Thèmes et interprétations

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COLLECTIVISME

COLLECTIVISME

 

Pour Mirbeau, le collectivisme est le pire des systèmes sociaux imaginables, et il accuse Jaurès, malgré ses dénégations, d’en être partisan : « Qu’est-ce donc le collectivisme, sinon une effroyable aggravation de l’État, sinon la mise en tutelle violente et morne de toutes les forces individuelles d’un pays, de toutes ses énergies vivantes, de tout son sol, de tout son outillage, de toute son intellectualité, par un État plus compressif qu’aucun autre, par une discipline d’État plus étouffante et qui n’a d’autre nom dans la langue, que l’esclavage d’État ? Car enfin je voudrais bien savoir comment M. Jaurès concilie, avec la servitude de ses doctrines collectivistes, son respect avoué de l’individualisme, et comment, toutes ses idées s’étayant sur l’État, il peut, un jour, rêver la disparition de cet État qui est la seule base où il prétend instaurer sa société future » (« Questions sociales », Le Journal, 20 décembre 1896).

L’anarchie, qui suppose la réduction de l’appareil d’État à son « minimum de malfaisance », est donc aux antipodes du collectivisme, qui en suppose au contraire l’extension incontrôlée et liberticide.

Voir Anarchie, État et Jaurès.

P. M.

 


COLONIALISME

COLONIALISME

        

         Au cours des années 1880, les grandes puissances prédatrices, l’Angleterre victorienne, la France de la Troisième République et l’Allemagne de Bismarck, étendent leurs tentacules sur le monde et dépècent l’Afrique, dont le roi des Belges Léopold II exige une part pour sa consommation personnelle. Pourtant, bien peu de voix s’élèvent, parmi les écrivains et les “ intellectuels ”,  pour dénoncer les génocides dont se rendent coupables les Empires en compétition pour le partage du monde, pour le plus grand profit des esclavagistes modernes, des affairistes de tout poil, des gangsters de la spéculation, des commerçants et fonctionnaires coloniaux et, plus largement, de tous ceux qu’Octave Mirbeau appelle des « âmes de guerre ». Tous sont également pénétrés de leur bon droit, tous convaincus de l’incontestable supériorité de l’homme blanc, chrétien et civilisé, sur les « sauvages », païens et cannibales.   Le grand mérite d’Octave Mirbeau a été de ne pas se contenter de critiques superficielles, ne remettant en cause, ni le principe même du colonialisme, ni les formes prises par la colonisation de continents entiers, mais de stigmatiser au vitriol la sanglante appropriation du monde par les grandes puissances européennes au nom de valeurs – la « civilisation », le « progrès » et l’Évangile – , auxquelles les conquêtes militaires par le fer et par le feu ne cessent pourtant d’apporter des démentis sanglants et qui n’apparaissent plus, dès lors, que comme d’hypocrites mystifications.

En 1885, Mirbeau fait paraître sous son nom une douzaine d’articles, dans les colonnes du Gaulois et de La France, où il critique la politique coloniale de Jules Ferry, président du Conseil, et de Félix Faure, secrétaire d’État aux colonies. Il fait aussi paraître,  sous pseudonyme (Nirvana), une étonnante mystification littéraire, les Lettres de l’Inde, qui ne seront publiées en volume qu’en 1991. Il vient alors d’achever sa mue et entreprend sa rédemption par le verbe en entamant ses grands combats pour son idéal de Justice et de Vérité dans tous les domaines, mais il n’en a pas encore fini avec les besognes alimentaires, dont font précisément partie ces pseudo-lettres. Il les a en effet rédigées pour le compte d’un haut fonctionnaire versé dans les langues orientales, François Deloncle, envoyé en mission officieuse en Inde et auteur de rapports confidentiels expédiés à Jules Ferry. Son rôle de nègre  (voir la notice Négritude) consiste à donner une forme littéraire et à conférer le plus d’écho possible aux recommandations de son commanditaire. Ce statut de négritude explique ses prises de position ambiguës et contradictoires, dans la mesure où les vœux de Deloncle ne coïncident pas vraiment avec ses positions personnelles : ainsi, d’un côté, Nirvana chante les louanges des bouddhistes cinghalais, admire le détachement philosophique des Hindous et leur sagesse faite de résignation, loue l’admirable capacité de résistance des peuples de l’Inde à l’impérialisme britannique, et préconise leur indépendance ; mais, de l’autre, il oppose le bon colonialisme français, pacifique et respectueux des cultures locales, tel qu’il est censé être mis en œuvre à Pondichéry, au sanglant et arrogant colonialisme anglais, qui planifie criminellement la famine des Indiens et ne leur reconnaît aucun droit humain. Il contribue ainsi, à sa façon, à la mystification colonialiste qu’il combat par ailleurs…

Quand il pourra enfin voler de ses propres ailes, il n’aura plus besoin de recourir à ce type d’équilibrisme douteux. C’est ainsi qu’une de ses premières contributions au nouveau quotidien à très grand tirage, Le Journal, est un article rédigé à l’occasion de la sanglante conquête du Dahomey par les troupes du colonel Dodds. Intitulé « Colonisons », il est signé du pseudonyme de Jean Maure.  Six ans plus tard, au cours de l’affaire Dreyfus, Mirbeau le reprendra, avec quelques variantes, mais en le signant de son nom cette fois, et sous un nouveau titre, férocement ironique : « Civilisons ! ». Pour toucher les quelque deux millions de lecteurs potentiels du quotidien de Fernand Xau, il met en œuvre une pédagogie de choc, destinée à les obliger à regarder en face ce qu’ils s’obstinent à ne pas voir, ou à  leur révéler sous un jour nouveau ce que la propagande habituelle enrobe dans un verbiage cynique. Procédant par étapes, et avec circonspection, il évoque tout d’abord les atrocités commises par les Anglais à Ceylan, que les lecteurs français, facilement anglophobes, sont à coup sûr prêts à condamner, avant de généraliser à toutes les expéditions coloniales passées (celles des Espagnols en Amérique) et d’en arriver aux guerres présentes (celles de la République Française en Afrique). Avant d’asséner l’idée-force de son article – « l’histoire des conquêtes coloniales sera la honte à jamais ineffaçable de notre temps » –, il prend bien soin de préciser que le recul n’est pas suffisant pour juger du présent, mais que le passé est lourd d’enseignements consignés par l’histoire. Il s’appuie aussi sur l’autorité du philosophe anglais Herbert Spencer et de l’écrivain américain Washington Irving pour donner plus de poids à son implacable condamnation. Et surtout il joue avec brio de trois oppositions saisissantes qui ne peuvent que frapper les lecteurs :

Entre la charmante innocence des indigènes de Ceylan ou l’état de légitime défense des pauvres bougres d’Arabes à qui on vole leurs femmes et leurs terres, et la barbarie inexpiable des militaires coloniaux, anglais ou français, qui perdent tout sentiment humain dès qu’ils se trouvent en présence de l’autre, jugé inassimilable.

Entre la morale évangélique, qui prêche le dévouement, le désintéressement et l’amour de l’humanité, et la rapacité des missionnaires, protestants ou catholiques, chargés de bénir les rapines et les massacres au nom d’un dieu d’amour et qui sont tous également bons à jeter dans le même sac d’infamie.

Entre l’horreur des supplices infligés en toute bonne conscience à de prétendus « traîtres », qui ne sont jamais que de « pauvres diables », à la bonhomie du brave grand-père qui, à la veillée, charme ses innocents petits-enfants en leur racontant avec fierté de prétendus exploits, qui ne font en réalité que révéler son sadisme et sa férocité.

Mirbeau combine les évocations atroces de massacres et de supplices, qui ont pour fonction de susciter l’horreur et de choquer la sensibilité, et l’humour noir et grinçant, qui vise à choquer l’esprit et à obliger à se poser des questions. Bien sûr, nombre de lecteurs, soucieux de préserver leurs paisibles digestions, ne manqueront pas de se donner bonne conscience à bon compte en prétendant que le chroniqueur exagère. Mais d’autres ne manqueront sans doute pas de s’interroger sur le bien-fondé d’une entreprise qui, sous couvert de progrès et de civilisation, pratique le vol et le massacre à grande échelle, transformant des continents entiers en de terrifiants jardins des supplices.

En juin 1899, Octave Mirbeau publie précisément Le Jardin des supplices,  où il réutilise des thèmes abordés dans ses Lettres de l’Inde et dans « Colonisons ». Dans la deuxième partie du récit, « Le Jardin des supplices » stricto sensu, il renonce à plaider l’innocence édénique des populations indigènes, car la Chine a une culture pluri-millénaire, et ne cache aucunement les pratiques « barbares », selon nos critères d’occidentaux, de l'Empire du Milieu, qui, parvenu à son plus haut stade de civilisation, a entamé sa décadence. Mais, en donnant la parole à l’Autre et en exprimant une forme de fascination pour lui,  il n’en amène pas moins ses lecteurs à faire deux découvertes qui devraient contribuer à éradiquer leurs préjugés racistes et européocentristes : d'une part, l'Europe est largement aussi barbare que la Chine, en dépit de son vernis de civilisation humaniste et chrétienne, comme en témoignent les atrocités perpétrées par les Anglais en Inde et par les Français en Afrique ; d’autre part, les horreurs des supplices chinois témoignent, paradoxalement, d'un culte de l'art, d'un culte de la beauté, et d'un culte de la nature, dont le somptueux jardin est la preuve éclatante, et qui font si cruellement défaut chez les masses abêties de nos sociétés mercantiles.

En refusant de faire de la vieille Chine un contre-modèle idéalisé pour les besoins de la jeune Europe, Mirbeau joue son rôle d’inquiéteur et d’empêcheur de penser en rond. Il incite son lectorat, non seulement à se demander si les vrais barbares sont vraiment ceux qu’on lui a fait croire et à remettre en cause les trop commodes catégories du Bien et du Mal, mais aussi à saper les fondements mêmes de l’ordre social. Et il l’oblige à exercer sa liberté et à choisir : soit de se révolter et d’entrer en dissidence par solidarité avec toutes les victimes de l’iniquité, telles que le capitaine Alfred Dreyfus ; soit de se rendre complice, mais en toute connaissance de cause désormais, de toutes les monstruosités qui se perpètrent quotidiennement à la surface de la Terre.

En 1900, Mirbeau dénonce de nouveau les exactions coloniales dans des articles du Journal sur la guerre des Boxers. L’année suivante, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, il recourt à un procédé nouveau, « le retournement du regard civilisé sur lui-même » :  dans ce patchwork en forme de zoo humain où il fait défiler de monstrueux spécimens d’humanité occidentale, cela se révèle une « formule efficace de la contestation des principes mêmes du colonialisme », comme l’explique Arnaud Vareille (art. cit.). En 1904, nouvelle salve dans trois articles intitulés « Àmes de guerre », qui paraissent dans les colonnes de L’Humanité de Jaurès. En 1907 enfin, dans un sous-chapitre de La 628-E8, intitulé « Le caoutchouc rouge » – traduction du titre anglais, Red rubber, de l'ouvrage de l'anti-esclavagiste anglais E. D. Morel, paru à Londres en 1906 –, Mirbeau évoque, pour le stigmatiser, le travail forcé et les supplices infligés aux noirs du Congo, propriété personnelle de Léopold II, dénonce publiquement le génocide en cours, et révèle aux occidentaux, et au premier chef aux automobilistes, à quel prix ils peuvent se permettre de consommer du caoutchouc sous toutes ses formes : « Et voici que, tout à coup, je vois sur eux [les « nègres puérils » et « charmants » du Congo], et qui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire. Je n'en vois plus que conduits au travail, revolver au poing, aussi durement traités que les soldats dans nos pénitenciers d'Afrique, et revenant du travail harassés, la peau tailladée, moins nombreux qu'ils n'étaient partis. Je vois des exécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu'on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfants qui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointes sous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dans une boule noire, j'ai distingué le tronc trop joli d'une négresse violée et décapitée, et j'ai vu aussi des vieux, mutilés, agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermer les yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ces échantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres, se sont brusquement animés. / Voilà les images que devraient évoquer presque chaque pneu qui passe et presque chaque câble, gainé de son maillot isolant. Mais on ne sait pas toujours d'où vient le caoutchouc. [...] De même qu’on incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines. »

 P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le colonialisme », postface de Colonisons, Émile Van Balberghe, Bruxelles, 2003, pp. 16-23 (http://www.scribd.com/doc/9090760/Pierre-Michel-Octave-Mirbeau-et-le-colonialisme) ;Émile Van Balberghe, « Un Sadisme colonial », postface du Caoutchouc rouge, Les Libraires Momentanément Réunis, Bruxelles, 1994, pp. 11-29 ; Arnaud Vareille, « Un mode d’expression de l’anticolonialisme mirbellien – La logique du lieu dans Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 145-169 (http://start5g.ovh.net/~mirbeau/darticlesfrancais/Vareille-anticolonialisme.pdf).

 

 


COMBAT

Octave Mirbeau était un révolté et avait en lui une capacité d’indignation qui l’a constamment poussé à se jeter dans la lutte chaque fois que ses exigences éthiques et esthétiques étaient bafouées. C’est par référence à cette inépuisable combativité qu’ont été intitulés des recueils de ses articles tels que Combats politiques, Combats pour l’enfant, Combats esthétiques et Combats littéraires.

Les nombreux combats dans lesquels il s’est lancé pour les causes les plus diverses n’en présentent pas moins un aspect paradoxal : Mirbeau était d’un pessimisme noir, tant sur l’homme que sur la société, et cela eût pu suffire à l’empêcher de s’engager et à préférer le douillet cocon de la tour d’ivoire. Mais, on le sait, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, et le désespoir (voir la notice), condition de la lucidité et de l’action, a été, chez lui, un moteur, alors que l’espoir lui apparaissait au contraire comme un « opium ».

Autre paradoxe : ce Don Quichotte pessimiste n’en a pas moins gagné tous les combats dans lesquels il s’est lancé, que ce soit pour imposer Monet ou Rodin, pour lancer Maeterlinck ou Marguerite Audoux, pour faire reconnaître l’innocence de Dreyfus, ou pour conquérir de haute lutte ce bastion du conservatisme théâtral qu’était la Comédie-Française, à l’occasion des deux grandes batailles des Affaires sont les affaires (1903) et du Foyer (1908). Certes, ce ne sont là que des victoires provisoires et très limitées, qui ne changent rien à la nature profonde des hommes, ni à un ordre social inique. Mais du moins prouvent-elles que des avancées ne sont pas impossibles et constituent-elles un encouragement à poursuivre la lutte. Elles prouvent aussi que, même si son engagement initial est passionné et dépourvu de calculs, Mirbeau sait conserver son sang-froid et sa capacité rationnelle d’analyse pour s’organiser efficacement et être en mesure de remporter les batailles qu’il mène.

Voir aussi les notices Indignation, Révolte, Donquichottisme, Engagement, Intellectuel, Éthique, Désespoir et Anarchie.

P. M.


COMEDIE-FRANCAISE

Mirbeau s’est toujours montré extrêmement sévère à l’endroit de cette institution, qui lui apparaissait comme le bastion du conservatisme théâtral. Et pourtant, c’est là que, au terme de deux longues batailles, il a réussi à faire représenter ses deux grandes comédies : Les affaires sont les affaires (1903) et Le Foyer (1908). Le soutien de l’administrateur Jules Claretie, dreyfusard rencontré lors du procès de Rennes et qui lui a proposé d’écrire pour la Maison de Molière, explique qu’il ait pris le risque calculé de soumettre Les Affaires au comité de lecture en mai 1901. Et c’est dans la foulée du triomphe européen de sa pièce qu’il a par la suite proposé à Claretie, désormais seul maître à bord, sa deuxième grande comédie, sans imaginer les sueurs froides du prudent administrateur face aux subversives provocations du Foyer.

L’hostilité de Mirbeau à la Comédie-Française s’explique par trois types de critiques :

* La première concerne le jeu des acteurs, « cabotins » incapables, selon lui, de comprendre les œuvres qu’ils interprètent et qui « n’ont appris qu’à mal parler et à se mettre des perruques sur la tête et des peintures au visage » (« Les Faux bonshommes de la “Comédie” », La France, 19 mars 1885). Et Mirbeau d’ironiser sur « le secret de cette belle et illustre  diction nasale, d’où lui sont venues la réputation, la gloire universelle et les grosses subventions » (« La Comédie-Française », La France, 2 juillet 1885).

* La seconde vise le comité de lecture institué par Napoléon dans le fameux décret de Moscou de 1812 et qui laisse aux comédiens le choix arbitraire des pièces à monter. Mirbeau dénonce l’aberration que constitue « cette institution éminemment moscovite et subventionnée » (« La Comédie-Française », loc. cit.)  : « Il n’est pas admissible qu’une bande de personnes ignares s’érigent en juges souverains de littérature et qu’un écrivain en soit réduit à toujours passer sous les fourches caudines de leurs sottises et de leurs tripotages » (« Cabotinisme », La France, 25 mars 1885). Si « la Comédie-Française, telle qu’elle est réglée, est certainement la forme d’anarchie la plus monstrueuse et la plus indécente qui se puisse rencontrer sur notre terrestre planète », c’est parce que des comédiens seuls dépend « qu’une pièce bonne soit refusée et qu’une mauvaise soit acceptée ». Pour mettre un terme à cette « anarchie » contre-nature, il suggère, tout d’abord, que les dramaturges boycottent le comité de lecture et, ensuite et surtout, que l’initiative du choix des créations soit laissée à l’administrateur (ce qui sera fait en octobre 1901, après le scandale suscité par la réception « à corrections » des Affaires sont les affaires) : « J’aime encore mieux l’insuffisance despotique d’un seul homme que la despotique imbécillité d’une bande de comédiens » (« Les Faux bonshommes de la “Comédie” », loc. cit.). Quelques mois plus tard, il propose soit une privatisation de la Maison de Molière, qui fonctionnerait alors à ses risques et périls comme les autres théâtres, soit une administration directe par l’État, qui nommerait un directeur et réduirait les comédiens à leur seule fonction, qui est de jouer (« La Comédie-Française », loc. cit.).

* Mais il ne se berce pas pour autant d’illusions sur les effets de la dissolution du comité de lecture, qu’il appelle de ses vœux, car en fait c’est l’institution même qui est en cause, car elle est devenue « un véritable musée » et elle « s’en va », comme il le réaffirme en 1902 : « Elle s’en va parce qu’elle est une survivance, depuis longtemps morte, du passé ; parce qu’elle ne correspond plus aux modes nouvelles et plus simplifiées du décorum national, ni aux besoins nouveaux et plus libres, et plus hardis d’un art qui s’émancipe de jour en jour ».  Elle ne fait en effet que « conserver les traditions » et en arrive « à ce prodige de rendre Molière presque haïssable et Racine presque ennuyeux »  (« La Comédie-Française », Le Journal, 19 janvier 1902).

Mais au moment où sa comédie vient d’être reçue et doit entrer prochainement en répétitions, il ne peut plus se permettre de rejeter une maison où il espère bien faire pénétrer un souffle nouveau : « On peut la faire revivre », ajoute-t-il donc, « il s’agit de la reconstituer ». Seulement, à défaut d’une solution idéale, il se contente d’en revenir, comme moindre mal, à une de ses préconisations de 1885, inattendue sous la plume d’un anarchiste pourfendeur de l’État : « liquider les parts sociales des sociétaires et constituer une société civile, avec un directeur nommé par l’État, qui voudra exercer un contrôle financier, en raison de la subvention qu’il continuera de verser », mais qui devra laisser le directeur « seul responsable de sa gestion » (ibidem).  

Après l’expérience des répétitions des Affaires et de la fréquentation quotidienne de ses interprètes, qu’il a appris à connaître et à apprécier, en dépit des rancœurs passées, Mirbeau reconnaîtra ses torts à l’égard des comédiens en général et des Comédiens-Français en particulier, dans un article qui paraît le jour même de la première et dont le titre constitue un mea culpa public : « Pour les comédiens » (Le Figaro, 20 avril 1903).

Voir aussi les notices Comédiens, Théâtre, Le Comédien, Les affaires sont les affaires et Le Foyer.

P. M.



Bibliographie : Pierre Michel,  « La Bataille du Foyer », Revue d'histoire du théâtre, 1991, n° 3, pp. 195-230 ;  Octave Mirbeau, Gens de théâtre, Flammarion, 1924, 274 pages.

 

 

 

 


COMEDIENS

À une époque où son bagage littéraire officiel était nul et où sa notoriété journalistique était encore modeste, Octave Mirbeau s’est acquis une célébrité soudaine par un article à scandale, « Le Comédien », où il s’attaquait avec violence aux stars médiatiques du théâtre (Le Figaro, 26 octobre 1882). À la demande de son patron Francis Magnard, qui s’empressera de le désavouer publiquement, il y reprenait des accusations traditionnelles contre des « réprouvés », qui seraient privés de personnalité de par leur métier de caméléon et feraient « l'abdication de [leur] qualité d'hommes ». La charge est évidemment injuste et Mirbeau ne manquera pas de réparer ce qu’il appellera, beaucoup plus tard, « un péché de jeunesse », dans un article qu’il fera paraître, dans le même Figaro, le 20 avril 1903, le jour de la première de sa grande comédie Les affaires sont les affaires à la Comédie-Française : « Pour les comédiens ». Reste à savoir si, au-delà des excès et de la rhétorique qui tourne à vide, du moins dans la première partie de son pamphlet de 1882, il n’y aurait pas malgré tout des critiques moins injustifiées. Comme Mirbeau est revenu à plusieurs reprises sur un sujet qui lui tient visiblement à cœur (par exemple dans « Question de théâtre », Le XXe siècle, 15 décembre 1882, ou « La Question des comédiens et du théâtre », Le Gaulois, 22 mars 1886), il est possible de faire la part des choses entre, d’un côté, ce qui est pure rhétorique et basse besogne conjoncturelle, et, de l’autre, ce qui exprime son véritable point de vue et perdurera.

Il semble que les reproches qu’il adresse aux comédiens soient au nombre de trois principaux, qui ne sont, à vrai dire, que les diverses faces d’une même tare consubstantielle à leur statut dans la presse et la société de l’époque.

* Tout d’abord, il se gausse de leur « cabotinisme ». Ce qu’il entend par là, ce n’est pas seulement le fait d’attirer abusivement l’attention des échotiers de la presse sur leurs faits et gestes, pour faire parler d’eux et mieux se vendre (voir par exemple « Le Retour des comédiennes », Le Gaulois, 15 septembre 1884), mais surtout de se prendre par trop au sérieux et d’oublier qu’ils ne sont que des interprètes, c’est-à-dire de simples instrumentistes chargés de jouer une musique composée par des artistes créateurs : « Le comédien est violon, hautbois, clarinette ou trombone, et il n'est que cela. » Or, à l’en croire, les cabotins outrepassent largement  cette modeste fonction. Ainsi accuse-t-il « les Coquelins passés, les Delaunay présents  et les Féraudy de l’avenir » de « déposer, au pied de nos chefs-d’œuvre, leurs crottes fétides et de barbouiller Molière avec leurs fards rancis ». Mais, ce faisant, il prend bien soin de ne plus mettre tous les acteurs dans le même sac d’infamie et, épargnant les misérables histrions qui n’éveillent que sa pitié, il réserve ses piques les plus acérées aux sociétaires de la Maison de Molière : « Que me fait le pauvre diable des Batignolles ? Il n’existe pas, tandis que les sociétaires de la Comédie-Française existent malheureusement trop et prennent, dans notre monde, une place ridicule et qui ne leur appartient pas » (« Cabotinisme », La France, 25 mars 1885).

* Ce sont précisément ces Comédiens-Français qui suscitent son indignation en s’avisant de juger, en tout arbitraire, les pièces qui leur sont soumises, ou en se permettant de les charcuter en toute bonne conscience, comme ils l’ont fait avec Les Faux bonshommes de Théodore Barrière (« Les Faux bonshommes de la “Comédie” », La France, 19 mars 1885). Sur ce point Mirbeau ne variera jamais et ne cessera de dénoncer le fameux décret de Moscou instaurant, en 1812, le comité de lecture de la Comédie-Française, jusqu’à sa dissolution, en octobre 1901, suite au scandale suscité par la réception « à corrections » de son chef-d’œuvre théâtral, Les affaires sont les affaires. Dans cette affaire, qui n’a pas été une bonne affaire pour eux, les comédiens du comité de lecture ont cru se venger du vieux pamphlet du jeune Mirbeau en prétendant imposer des corrections à un écrivain désormais mondialement reconnu, mais ils ont finalement été les premières victimes du scandale qu’ils ont provoqué, car il a permis à l’administrateur, Jules Claretie, d’être désormais seul maître à bord.

* Le résultat de toutes ces outrances cabotines qui révulsent Mirbeau, c’est que la presse et les spectateurs de théâtre finissent par oublier les œuvres et les auteurs pour ne s’intéresser qu’à leurs interprètes, qui tirent toute la couverture à eux, comme si rien d’autre n’avait d’intérêt : « On dirait, à lire les journaux, que rien n’existe dans le monde en dehors du théâtre, et que, seuls, les comédiens et les comédiennes offrent à la curiosité publique un intérêt capable de la satisfaire. On dirait que sur la terre, tous, nous n’avons plus qu’un désir : aller au théâtre ; que toutes nos facultés ne tendent qu’à un but unique : une salle d’orchestre ; que tout ce que nous avons au cœur de frissons et d’enthousiasmes, nous le donnons à une grimace de M. Coquelin, à un costume de Mme Sarah Bernhardt ; que tout peut s’effondrer et périr, cela importe peu, si le soir, les théâtres flamboient et si nous pouvons voir, sur les planches, pendant deux heures, s’escrimer des pitres et sourire des donzelles aux lèvres peintes. N’a-t-on pas dit dernièrement dans un journal, qui n’est pas certes le premier venu des journaux, qu’il n’existe qu’un grand citoyen : M. Coquelin ! qu’un grand écrivain : M. Coquelin ! qu’un grand et sublime génie : M. Coquelin ! qu’il faut renverser les statues, élevées jusqu’à présent sur nos places publiques, pour y dresser celles de M. Coquelin ; qu’il faut chasser du Panthéon les tombes des grands hommes, pour y creuser une seule et immense et glorieuse sépulture : celle de M. Coquelin ! Nous ne devons pas avoir d’autres occupations et d’autres préoccupations que celles qui consistent à parler du jeu d’un acteur, des appointements d’un acteur, des bonnes fortunes d’un acteur, des opinions d’un acteur, comme si la vie ne se composait exclusivement que d’acteurs et comme si c’était un préjugé de croire qu’il existe d’autres bipèdes, tels que les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les avocats, les médecins, les chiffonniers et les épiciers » (« Question de théâtre », loc. cit.).

On ne saurait, en l’occurrence, incriminer la jalousie d’un dramaturge frustré, puisque, à cette époque, Mirbeau n’a encore aucune pièce à son actif et n’est pas près d’en avoir. En revanche, il est clair qu’il dénonce, avant la lettre, ce que, beaucoup plus tard, les situationnistes appelleront « la société du spectacle », à laquelle il oppose la vraie vie : celle de l’art. La véritable cible du pamphlet de Mirbeau, ce ne sont pas les comédiens en général, ce ne sont même qu’accessoirement les stars médiatiques, même s’il semble s’acharner sur quelques cibles privilégiées et symboliques, telles que Coquelin ou Frédéric Febvre, car ces vedettes de la scène ne sont jamais que le symptôme d’une société totalement déréglée et déliquescente, où « toutes choses sont mises à l’envers », et ne font que révéler  « à quel degré de gâtisme décadent nous en sommes venus » (ibid.) : « Plus l'art s'abaisse et descend, plus le comédien monte », constatait Mirbeau dans « Le Comédien ». Son véritable objectif, quand il s’en prend symboliquement à ceux qui incarnent le star system, c’est donc de tenter de remettre  toutes choses à l’endroit et de faire reconnaître aux écrivains et aux artistes de talent et, a fortiori, aux génies méconnus ou moqués, la place qui leur revient.

Aussi, quand il découvrira la réalité du métier d’acteur, « dans une intimité quotidienne », au cours des répétitions des Affaires sont les affaires, et qu’il comprendra que les défauts des comédiens, « choses touchantes, émouvantes, fraternelles », comme le sont tous les ridicules des « créatures humaines », ne sont que l’envers de leurs qualités, leur rendra-t-il un tardif hommage en forme de mea culpa pour son ancien pamphlet, « irréfléchi » et rédigé avec une « passion » de la « justice sans pitié » qui « avait tout l’excessif et tout l’absolu de la jeunesse » (« Pour les comédiens », loc. cit.). Passant d’un extrême à l’autre, comme ceux qui ont beaucoup à se faire pardonner, il ne se contente pas d’y absoudre les comédiens, il les encense d’autant plus volontiers qu’il a besoin d’eux pour assurer le succès de sa comédie : « Depuis que je les fréquente, je ne les vois plus tels qu’ils paraissent, mais tels qu’ils sont. [...] J’ai vu leurs âmes, des âmes ingénues, fraîches et jolies de petits enfants » (« Octave Mirbeau et les comédiens », L’Action, 20 avril 1903)...

Voir aussi les notices Comédie-Française, Théâtre, Le Comédien et Les affaires sont les affaires.

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Le Comédien », Le Figaro, 26 octobre 1882 ; Octave Mirbeau, Gens de théâtre, Flammarion, 1924, 274 pages ; Jean-François Nivet, « Mirbeau et l’affaire du Comédien », Les Cahiers, n° 35, Comédie-Française / Actes Sud, mai 2000, pp. 27-41 ; Gustave Théry, « Octave Mirbeau et les comédiens », L’Action, 20 avril 1903 ; Jules Truffier, « L’Affaire Mirbeau – Le dénigrement et l’apologie des comédiens », Mercure de France, 15 janvier 1939, pp. 325-348.

 

 

 

 

 

 

 

 


COMPLEXE D'ASMODEE

Le complexe d’Asmodée est une expression qui rend compte éloquemment de la propension de Mirbeau à mettre en scène des personnages en situation de voyeur dans ses récits.

Dès son entrée en littérature, il utilise ce procédé dans Les Chroniques du Diable (1884-1886). C’est l’auteur même qui suggère la filiation avec Asmodée en faisant de ce personnage fantastique le « très arrière-grand-père » du signataire de ces chroniques. Démon de la sensualité et de l’Amour impur dans le livre de Tobie avant que Lesage (reprenant le sujet du romancier espagnol Luis Vélez de Guevara, El diablo cojuelo, 1641) n’en fasse, en 1707, le héros de son Diable boiteux (un démon qui dévoile à celui qui l’accompagne les secrets des ménages de Madrid), Asmodée paraît doublement indiqué à Mirbeau pour arriver à ses fins : lié à la sensualité, il vise à provoquer et à démasquer les gardiens d’une morale hypocrite ; chantre de l’incursion dans la sphère privée, il est le témoin privilégié des arrière-cuisines fin de siècle.

Les Chroniques du Diable brossent ainsi le tableau d’une société en pleine décadence, en proie à tous les vices, que se plaît à souligner et à disséquer le narrateur. Le Diable aura une belle postérité chez les narrateurs mirbelliens, tous étrangers à la société dans laquelle ils évoluent et enclins à surprendre les pensées les plus profondes de leurs interlocuteurs. Dans L’Abbé Jules (1888),  l’enfant présente avec le monde adulte ce décalage qui en rend les motivations saugrenues, quand il n’en révèle pas le caractère cynique et abject. Le narrateur du Jardin des supplices (1899), politicien corrompu éloigné par ses amis car devenu trop encombrant à leurs yeux, sera l’hôte de marque de Clara dans une Chine grand-guignolesque, métaphore de l’enfer de nos colonies. Célestine, la diariste du Journal d’une femme de chambre (1900), incarnera le mieux ce penchant pour la révélation, elle qui pénètre les intérieurs les plus variés, accède à tous les recoins de la demeure et de l’âme de ses différents maîtres. Quantité négligeable à leurs yeux, elle est dotée du pouvoir de passer inaperçue, ce qui lui ouvre bien des cœurs. Pour sa part, le narrateur-personnage des Les Vingt et un jours d’un neurasthénique  (1901), récoltera les récits et anecdotes que ses semblables lui livrent en toute innocence. Leur touchante naïveté, favorisée par la situation géographique particulière dans laquelle ils se trouvent, une ville de cure, lève les dernières inhibitions et les confidences se font de plus en plus scandaleuses.

À toutes ces figures d’espions, de témoins ou de confesseurs s’ajoute un artifice romanesque destiné à accentuer le caractère transgressif des propos recueillis ou des faits relatés. Nombreux sont les textes qui se présentent, en effet, comme des manuscrits confiés au narrateur premier, parvenus accidentellement entre ses mains et – bien évidemment – non destinés initialement à la publication. C’était déjà le cas des Mémoires de mon ami (27 novembre 1898 – 30 avril 1899), dont la femme de l’auteur vient porter le manuscrit à un narrateur d’abord méfiant, puis séduit par la teneur pitoyable du texte et le réquisitoire qu’il dresse contre la société. Le Mémoire pour un avocat (1894), qu’un anonyme a rédigé afin d’étayer sa défense dans le cadre d’un divorce, a recours au même procédé : le lecteur, par on ne sait quel truchement, a ainsi accès à un document d’ordre privé. Il fournit le prétexte d’une plongée dans les affres de la vie conjugale et de toute sa cruauté consubstantielle, bien éloignée du vernis des apparences. Le bien nommé Journal d’une femme de chambre est lui aussi présenté de la sorte dans le célèbre avertissement de Mirbeau. Nul n’est dupe du subterfuge, mais l’insistance à définir le texte comme un document est bien faite pour exciter toutes les susceptibilités et faire pleuvoir les accusations de pornographie. Rien ne choque plus que la vérité exhibée dans toute sa nudité. C’est le chef d’inculpation principal auquel devra sans cesse répondre le Naturalisme. Mirbeau n’en est pas un épigone, mais un admirateur nuancé qui sait en tirer avantage. Le titre du roman est, à lui seul, une illustration du complexe d’Asmodée par le genre auquel il fait référence et par la nature de son auteur. Qu’une domestique puisse tenir la plume suscite moins de scepticisme que de curiosité, et, par là, il faut entendre de phantasmes. Le potentiel érotique du personnage, doublé par le caractère intime de son écrit, alimente l’imaginaire licencieux de la fin-de-siècle pour mieux prendre au piège le lecteur. Car, loin de se réduire à une plongée dans la sexualité ancillaire, le roman propose une mise à nu de la morale bourgeoisie.

Le complexe d’Asmodée sert donc à la fois un projet esthétique et politique. Esthétique, d’abord, parce que le roman mirbellien s’écrit de préférence à la première personne, afin de privilégier l’authenticité de la vie, pleine de contradictions, de hasards et d’erreurs, contre la narration omnisciente des romans à la mode, dont la structure téléologique, artificielle aux yeux de Mirbeau, est mortifère pour l’imaginaire et la création. Politique, ensuite, car la forme est toujours l’expression d’un point de vue. Si la déconstruction du roman est l’une des armes principales de Mirbeau dans son combat contre les conservatismes et les « éteignoirs » de l’époque, le complexe d’Asmodée en est une autre, tout aussi polémique, car destinée à renverser les habitudes de pensée, à dévoiler en permanence l’envers du décor, à arracher les masques de tous les gardiens d’une société hypocrite, immorale et injuste.

A. V.

 

Bibliographie :  Pierre Michel, « Les Chroniques du Diable », Octave Mirbeau, Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d'Angers, 1992, pp. 35-52 ; Octave Mirbeau, Chroniques du Diable, Annales littéraires de l’Université de Besançon, n° 555, 1995 ; Arnaud Vareille, « Un mode d’expression de l’anticolonialisme mirbellien - La logique du lieu dans Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 145-169 ; Arnaud Vareille, « L’Œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 78-94.

 

 

 


CONTE

À une époque où la grande presse connaît un essor incomparable, le conte fait partie, avec la chronique et, à degré moindre, les nouvelles à la main (c’est-à-dire des histoires drôles), des ingrédients obligés des quotidiens, confrontés à une concurrence acharnée. Pour eux, en effet, il constitue un moyen de fidéliser leur lectorat en lui offrant un espace ludique et en lui apportant une dose d’émotion ou de gaieté qui les divertisse un moment. Pour la plupart des écrivains de l’époque qui cherchent à vivre de leur plume, le conte est par conséquent une production obligée, non seulement  alimentaire, mais aussi utile à leur propre promotion littéraire, pour peu qu’ils s’avisent, à l’instar  de Maupassant, de recueillir précieusement en volume leur production de l’année. L’affaire est alors doublement rentable.

Tel n’est pas tout à fait le cas de Mirbeau, qui n’a publié en volume qu’une faible quantité de ses contes et nouvelles (voir les notices Lettres de ma chaumière et Contes de la chaumière). À en croire sa correspondance, il rédige ses contes – comme ses chroniques, d’ailleurs – par simple nécessité financière, avec un dégoût certain, et il se débarrasse de la corvée le plus vite possible. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il bâcle, car ce serait évidemment contraire à ses intérêts immédiats comme à sa réputation à construire ou à consolider, ni qu’il se désintéresse des sujets à couler en phrases, car il ne désespère pas de dessiller les yeux d’une partie de ses lecteurs. D’être obligé de produire des contes pour répondre à la demande des rédacteurs en chef des grands quotidiens constitue pour lui une occasion précieuse de faire ses gammes en y traitant des sujets et en y brossant des personnages et des décors auxquels il entend donner des développements dans ses œuvres romanesques à venir : ses contes constituent une manière de réserve  d’observations, d’anecdotes, de répliques et de descriptions susceptibles de servir dans des œuvres de plus longue haleine. Cette production obligée va également l’aider à remettre en cause la composition romanesque, et le finalisme qu’elle implique, grâce à la pratique du collage (voir la notice), dont Les 21  jours d’un neurasthénique nous offre une illustration paroxystique, puisque le romancier s’est contenté d’y mettre quasiment bout à bout une cinquantaine de contes précédemment parus dans la presse. Enfin, le conte, par sa brièveté même et par sa publication dans des quotidiens à fort tirage comme Le Journal, présente l’intérêt de toucher un public beaucoup plus vaste qu’un roman. Il importe donc, en un nombre de lignes restreint, de produire sur les lecteurs un effet tel qu’il en incite certains à se poser des questions sur leur vie, sur leur comportement, sur les normes morales en vigueur et sur l’ordre social, auquel ils sont tellement habitués que tout leur semble « normal », voire « naturel ». La cruauté constitue à cet égard un excellent moyen de les toucher fort et durablement, en les obligeant à regarder en face des choses souvent dérangeantes pour leur confort moral, même si Mirbeau est assez lucide pour savoir, d’une part, que seule une frange de son lectorat est vraiment susceptible de basculer dans la contestation ou la révolte et, d’autre part, que le coq-à-l’âne que constitue la lecture d’un journal est fort peu propice à une réflexion prolongée.

Voir aussi la notice Contes cruels.

P. M.

 


CONTRADICTION

Mirbeau était très sensible à la contradiction existant en toutes choses, et il y voyait un des moteurs de l’évolution. Il semble pourtant qu’on ne puisse, à son propos, parler de mouvement dialectique, car, à l’instar d’Albert Camus un demi-siècle plus tard, le conflit de la thèse et de l’antithèse ne débouche pas, chez lui, sur une synthèse qui, ne fût-ce que provisoirement, mettrait fin au conflit : la contradiction semble rester en l’état, au moment où il en fait le constat. Il en va ainsi de nombre de ses personnages, qui sont tirés à hue et à dia, sans pouvoir trouver un juste milieu, ou un équilibre, entre des pulsions contradictoires qui les déchirent. En ce qui le concerne, il est ainsi tiraillé en permanence. Sur le plan littéraire et esthétique : entre le mépris pour l’outil pitoyable que sont les mots et la nécessité de s’en servir ; entre son mépris pour le théâtre moribond et son envie d’y goûter et d’y triompher ; entre ses émotions et admirations esthétiques, qui requièrent la contemplation et le silence, et son envie criante d’en faire profiter ses lecteurs ; entre son exaltation de l’art et sa conviction qu’il n’est lui aussi qu’une « mystification ». De même sur le plan politique : il est à la fois un intellectuel engagé dans toutes les grandes batailles et un nihiliste découragé, susceptible de décourager à leur tour de bonnes volontés ; et l’optimisme de sa volonté coexiste en permanence avec le pessimisme de sa raison. Il ne parvient pas à dépasser ces diverses contradictions, juxtaposant des prises de position différentes, simultanément ou successivement, ce qui peut donner à certains observateurs, superficiels ou malveillants, une impression d’incohérence.

Aussi Mirbeau est-il d’une très grande modestie et ne prétend-il jamais se poser en donneur de leçons ni détenir une autorité garantissant une quelconque vérité. Certes, il ne peut s’empêcher de crier ses enthousiasmes et, plus souvent, ses dégoûts. Mais il n’est pas dupe, ne se prend nullement pour un génie apportant la lumière au monde enténébré et pratique volontiers l’autodérision : la lucidité, pour lui, implique la reconnaissance de ses propres limites, quitte à frustrer les lecteurs en quête de certitudes et qui préféreraient qu’on leur apporte des réponses franches et nettes. De ce point de vue, Mirbeau n’est guère rassurant et assume bien la fonction d’inquiéteur, qu’il partage avec Villiers de l’Isle-Adam. Ainsi, dans L’Abbé Jules (1888), si les vitupérations de Jules contre son Église et contre les fausses valeurs de la société bourgeoise recueillent visiblement l’assentiment du romancier, il n’est pas possible pour autant de faire de lui un modèle, tant il commet de vilenies et est traversé de contradictions non dépassées. Dans sa tragédie Les Mauvais bergers (1897), Mirbeau soutient bien évidemment les revendications ouvrières et stigmatise le massacre des grévistes désarmés par l’armée, mais il démontre en même temps, au grand scandale de Jaurès, l’impossibilité de la révolte, condamnée à finir en bain de sang. Dans Le Jardin des supplices (1899), s’il est clair que le romancier dénonce une société reposant sur le meurtre et qu’il fait de l’instinct de meurtre une tendance générale chez les hommes, y compris chez ceux qui se prétendent civilisés, il ne nous propose aucune solution alternative, ni sur le plan individuel, ni en matière d’organisation sociale : serions-nous donc condamnés à rester en l’état et à être durablement des criminels en puissance, “citoyens” d’une société elle-même criminelle ? Dans Dingo (1913), il aboutit également à une aporie : nature et culture reposant également sur le meurtre, comment choisir entre le rousseauisme naïf et le radical-socialisme embourgeoisé, que le romancier renvoie dos à dos ?

Comme Camus, Mirbeau sait qu’étroite est la ligne de crête sur laquelle il chemine, constamment menacé de tomber dans un des deux abîmes ouverts, dans tous les secteurs de la vie, par l’universelle contradiction : abîmes du meurtre au nom de la loi naturelle, ou au nom de la loi sociale ; abîmes du conformisme aveugle, ou d’un engagement non moins aveugle ; abîmes de l’art comme sublimation de la vie et tragédie de l’artiste, ou comme vulgaire produit de consommation ; abîmes du silence complice, ou de l’indignation impuissante ; abîmes du lâche refuge dans une tour d’ivoire propice à la contemplation, ou de combats parfois douteux, etc. Au lieu d’aider ses lecteurs à adopter des solutions toutes faites, qui seraient mensongères à ses yeux, il juge plus honnête, et aussi plus respectueux, de les laisser se dépatouiller tout seuls en face de contradictions patentes, qu’il assume, parce qu’elles sont dans la vie et dans la nature, et pas seulement en lui.

Voir aussi les notices Lucidité, Vérité, Utopie et Pessimisme.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Les Contradictions d’un écrivain anarchiste »,  in Actes du colloque de Grenoble Littérature et anarchie, Presses de l'Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 ; Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 67 pages ; Pierre Michel, «  Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Manipulation, mystification, endoctrinement, Actes du colloque de Lódz, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 157-169. 


CONTRATS D'EDITEURS

Nous ignorons quelles ont été les conditions faites par l’éditeur Paul Ollendorff pour les romans que Mirbeau a écrits comme “nègre”, pour le compte d’André Bertéra et de Dora Melegari, au début des années 1880 : on ne connaît à ce jour qu’un seul contrat de négritude, passé entre l’éditeur, Rouff, le négrier, Xavier de Montépin,  et le “nègre”, Jozian, et nous ignorons s’il en a été passé du même ordre pour Mirbeau. Mais il est plausible que l’éditeur y ait été également associé et, vu le très honnête succès de ventes remporté et la qualité littéraire des œuvres ainsi publiées sous pseudonyme, il est vraisemblable que la rémunération du “nègre” a été plus que convenable, voire carrément bonne. Mais il est impossible d’être plus précis, en l’état actuel de nos connaissances.

Toujours est-il que, quand Ollendorff signe avec Mirbeau un nouveau contrat pour le premier roman signé de son nom, Le Calvaire, il lui consent un pourcentage étonnant, qui serait bien évidemment inconcevable pour un débutant, confirmant du même coup que le “nègre” lui a donné entière satisfaction. De fait, le 14 juin 1886, alors que le romancier est encore très loin d’en avoir fini avec son premier roman officiel, « M. Paul Ollendorff s'engage à payer à M. Mirbeau un droit d'auteur de cinquante centimes - pour le premier tirage fixé à 2 200 / 2 000 exemplaires -, et de soixante centimes - pour les tirages suivants, par exemplaire imprimé. » Ce pourcentage de 14,28 % sur les 2 000 premiers exemplaires et de 17,08 % sur les suivants est largement supérieur aux 11 % que Georges Charpentier a généreusement consentis à Zola en 1872, alors que celui-ci avait déjà à son actif plusieurs romans tout à fait officiels. Certes, le premier versement, à la signature du contrat, n’est que de mille francs, mais les 20 000 exemplaires vendus en un an vont rapporter quelque 12 000 francs à l’heureux écrivain. Quand Ollendorff décidera de publier une nouvelle édition du Calvaire, illustrée par Georges Jeanniot, qu’il lui faut bien rémunérer aussi, il modifiera l’ancien contrat, le 30 janvier 1899, et fixera les droits d’auteur du romancier à cinquante centimes par exemplaire sur un premier tirage de six mille, soit 3 000 francs qui tomberont dans la poche du romancier et qui s’ajouteront aux rentrées liées aux rééditions du volume ordinaire. Ces cinquante centimes représentent un pourcentage de 14,28 %, qui est bien supérieur  aux 5 % initialement prévus en 1886 pour une édition illustrée : le statut de l’écrivain a encore changé avec sa célébrité mondiale.   

Le 3 juin 1887, Mirbeau a signé un nouveau contrat avec Ollendorff pour son second roman officiel, L’Abbé Jules, qui ne paraîtra pourtant que dix mois plus tard. Cette fois-ci, le succès du Calvaire aidant, le pourcentage de droits d’auteur s’élève à 21,4 % et le tirage à 6 000 exemplaires ! Soit un revenu minimum garanti de 4 500 francs. Malgré ce pont d’or, Mirbeau préfèrera quitter un éditeur trop commercial, qui doit ses succès aux méprisés Ohnet et Delpit, et se tournera vers Charpentier, l’éditeur de Flaubert, Zola et Goncourt. Le 22 octobre 1888 est signé le contrat par lequel Mirbeau s’engage à publier chez lui ses cinq prochains romans, à commencer par Sébastien Roch, qui sera tiré à 6 000 exemplaires. Les droits d’auteur sont moins favorables que pour L’Abbé Jules, puisque le romancier ne touchera “que” 60 centimes sur les trois premiers mille et 75 centimes sur les suivants, soit un total de 4 050 francs, qui est tout de même plus qu’honorable. Mais il a du moins la garantie de voir ses œuvres à venir publiées sans coup férir chez un éditeur prestigieux et convenablement rémunérées.

Nous ignorons si, pour les romans suivants, les termes du contrat sont restés inchangés ou si, suite à l’énorme succès de ventes du journal de Célestine, le pourcentage a été revu à la hausse. C’est assez probable. Mais, sur la base de ce contrat originel, Le Journal d’une femme de chambre, rien que dans son édition française, a rapporté à son auteur, en seize ans, la bagatelle de 110 000 francs, à quoi il convient d’ajouter les droits sur la vingtaine de traductions, à partager avec l’éditeur. Quant au Jardin des supplices, Les 21 jours d’un neurasthénique, La 628-E8 et Dingo, ils ont dû, hors traductions, lui rapporter une somme équivalente, pour un tirage global du même ordre (environ 140 000 du vivant de l’auteur).

En 1914, les 18 et 19 mai, Mirbeau a signé deux contrats avec un nouvel éditeur, Flammarion, pour une réédition des Contes de la chaumière dans deux collections différentes : dans le format in-18° à 3,50 francs, le tirage devait être de 8 000 exemplaires et l’auteur devait recevoir 90 centimes sur chacun d’eux, soit un pourcentage de 26 %, ce qui est énorme, et un total de 7 200 francs qui lui seraient versés « lors de la mise en vente » ; dans la « Sélect collection » à 50 centimes, le tirage devait être de 80 000 exemplaires, et Mirbeau devait recevoir 2 400 francs, à raison de 3 centimes par exemplaire, soit 6 % de droits d’auteur. Là-dessus la guerre est arrivée et les publications n’auront lieu que bien après sa mort, respectivement en 1923 pour l’édition ordinaire et 1928 pour l’édition bon marché : c’est donc sa veuve qui touchera les 9 600 francs prévus aux contrats. Mais elle aura dû auparavant soutenir un procès contre Eugène Fasquelle, successeur de Charpentier.

Des contrats que nous connaissons, il ressort que Mirbeau a su défendre chèrement ses intérêts et, face à ces « marchands de cervelles humaines » que sont les éditeurs, il est parvenu à vendre sa force de travail bien plus avantageusement que ses doubles d’ « Un raté » et d’Un gentilhomme.

Voir aussi les notices Négritude, Ollendorff et Charpentier.

P. M.

 

Bibliographie : Virginie Meyer, « Les lettres d’Octave et Alice Mirbeau à Georges Charpetier : deux auteurs, un éditeur,une amitié », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 197-206 ; Pierre Michel, « Mirbeau, Ollendorff et les droits d’auteur », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 273-276 ; Pierre Michel,   « Mirbeau et Ollendorff (suite) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007 , pp. 187-190. 

 

 

 

 

 


CONTRE-TYPE

La notion de contre-type renvoie chez Mirbeau à un mode particulier d’utilisation des noms de personnalités dans ses articles journalistiques et dans ses œuvres fictionnelles.

Alors que le type et le stéréotype reposent sur la concentration d’un certain nombre de défauts ou, plus rarement, de qualités dans un personnage fictif, le contre-type réduit une personne réelle à un trait négatif. Sa fonction est donc polémique dans la mesure où le contre-type ressortit, pour partie, à un procédé satirique, voire caricatural. Toutefois, le parti pris mirbellien est de mener la charge entre la typification et la caricature.

Le contre-type se caractérisera ainsi par le recours systématique au principe de contradiction logique, qui prend communément la forme d’un écart entre le signifiant des personnalités citées (leur identité et leur image publique) et leurs signifiés (les valeurs qui leur sont attachées par Mirbeau). Nombreux sont les textes qui jouent, en effet, sur le contraste entre la réputation de la personne et sa valeur réelle afin de mettre en lumière, selon la tradition polémique de toutes les périodes de crise, la discordance entre l’être et le paraître, qui serait devenue l’essence du social.

Le type est une création imaginaire sur laquelle vont se greffer les préoccupations morales collectives. À l’inverse, le contre-type prend sa source chez une personne réelle pour laisser se développer la polémique partisane. Car, à la différence du type, le contre-type ne peut accueillir divers visages. Il se définit par une identité et un caractère unique qui le distinguent des appellations génériques que l’on trouve également chez Mirbeau, comme « l’Illustre Écrivain » voir Chez l’Illustre Écrivain), ou des noms de convention à la manière de ceux employés par La Bruyère dans Les Caractères. Le type s’ancre aussi durablement dans une époque ou la transcende par les traits universaux qui sont siens ; le contre-type n’est que l’écume d’une période dont il incarne une valeur surestimée, surestimation que met en scène la rhétorique du genre : un nom est associé à une fonction qui le dépasse et dans laquelle la personne ne laissera aucun souvenir particulier. Car, produit de la modernité, le contre-type renvoie à des individus et non à une communauté de sujets, qui permettait, à l’époque classique notamment, d’envisager la figure typique. La montée en puissance du règne de l’individu favorise l’attaque ad hominem plutôt que celle de la fonction, dans la mesure où cette dernière est occultée par le jeu médiatique contemporain dans lequel la personnalité vaut davantage que le mérite réel.

Le contre-type participe donc d’un art de l’allusion, qui demande au lecteur de reconstituer le contexte événementiel, mais également de procéder à une réévaluation des faits passés et d’extrapoler à partir des éléments du présent une réalité possible. Il est un principe actif et dynamique, en ce sens qu’il est la source d’une réflexion et d’un mûrissement de la pensée quand le lecteur épuise le sens de la caricature dans la contemplation du dessin ou à la lecture du passage polémique. À la différence du type, universel et intemporel, le contre-type n’a pas de postérité et n’a donc de réalité que dans un milieu et un moment précis ; pour autant, il ne focalise pas non plus le message satirique sur un détail particulier de la cible, ne se limite pas à une dénonciation ponctuelle ; il engage une lecture active, mêlant fortement le texte au cotexte et au contexte. Le procédé trouve son point d’orgue dans le numéro spécial de L’Assiette au Beurre intitulé « Têtes de Turcs », entièrement rédigé par Mirbeau et illustré de dessins de Léopold Braun. Quinze personnalités y sont passées au crible du contre-type, parmi lesquelles Barrès, Rochefort, Bourget, Paul Deschanel ou le Docteur Doyen. D’autres noms, soumis au même traitement, émaillent fréquemment les textes mirbelliens. Georges Leygues en est le plus emblématique. Le passage d’une critique des représentants institutionnels à celle des gloires médiatiques est symptomatique d’un changement de société. Dans celle de la fin du siècle, les véritables éteignoirs de la pensée et du progrès sont moins incarnés par les autorités officielles que par les gloires du moment, souvent plus influentes que les premières. Le contre-type est un fantôme, mais il se matérialise par l’ombre portée qu’il projette sur la société. Le procédé évoque alors le mode contrefactuel qui permet aux grammairiens de présenter l’ensemble des possibles que le réel a rendus caducs. Nommer un personnage contre-typique dans un texte, c’est immédiatement faire percevoir, par contre-coup, la restriction des potentialités du réel, la diminution du champ de l’expérience et de sa richesse protéiforme qu’il occasionne. Enfermé dans une logique monologique, restrictive et arbitraire, le contre-type confisque le réel. Car, souvent avec lui, le nom éclipse la fonction, mettant à mal le processus institutionnel, relationnel et social ; il jette un voile opaque sur la réalité dont il étouffe les possibles. Implicitement, le procédé demande donc au lecteur de s’interroger sur les possibilités diverses qu’offrait l’expérience avant qu’elles ne soient réduites à néant par l’apparition du contre-type. Il est bien un élément de sollicitation du public privilégié par Mirbeau afin de peser, à sa manière, sur la réalité sociale en dépit de toutes les résistances.

Le contre-type, par sa récurrence dans les divers textes, par le décalage qu’il entretient entre l’identité de l’individu et ses fonctions, insiste, dans les textes fictionnels, sur la dimension réflexive de la lecture au détriment d’une lecture passive purement esthétique ou de simple consommation. Dans les textes factuels (critiques, comptes rendus, chroniques…), il est un moyen pour l’auteur de baliser le champ du réel grâce à ces véritables marqueurs axiologiques. Le contre-type favorise alors la contamination réciproque des genres factuel et fictionnel dans la mesure où le procédé incarne un élément de la réalité déréalisé par le traitement subi. Compris dans les bornes du réel – dont il émane porteur des valeurs dont l’époque l’aura doté –, mais disponible pour toutes les exagérations de l’auteur grâce à la vacuité qui le définit, le contre-type peut se fondre dans des énoncés ambigus où la frontière entre réalité et invention devient confuse comme dans l’interview imaginaire, par exemple. C’est une des raisons de la prolifération du registre burlesque dans l’œuvre de Mirbeau. Fondé sur le décalage entre grandeur et petitesse, il est tout indiqué pour traiter d’une manière familière un sujet noble et pour permettre la contamination des récits, des chroniques esthétiques, politiques ou sociales, par les silhouettes vaines ou menaçantes, mais toujours signifiantes, des fantoches contre-typiques.

A. V.

 

Bibliographie : Arnaud Vareille, « D’un usage particulier de la caricature chez Mirbeau : le contre-type », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 102-124 ; Octave Mirbeau, « Têtes de Turcs », L’Assiette au beurre, n° 61, 31 mai 1902 ; Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Paris, Séguier, 1991 ; Octave Mirbeau, Combats esthétiques, Séguier, 1993 ; Octave Mirbeau, Les Dialogues tristes, Eurédit, 2005 .

 

 

 

 


CONVERSATION

Phénomène social issu d’une longue tradition historique et sociologique, la conversation est encore au XIXe siècle un rituel omniprésent. De sa tendance conviviale à sa tentation normative et pédagogique, elle informe une grande partie des discours et permet une hiérarchisation des locuteurs calquée sur les taxinomies sociales. Alors que les limites que lui impose sa stricte définition semblent devoir l’exclure du paradigme de la littérature engagée, il est paradoxal de la voir si présente dans les textes de Mirbeau. Son intégration dans les œuvres par le biais de l’ironie confirme la nature pamphlétaire de l’écriture mirbellienne, mais permet également de postuler que la place essentielle faite à cette forme d’échange verbal relève autant d’un projet esthétique que d’une volonté de tenter une troisième voie entre pamphlet et fable pure, un entre-deux dont le but serait de redonner un usage social à cet outil démonétisé qu’est le langage.

 

L’incommunicabilité générale

L’entrée en littérature de Mirbeau se traduit paradoxalement par des textes dans lesquels se trouve exprimé un rapport difficile au langage, l’écrivain exposant de manière privilégiée l’incommunicabilité entre les êtres et le difficile accès à la parole. Car les œuvres dites « autobiographiques » (Le Calvaire, L’Abbé Jules et Sébastien Roch) vont mettre en scène des personnages en lutte pour obtenir voix au chapitre et droit de cité. S’engage alors dans ces textes, concurremment à l’intrigue romanesque, une véritable quête philologique.

Les déboires de la parole trouvent une première illustration avec la guerre des sexes que les tout premiers récits, écrits en tant que nègre, mettaient déjà en scène sous la forme de joutes verbales. Cela est notamment frappant dans les recueils de nouvelles Amours cocasses et Noces parisiennes, où l’homme et la femme se mesurent l’un à l’autre par le truchement du langage, sans jamais parvenir à définir un terrain d’entente. Mintié, le héros du Calvaire se débattra avec l’indifférence cruelle de la femme aimée et sera réduit, pour lui complaire, à « parler, [lui] aussi, ce langage de chien » qu’elle utilise communément avec Spy. Car, telle que l’entend Mintié, la relation amoureuse se vit sur le mode absolu, conduisant ainsi à la possession complète de l’être aimé. Or, confronté au caractère mystérieux de Juliette, l’amour aboutit inéluctablement à la jalousie, sentiment qui marque la relation du sceau de l’intransitivité. Dans l’univers du jaloux, seuls les signes sont éloquents et prennent le pas sur le langage verbal pour envahir tout l’espace de l’échange entre les amants. Le jaloux se défie des mots car il révoque en doute la sincérité d’un langage trompeur par lequel le mensonge peut revêtir les aspects de la vérité et permettre à l’aimée de toujours parvenir à ses fins.

Autre terrain privilégié de l’inanité de la parole, le monde de l’enfance est particulièrement présent dans les premiers romans. Avant même de pouvoir accéder à la conversation, l’enfant est réduit au silence ou est soumis à la vacuité du discours des adultes. Lorsqu’il parvient enfin au stade de l’échange avec eux, c’est pour découvrir le règne de la corruption, du mensonge et de la manipulation. Les scènes de conversations familiales dans L’Abbé Jules sont emblématiques de l’aporie de la parole : soit le silence est de mise à l’heure des repas soit la conversation est remplie par les récits des exploits chirurgicaux du père. Pour Mintié, cette plate trivialité s’oppose aux aspirations à l’idéal qu’il ressent et invalide tout échange conversationnel. Quant au géniteur de Sébastien Roch, seules de « solennelles harangues » caractérisent sa capacité oratoire.

Pour l’enfant, chercher à parvenir jusqu’au langage revient à briser une double contrainte : le silence imposé et l’insignifiance consubstantielle des mots. Il doit alors s’extraire de la gangue des discours adultes  qui l’étouffent. C’est pourquoi le thème de l’écriture est au cœur du Calvaire avec un personnage-narrateur rédigeant sa propre confession qu’il souhaite édifiante. Il entame, ce faisant, un échange avec le lecteur qui sera l’une des données privilégiée de l’écriture de Mirbeau.

 

Un outil de domination

La conversation, lorsqu’elle est conduite par un individu doté d’un quelconque pouvoir, devient rapidement un instrument coercitif. La condition de domestique place l’individu sous la coupe de son maître qui régit son emploi du temps par des ordres quotidiens. Lorsqu’elles mettent en présence les maîtres et les domestiques, les conversations se transforment rapidement en un monologue dans lequel seule la voix du maître possède une certaine efficience, tandis que celle de l’employé reste nulle et non avenue. Ainsi les dialogues entre Célestine et Mme Lanlaire ne se font que sur le mode jussif.

La parole éducative est avant tout, pour sa part,  un instrument de dressage des âmes et des corps comme l’illustre Sébastien Roch, mais elle est capable de manipulations plus insidieuses lorsque, grâce aux mots, le maître obtient la confiance de son élève et tout pouvoir sur lui. Sébastien, accablé par l’ennui au collège, se sent proche du Père de Kern, son maître, qui semble le comprendre et posséder une sensibilité identique à la sienne. La relation pédagogique privilégiée qu’ils entretiennent naît de « causeries quotidiennes » dans lesquelles le jésuite déploie « toute sa grâce inventive à rendre ses leçons indestructiblement attachantes », usant pour cela du « mot qui persuade et qui caresse ». Les jésuites ne sont pas simplement des « pétrisseurs d’âme », leur usage de la parole est aussi bien capable de manipulation que de dogmatisme. Dissimulé sous l’apparente fraternité de l’échange, le but véritable de la parole envoûtante du Père de Kern est le corps de Sébastien.

Entre l’élève et son maître ou entre le domestique et le sien, le dialogue est faussé par la différence de rang qui les sépare. C’est une parole monologique, niant toute réalité à l’échange, qui s’impose alors.

 

L’avatar polémique

Contre cette parole dominante, Mirbeau déploie des artifices destinés à en miner la puissance. La conversation débouche alors sur un certain nombre d’avatars caractéristiques de l’écriture mirbellienne : la prolifération de l’anecdote, l’interview imaginaire et les mises en scène conversationnelles truquées, toutes au service d’une rhétorique agonale.

Cet emploi constitue la plus grande mise à contribution du modèle par Mirbeau. Il y est fidèle à la mise en scène d’une « société », terme que Gabriel de Tarde définissait en 1901 comme « un groupe de gens habitués à se réunir quelque part pour causer ensemble », et dans lequel il voyait une « expression excellente, car elle revient à dire que le rapport social par excellence, le seul digne de ce nom, est l’échange des idées ». De là les nombreux dîners qui, dans les chroniques ou les romans, mettent en scène un groupe destiné à converser. Que les propos échangés soient indigents, qu’ils trahissent la véritable personnalité des locuteurs ou qu’ils nient tout véritable partage, la conversation dépasse le modèle classique convivial pour s’inscrire dans une perspective polémique. La décadence de la société de la IIIe République est inscrite dans celle de la conversation décrite par Mirbeau.

Il en ira de même avec le recours fréquent à l’interview, genre émergent que Mirbeau va immédiatement s’approprier pour ses potentialités critiques. Mirbeau donnera de nombreuses interviews, ne craignant pas d’épuiser les ressources de sa conception de l’œuvre d’art en répétant inlassablement son credo : l’obligation faite à l’artiste de traduire la vie. Il y voit également un instrument efficace pour faire tomber les masques grâce aux pouvoirs ironiques du dévoilement que permet le genre. En mettant en scène ses adversaires il est libre de leur faire endosser n’importe quel rôle, rejoignant ainsi l’heureuse formule des Dialogues tristes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un d’entre eux, daté du  27 octobre 1890 s’intitule justement Interview. Au-delà de la dénonciation de la complicité entre journalistes et écrivains, les premiers venant chercher de l’inédit, les seconds assurant leur réclame, la mise en scène de la fausse interview est d’une efficacité satirique redoutable. Elle permet de présenter l’interviewé dans son intérieur et d’en révéler le caractère grâce aux détails que met en évidence le regard panoramique du journaliste qui parcourt la pièce. Que le personnage de l’interviewer soit un journaliste ou un ami venu pour bavarder, le genre contraint l’interviewé à une confession, d’autant plus savoureuse qu’elle se fait bien souvent à son corps défendant. La confiance tacite unissant les deux personnages permet, en effet, à l’interviewé d’oublier la règle de modestie qui préside à tout échange verbal et devient l’un des plus sûrs moyens de faire basculer la figure du personnage du côté de la caricature. La série de textes intitulée Chez l’Illustre Écrivain repose en grande partie sur ce procédé. Les termes et le destinataire de la dédicace du Journal d’une femme de chambre témoignent à eux seuls de l’engouement de Mirbeau pour l’interview. Après l’hommage rendu à l’homme, Mirbeau annonce à Jules Huret  qu’il a « toujours présentes à l’esprit […] beaucoup des figures, si étrangement humaines, qu[e le journaliste fît] défiler dans une longue suite d’études sociales et littéraires ». C’est peu dire que ses fameuses enquêtes ont marqué Mirbeau et qu’il va s’en souvenir au moment de rédiger son œuvre la plus célèbre. Le roman ne sera, en effet, rien d’autre qu’un catalogue de figures, toutes dignes de montrer « cette tristesse et ce comique d’être un homme » que Jules Huret a si bien su sentir « devant les masques humains ». Faire parler l’adversaire en lui attribuant des propos qui poussent son point de vue ou ses défauts jusqu’à l’absurde ressortit, selon Fontanier, à l’emploi polémique de la prosopopée, discours fictif que l’on place dans la bouche de son adversaire. Nombreux seront les contemporains de Mirbeau mis en scène dans les récits pour y débiter, les propos les plus ridicules : artistes, écrivains, hommes politiques, dirigeants d’institutions illustres… toute la société de la IIIe République est passée au crible de la bêtise de sa propre conversation. L’emploi de l’ironie en grève sérieusement la crédibilité et la discussion semble devoir être le mode d’expression privilégié de toutes les fatuités.

 

Dialoguer avec soi-même : la quête d’une parole authentique

Le langage peut cependant toujours accéder à l’authenticité en devenant un véritable mode de connaissance de soi. Il prend alors la forme de l’écriture réflexive qui se décline en genres aussi divers que la confession orale, la confession écrite ou le journal intime fictif.

Mirbeau privilégiera plutôt la figure du narrateur autodiégétique, chez lequel la prise en charge du récit correspond davantage à une confrontation avec soi-même et avec le monde, face-à-face qui devient l’occasion de mettre en avant la confusion de l’être plutôt que d’affirmer sa maîtrise sur les événements par le déploiement impeccable du récit. Sébastien Roch comporte des extraits du journal que tient le héros éponyme. Si le pacte avec le lecteur qui ouvre le texte n’a rien que de très classique, c’est la domination des phrases de type interrogatif qui attire l’attention. La tentative d’écriture n’est qu’une expérience à laquelle se soumet le scripteur, une manière de mesurer la validité du langage à l’aune de cet emploi neuf. Et Sébastien de terminer la série de questions par cette affirmation : « Ces pages, [..], c’est pour moi seul que je les écris ». C’est au moment où il se sent le plus inutile que Sébastien l’est le moins. Lorsque, assailli de doutes sur sa présence au monde et sa volonté de vivre, il rédige son journal, il transforme son existence en témoignage et il entre en conversation avec soi-même. De même Georges, le héros de Dans le ciel, note dans son manuscrit : « Il me semble encore que les mots que je trace deviennent des êtres, des personnages vivants, des personnages qui remuent, qui parlent, qui me parlent… – Ah ! concevez-vous la douceur de cette chose inespérable ?... qui me parlent ! » Se mettre à distance par l’écriture, en revenir au questionnement essentiel de soi, constitue la première étape du retour vers autrui. L’aventure de l’écriture intime que tente Sébastien est le fondement de sa propre identité. Alors que, dans Le Calvaire, Mintié écrit un roman dont l’originalité s’abîme dans les réminiscences involontaires de lectures, Sébastien, en se plaçant sur le terrain de l’intériorité, veut rédimer le langage. Rompant avec la communication généralisée, il instaure un mode de parole dont la caractéristique essentielle est l’authenticité.

À l’autre bout de la carrière littéraire de Mirbeau, Un gentilhomme confirme que l’écriture pour soi est une façon de sauver le langage de la vanité, dans la mesure où il permet de s’observer, de se prendre pour objet d’étude et peut-être de commencer à se comprendre. Le narrateur fait tout d’abord un cruel constat à propos de la condition de secrétaire particulier qui n’est pas sans rappeler celle de la femme de chambre : « ne jamais agir pour soi, en vue de soi, mais pour les affaires, les ambitions, le goût, la vanité stupide ou l’orgueil cruel d’un autre ; être, en toutes circonstances, le reflet servile, l’ombre d’un autre… » À quoi répond, pour en conjurer l’humiliation, l’incipit du roman et le contrat de lecture clairement exprimé qui désigne, comme destinataire du texte, plus que le lecteur potentiel, le narrateur lui-même : « Que le lecteur se montre indulgent […] et qu’il sache que ce n’est pas pour lui que j’écris ces pages, mais surtout pour moi. » Il s’agit donc bien, à travers l’écriture d’objectiver sa condition pour délivrer sa pensée et sa parole de l’aliénation. Dans le surgissement solitaire de l’écriture et de la confession, le dialogue s’instaure avec soi et rompt avec la soumission aux nécessités du moment présent.

 

Converser avec le lecteur : pour un usage social du dialogue

Les nombreuses stratégies destinées à construire ou à solliciter la figure du narrataire nous amènent, à ce qui constitue le cœur de l’emploi de la conversation chez Mirbeau : la résolution de l’antinomie entre art et engagement. Sur ces deux fonctions possibles de la littérature, le romancier est passablement contradictoire dans ses avis, multipliant les déclarations en faveur d’un art chargé de renverser les hypocrisies sociales ou celles vantant l’obligation pour l’œuvre de ne pas suivre un didactisme plat. Le dialogue permettrait de lier ces deux tendances en offrant à l’esthétique quelques magnifiques caractères et en sacrifiant à l’éthique par un dispositif favorisant le débat d’idées, débat qui pourrait aller jusqu’à déborder du simple cadre de l’œuvre pour mettre à contribution le lecteur. Que ce dernier soit requis, piégé, ou seulement concerné par l’œuvre, il en demeure un des agents du sens (selon la perspective sémiotique de « coopération textuelle » d’Umberto Eco, ou, de manière plus globale, selon l’approche de l’herméneutique). Il est également sollicité par l’« effet » du texte, en termes rhétoriques (au sens de Michel Charles, lorsqu’il parle du « discours comme effet »), ou en termes phénoménologiques et esthétiques (selon Wolfgang Iser). La relation entretenue entre le texte et le lecteur fait donc l’objet de multiples questionnements. Si le phénomène de sollicitation du second par le premier semble à même de s’appliquer à tous les écrits, ce trait commun ne doit pas pour autant en occulter la spécificité dans l’écriture mirbellienne. La place réservée au lecteur est d’abord l’une des raisons de la porosité qui existe entre ses écrits destinés à la presse et ses textes de fiction. Ce constat, évident lorsque l’auteur reprend un conte pour l’inclure dans un roman, doit également nous retenir lorsque l’on compare le fonctionnement de l’article journalistique à l’économie générale des récits : l’article de presse favorise la connivence entre le lectorat et le journaliste par l’utilisation généralisée de la causerie et la montée en puissance du journaliste-témoin censé garantir l’authenticité des faits rapportés. L’inflation de la conversation dans les romans place le lecteur dans la même situation de destinataire privilégié ; mais son rôle s’élargit puisque les propos contradictoires l’obligent à faire sa propre lecture des événements. Se met alors peu à peu en place, au cœur de l’écriture, une véritable mise en scène généralisée de la société, exhibition grâce à laquelle aucun des problèmes qui traversent l’époque n’échappe au débat. Celui-ci se trouve transposé dans l’univers romanesque par un auteur qui capitalise ainsi doublement son œuvre de journaliste en réutilisant un même matériau et en poursuivant la logique de révélation des coulisses sociales. Ainsi d’Un gentilhomme. En dépit du contrat de lecture passé avec le narrataire, destinataire secondaire de l’œuvre (puisque le narrateur s’adresse avant tout à lui-même), ce dernier est fréquemment apostrophé ou pris à témoin comme pour confirmer la nécessité qu’éprouve Mirbeau de désigner, sur le modèle de ce que révélait sa correspondance, un interlocuteur, qui ne peut être en définitive qu’un tiers, même, ou surtout, si ce qui est dit/écrit est une façon d’exorciser ses propres souffrances, ses angoisses ou ses démons. Le langage retrouve alors une valeur transitive, redevient porteur d’une valeur d’usage et réactive des valeurs sociales positives telles que la compassion.

 

L’instrument d’une poétique moderne

En dépit de toute la défiance éprouvée vis-à-vis de la parole, on ne cesse de parler chez Mirbeau. Les références les plus explicites à la conversation dans les œuvres se déploient entre deux modèles, l’un connu de Mirbeau, l’autre ignoré de lui : Barbey d’Aurevilly d’un côté, Proust de l’autre et, du premier au second, la parole glissant de son prestige social, de la valeur testimoniale de la voix qui porte le récit, à la vacuité de la pratique mondaine et d’une langue qui n’est plus qu’ornement. Au-delà d’un usage purement polémique de la conversation, celle-ci est un outil de questionnement des pouvoirs et devoirs de la littérature. La logorrhée verbale tend à annuler le sens, à créer un excédent du signifiant au détriment de tout signifié. Ainsi l’usage exponentiel de l’échange verbal accréditerait-elle la volonté de Mirbeau de parvenir à un livre sur rien selon un modèle répandu alors et destiné à rompre avec les recettes romanesques en vigueur.

A. V.

           

Bibliographie : Arnaud Vareille, « La conversation et ses avatars dans les récits d’Octave Mirbeau », in Un moderne : Octave Mirbeau, Pierre Michel (dir.), Eurédit, 2004, pp. 129-156 ; Arnaud Vareille, « Amours cocasses et Noces parisiennes : la légèreté est-elle soluble dans l’amour ? », Cahiers Octave Mirbeau

CORRESPONDANCE

CORRESPONDANCE

 

            La Correspondance générale d’Octave Mirbeau, en cours de publication, comprendra quatre très gros volumes (les trois premiers ont paru en 2003, 2005 et 2009) et un petit volume de supplément, soit en tout quelque 3 300 lettres (dont environ 800 lettres “fantômes”, dont on connaît l’existence, mais non le texte) et près de 4 400 pages bien tassées. Même si le total de ces lettres est loin d’être négligeable, la correspondance de Mirbeau ne saurait rivaliser, quantitativement, avec celles de Zola ou de Mallarmé, de Flaubert ou de Colette, de Proust ou de Gide, sans même parler de Voltaire et de George Sand, les épistoliers les plus prolifiques parmi les écrivains. Certes, il est bien évident que beaucoup de lettres n’ont pas été retrouvées – comme c’est toujours le cas –, notamment entre 1872 et 1884, à une époque où Mirbeau fait encore ses gammes et où ses correspondants ne gardent que rarement ses missives : le nombre total de lettres réellement écrites est donc à coup sûr bien supérieur. Mais cela ne change rien au constat : Mirbeau, qui a été un journaliste professionnel pendant près de quatre décennies et a donc pu s’exprimer tout à loisir dans la presse, a eu apparemment un peu moins besoin que d’autres de la correspondance pour se confier et mettre en mots sa perception des êtres et des choses. De surcroît, il a traversé des périodes de dépression ou de maladie – ou encore de surveillance policière, en 1894 –,  pendant lesquelles ses lettres se faisaient extrêmement rares. Enfin, au cours des sept dernières années, l’affaiblissement de ses capacités est devenu un obstacle rédhibitoire à l’écriture, et les rares lettres de cette époque qui nous sont parvenues sont brèves et d’une graphie difficile à déchiffrer.

 

Correspondance générale et correspondances partielles

 

            Cette édition, œuvre de longue haleine, permet d’embrasser toute la carrière d’un homme qui a participé à tous les grands combats de son temps, tant littéraires et esthétiques que politiques et sociaux. On peut suivre sa vie mois après mois, parfois même au jour le jour, mieux appréhender son évolution, ses hésitations, ses atermoiements et ses contradictions, et participer pour ainsi dire en direct à la genèse de ses œuvres majeures et aux péripéties des luttes qu’il a engagées sur tous les fronts. On a de surcroît le moyen de confronter les lettres intimes aux lettres publiques ou officielles, et du même coup on peut être témoin des stratégies mises en œuvre par un journaliste et un écrivain aux prises avec les éditeurs (Ollendorff, Charpentier, Fasquelle), les directeurs de revues et de grands quotidiens (Arthur Meyer, Francis Magnard, Juliette Adam, Fernand Xau), les gens de théâtre (Aurélien Lugné-Poe, Jules Claretie, Maurice de Féraudy) et ls hommes de pouvoir (Poicaré, Clemenceau, Briand). Il est même loisible de le prendre plaisamment en flagrant délit de mensonge, de flagornerie ou de duplicité, notamment face à Juliette Adam. Le prix à payer, outre l’inévitable incomplétude propre au genre, c’est la discontinuité de la lecture, la juxtaposition de lettres de nature différente et d’intérêt variable, adressées à des personnages fort divers, et, partant, le risque de sauter continuellement du coq à l’âne. La chronologie y trouve certes son compte, mais, à passer d’un correspondant à l’autre, il n’est pas toujours aisé de suivre les méandres d’une carrière aux multiples facettes, et la multiplicité même des relations entretenues par un auteur qui occupe autant de place dans le champ médiatique nuit un peu à l’étude des rapports particuliers qu’il entretient avec chacun de ses correspondants.

            D’où l’intérêt complémentaire présenté par les éditions de correspondances partielles de Mirbeau avec Auguste Rodin (1988), avec Alfred Bansard des Bois (1989), avec Camille Pissarro (1990), avec Claude Monet (1990), avec Émile Zola (1990), avec Jean-François Raffaëlli (1993), avec Jean Grave (1994) et avec Jules Huret (2009). Ces correspondances partielles ne sont pas toutes croisées – c’est le cas de celles avec Zola et Pissarro, et, à degré moindre avec Raffaëlli, Grave et Huret – et on n’entend pas toujours assez la voix du destinataire. Mais elles permettent de mieux suivre les affaires que l’épistolier a à traiter avec ses amis et de mieux cerner les particularités du lien individualisé qui attache l’écrivain à chacun d’eux.

Ainsi les lettres au militant anarchiste Jean Grave révèlent-elles une certaine distance et une appréciation quelque peu divergente sur le rôle de l’écrivain, que ne compensent pas totalement leurs convergences politiques et idéologiques, cependant que la correspondance avec le peintre Jean-François Raffaëlli témoigne d’une amitié fondée sur un malentendu et qui s’est effilochée au fil des années, jusqu’à la rupture, qui advient brutalement lorsque l’écrivain décide unilatéralement d’y mettre un terme. Les lettres de jeunesse à son confident Alfred Bansard des Bois, longues et travaillées, constituent visiblement un entraînement littéraire en même temps qu’un thérapeutique défouloir, et leur destinataire n’est guère qu’une utilité transparente, au demeurant vite oubliée quand Mirbeau finit par réaliser son rêve de gagner la capitale. Au contraire, ses nombreuses lettres à Auguste Rodin sont généralement courtes et pratiques, et elles ne comportent que fort peu de confidences littéraires ou d’analyses esthétiques, le sculpteur étant mal à l’aise avec les mots et les concepts, et il n’y est jamais question de sujets politiques, susceptibles de faire éclater de dommageables divergences. Entente parfaite au contraire avec Jules Huret, son cadet, qui s’est lui aussi fixé pour mission de faire apparaître tout ce qui est soigneusement caché ; avec Claude Monet, son plus fidèle ami pendant un tiers de siècle et l’un des « grands dieux de [son] cœur » ; et avec Camille Pissarro, en qui Mirbeau voit un père idéal : son admiration pour le peintre se double d’un profond et affectueux respect pour l’homme, le pater familias et le citoyen engagé dans le combat libertaire, et il n’en est que plus regrettable et humainement douloureux qu’un malentendu ait interrompu leurs relations pendant plusieurs années.

 

Édition de la correspondance générale

 

            L’édition de la Correspondance générale s’est heurtée à plusieurs difficultés.

* La première n’est pas propre à Mirbeau, mais elle est sans doute plus forte chez lui que chez la majorité de ses confrères, car ses lettres se répartissent entre un très grand nombre de destinataires des plus divers. Elles ont donc été éparpillées à travers le monde après leur décès, d’où une quête, toujours inachevée, et par conséquent frustrante, à travers les collections publiques et privées et les catalogues de libraires et de ventes publiques.

* La deuxième difficulté résulte d’une déplorable habitude de Mirbeau : il ne datait presque jamais ses lettres, dont la datation nécessite donc la connaissance très précise, non seulement de sa vie, mais aussi de celle de ses multiples correspondants et d’une multitude d’événements publics de toute nature (crises ministérielles, premières théâtrales, sorties de livres, faits divers, etc.), auxquels il est fait allusion. Nombre de dates proposées ne peuvent être qu’hypothétiques ou approximatives.

* La troisième difficulté, liée à la précédente, concerne les annotations des lettres. Car Mirbeau a été tout à la fois journaliste, romancier, dramaturge, pamphlétaire, critique d’art, il a participé à tous les grands combats politiques, sociaux, esthétiques et littéraires de son temps, de sorte  qu’il faudrait tout connaître de tout et de tous, pendant plusieurs décennies, pour réaliser des annotations vraiment complètes, qui apportent aux lecteurs tous les éclaircissement souhaitables. Mais force est de reconnaître que c’est précisément l’ampleur des centres d’intérêt et des relations de Mirbeau et l’extrême diversité de ses articles et de son œuvre littéraire, qui constituent une richesse majeure de sa Correspondance générale. Si elle est particulièrement passionnante, ce n’est donc pas seulement à cause de l’exceptionnelle personnalité de Mirbeau, ni à cause de son style étincelant, de son art ébouriffant de conter des anecdotes, de rapporter des dialogues édifiants, de dessiner des caricatures jouissives, et aussi de transmuer du même coup son propre désespoir et sa tenace neurasthénie en jubilation pour les lecteurs, l’humour et l’autodérision constituant la plus efficace des thérapies, comme l’illustrent d’abondance ses lettres à Alfred Bansard et à Paul Hervieu. C’est aussi parce qu’il a été un acteur de premier plan de la Belle Époque et qu’il a entretenu des relations, d’amitié ou de travail, avec tous ceux qui comptent dans le monde des arts, des lettres, de la presse, de l’édition, du théâtre et de la politique : Claude Monet et Stéphane Mallarmé, Émile Zola et Auguste Rodin, Guy de Maupassant et Camille Pissarro, Edmond de Goncourt et Remy de Gourmont, Paul Hervieu et Félicien Rops, Alphonse Daudet et Jean-François Raffaëlli, Marcel Schwob et Joseph Reinach, Robert de Montesquiou et Georges Rodenbach, Gustave Geffroy et Jules Barbey d’Aurevilly, Paul Bourget et Félix Fénéon, Ferdinand Brunetière et Jules Renard, Georges Clemenceau et Jean Grave, Jean Lorrain et Bernard Lazare, Léon Hennique et Félix Vallotton, Arthur Meyer et Jules Claretie, Élémir Bourges et Ernest La Jeunesse, Francis Magnard et Maurice de Féraudy, Jean Jaurès et Aristide Maillol, Léon Blum et Sarah Bernhardt, Alfred Dreyfus et Maurice Barrès, Anatole France et Francis Jourdain, Aristide Briand et Anna de Noailles, Henry Becque et Fernand Labori, Thadée Natanson et Sacha Guitry, Marguerite Audoux et Paul Léautaud. Ainsi, à travers sa Correspondance, c’est un demi-siècle de notre histoire, littéraire, artistique et politique, qui revit et dont on peut suivre l’évolution, les tâtonnements et les bouleversements.

* Enfin, quatrième difficulté, des pans entiers de la vie de Mirbeau continuent de nous échapper : pendant treize ans, en effet, du début de la guerre de 1870 à sa fuite à Audierne, fin 1883, pour échapper aux enlacements pernicieux de la goule Judith Vimmer, nous ne connaissons que fort peu de lettres de lui, et encore la majorité d’entre elles sont-elles publiques, parues dans les journaux qui l’emploient, ce qui ne nous laisse guère pénétrer dans son espace privé. Force nous est donc de reconstituer son itinéraire à partir des multiples données fournies par sa production alimentaire ou par divers témoignages, sans entendre véritablement sa voix telle qu’elle s’exprime d’ordinaire dans l’intimité d’échanges épistolaires entre amis.

 

L’intimité d’un grand écrivain

 

Ces lacunes ne font que renforcer, par contraste, l’attrait exercé par ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard et celles de sa maturité adressées à Paul Hervieu, car Mirbeau ne cachait rien à ces deux confidents privilégiés. Il leur confessait, sans hypocrite pudeur, ses faiblesses, ses hésitations, ses doutes, ses petits mensonges, ses enthousiasmes et ses abattements, ses contradictions et ses déchirements, aussi bien que son mal-être existentiel ou son besoin éperdu d’amour et d’absolu. Les premières nous font assister à l’émergence d’une forte personnalité et à la formation d’un futur grand écrivain. Les secondes constituent l’incomparable commentaire, lucide et désabusé, que fait un écrivain torturé par le sentiment lancinant de son impuissance, sur ses propres œuvres, au cours de leur gestation et de leur apparition sur la scène publique.

C’est grâce à ce type de lettres que Mirbeau nous apparaît, à nous lecteurs, « tel qu’en lui-même enfin », débarrassé de toute cuirasse et de tout rôle social obligé, et son « cœur mis à nu ». Non pas, certes, un « gensdelettres » qui serait imbu de lui-même et tout juste soucieux d’une gloriole sans lendemain. Ni un génie qui serait miraculeusement dégagé des contingences vulgaires et qui planerait à des années-lumière au-dessus des préoccupations du commun des mortels. Mais un homme comme nous, qui cherche difficilement sa voie, qui se heurte aux obstacles placés sur son chemin par une société compressive et conformiste, qui souffre et se débat et qui se défoule par le verbe. Bref un semblable, un frère…

P. M.

Bibliographie : Sonia Anton, Revue de l’AIRE, n° 30, janvier 2005, pp. 227-231 ; Sonia Anton, Revue de l’AIRE, n° 31, décembre 2005, pp. 296-297 ; Sonia Anton, « Style, poétique et genèse : propositions de lecture de la Correspondance générale d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 99-111 ; Alexandre Lévy, « Mirbeau épistolier : Lettres à Alfred Bansard des Bois », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 33-45 ; Pierre Michel, « Préface » de la Correspondance générale, L’Age d’Homme, 2002, t. I, pp. 9-17 ; Pierre Michel, « L’Édition de la Correspondance générale de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 263-271.

 

 

 

 

 


CRETINISATION

Pour Mirbeau, l’organisation sociale a pour objectif de crétiniser les larges masses afin d’assurer aux dominants et aux nantis un pouvoir sans limites ni contrepoids, qu’elles ne viendront jamais contester, faute de comprendre les racines profondes de leur propre assujettissement. Dans cette entreprise de crétinisation, la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église joue un rôle essentiel : elle commence le travail de sape de la curiosité intellectuelle et de l’esprit critique et, par un long conditionnement à base de répétition et de martelage, par une lente imprégnation de préjugés « corrosifs » et de superstitions grossières, elle contribue à transformer en larves humaines des enfants initialement dotés de potentialités prometteuses, mais bien vite éliminées comme dangereusement subversives. L’armée, l’usine et la presse de désinformation et d’abrutissement poursuivent ce laminage des cerveaux, de telle sorte que les adultes, crétinisés et devenus « plus bêtes que les bêtes » et « plus moutonniers que les moutons », seront généreusement autorisés à aller “librement”, et sans le moindre danger pour l’ordre en place, déposer dans l’urne le bulletin désignant « le boucher qui les tuera » et « le bourgeois qui les mangera » (« La Grève des électeurs », Le Figaro, 28 novembre 1888). Du fait de cette crétinisation programmée, ce qu’on appelle « démocratie » n’est qu’une fiction, puisque, au lieu de citoyens, on n’a affaire qu’à des larves. Elle permet à une toute petite minorité de pérenniser son pouvoir sur une majorité, certes opprimée et exploitée, mais que l’on prétend consentante, puisqu’elle est supposée avoir choisi ses propres maîtres.

Voir aussi les notices Larve, Abrutissement, Famille, École, Église, Armée, Journalisme, Démocratie, Politique et Élections.

P. M.

 


CRIME

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle en France, le dispositif de la culture médiatique se met en place. Une des caractéristiques de cette culture est l’intérêt grandissant pour le crime. Il en découle la consommation des récits de crime, qui sont véhiculés, entre autres, par la presse et la littérature populaire. On peut penser tout particulièrement au roman judiciaire, étape importante de la naissance du roman policier moderne (voir par exemple les romans de Fortuné du Boisgobey, avec qui Mirbeau échange quelques lettres). Mais la thématique du crime n’est pas absente de cette tradition du roman français à laquelle Mirbeau peut être rattaché, même s’il ne cesse de mettre en question ses principes : le roman du réel. Le grand cycle balzacien, La Comédie humaine, dresse déjà l’image d’un ordre social nouveau, fondé sur une nouvelle valeur métaphysique, l’argent. Pendant tout le siècle, cette thématique reste présente dans la littérature, on peut penser, à titre d’exemple, à La Bête humaine de Zola, qui s’exerce, avec ce récit, dans le roman judiciaire.

Pour un auteur comme Mirbeau, qui s’intéresse à tout ce qui préoccupe le monde autour de lui, le crime est un sujet constant de réflexion, un thème qui organise ses divers types de récit. Les Contes cruels et l’ensemble de ses nouvelles nous offrent un premier exemple. À partir de la fin des années 80, Mirbeau possède la notoriété du « grand écrivain », il est donc convoité par la grande presse. Elle est pour lui une importante source de revenus et lui permet de surcroît de toucher un public très large, de cultiver la brièveté, et, surtout, de réfléchir sur les thèmes de l’actualité. Dès 1886 Mirbeau publie régulièrement des contes pour des journaux comme Le Gaulois, le Gil Blas et Le Figaro, puis pour L’Écho de Paris et Le Journal. Même si la publication des contes devient, dès cette époque, plus irrégulière, les registres du récit bref mirbellien se diversifient, et le crime, sous toutes ses formes, reste une des thématiques constantes des récits, écrits souvent à la première personne du singulier pour favoriser l’identification immédiate du lecteur.

Déjà les nouvelles des Lettres de ma chaumière témoignent de l’omniprésence du crime (voir par exemple « Tripot aux champs »). Des récits plus tardifs en témoignent, comme « L’École de l’assassinat » (Le Figaro, 23 juin 1889), où Mirbeau écrit : « Le besoin de tuer naît chez l’homme avec le besoin de manger et se confond avec lui. Ce besoin instinctif, qui est la base, le moteur de tous les organismes vivants, l’éducation le développe au lieu de les refréner ; les religions le sanctifient au lieu de le maudire ; tout se coalise pour en faire le pivot sur lequel tourne la société. ». Les contes dressent l’éventail des crimes : viol, meurtre, torture physique et morale. « En traitement (IV) » (Le Journal, 29 août 1897), qui représente la violence gratuite, identifie le crime, comme un trait constant de la nature de l’homme, conformément à l’anthropologie des récits mirbelliens. 

Trois romans successif, Le Jardin des supplices, Le Journal d’une femme de chambre et Les 21 journées d’un neurasthénique, témoignent aussi de cette forte préoccupation. Le dernier roman n’est autre que la reprise d’une soixantaine de contes. Le grossissement, qui résulte de la recontextualisation d’une matière déjà utilisée dans la grande presse, produit l’image d’une société fondamentalement criminelle et criminogène. Le récit encadré du Jardin des supplices – la mise en scène de différents types de tortures physiques – se place aussi sous le signe du crime : le récit-cadre, reprise du conte intitulé « Divagations sur le meurtre » (Le Journal, 31 mai 1896), essaie de saisir, à partir des récits intradiégétiques faits par des scientifiques, des philosophes et des poètes, ce qui « préoccupe le monde », le meurtre, considéré soit comme un instinct refoulé ou canalisé par les interdits de la société, soit comme une fonction normale. Le Journal d’une femme de chambre, à son tour, met en scène deux crimes (le viol et l’assassinat de la petite Claire et le vol de l’argenterie) et leurs conséquences (enquêtes privées et officielles, la transformation des événements en récits de crime, la consommation de ces récits). D’autre part, le journal de Célestine dresse aussi le tableau d’une société divisée en deux classes, les riches et les pauvres, ces derniers, étant constamment exploités, se voient parfois forcés de commettre des délits.

Il y a des contes comportant une trame criminelle qui se trouvent à l’origine de certaines pièces de théâtre : « Le Portefeuille » qui raconte les malheurs de l’honnête Jean Loqueteux avec la justice, sera reprise dans Les 21 jours, puise le personnage (rebaptisé Jean Guenille), qui retrouve et rend un portefeuille aux autorités, mais sera condamné pour vagabondage, réapparaît dans la pièce de théâtre Le Portefeuille  (1902). Le gentleman-cambrioleur, qui exerce honnêtement le métier du voleur, apparaît successivement dans la nouvelle intitulée « Scrupules » – qui sera également reprise dans Les 21 jours – et dans la farce en un acte, Scrupules (1902).  

Par ses contes et ses farces Mirbeau a atteint un public très large. Les romans, qui étaient lus par un public sans doute plus restreint, peuvent être rattachés à l’avant-garde culturelle d’inspiration libertaire, qui représente une voix dissonante, certes faible, mais bien présente, sur la criminalité.    

Voir Meurtre et Justice.

S. K.

 

Bibliographie : Fernando Cipriani, « Metafore della mostruosità in Villiers e Mirbeau », in Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo. Il poeta, la donna e lo scienziato, Naples, ESI, 2004, pp. 197-217 ; Lisa Downing, « Beyond Reasonable Doubt : Aesthetic Violence and Motiveless Murder in French Decadent Fiction », French Studies, 2004, volume  58, n° 2, pp. 189-203 ; Sándor Kálai, « “Des yeux d’avare, pleins de soupçons aigus et d’enquêtes policières” (Le Journal d’une femme de chambre et le roman policier) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 65-77 ; Sándor Kálai, « Les Récits d’une société criminelle (La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17,  à paraître en mars 2010 ;  Octave Mirbeau et l’instinct de meurtre, Bibliothèque électronique du Québec (BeQ), « Petite collection bleue », n° 1, 19 pages ; Adrien Ritchie, « Mirbeau et Maupassant : deux chroniques sur le crime du Pecq »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, mars 2006, pp. 185-196 ; Annie Rizk,  « De Mirbeau à Genet, les bonnes et le crime en littérature – La destruction du sujet social entraîne-t-elle la dislocation du sujet littéraire ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, mars 2010.

 

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CRITIQUES

Octave Mirbeau a toujours manifesté le plus grand mépris pour l’engeance honnie des critiques, quel que soit leur domaine d’(in)compétence, qu’il s’agisse des critiques littéraires, des critiques d’art ou des critiques dramatiques. Selon lui, on devient critique quand on a échoué à devenir un artiste créateur : à défaut d’enfanter des œuvres dignes d’estime ou d’admiration, on se venge alors sur ceux qui y sont parvenus : « Le critique est en général un monsieur qui, n’ayant pu créer un tableau, une statue, un livre, une pièce, une partition, n’importe quoi de classable, se décide enfin, pour faire quelque chose, à juger périodiquement une de ces productions de l’art, et même toutes à la fois. Étant d’une ignorance notoirement universelle, le critique est apte à toutes besognes et n’a point de préférences particulières » (« Gustave Geffroy », L'Écho de Paris, 13 décembre 1892). Non content d’être aussi inutile que des ramasseurs de crottin de chevaux de bois (« Il ressemble beaucoup à ce drolatique et problématique industriel dont le métier – pas plus absurde que le sien – consiste à ramasser le crottin des chevaux de bois », « Une heure chez Rodin », Le Journal, 8 juillet 1900), cet inquiétant et mortifère personnage s’arroge en effet le droit exorbitant de juger de tout du haut de son ignorance crasse. On comprend dès lors que Mirbeau, tout en ayant, à sa façon, rempli la mission d’un véritable critique, tant en matière littéraire que dans le domaine des beaux-arts, n’ait pas la moindre envie d’être assimilé à cette sous-espèce abhorrée, qui se complaît jalousement à étouffer les talents originaux, ou qui, moyennant finances, encense les médiocres, les rampants et les faiseurs : « Oh ! elle est bien développée chez moi cette horreur des critiques littéraires ! Ah ! les monstres, les bandits, vous les voyez tous les jours baver sur Flaubert, vomir sur Villiers, se vanter d’ignorer Laforgue… Vous les voyez tous les jours s’emballer pour les idoles infâmes et pour les œuvres de bassesse, mettre le doigt, avec une sûreté miraculeuse, sur la médiocrité du jour, et s’étendre su l’ordure et l’abjection, avec quelle complaisance porcine ! Oui, ils me dégoûtent bien, les critiques littéraires ! » (Interview par Jules Huret, L’Écho de Paris, 22 avril 1891).

Mirbeau accuse l’écrasante majorité des critiques d’être dépourvus de toute capacité à éprouver des émotions esthétiques : « Personne – à quelques exceptions près – ne manque aussi complètement qu’un critique d’art d’impressions personnelles ou du sens de la beauté, car, s’il demeure insensible devant la nature, il doit l’être bien davantage encore devant une œuvre d’art. Jamais il ne vit de soi et en soi ; ainsi que tous les parasites, il vit dans les autres et sur les autres » (« Une heure chez Rodin », loc. cit.). Dépourvu de toute individualité, inapte à vivre de lui-même et à vibrer devant la nature ou devant une œuvre d’art, il ne se distingue donc en rien du profanum vulgus, dont il partage l’étroitesse d’esprit et le misonéisme : « Une seule et même pensée de rétrécissement intellectuel circule sous la boîte crânienne des critiques. Ils n’ont qu’une âme pour eux tous, et ils sont deux mille » (« Une nouvelle pédagogie », 25 février 1888). Il serait donc vain d’attendre des critiques qu’ils éclairent un public tardigrade, qu’ils façonnent son goût et qu’ils lui révèlent les œuvres originales : « Alors, à quoi bon la critique si, par l’éducation, le goût et la science, elle ne se montre pas supérieure au public, si elle ne le guide pas, ne l’éclaire pas, ne lui fait pas comprendre ce qu’il y a de beau dans une scène, une phrase, une observation, dût-elle heurter son sentiment et faire violence à son jugement hésitant ? » (« Auteurs et critiques », Le Gaulois, 9 février 1885).

Mais les critiques ne sont pas seulement d’« une complète inutilité » : ils sont aussi nuisibles et « malfaisants », car ils entretiennent le mauvais goût et la routine moutonnière du public, ils contribuent à maintenir les véritables talents dans l’obscurité et ils pratiquent, à l’occasion, la « chasse au génie », qui leur vaut les faveurs de la masse des imbéciles qui les lisent et qui se gaussent de tout ce qui sort des sentiers battus et de « la Sainte Routine ». Ainsi en va-t-il des critiques de théâtre, que Mirbeau compare à des pintades épouvantées par un collier d’or, car ils s’effarent « chaque fois qu’ils se trouvent en présence d’une chose qu’ils ne connaissent pas et sur laquelle il n’existe point d’opinions établies et de jugements tout faits » (« Les Pintades », Le Journal, 15 novembre 1896). Aussi ont-ils, selon Mirbeau, une part non négligeable de responsabilité dans la décadence du théâtre : « Une des principales causes de l’infériorité si constatée du théâtre, c’est la critique. Son ignorance et sa mauvaise foi […], loin de tirer l’art dramatique des ornières où il patauge depuis longtemps, l’y enfouit plus profondément », car, à l’instar de Francisque Sarcey, elle s’évertue à assurer le succès d’« œuvres absolument détestables et vides à donner le vertige » et à faire échouer, voire siffler, « des œuvres de valeur et des études consciencieuses et fortes », tant le jugement des critiques de théâtre est « atrophié par les odeurs de coulisses et cette atmosphère particulière où rarement pénètre l’air salubre et puissant de la littérature » (« La Critique et Théodora », 29 décembre 1884).

Les critiques d’art ne valent pas vraiment mieux : « Jamais la critique ne s’inclinera devant le génie. Elle est comme le hibou qui ne peut supporter l’éclat du soleil. Ses yeux trop faibles et son esprit attardé au fond des antres obscurs de la routine ne sont point faits pour d’aussi splendides lumières » (« Eugène Delacroix », La France, 14 mars 1885).

À leur décharge, Mirbeau fait valoir que l’« on n’explique pas une œuvre d’art comme on démontre un problème de géométrie » et qu’il serait donc plus sage de se taire. Mais, ajoute-t-il, « nous sommes d’irréparables bavards » (préface au catalogue de l’exposition Félix Vallotton, janvier 1910).

Seuls quelques critiques  échappent à la sévérité de Mirbeau : dans le domaine esthétique, Gustave Geffroy et Thadée Natanson ; au théâtre, Élémir Bourges et Catulle Mendès ; en littérature, Anatole France et Lucien Muhlfeld.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau critique dramatique », in Actes du colloque de Valenciennes de novembre 1999, Théâtre naturaliste - théâtre moderne ? Éléments d’une dramaturgie naturaliste au tournant du XIXe au XXe siècle,  Presses universitaires de Valenciennes, 313 pages, 2001, pp. 235-245 ; Pierre Michel, « L’esthétique de Mirbeau critique littéraire »,  préface des Combats littéraires de Mirbeau, L’Âge d’Homme, 2006, pp. 7-21 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau critique d’art », préface des Combats littéraires de Mirbeau, Nouvelles éditions Séguier, 1993, tome I, pp. 9-36 ; Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau au pays des lettres », préface des Combats littéraires de Mirbeau, L’Âge d’Homme, 2006, pp. 23-30.

 

 

 

 


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