Thèmes et interprétations
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BELLE EPOQUE |
BELLE ÉPOQUE
Expression inventée dans le désenchantement des lendemains de la Première Guerre mondiale pour évoquer les années 1900, elle a souvent été brocardée par les historiens : les images rétrospectives ne colorent-elles pas le passé de teintes aimables ? La « belle époque » a longtemps incarné l'insouciance et la frivolité.
Progrès ? Mirbeau a souffert d'une époque dont, à en croire certains, il aurait partagé le goût de l'outrance et la fascination pour l'érotisme plus ou moins licite. Aujourd'hui, il tire profit de l'engouement pour la « belle époque », mais il est à craindre que cette faveur, après des années de purgatoire, ne repose sur un contresens. Digne représentant de la « belle époque », lui qui fut le contempteur de cette société à l'agonie, qui ne sera sauvée de la révolution que par la guerre ? La misère, l'inégalité, l'injustice de l'époque dite « belle », que le Progrès n'avait pas éradiquées, Mirbeau connaît. Il sait aussi que toutes les couches de la société communient dans cette foi qui avait en ce temps la force d'une religion, selon Stefan Zweig. Cette foi était soutenue par les découvertes de la science et leurs applications (seconde révolution industrielle) : la fée Électricité, qui multiplie les villes-lumière, les automobiles (voir La 628-E8, 1907) raccourcissent les distances, la médecine fait des progrès indéniables Mirbeau est bien de son époque. Il s'intéresse aux inventions du temps. Il la décrit et, s'il l'aime, c'est en raison des scandales qui la caractérisent et qu'il peut, à loisir, vitrioler. C'est que le “Progrès” ne peut empêcher l'homme de rester tel qu'en lui-même depuis Cro-Magnon ; la nature humaine est faite de passions qui interdisent la sérénité ; grande bataille idéologique et politique qui déchire la France : l'affaire Dreyfus. Époque où l'on passe des vieux affrontements de la Révolution au conflit moderne par excellence : la lutte des classes (Georges Sorel contre Paul Bourget). « Belle époque » que celle qui, selon Mirbeau, voit s'épanouir, après l'écrasement de la Commune, l'Église qui distille un poison mortel pour les âmes : l'École qui viole la personnalité de l'enfant :la “Justice” qui n'hésite pas à couper des hommes en deux au nom de la défense de l'Ordre (c'est-à-dire du désordre institutionnalisé) ; les usines où les hommes sont traités comme des bêtes de somme avant d'être mis au rebut, pendant que Clemenceau mate les syndicalistes révolutionnaires ; le système colonial qui piétine des cultures millénaires pour asseoir sa domination.
Combats L'arme de Mirbeau est l'article de journal à la pointe assassine. En 1883, il lance un pamphlet hebdomadaire, Les Grimaces, où il arrache les masques des “gens bien”, tout en servant l'antisémitisme, bien de son époque. Mais, chose rare qui mérite d'être soulignée, il reconnaîtra ses erreurs en prenant ses détracteurs au mot : « Palinodies » (voir la notice). Suit une longue série de textes critiques, esthétiques et politiques. Si Mirbeau a dû vendre sa plume (voir Négritude), ce qu'il considère comme une prostitution plus grave que la tarification de la passe, s'il a dû sacrifier parfois (voir son théâtre) à un public misonéiste, il a su faire passer un message contestataire. Les combats que mène Mirbeau sont des combats d'aujourd'hui, mais ne faisons pas de Mirbeau un apôtre de la "modernité" à la Marinetti. Si Octave est l'une des voix majeures au tournant du siècle, c'est parce qu'il prophétise avec véhémence la mort, à brève échéance, d'une société pourrie. « Du passé, faisons table rase » ? Mirbeau ne craint pas d'admirer les génies du passé, Michel-Ange ou Botticelli. On retiendra qu'il a défendu, prôné ou fait connaître des écrivains (Maeterlinck…) et des artistes (Monet…) que condamnaient les “gens bien” : il n'y a qu'un communard pour faire de pareilles horreurs. On retiendra qu'il a défendu, prôné ou fait connaître des écrivains (Maeterlinck…) et des artistes (Monet…) que condamnaient les “gens bien” : il n'y a qu'un communard pour faire de pareilles horreurs... Né angoissé, Mirbeau partage les inquiétudes de ses contemporains. « Lendemains qui chantent » ? Moderne, Mirbeau l'est aussi dans la recherche du mot juste, du mot qui fait mal, du néologisme, au besoin, non par souci d'originalité, mais parce qu'il faut bien trouver de nouveaux vocables susceptibles de désigner un mal de l'époque : la République, ère du « pot-de-vinat », « bourgeoisisme », « banquisme »... Mirbeau ne se contente pas de dénoncer les hypocrisies de la bourgeoisie. Il s'engage dans des combats qui ne sont pas gagnés d'avance. Cette « belle époque » est féroce. L'affaire Dreyfus (voir la notice) en est la preuve : acharnement de la chose militaro-religieuse contre un homme dont le seul crime est d'être juif. Contre la droite (et contre une partie de la gauche : Jules Guesde), Mirbeau, qui se méfie pourtant des politiciens, n'hésite pas à faire alliance avec Jaurès pour obtenir la révision du procès du Capitaine, il se réconcilie avec Zola qu'il avait quelque peu malmené peu de temps auparavant. On retrouvera dans les romans de Mirbeau, qui ne sont pas des romans à thèse, mais des romans d'accusation, les bêtes noires évoquées dans ses articles. Bien de son époque, les personnages de ses Contes cruels : paysans sordides (mais, à la différence de Zola, Octave montre que ces gens sont victimes du système), bourgeois hideux pour qui la raison du plus fort est toujours la meilleure et qui exercent leur cruauté sur les enfants, les vieillards, les misérables et les animaux. Les pulsions qu'elle prétend dépasser, la société ne fait que les exacerber. « Aveuglément, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l'assommé contre l'assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort » (La 628-E8), Mirbeau est « le seul prophète de ce temps », affirme Apollinaire, et « le plus grand écrivain contemporain », selon Tolstoï. C. H.
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BIBLIOPHILE |
Mirbeau, tels Nodier, Montesquiou, Heredia, Louÿs et Guitry, fut un écrivain bibliophile. Les impressions sur papier de hollande avaient sa faveur. Le catalogue de sa première vente après décès (Paris, Drouot, 24-28 mars 1919) établit qu’il avait eu recours, pour 159 ouvrages, au relieur Paul Vié, et plus rarement à Carayon, ainsi qu’au meilleur des meilleurs, Marius-Michel. Pour les livres qu’il aimait, « la qualité de la pensée s’accompagnait de la recherche du vêtement qui l’habillait, sous un aspect de beauté extérieure qui en rehaussait à ses yeux le mérite intrinsèque » (Pierre Decourcelle). Ainsi, l’ouvrage dédaigné, même orné par son auteur d’une flatteuse dédicace, restera broché. En revanche, l’ascension dans l’estime mirbellienne se révèlera par une simple reliure de cartonnage, avec couverture de papier marbré pour le premier échelon, suivi aux degrés supérieurs d’une demi-toile, puis d’une pleine- toile et, encore au-dessus, de soies et étoffes de fantaisie précédant les demi-vélins, les vélins et enfin le couronnement par le demi-maroquin, le plein-maroquin, voire le maroquin doublé. Restent la plupart du temps brochés : Pergaud, Rostand, Clemenceau, Guitry, France, Zola, Apollinaire ; le cartonnage et la toile pour Tinan, Renard et Lorrain ; les étoffes et vélins pour Hervieu, Jarry, Bloy, Geffroy, Barbey d’Aurevilly, Gourmont, Maeterlinck, Mallarmé, Louÿs, Schwob, Verlaine, Montesquiou, Claudel, Rodenbach,Villiers de l’Isle-Adam. Ont droit au maroquin rouge : Hervieu, Heredia et Mirbeau lui-même ; au maroquin orange : Rosny ; au maroquin vert : Renard, Huysmans et Maeterlinck ; au maroquin bleu : Barrès. Il fera relier en plein maroquin, par Marius-Michel, tous les manuscrits de ses pièces de théâtre et, en somptueux maroquin doublé par le même, les manuscrits et les éditions originales de tous les romans publiés sous son nom à l’exception de l’ultime Dingo. Octave Mirbeau possédait d’autre part, non seulement des ouvrages à lui offerts par des contemporains, mais aussi de très beaux exemplaires, qu’il avait acquis, des œuvres de Montaigne, Rabelais, Corneille, Molière, Voltaire, Balzac, Taine, Musset, Renan et Flaubert, entre autre J.-C. D.
Bibliographie : Pierre Decourcelle, « Octave Mirbeau bibliophile », préface de Bibliothèque de Octave Mirbeau, Librairie Henri Leclerc, 1919, pp. V-VII. ; Jean-Claude Delauney, « Mirbeau bibliophile, ou des clefs pour la bibliothèque d’Octave », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp 119-128, suivi d’un « Tableau synoptique des livres constituant la bibliothèque d’Octave Mirbeau », pp. 129-165 ; Nicolas Malais, « La 628-E8 par ses exemplaires les plus remarquables », in L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l'Université de Strasbourg, 2009, pp. 193-207.
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BONAPARTISME |
BONAPARTISME
Pendant plus de huit ans, à partir de 1872, le jeune Octave Mirbeau a été au service des bonapartistes, alors que, sous l’Empire, il était clairement en révolte contre l’Empire, ses institutions et ses valeurs. Comment et pourquoi a-t-il servi la cause impérialiste ? Quelle vision donne-t-il du bonapartisme dans son abondante production, signée ou anonyme ? Comment concilier le bonapartisme de ses débuts journalistiques et son anarchisme postérieur ?
Au service des bonapartistes
Mirbeau a été tout d’abord le secrétaire particulier de Henri Dugué de la Fauconnerie, ancien député impérialiste de Mortagne-Rémalard, et avait alors pour mission de rédiger tout ce qui s’écrivait chez lui (il s’en souviendra dans son roman inachevé Un gentilhomme). À ce titre, il est possible de lui attribuer les proclamations électorales de Dugué, nombre d’éditoriaux politiques de L’Ordre de Paris, l’organe officiel du parti impérialiste baptisé l’Appel au Peuple, et les brochures de propagande de son patron (Les Calomnies contre l’Empire, 1874, Si l’Empire revenait, 1875), tirées à des centaines de milliers d’exemplaires et qui ont fortement contribué aux nombreuses victoires des candidats bonapartistes aux élections partielles. En 1877, après le coup du 16-Mai, le gouvernement de l’Ordre Moral mac-mahonien l’expédie dans l’Ariège comme chef de cabinet du préfet Lasserre. Mirbeau passe alors au service du leader bonapartiste du département, le baron de Saint-Paul, et, après le retour des républicains au pouvoir, une fois démis de ses fonctions, en décembre 1877, il prend la rédaction en chef de la feuille de chou de son commanditaire, L’Ariégeois, où il ferraille, dans des querelles clochemerlesques, contre les nouveaux préfet et sous-préfet, les journalistes républicains et le curé de Montardit, le fort en gueule Cabibel. De retour à Paris après la mort de Saint-Paul, en 1879, il passe au service d’Arthur Meyer, qui vient de prendre la direction du grand quotidien mondain et impérialiste, Le Gaulois. Mais comme Meyer ne tarde pas à se rallier aux monarchistes, force est à son secrétaire particulier, qui n’est évidemment pas maître de sa plume, d’abandonner à son tour la cause bonapartiste. Au cours de ces années où il a prostitué sa plume, sa production se présente sous trois formes différentes. Un certain nombre d’articles de L’Ordre de Paris, de L’Ariégeois et du Gaulois sont signés de son nom, mais ils ne représentent sans doute pas la majorité de ceux qu’il a effectivement rédigés, et bon nombre d’entre eux sont consacrés à des sujets non politiques (par exemple, la rubrique théâtrale de L’Ordre). Un certain nombre d’éditoriaux de L’Ordre de Paris lui sont attribuables, mais comme il n’est pas le seul porte-plume (il y a aussi Jules Richard, ancien opposant à l’Empire, et Jules Amigues, qui passe pour socialiste), leur nombre exact est difficile à évaluer. D’autres textes encore – tracts électoraux, brochures de propagande, articles – sont signés de ses patrons successifs, surtout Dugué, pour qui il a fait le nègre.
Comment expliquer l’engagement bonapartiste de Mirbeau ?
Dans sa jeunesse, telle qu’elle apparaît à travers ses Lettres à Alfred Bansard des Bois, Mirbeau est un rebelle, en rupture avec le conformisme de son milieu, et qui étouffe sous la chape de plomb de l'Empire et de l'Église. Allergique aux dogmes abêtissants et aux cérémonies religieuses, où il ne voit que superstitions grossières dignes de « pensionnaires de Charenton », il se réclame de la philosophie des Lumières, revendique hautement « les principes immortels » de la déclaration des Droits de l'Homme, se proclame « fils de la Révolution », et critique la politique impérialiste, allant jusqu'à regretter, à l'automne 1869, que les manifestations des républicains n'aient pas entraîné la chute du régime. Et pourtant, trois ans plus tard, il accepte de travailler pour Dugué de la Fauconnerie, voisin et client de son père, dont il raillait naguère l'éloquence fleurie... Que s'est-il donc passé ? La première explication relève de la négritude (voir la notice). Ambitieux, pressé de fuir le « cercueil notarial » et l’existence mortifère de Rémalard, et doté d’un outil et d’une arme efficace, sa plume, il la vend au tentateur Dugué, qui l’emmène à Paris et lui met le pied à l’étrier en l’introduisant à L’Ordre de Paris. Mais si Mirbeau parvient bien à s'évader, c'est pour endosser une véritable tunique de Nessus, qui lui colle à la peau et risque de l'empoisonner. Dans Un gentilhomme, le narrateur, pour assurer sa survie, car il crève littéralement de faim, est prêt à vendre son corps à de lubriques et respectables messieurs portés sur la chair fraîche, avant de vendre sa plume à un hobereau normand, dont il devient le secrétaire particulier : Mirbeau établit ainsi un parallélisme entre les deux types de prostitution et les explique par la faim et la nécessité d’assurer sa pitance quotidienne. Son porte-parole se donne bonne conscience à bon compte en ajoutant qu’il est « souple » et sait s’adapter à ses maîtres successifs sans se laisser contaminer : « Tout cela me permet de servir, sans trop de souffrance, sans trop de dégoût, et en quelque sorte mécaniquement, les hommes, par conséquent les opinions les plus différentes... Tour à tour, je suis resté auprès d'un républicain athée, d'un bonapartiste militant qui ne rêvait que de coups d'État, d'un catholique ultramontain, et je me suis adapté aux pires de leurs idées, de leurs passions, de leurs haines, sans qu'elles aient eu la moindre prise sur moi. Affaire d'entraînement, je suppose, et, surtout, affaire d'exemple. Garder une opinion à moi – je parle d'une opinion politique –, la défendre ou combattre celle des autres, par conviction, par honnêteté j'entends – ne m'intéresse pas le moins du monde. Je puis avoir toutes les opinions ensemble et successivement, et ne pas en avoir du tout, je n'attache à cela aucune importance. Au fond, elles se ressemblent toutes; elles ont un lieu commun, et je pourrais dire un même visage: l'égoïsme, qui les rend désespérément pareilles, même celles qui se prétendent les plus contraires les unes aux autres. » Dans cette vision qu’en donne Mirbeau a posteriori, le bonapartisme n'aurait été pour lui qu'une idéologie indifférente, qu'il n'aurait adoptée qu'à des fins alimentaires, sans y adhérer le moins du monde. C’est possible, mais on n’est pas obligé de le croire. Justification collatérale : en côtoyant diverses idéologies et les divers milieux où elles s’enracinent, le futur romancier aurait enrichi son « herbier humain » et accumulé des matériaux pour les œuvres à venir. Par ailleurs, quand Mirbeau s’engage auprès de Dugué, l'Empire est défunt, l'Appel au peuple ne dispose plus que d'un nombre dérisoire de députés, et tout espoir de restauration semble écarté pour bien longtemps, surtout après la mort de Napoléon III en 1873. Il semble donc qu’il ne soit pas contradictoire de s’opposer à l'Empire quand il est triomphant et oppressif, et d’être nostalgique de l'Empire, quand il est vaincu et inoffensif et que, par opposition au règne des orléanistes et des Jules honnis, il apparaît comme une période de prospérité et de progrès social. Troisième facteur à prendre en compte : le bonapartisme est une idéologie attrape-tout et interclassiste, et l'on trouve, en son sein, des nants et des pauvres, une gauche et une droite, des hommes de progrès et des laïcs, voire des socialistes, aussi bien que des ultra-conservateurs et des catholiques intégristes, tel Granier de Cassagnac. Or les éditoriaux de L'Ordre donnent du bonapartisme une vision éminemment progressiste, que l'expression tardive de « bonapartiste révolutionnaire », employée par Mirbeau à la fin de sa vie (cité par Georges Docquois, Nos émotions pendant la guerre, Albin Michel, 1917), résume à merveille. On peut supposer que c’est cette image-là qui a aidé le jeune Mirbeau à mieux assumer ses compromissions.
Mirbeau héraut du bonapartisme
À en croire les éditoriaux de L’Ordre et de L’Ariégeois, l'Empire aurait réconcilié « l'ordre et le progrès », la conservation des traditions et la modernité industrielle et commerciale, le suffrage universel, seul garant de la démocratie et de la « souveraineté populaire », et l’autorité « vigoureuse » d’une « monarchie très concentrée », qui s’incarne en revêtant une « forme césarienne ». Il aurait préservé les acquis de la Révolution, dont les bonapartistes seraient toujours les meilleurs « défenseurs », en évitant ses excès et ses dérapages sanglants, parce qu’il est le meilleur garant de l’ordre social : grâce à « la doctrine plébiscitaire » qui protège contre « les démagogues », d’une part, et, d’autre part, à « l’union de toutes les classes », à « la collaboration de toutes les intelligences et la mise en commun de tous les dévouements », selon la formule de Jules Amigues. Comme l’écrit lapidairement Mirbeau à son confrère républicain Édouard Descola en juin 1878, « L’Empire, c’était la Révolution qui continuait, mais la Révolution domptée, assouplie par la cravache de l’autorité » (Correspondance générale, t. I, p. 215). Enfin, à la faveur de la stabilité institutionnelle et sociale, l’Empire aurait assuré la prospérité générale, grâce à laquelle se seraient notablement améliorées les conditions de vie des couches défavorisées du bon peuple : « la population des ateliers et des usines », les petits paysans, les instituteurs et les fonctionnaires modestes, dont L'Ordre – et nommément Dugué de la Fauconnerie – prend constamment la défense. Mirbeau est-il dupe de cette rhétorique qu’il est chargé, avec ses compères, de mouliner ad usum populi ? Ne se rend-il pas compte que cette vision idéalisée et mensongère de l’Empire ne sert que la cause des possédants en incitant les pauvres et les exclus à se soumettre et à tendre la main ? Nous ne le saurons jamais. Mais il est bien possible qu’il ait eu l’impression, en gauchissant le discours de l’Appel au Peuple, de ne pas vraiment trahir le jeune idéaliste qu’il a été, puisqu’il prend bel et bien la défense des humbles et pourfend la pseudo-République, si mal nommée, qui, loin d’être “la chose du peuple”, est accaparée par une bourgeoisie exécrée et un personnel politique incompétent à son service. Discours que Mirbeau, devenu anarchiste, ne cessera plus de tenir... La critique de la République conservatrice et des orléanistes, omniprésente dans les éditoriaux de L’Ordre, est clairement du populisme de gauche L’ennui est que, pour des raisons de survie politique, le parti bonapartiste va bientôt se rallier à l'Ordre Moral, en 1877 et perdre son âme en se fondant dans la coalition conservatrice au pouvoir.
Bonapartisme et anarchisme
A priori, tout oppose bonapartisme et anarchisme : l’un exige un État fort, l’autre souhaite au contraire le « réduire à son minimum de malfaisance » (voir l’interview de Mirbeau dans Le Gaulois, le 25 février 1894) ; l’un incarne l’Ordre, alors que l’autre rêve de le détruire ; l’un défend la tradition, la hiérarchie, la religion, la “morale”, autant d’institutions et de valeurs que les anarchistes souhaitent abattre. Et pourtant, aux yeux de Mirbeau, il n’y aurait pas solution de continuité de l’un à l’autre, et son itinéraire retrouverait du même coup une forme de logique. Le 15 novembre 1873, face au parlementarisme qui dilue l’autorité entre les mains « d’habiles et de coquins », il écrivait dans L'Ordre : « En présence de ce décousu, de ces tiraillements, de ce chaos, n'est-on pas porté à excuser la théorie fantasque de Proudhon sur l'anarchie, et n'est-on pas tenté de dire qu'on serait peut-être mieux gouverné s'il n'y avait pas de gouvernement ? » Si l’Empire ne revient pas pour préserver à la fois l’Ordre et le Progrès, alors, en effet, l’anarchie idéale rêvée par Proudhon serait un bien moindre mal que la République des Jules. Vingt-quatre ans plus tard, rendant compte de L’Imitation de notre maître Napoléon, d’Ernest La Jeunesse (voir la notice), il écrit dans Le Journal que le culte naïvement rendu à Napoléon, ce « prodigieux » cabotin », par « presque tous les jeunes hommes de cette génération, aux prises avec les platitudes, les dégoûts, les avortements, avec les foules, les armées, les justices, les politiques de ce temps », est l'expression d'un idéalisme dont l'échec, dans « l'esprit d'un jeune homme ivre d'action et de domination intellectuelle », peut déboucher sur « le rêve de la destruction totale par l'anarchie, avec les bombes de ses solitaires » : « L'Empereur, n'est-ce point la bombe qui a réussi ? » Anarchisme et bonapartisme apparaissent de nouveau comme les deux faces d'une même aspiration à s'extirper de la boue et à se dépasser, d'un même dégoût face à un monde décidément trop mesquin et invivable pour les âmes nobles. P. M.
Bibliographie : Sharif Gemie, « Un raté. Mirbeau, le bonapartisme et la droite », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, pp. 75-86 ; Pierre Michel,, « Mirbeau et l’Empire », in Actes du colloque de Tours L’Idée impériale en Europe (1870-1914), Littérature et nation, n° 13, 1994, pp. 19-41 ; Pierre Michel, « Mirbeau en Ariège », in Chroniques ariégeoises d’Octave Mirbeau, L’Agasse, 1998, pp. 7-12 ; Pierre Michel, « Mirbeau, Dugué de la Fauconnerie et Les Calomnies contre l’Empire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, avril 1999, pp. 185-206 ; Pierre Michel, « L’Itinéraire politique de Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 96-109 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le curé républicain Cabibel », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, mars 2004, pp. 217-228 ; Jean Philippe, « Octave Mirbeau en Ariège (1877-1879) », in Société ariégeoise - Sciences, lettres et arts, Foix, 1997, t. LXI, pp. 27-40 ; Jean Philippe, « L’herbier humain », in Chroniques ariégeoises d’Octave Mirbeau, L’Agasse, 1998, pp. 13-29.
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BOUE |
Ramené inexorablement au limon originel : on n’en finirait plus d’énumérer les images de boue, de fange, de glu, déclinées dans l’œuvre mirbellien, et qui s’attache aux personnages romanesques. L’adhérence fatale de la liaison amoureuse – ce collage –, l’échec affectif, le naufrage des projets artistiques et des vocations au bonheur ou des aspirations altruistes à prodiguer le bien, se traduisent invariablement par les schèmes de contact avilissant avec la matière la plus visqueuse. Dans Le Calvaire, en 1886, ces images se déclinent sous la forme voluptueuse mais régressive du porc étalé en sa fange, ou celle, anti-prométhéenne, d’un Icare chutant dans la boue. Si, selon Bachelard, « la pâte est un des schèmes fondamentaux du matérialisme », l’influence d’un contexte d’époque nous force à oser « la boue est la matière paradigmatique du naturalisme ». L’attitude du peintre Lirat, dans Le Calvaire, est significative : rompre avec la pâte de son propre matériau, coupable de lourdeur et d’opacité, et lui préférer… l’eau-forte. Plus généralement, la hideur et l’effroi qui naissent des situations morales où trébuchent les personnages sont figurés par l’évocation d’une nature nauséeuse, saturée, répugnante : « De la bêtise et de la folie, beaucoup de boue et beaucoup de sang, c’est ça l’amour ! » est la clausule du « Colporteur » (Gil Blas, 15 juin 1886), qui pourrait s’élargir à tout l’œuvre. La profondeur et la cohérence de l’imaginaire mirbellien se lisent dans la permanence de cette rhétorique. En 1898, dans Le Jardin des supplices, Clara fait naître dans l’esprit du narrateur la crainte de le faire« d’une chute plus profonde, retomber aux fanges inévitables de [s]on existence de paria », cependant qu’il souhaite que sa sincérité le lave de « toutes [s]es malpropretés, toutes [s]es boues ». En 1901, la préface d’Un an de caserne, d’Eugène Montfort, dénonce la violence militaire en ses termes : « Le mépris de la pitié, l’effroyable haine de la vie, la monomanie du meurtre, et ce qui en dérive, le culte des grands brigands laurés, de ces dégoûtantes brutes que sont les héros militaires, telles sont les leçons qui, désormais, vont l’envelopper [le jeune homme], le conquérir, le corrompre, l’enliser, tout entier, dans la boue sanglante… » État intermédiaire – elle n’est pas encore de la terre, mais n’est déjà plus fluide – , le motif de la boue se voit prolongé çà et là par ceux, plus équivoques, encore, de la fange et de la glu. La vase, quant à elle, ne suscite pas moins d’effroi. Cauchemardesques visions que celles qui habitent l’esprit du narrateur de La 628-E8 (1907), troublé par le tableau alarmiste des villes lacustres menacées de pollution : « L’eau, même l’eau boueuse, on peut l’agiter […] Mais la vase ? […] C’est la peste, le choléra, ce sont peut-être des fièvres inconnues, c’est la mort sur le monde ! » Tout différent est le traitement littéraire d’une autre source de fertilité symbolique : le fumier. Loin d’être affublé des indices de mort et d’empoisonnement, cette matière, pourtant aussi riche de miasmes et de pestilence, sollicite Mirbeau jusqu’à l’enthousiasme. Elle fait écho, dans son travail organique, à l’élaboration lente, productive, cyclique, de l’œuvre esthétique, celle de Lucien, dans Dans le ciel, par exemple. La connotation pléthorique reconquiert alors sa valeur euphorique. Loin de toute abondance délétère, c’est l’air et l’eau qui composent le paysage profond de Mirbeau. S. L.
Bibliographie : Arnaud Vareille et Samuel Lair, « La dynamique des images de l’eau », In aqua sribis, la thème de l’eau dans la littérature, actes du colloque de Gdansk, Wydawnictwo Uniwersytetu Gdanskiego, 2005, pp. 109-117 ; Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaitres de Rennes, 2004, pp. 59-62.
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BOULANGISME |
BOULANGISME
Certains articles des Grimaces de 1883, où il en appelait à un dictateur et à un coup de balai purificateur, auraient pu laisser penser que Mirbeau, ancien bonapartiste, cèderait à l’attrait du boulangisme, incarnation d’un nouveau césarisme. Mais il n’en a rien été, en dépit de sympathies initiales qu’il n’avouera que trois ans plus tard dans « L’Avenir » (Le Figaro, 5 février 1889), et il s’est au contraire montré dès le début hostile au mouvement suscité autour du général Boulanger à partir de 1886. Devenu très populaire au cours de son passage au ministère de la Guerre, de janvier 1886 à mai 1887, Georges Boulanger (1837-1891) a fini par effrayer les républicains au pouvoir, qui, après sa sortie de charge, l’ont exilé à Clermont-Ferrand, suscitant du même coup des manifestations populaires pour empêcher son train de se mettre en branle, le 8 juillet 1887. D’abord soutenu par l’extrême gauche blanquiste et la gauche radicale (Clemenceau), Boulanger a vite rallié les bonapartistes (il se présente à plusieurs élections partielles sous cette étiquette) et l’extrême droite nationaliste (Déroulède), puis la droite monarchiste. Cette vaste coalition contre-nature d’intérêts divergents n’a en commun que l’anti-parlementarisme et la volonté de procéder à une « révision » constitutionnelle. Cependant, en dépit de sa fragilité, elle n’en a pas moins menacé un temps de faire tomber la République. Au soir du 27 janvier 1889, alors qu’il vient de remporter un triomphe électoral à Paris, Boulanger tergiverse et ne marche pas sur l’Élysée, comme certains l’y incitent : son heure est passée. Constans, le ministre de l’Intérieur, fait alors courir le bruit de son arrestation prochaine afin de l’inciter à quitter la France pour la Belgique, où Boulanger se suicidera deux ans plus tard, sur la tombe de sa maîtresse. Dès juillet 1886, Mirbeau met en lumière les sources de la popularité du ministre de la Guerre, souligne la vacuité de son programme, son flou idéologique et ses ambiguïtés foncières, voit en lui un ambitieux avant tout soucieux de ses intérêts et un opportuniste qui pressent une occasion favorable de coup d’État, à la faveur du pourrissement sur pied de la République opportuniste. Et il pronostique, pour finir, qu’il pourrait aussi bien « devenir Bonaparte, Monck ou Rossel », c’est-à-dire un restaurateur de la monarchie, un fauteur de coup d’État néo-bonapartiste ou un néo-communard (« Boulanger », Le Gaulois, 18 juillet 1886). Le 8 mai 1887, Mirbeau stigmatise les échauffourées provoquées par les nationalistes et boulangistes lors de la seule représentation de Lohengrin et l’interdiction qui s’en est suivie (« La Rue », Le Gaulois, 8 mai 1887). Le 9 janvier 1889, nouvelle attaque dans un article du Figaro, « Le Mécontentement », où il ironise sur le compte du fringant général, qui est censé représenter toutes les formes possibles de mécontentement, mais qui n'a pas la moindre idée en tête. Le 5 février suivant, soit au lendemain du triomphe électoral de Boulanger à Paris, Mirbeau évoque, dans « L'Avenir », sa première rencontre avec le général, lors d’un dîner chez Juliette Adam, sans doute par le truchement de François Deloncle. Il prétend avoir alors annoncé à ses amis : « J'ai vu l'homme qui fera le coup d'État. Il s'appelle Boulanger. » Mais peu à peu « l'épouvante » a succédé à son initiale sympathie, qui n'était en réalité que du dégoût pour les politiciens opportunistes, « sans conscience et sans pitié », qui ont mené pendant des années une « politique de délation et de marchandages ». L'essentiel de l'article vise à dégonfler le mythe boulangiste : « impérial bourgeois », le général est un « curieux mélange de soldat, de paysan, de dandy, d'homme d'affaires et de cabotin », « très superficiel et parfaitement ignorant », qui serait bien en peine de définir les remèdes à mettre en œuvre pour soigner une société « en travail de renouvellement ». En fait, son seul rôle est d'être « un balai » : « Or que peut faire un balai, à moins qu'il ne balaie ? » Mais ce balai constitue bel et bien une grave menace pour « l’indépendance de la pensée » et « l’émancipation de l’art », et il porte de surcroît en lui les germes de guerres futures : dans ces conditions, mieux vaut défendre la République, si démonétisée qu’elle soit, contre les dangers du césarisme ! L’anti-républicanisme de l’ancien bonapartiste et du néo-anarchiste n’a donc pas suffi à faire tomber Mirbeau dans le piège du boulangisme. Entre deux maux, une République parlementaire gangrenée et une dictature militaire rétrograde et liberticide, il a choisi le moindre, mais sans se faire la moindre illusion sur le personnel politique républicain : il s’avère simplement que les appétits féroces des nouveaux prédateurs constituent une menace bien pire que les ventres gavés des hommes au pouvoir, tout simplement parce que les appétits de ces derniers ont été assouvis... P. M.
Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Séguier, 1990, pp. 315-318 ; Jean-Yves Mollier, « Octave Mirbeau et la politique de son temps », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 75-87 ; Isabelle Saulquin, « Mirbeau et le boulangisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 126-133.
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BOURGEOIS |
Pour Mirbeau, comme pour Baudelaire ou Flaubert, le bourgeois est l’incarnation de tout ce qu’il déteste, de tout ce qui est laid et bête, ou, comme dit Flaubert, de tout ce qui « pense bassement », ou qui ne pense pas du tout : le mot de « bourgeois » est donc toujours connoté très négativement. Mais on ne trouvera chez lui aucune définition précise de ce qu’il entend par ce qualificatif, qui désigne plus un état d’esprit et un comportement – certes caractéristiques d’une classe sociale moyenne ou supérieure, mais que l’on peut rencontrer également dans d’autres milieux – que la classe sociale elle-même, telle qu’on pourrait la définir en termes sociologiques. D’ailleurs, lui-même et la plupart de ses amis faisaient sociologiquement partie de la fraction intellectuelle de la bourgeoise, mais n’auraient jamais pu pour autant, bien évidemment, se percevoir comme des « bourgeois » dans l’acception mirbellienne ou flaubertienne du terme. Les bourgeois de la couche supérieure nous sont toujours présentés comme des prédateurs sans scrupules, à l’instar du brasseur d’affaires Isidore Lechat, dans Les affaires sont les affaires (1903). On y trouve aussi des industriels prêts à faire massacrer les grévistes par la troupe, comme Hargand dans Les Mauvais bergers (1897) ; des politiciens ambitieux et corrompus dépourvus de tout principe éthique, comme dans Le Jardin des supplices (1899) ; des magistrats hypocrites et impitoyables aux pauvres, comme dans Vieux ménages (1894) ; des médecins à la renommée souvent usurpée, comme Triceps dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) ; des commerçants enrichis par le vol et des notaires toujours prêts à se carapater avec la caisse, comme dans Dingo (1913) ; des artistes et des écrivains arrivés à la célébrité à la faveur de leur médiocrité et de leur « réclame », comme dans Chez l’Illustre Écrivain (1897) ; des stars de la scène théâtrale ou médiatique imbues de leur importance, etc. Tous ces gens se distinguent par leur pouvoir et leur influence, dont ils ne rendent aucun compte, leur richesse, le plus souvent mal acquise, leur surface sociale, injustifiée, et leur remarquable capacité à faire mousser les mérites qu’ils n’ont pas. Tous sont partie prenante d’un ordre social foncièrement injuste, que Mirbeau rêve d’abattre. Quant aux petits-bourgeois, parisiens ou provinciaux, qui abondent dans son œuvre littéraire, ils sont conformistes et misonéistes, totalement aliénés idéologiquement et dépourvus de toute espèce de qualités intellectuelles, mais dotés d’un vif sentiment de leur supériorité par rapport aux paysans et aux ouvriers. Ils sont démunis de conscience éthique, mais sont en revanche pourvus d’une « bonne conscience » à toute épreuve et adoptent une « morale » à géométrie variable. Ils sont respectueux de la hiérarchie sociale, de l’autorité, et aussi de la religion, qui légitime l’ordre social dont ils profitent, mais ils n’en sont pas moins prêts à toutes les vilenies, voire à tous les crimes, pour satisfaire leurs désirs mal refoulés ou arrondir leur patrimoine. Ils ont une sainte horreur de l’art et de la littérature, ces dangereuses « exagérations », mais ont des principes esthétiques bien arrêtés, et, pour peu qu’on s’amuse à en déposer un, « avec précaution », devant une toile de Manet, on verrait immédiatement se dresser ses cheveux sur sa tête « comme des piquants sur le dos d’un porc-épic » (« Salon XIV », L’Ordre de Paris, 28 mai 1874) : les bourgeois sont des « philistins ». Enfin, ils n’ont aucune sensibilité sociale et, loin de ressentir la moindre pitié pour tous ceux qui sont situés au-dessous d’eux dans l’échelle sociale et, a fortiori, pour ceux qui sont condamnés à l’errance, à la misère et à la faim, ils ont les pauvres en horreur : d’ailleurs, s’ils sont pauvres, c’est qu’ils l’ont bien mérité... Pour Mirbeau, ces petits-bourgeois, aussi stupides et vulgaires que méchants et cruels, ont perdu leur autonomie et leur humanité et ne sont que des sous-produits, fabriqués en série, d’une société qui façonne, crétinise et castre les individus à sa guise. Dans la farce L'Épidémie (1898), le Maire fait l’éloge paradoxal du bourgeois inconnu, mort au champ d’honneur de la typhoïde, et en dresse un portrait-charge, où Mirbeau accumule à plaisir tous les stéréotypes les plus caricaturaux : « Courtaud et rondelet, il avait, entre des jambes grêles, un petit ventre, bien tendu sous le gilet... Sur le plastron de sa chemise, son menton s’étageait, congrûment, en un triple bourrelet de graisse jaune... et ses yeux, au milieu des paupières boursouflées, jetaient l’éclat triste, livide et respectable de deux petites pièces de dix sous... Il était beau... Nul ne représenta plus exactement l’idéal que l’Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l’être humain, c’est-à-dire quelque chose d’impersonnel, d’improductif et d’inerte... quelque chose de mort qui marche, parle, gesticule, digère, pense et paie, selon des mécanismes soigneusement huilés par les lois... quelque chose, enfin, de fon-da-men-tal.., qu’on appelle un petit rentier. [...] Jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir... Même au moment de sa jeunesse... même au moment de sa richesse... il ne connut pas ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois... une heure de bon temps ! Il se priva de tout et vécut plus misérable que le vagabond des grandes routes, mais content dans son devoir accompli... Jamais, non plus, il ne voulut accepter un honneur, une responsabilité, dans la crainte d’avoir à payer cela par des obligations... des charges... des affections peut-être... qui l’eussent distrait de son œuvre.., et – ô sublime enseignement ! – plus il épargna, plus il se ruina... et plus il se ruina, plus il épargna encore !... / Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !... Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l’amour... son esprit des pestilences de l’art !... Il détesta – ou mieux – il ignora les poésies et les littératures... car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier... Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût... en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien... Chaque matin, il s’en remettait au Petit Journal du soin de sentir et de penser pour lui... » Voir aussi les notices Larve, Artiste, Morale, Misonéisme, Capitalisme, Caricature et Contes cruels. P. M.
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