, le 16 mai 1890, il quitte Saint-Rémy pour Auvers-sur-Oise où le docteur Gachet, l’ami et le collectionneur des peintres, l’accueille. Pendant ces deux mois il peint soixante dix toiles brûlantes de passion. Ces œuvres témoignent de l’angoisse qui le ronge. Le 27 juillet 1890, il décide de mettre fin à sa vie et meurt deux jours plus tard dans les bras de son frère, qui a été son soutien le plus précieux, le plus fidèle, comme en témoigne leur correspondance.

 

Van Gogh et Mirbeau, une étonnante fraternité


Comment cet homme, tiraillé entre ses aspirations et ses réalisations, assoiffé d’infini et terrassé par ses limites, aurait-il pu laisser indifférent Octave Mirbeau ? Sa vie, son art, sa vénération pour la nature, tout chez Van Gogh le séduit. À l’instar de l’écrivain, le peintre torturé par les angoisses de la création puise sa force et son génie dans la nature, la grande inspiratrice de ses œuvres : « N’est-ce pas l’émotion, la sincérité du sentiment de la nature, qui nous mène ? » (lettre à Théo, 29 juillet 1888). Malheureusement, quand Mirbeau découvre  l’œuvre de Vincent, c’est à l’occasion de sa première exposition posthume. Plein d'amertume et de tristesse, il décide de clamer son admiration pour cet homme que le public et la presse ont ignoré. Pour ce faire il va lui consacrer deux articles élogieux, plusieurs pages de son roman La 628-E8 (1907), quelques lignes dans certains autres de ses écrits (« Paul Gauguin », 1891, « Le Père Tanguy », 1894), et il s’inspirera largement de la vie et des œuvres de ce « suicidé de la peinture » pour créer le héros de son récit Dans le ciel. Il va également être un des premiers acquéreurs des toiles du peintre en achetant au père Tanguy Les Tournesols et Les Iris. Comme le constatent F. Cachin et L. Farnoux-Reynaud, Mirbeau a lancé Van Gogh. Ce ne sont pas de simples pages bien écrites qu’il va publier dans L’Écho de Paris et Le Journal, mais un superbe acte de foi, où il professe tout l'amour qu'il porte à cet artiste en qui il devine son double. Ce qui frappe tout d'abord Mirbeau, c'est la similitude de leur destin et de leur art. De mêmes illusions et un semblable enthousiasme naïf bercent les débuts de ces deux hommes. Alors que le futur critique s'engage dans le monde politique, où il défraie la chronique avec ses Grimaces, le peintre se lance corps et âme dans la religion, espérant par cette voie aider le pauvre et l'opprimé. Pour Mirbeau, qui revendique l'art et la culture pour tous, le dévouement de Vincent est exemplaire ; il a su, dans le plus grand dénuement, prêcher aux mineurs l'amour du prochain. Mais si l’auteur de L’Abbé Jules admire « l'ardent besoin de prosélytisme » qui a poussé ce peintre vers le peuple et les foules, il s’extasie surtout devant le long parcours semé d'embûches, d'échecs et de déceptions qui a conduit le peintre à trouver un autre langage pour exprimer son amour de l'homme et de la beauté : la peinture. « [Van Gogh exprime cet amour] [...] par la forme, par la couleur... par l'harmonie de la forme et de la lumière... par la peinture !... Et Van Gogh, qui n'a jamais peint... se fait peintre. Ce sera encore une manière d'apostolat et parler une fois encore de beauté ! » (Le Journal 1901). Une semblable déception va conduire Mirbeau à délaisser le monde hypocrite de la politique pour gagner celui de la littérature, dans lequel il s'engage avec passion.

 

Les angoisses de la création


Mais de nouvelles angoisses commencent pour l'écrivain. Malgré la qualité de ses livres Mirbeau, persuadé de sa médiocrité, produit peu. Ses rares romans – Le Calvaire (1886), L’Abbé Jules (1888) ou encore Sébastien Roch (1890) –, source inépuisable de souffrance, le laissent aux prises avec les tourments les plus vifs. Van Gogh connaît, lui aussi, les angoisses de la création, mais pour combattre ses inquiétudes, son remède est tout autre : un travail titanesque. Le critique est fasciné par cette puissance de travail qui lui fait si souvent défaut. « Vincent Van Gogh s'acharna. Le travail sans trêve, le travail avec tous ses entêtements et toutes ses ivresses s'empara de lui. Un besoin de produire, de créer, lui faisait une vie sans halte, sans repos, comme s'il eut voulu regagner le temps perdu. Cela dura sept ans. » (L’Écho de Paris, 31 mars 1891). Mais Van Gogh a beau chercher dans le travail forcené une échappatoire à ses angoisses, le “subterfuge” échoue. Mirbeau comprend d’autant mieux « l’inquiétude mortelle » qui ronge Vincent que tous les doutes, toutes les impuissances qui habitent le peintre, l’écrivain les partage : « Cette impuissance, je ne la sens, peut-être que parce que j'ai connu tous les doutes, tous les troubles, toutes les angoisses de Vincent Van Gogh, et cette faculté cruelle d'analyse, et cette dureté à se juger soi-même… » (La 628-E8). S'inspirant de lui-même, mais aussi de Van Gogh, Mirbeau raconte, dans un récit cruel, cet implacable échec auquel sont voués tous les artistes sincères : « Je [Lucien] me sens, cher petit, de plus en plus dégoûté de moi-même. À mesure que je pénètre plus profond dans la nature, dans l’inexprimable et surnaturel mystère qu’est la nature, j’éprouve combien je suis faible et impuissant devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais l’exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu’est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines... » Dans le roman Dans le ciel, l'écrivain s'adonne à une description très expressive ; les œuvres de Vincent, torturé par son exaltation créatrice et sa rage de travail, nous apparaissent dans toute leur violence. Mais il s'attache aussi à recréer par le langage une œuvre plastique déterminée, des tableaux précis (La Nuit étoilée sur le Rhône), mais qui ne sont pas nommés :  « C'étaient [...] d'étranges nuits, des plaines invisibles, des silhouettes échevelées et vagabondes, sous des tournoiements d'étoiles, les danses de lune ivre et blafarde qui faisaient ressembler le ciel aux salles en clameurs d'un bastringue. C'étaient des faces d'énigme, des bouches de mystère, des projections de prunelles hagardes, vers on ne savait quelles douloureuses démences. » L'intention esthétique du critique est nette, il veut traduire la fascination qu'exercent sur lui certaines toiles de l'artiste, mais surtout rendre encore plus poignant – car véridique – le destin tragique du peintre. Ces toiles, on les connaît, cette vie aussi. Comme Van Gogh qui,  « [...] avec des colères sauvages [...] s'emportait contre sa main, sa main lâche et débile, incapable d'exécuter, sur la toile, tout ce que son cerveau concevait de perfection et de génie... [...] est mort de cela, un jour. » Lucien, anéanti par ce sentiment intolérable d’impuissance, se suicide. Cet insigne hommage que l'écrivain rend au peintre – faire de leurs deux vies un roman unique – illustre parfaitement les sentiments profonds qui animent le critique.

 

Le chantre de la nature


Mirbeau voit dans ce tempérament génial, tourmenté et bouleversant, l'écho de ses passions, de ses angoisses, de ses ardeurs et de ses excès. Mais leur fraternité ne s'arrête pas à leur vie, tout leur être communie, une même conception de l'art et de l'artiste les anime. Tous deux rejettent le “diktat académique” qui donne la primauté au dessin au détriment de la couleur et de la lumière, tous deux vouent le même culte à la nature. Si Mirbeau admire chez le peintre le style très personnel – « Dans une foule de tableaux mêlés les uns aux autres, l'œil, d'un seul clin, sûrement reconnaît ceux de Vincent Van Gogh [...] parce qu'ils ont un génie propre qui ne peut être autre, et qui est le style, c'est-à-dire l'affirmation de la personnalité » (ibid.) –, il admire encore davantage cette compréhension profonde de la vie. Il sait, et c'est là le signe du génie pour Mirbeau, ne jamais s’éloigner de la nature : « Même quand il peint les soirs d’été, avec des astres fous et des chutes d’étoiles, et des lumières tourbillonnantes... il n’est que dans la nature et dans la peinture... » (Le Journal, 17 mars 1901).

La correspondance du peintre confirme le sentiment de l'écrivain : « Je mange de la nature », confie-t-il à son ami Émile Bernard. Grâce à ce contact physique, ses toiles ne représentent plus seulement un aspect objectif, extérieur, le caractère du modèle, mais un aspect subjectif, intérieur, le tempérament du peintre ; ses œuvres sont des états d’âme. À travers la nature, il exalte son moi. Van Gogh répond donc à toutes les attentes de Mirbeau. Non seulement, il ne prend qu’un seul guide, la nature, mais il imprime à cette nature le sceau de sa personnalité. Il la transforme et la recrée. « Il ne pouvait pas oublier sa personnalité, ni la contenir devant n’importe quel spectacle et n’importe quel rêve extérieur. […] Aussi ne s’était-il pas absorbé dans la nature. Il avait absorbé la nature en lui ; il l’avait forcée à s’assouplir, à se mouler aux formes de sa pensée, à le suivre dans ses envolées, à subir même ses déformations si caractéristiques. » (31 mars 1891). Par les couleurs, par les formes, par leurs accords et leurs oppositions, il recrée l’unité organique entre sujet et objet, entre le sentiment humain et la réalité naturelle. Grâce à lui, la matière picturale acquiert une existence exaspérée et autonome. Avec Van Gogh le tableau ne représente pas, il est : « Lorsqu'il décrit le paysage qu'il fait en ce moment, ou qu'il rêve de faire, le lendemain, il ne dit pas qu'il y a des champs, des arbres, des maisons, des montagnes... mais du jaune et du bleu, du rouge et du vert... et le drame de leur rapport entre eux...  » (17 mars 1901). Le peintre, en s’appropriant la nature, offre donc au public sa façon de voir et de sentir. Il satisfait ainsi aux exigences de Mirbeau. Pour l'écrivain, en effet, l’artiste doit cristalliser et synthétiser les beautés éparses et chaotiques de la nature afin d’en donner une version épurée. Il devient, de cette façon, l’interprète privilégié, le médiateur indispensable entre la nature et le spectateur. Mirbeau est un des rares à réaliser l’ampleur des découvertes du peintre et à tenter de les déchiffrer. Le public, habitué à voir dans la peinture un objet en soi, ne comprend pas ce que l’artiste lui offre. Le critique va donc essayer de le familiariser en éduquant son œil et en lui en révélant le sens. Pour ce faire, Mirbeau ne décrit et n’analyse pas les toiles de ce peintre suivant des critères très techniques, il préfère user d’un vocabulaire riche et varié, coloré et lumineux, plus adapté à évoquer la vie et la nature : « C'étaient des arbres, dans le soleil couchant, avec des branches tordues et rouges comme des flammes.» (Dans le ciel). Sa critique se fait hommage ; son écriture prolonge les émotions ressenties. L'écrivain ne veut pas déflorer l'art de cet artiste qui a compris et senti mieux que personne ce que la nature recelait ; il ne cherche pas à expliquer ou justifier sa passion pour cette œuvre, qui symbolise à ses yeux la peinture idéale, ni pour cet homme, qui, avec ses excès, ses passions, ses angoisses, incarne son double : il veut simplement la faire partager.

L. T.-Z.

 

Bibliographie : Laurence Tartreau-Zeller, « Van Gogh, l'idéal de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 76-80 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau – Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, pp. 517-543.

 

 


VANDEREM, fernand

VANDÉREM, Fernand (1864-1939), de son vrai nom Vanderheym, était un écrivain français d’ascendance belge. Licencié ès Lettres, rédacteur à la direction de l'enseignement en 1889, et journaliste (il a collaboré à la Revue bleue, à L’Écho de Paris, au Journal et au Gil Blas), il a écrit des romans, notamment La Patronne, publié en feuilleton en 1891 et en volume en 1896, La Cendre (1894), Les Deux rives (1897), et La Victime (1907), et des pièces de théâtre : Le Calice (1898), La Pente douce (1901, Les Fresnay, représenté à la Comédie-Française le 13 mai 1907, et Cher maître (1913). Il a aussi été critique littéraire et a publié, à partir de 1918, des volumes de chroniques littéraires parues notamment dans la Revue de France, sous le titre de Miroir des Lettres. Il est également l’auteur de Gens de qualité (1938). En 1921, il a mené campagne pour l’introduction de Baudelaire dans les manuels scolaires. Ancien dreyfusard, il a viré à droite à la fin de sa vie, collaborant notamment à Candide. Il était ami avec Marcel Proust.

            C’est par Paul Hervieu (voir la notice) que Mirbeau est entré en contact avec Vandérem et s’est lié d’amitié avec son jeune confrère. Il appréciait sa délicatesse et la finesse de son esprit, et Vandérem de son côté vouait à son aîné admiration et reconnaissance, bien que l’activisme de Mirbeau ne correspondît guère à la timidité de son engagement.. La Revue indépendante de mars 1891 a  annoncé une étude de lui portant sur Mirbeau, mais elle ne semble pas avoir jamais été publiée. En revanche, il parle de lui, avec sympathie, dans Gens de qualité, où il évoque la première des Mauvais bergers et raconte sa dernière entrevue avec Mirbeau, peu avant sa mort. (pp. 131-150).

P. M.


VIELE-GRIFFIN, francis

VIELÉ-GRIFFIN, Francis (1864-1937), poète symboliste de nationalité américaine et d’expression française. Il a collaboré à Lutèce, à L’Ermitage et au Mercure de France, et a fondé et financé les Entretiens politiques et littéraires, en 1890. Partisan du vers libre, considéré comme une « attitude mentale », il aspirait à l’eurythmie et prétendait se rafraîchir aux sources populaires. Auteur de Cueille d’avril (1886), Les Cygnes (1887), Joies  (1888), Diptyque (1891), La Clarté de vie (1897), d’une tragédie en vers, Phocas le jardinier (1898), et, surtout, de La Chevauchée de Yeldis (1893), fort admiré de la jeune avant-garde poétique.

            Sur le plan politique, il était anarchisant, ce qui a contribué à le rapprocher de Mirbeau, qui l’a reçu au Clos Saint-Blaise et qui a accepté, en mars 1895, d'être, à ses côtés, témoin de leur commun ami Whistler dans sa querelle avec George Moore. Mais littérairement, ils étaient séparés par des abîmes d’incompréhension. Dans une savoureuse parodie parue dans Le Journal le 2 février 1897 sous le pseudonyme de Jean Salt, « Le Poète et la source », Mirbeau se moque de la platitude et de l’insignifiance de pseudo-vers supposés eurythmiques . Trois ans plus tard, il évoque, au détour d’une chronique, « ces piaulements inarticulés que M. Vielé-Griffin persiste à pousser parfois, dans des revues et dans des livres » (« Espoirs nègres », Le Journal, 20 mai 1900). Cela lui vaut les protestations d’Edmond Pilon, auquel Mirbeau répond dans un nouvel article au titre ironique, « Le Chef-d'œuvre » (Le Journal, 10 juin 1900). Il y tourne longuement en dérision La Chevauchée de Yeldis : « Il est parfaitement vrai que je me refuse à prendre pour des vers libres, et même pour de la prose esclave, les vers de M. Vielé-Griffin. Si libre qu’il soit, un vers doit exprimer quelque chose, une idée, une image, une sensation, un rythme. Or, je défie M. Edmond Pilon de nous prouver que les vers de M. Vielé-Griffin expriment quelque chose d’autre qu’une mystification, laquelle, vraiment, a trop duré. » Après avoir cité de larges extraits de ce poème, abusivement admiré selon lui, il conclut, sarcastique : « Tel est ce chef-d’œuvre, tel est le chef-d’œuvre de M. Vielé-Griffin !… Eh bien, je le demande, en toute bonne foi, à M. Edmond Pilon, qu’est-ce que tout cela veut bien dire ?… Quelle est cette langue ? Est-ce du patois américain ? Est-ce du nègre ? »... Alors que Mirbeau admire profondément Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Rodenbach et Verhaeren, il est totalement allergique à la poésie des symbolistes proclamés en général, et à celle de Viélé-Griffin en particulier.

P. M.


VILDRAC, charles

VILDRAC, Charles (1882-1971), de son vrai nom Charles Messager, poète moderniste et partisan du vers libre, critique, romancier et dramaturge français. Il a fondé, avec Georges Duhamel, le groupe de l’Abbaye, en 1906. Fils de communard, anarchisant à ses débuts, il a été un intellectuel engagé :  il a été un admirateur de la révolution russe, a participé à la Résistance et collaboré aux Lettres françaises, puis soutenu l’indépendance de l’Algérie. Il a obtenu son plus grand succès théâtral en 1920 avec Le Paquebot Tenacity, monté par Jacques Copeau et qui a tenu la scène pendant trois ans, avant d’être porté à l’écran. Il a aussi publié des livres pour enfants, dont les plus célèbres sont L’Île rose (1924) et La Colonie (1930). Il a longtemps habité Valmondois, comme Duhamel, avant de s’installer à Saint-Tropez, où il est mort.

Au soir de sa vie, Mirbeau s’est intéressé à ce jeune écrivain, dont il a apprécié une contribution à L'Ile Sonnante, en mai 1912 et qu’il a invité à déjeuner, tout intimidé, avec Léon Werth, dans sa maison de Triel. Il lui a alors montré ses Van Gogh, la lettre de Barrès sur Gorki, chef-d’œuvre de « jésuitisme », et ses rosiers du Japon. Puis, de son propre chef, il a décidé de  présenter sa candidature au prix Goncourt 1912, pour un recueil de poèmes en prose, Découvertes, publié à Bruges en 1912 et réédité par la NRF en juillet 1913. Certes, Vildrac n’a pas obtenu le prix, mais ses quatre voix et le soutien de Mirbeau faisaient de lui un « outsider » sérieux : « Il ne l’aura pas, disait [Mirbeau] ; la cuisine doit être déjà faite. Mais il aura toujours ma voix. » Vildrac voit en son grand aîné un homme « d’une seule pièce » : « Générosité, juvénile puissance d’enthousiasme, de tendresse et de colère, réactions violentes devant la sottise, indépendance et fermeté du jugement. »

P. M.

Bibliographie : Charles Vildrac, « Témoignages », Les Cahiers d’aujourd’hui, n° 9, 1922, pp. 135-138.

 


VILLIERS DE L'ISLE-ADAM, Auguste

VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, Jean-Marie Mathias Philippe Auguste, comte de (1838-1889), écrivain d’origine bretonne, connu au sein du groupe des jeunes symbolistes pour sa philosophie hégélienne et sa personnalité hors du commun, capable d’envoûter l’auditoire par ses « contes parlés ». C’est vers la fin de sa vie que Mirbeau s’intéresse à l’auteur d’Axël , grâce surtout à l’amitié et à l’admiration singulière de Stéphane Mallarmé. Une année après la mort de Villiers, à propos de sa tournée de conférences en Belgique, Mirbeau reconnaît, non sans regret, sa gloire posthume et son génie : « Que dirait l’ombre de Villiers, que nous avons laissé mourir de faim, et qui put entrevoir, aux dernières années de sa vie, en cette vaine Belgique, où l’on entoura de respect sa douloureuse pauvreté, ce qu’aurait été la gloire due à son exceptionnel génie, par nous méconnu ou nié » (« Propos belges », Le Figaro, 26 septembre 1890). La bibliothèque de Mirbeau contenait les meilleures œuvres de Villiers : ses contes (Contes cruels, 1883, Tribulat Bonhomet, 1887, Nouveaux contes cruels, 1888, Histoires souveraines, 1899) ; ses pièces de théâtre (La Révolte, 1870, Le Nouveau Monde, 1880, Axël, 1890) ; et son roman L’Ève future (1886).

Ce qui les rapproche est cette haine féroce du bourgeois, qui a suscité chez Villiers une stratégie de la cruauté à la manière d’Edgar Poe, soutenue par une vision pessimiste du monde et de la société contemporaine, un anti-positivisme forcené qui contestait à la science de l’époque ses certitudes. Un certain enthousiasme problématique pour l’art littéraire, qui ne trouve pas une récompense immédiate, un travail ingrat mené contre la presse bourgeoise à bon marché, devaient les unir, d’où l’intérêt de Mirbeau pour l’artiste qui vit aux marges de la société ou qui en est banni.

En politique les opinions de Mirbeau ne devaient pas être éloignées de celles de l’auteur du conte L’Etna chez soi. Villiers est passé la réaction à la révolte, et il a sympathisé avec les écrivains anarchistes de l’époque, dont le but essentiel était d’avertir, de dénoncer et de faire réfléchir. La parenté thématique sur la cruauté des contes des deux écrivains est indéniable : la monstruosité ne se trouve pas seulement dans le crime, mais aussi dans l’amour voué à la femme, qui réveille chez l’homme des instincts meurtriers, des forces destructrices et autodestructrices.  L’incompréhension entre la femme et l’artiste est souvent, chez eux, le signe de l’aliénation qui bascule vers le sadisme, le suicide ou la folie. Mirbeau recourt difficilement au conte fantastique pour convaincre le lecteur de la présence du mystère dans le monde réel, mais les visions cauchemardesques et les obsessions criminelles qui subjuguent les personnages mirbelliens et envahissent ses contes témoignent des hantises d’un moi douloureusement partagé entre le rationnel et l’irrationnel.

Le personnage du bourreau, comme celui du tortionnaire, souvent évoqués dans les contes cruels de Villiers (notamment Le Convive des dernières fêtes), devait forcer Mirbeau a en faire l’un des protagonistes sanguinaires de son Jardin des supplices (1899) ; la présence du sang produit non seulement  la vision d’une  société meurtrière et maniaque, mais aussi une hantise de mort, de souffrance et de folie sanguinaire. Une dernière obsession qui réunit les deux cruautés des contes  est l’image de la tête coupée : que l’on compare les images sanglantes du Secret de l’échafaud avec La Tête coupée du conte mirbellien pour se rendre conte des divergences fondamentales entre la vision transcendante de la vie de l’auteur breton avec la folie spectaculaire et forcenée dont se nourrit en général le conte mirbellien. Le déchaînement de la violence devient plus évident et parfois même plus gratuit chez Mirbeau (La Chambre close), qui saisit la bonne occasion pour faire réfléchir le lecteur sur les injustices sociales commises par la classe dominante, Villiers au contraire ne considère pas la mort comme un effet naturel insignifiant, mais comme une limite à la puissance humaine, une présence invisible qui nous menace et nous avertit du mystère du monde et des forces occultes (L’Annonciateur). Pour faire surgir le monde de l’au-delà, Villiers a inventé des personnages mélancoliques, des paysages et des ambiances sombres (Intersigne) ; la foi dans une autre vie pour Villiers était un choix, elle ressemblait néanmoins à une torture, à une grâce accordée à quelques élus ; sur ce terrain, Mirbeau faisait confiance à la science, passant d’un scepticisme à un vrai athéisme matérialiste.



F. C.

 

Bibliographie : Fernando Cipriani, « Metafore della mostruosità in Villiers e Mirbeau », in Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo. Il poeta, la donna e lo scienziato. ESI, Napoli, 2004, pp. 197-217 ; Fernando Cipriani, « Cruauté, monstruosité et folie dans les contes de Mirbeau et de Villiers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 88-108.

 

 


VIMMER, judith

VIMMER, Judith, demi-mondaine qui fut la maîtresse d’Octave Mirbeau de 1880 à 1884 et qui lui inspira le personnage de Juliette Roux, dans Le Calvaire. C’est Owen Morgan qui est parvenu à l’identifier. Nous ignorons sa date de naissance, mais savons qu’elle habitait au 43 de la rue de Prony, adresse donnée par Mirbeau lui-même lorsqu’il est allé, en juin 1883, déclarer la publication prochaine d’un nouvel hebdomadaire, Les Grimaces. Dans cet immeuble construit en 1882, dans un quartier chic, elle occupe, jusqu’en 1895, un appartement sis au deuxième étage, dont le loyer est de 2 560 francs par an. Comme c’est le cas d’autres horizontales appartenant au haut du panier de la galanterie, son nom apparaît de temps à autres dans les chroniques spécialisées des quotidiens. Son prénom laisse à penser qu'elle était juive et qu’elle possédait cette beauté exceptionnelle et « toute-puissante » que Mirbeau notait avec admiration dans sa « Journée parisienne » du Gaulois, le 14 septembre 1880 – ce qui pourrait bien expliquer les cheveux « très noirs » de Juliette Roux.  

À en croire Mirbeau, sa longue liaison avec Judith Vimmer a été un long « calvaire » et, d’après les lettres à Paul Hervieu de 1883-1884, il a été son esclave consentant, incapable de se détacher et de mettre ses actes en conformité avec ce que lui dicte sa lucidité : il est en effet dépourvu de toute illusion sur le compte de sa maîtresse, mais la connaissance qu’il a de ses turpitudes, loin de tuer son amour, ne fait que l’alimenter. Pour l'entretenir sur un pied élevé, il a dû trimer comme un bagnard, en multipliant les besognes alimentaires – chroniques et romans “nègres” – et entrer à la Bourse comme coulissier, au service d'un grand de la finance, Edmond Joubert, vice-président de Paribas. Malgré les revenus colossaux qu'après coup il prétendra avoir gagnés – il parlera à Edmond de Goncourt de 12 000 francs par mois – et qu'il aurait « entièrement donnés à la créature », il a dû s'endetter lourdement et il mettra de très longues années pour s'acquitter des 150 000 francs de dettes accumulées, selon ce qu’il confie à un de ses anciens créanciers. Face aux infidélités répétées de sa compagne, avec qui il eût aimé, malgré son indignité, vivre « honnêtement » – d’après la police, en juillet 1883, il aurait été question de mariage –, il aurait été pris d'une frénésie meurtrière et, sous l'empire de la jalousie, il aurait déchiré le petit chien de Judith, selon ce que note admirativement Goncourt dans son Journal, à la date du 20 janvier 1886. Si surprenante qu'elle soit pour ceux qui connaissent l'amour de Mirbeau pour les animaux, et particulièrement pour les chiens, cette anecdote révélatrice n'a cependant rien d'invraisemblable, et elle a précisément inspiré au romancier une scène analogue du Calvaire. Il se pourrait même que ce soit la découverte du fauve homicide tapi en lui qui, le 22 décembre 1883, l'a poussé à fuir précipitamment au fin fond de la Bretagne, à Audierne, et, oubliant ses responsabilités de rédacteur en chef des Grimaces, qui disparaissent trois semaines plus tard, à se plonger, loin des miasmes mortifères de la capitale, dans la nature rédemptrice, dans l’espoir de se guérir de cette maladie « terrible et charmante, faite d'azur, de sang et de boue : l'amour »  (« L'Idéal », Le Gaulois, 24 novembre 1884). Ainsi fera aussi Jean Mintié, le narrateur du Calvaire. Mais, comme Juliette Roux dans le roman, Judith Vimmer est venue relancer son amant, qui, quoique se disant « martyrisé » par elle, lui écrit « des lettres, résignées » et « toutes pleines d’amour » : fin février 1884, elle le rejoint à Rennes. Mirbeau juge bien alors que ce n’est qu’une « pauvre tête vide », incapable d’éprouver la moindre émotion et, à plus forte raison, de l’amour vrai. Mais, confie-t-il à Hervieu le 2 mars, « je ne puis m’arracher ce sentiment du cœur » : « Je sais très bien ce qu’elle fait à Paris, quels sont ses plaisirs, et quelle est sa vie. Un autre en serait dégoûté et guéri. Moi pas, mon cher ami. À mesure que j’apprends des choses plus pénibles, et plus je suis malheureux. »

C’est seulement après son retour à Paris et sa rentrée dans la presse parisienne, où il chronique à tour de bras, et, surtout, après avoir entamé une liaison avec une ancienne femme galante, Alice Regnault (voir la notice), que Mirbeau commencera à voir la fin de son « calvaire ». Mais la véritable thérapie, ce sera la rédaction du roman qui porte précisément ce titre.

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Correspondance générale, L’Âge d’Homme, 2003, tome I, pp. 313-344 ; Owen Morgan, « Judith Vimmer / Juliette Roux », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, pp. 173-175.


VOLLARD, ambroise

VOLLARD, Ambroise (1868-1939), marchand de tableaux, originaire de l’île de la Réunion. Il a découvert sa vocation artistique après avoir commencé des études de droit et travaillé un temps chez des marchands, avant de se mettre à son compte et d’ouvrir une galerie rue Laffitte, à Paris. Doté d’un goût très sûr, il a  organisé une exposition Manet en 1893, puis une exposition des Nabis deux ans plus tard, et une exposition Cézanne, qui a fait beaucoup de bruit, en décembre 1895, devenant à cette occasion le marchand exclusif du peintre aixois. En novembre 1896, il a organisé la première exposition de soixante toiles de Van Gogh. En mai-juin 1898, nouvelle exposition Cézanne. En juin 1902, il a présenté la première exposition d’Aristide Maillol, que Mirbeau a découvert avec enthousiasme à cette occasion. Il a été aussi l’ami de Degas et de Renoir, puis le marchand de Matisse et de Picasso. Bref, c’était vraiment un esthète avant-gardiste à l’esprit ouvert. Il s’est lancé par la suite dans l’édition de luxe d’œuvres littéraires illustrées par des artistes célèbres, notamment Parallèlement, de Verlaine, illustré par Bonnard, La Tentation de Saint-Antoine, de Flaubert, illustré par Odilon Redon, et, de Mirbeau, Le Jardin des supplices, illustré par Rodin, et Dingo, illustré par Pierre Bonnard. Il a aussi publié divers ouvrages sur Cézanne et Renoir, et des livres de souvenirs : Souvenirs d’un marchand de tableaux (1937) et En écoutant Cézanne, Degas, Renoir (1938).

Mirbeau a eu avec Vollard des relations différentes d’avec les autres marchands d’art, car il a dû sentir très vite qu’il avait affaire, non seulement à un négociant avisé, mais aussi à un véritable amateur d’art, capable de lancer des artistes aussi inconnus que prometteurs, tels que Cézanne, Van Gogh et Maillol. C’est chez lui qu’il a donc acheté, entre autres œuvres d’art, un Déjeuner sur l’herbe de Cézanne (150 francs), puis la Léda de Maillol, qui ornait sa cheminée, en 1902, et, les années suivantes, une Nature morte de Cézanne (1 500 francs), une Tête de femme, par Daumier (3 000 francs) et deux autres bronzes de Maillol (250 et 300 francs) ; mais, à en juger par les lettres de relance du marchand, il ne payait pas rubis sur ongle. En 1898 ou 1899, Vollard s’est adressé à Mirbeau pour obtenir de lui une lettre de recommandation auprès de Zola, car il était désireux de découvrir à Médan des Cézanne inconnus et bien cachés. De son côté, c’est vers Vollard que s’est tout naturellement tourné Mirbeau, quand il a songé à une édition de luxe du Jardin des supplices accompagnée de dessins originaux de Rodin : le contrat, signé le 10 février 1899, prévoyait un tirage de 200 exemplaires et, pour les deux auteurs, totalement désintéressés, seulement deux exemplaires chacun en guise de droits (le volume ne sortira que le 15 juin 1902). En 1903-1904, ils ont œuvré de conserve, mais en vain, pour que le monument à Zola soit confié à Maillol. Dix ans plus tard, Mirbeau a donné son accord pour une édition de luxe de Dingo, adornée de dessins de Bonnard, mais l’impression, retardée par la guerre, ne commencera qu’en novembre 1917 et le volume ne paraîtra qu’en décembre 1923.

P. M.

 

 

 

 


VUILLARD

VUILLARD, Edouard (1868-1940), peintre, graveur et décorateur français. Au lycée Condorcet, il rencontre K.-X. Roussel qui deviendra son beau-frère. Puis il suit des cours aux Beaux-Arts et à l’Académie Julian, où il se lie avec Sérusier, Denis, Bonnard avec qui il forme le groupe des Nabis ; ils exposent ensemble de 1891 à 1894 chez  Le Barc de Bouteville. Il collabore à La Revue Blanche. Son art schématique, aux aplats colorés cernés d’arabesques souples, aux mises en page audacieuses, est influencé par Gauguin et les estampes japonaises (Le Liseur, 1890). Comme en témoignent certaines de ses œuvres, il est également sensible aux théories pointillistes de Seurat (Les Débardeurs, 1890)  Même s’il fréquente le milieu symboliste, il reste fidèle au quotidien sans jamais se perdre dans le mystère et le fantastique ; peintre intimiste, il préfère les intérieurs bourgeois, les scènes de rue ou les portraits. Il s’intéresse également aux arts décoratifs, il travaille pour le Théâtre de l’Œuvre et le Théâtre-Libre et exécute de grandes décorations murales (salle à manger des Natanson, Foyer des Champs-Elysées, Palais de Chaillot…).

Mirbeau connaît Vuillard, qui collabore à La Revue blanche, il possède d’ailleurs plusieurs de ses lithographies. Il a sans doute  admiré  les « exquis panneaux » décoratifs qu’Alexandre Natanson a commandés au peintre pour la salle à manger de son appartement, ainsi que les dessins pour les affiches et les programmes que Vuillard a exécutés pour le Théâtre de l’Œuvre. Il est fort peu probable qu’il n’ait pas vu la première exposition de l’artiste qui s’est tenue, en 1891, dans les salons de La Revue Blanche. Cependant, même si leurs chemins se sont déjà croisés depuis longtemps, Mirbeau ne mentionne pas le nom de ce peintre avant 1900, et encore il n’est qu’un nom dans une liste glorieuse. Dans sa longue étude sur Maillol, le journaliste esquisse un premier portrait. C’est un portrait de groupe et, de plus, rapidement brossé, mais les figures se mettent en place : « Maillol entra dans un cénacle de précieux artistes, d’une haute culture intellectuelle et morale, les Vuillard, les Bonnard, les Roussel, les Valtat, les Maurice Denis, qui, comme lui, loin des arrivismes grossiers et des salissantes réclames, avec la même foi ardente, profonde et réfléchie, mais avec des sensibilités différentes, renouvellent l’art de ce temps et ajoutent une gloire à ses gloires. » (La Revue, 1er avril 1905). Les points que Mirbeau va développer dans ses articles ultérieurs et plus particulièrement dans celui de la vente de la collection Natanson, sont déjà en germes ici : leur éthique, leur esthétique et leur amitié. Pour lui, cette notion de groupe est importante, car elle est le reflet de sa conception de l’amitié. Ils partagent leurs ateliers, leurs découvertes, leurs passions, mais ils savent conserver leur personnalité qui est la marque de leur génie : « ils avaient, pour se maintenir étroitement unis, d’autres excitants que la gloriole, l’arrivisme, le désir du succès et de l’argent, ils avaient un lien commun plus noble : la volonté de développer, de fortifier ; chacun, dans son sens, leur personnalité. » (Préface au catalogue de l’Exposition Vallotton, janvier 1910). Il a beau exprimer à plusieurs reprises l’estime qu’il porte à  cet homme que l’on réduit à tort à  «  un charmant intimiste », alors qu’il « couvre les murs, les vastes panneaux décoratifs, de grands horizons qui vibrent dans la lumière, de grands ciels mouvants, de longues processions humaines » (ibid.), il l’associe cependant, systématiquement, aux autres Nabis. Jamais il ne lui consacrera un article personnel.

Voir aussi la notice Nabis.

L. T.-Z.


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