Thèmes et interprétations
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NEGRITUDE |
NÉGRITUDE
Le terme de négritude renvoie à la condition du nègre littéraire, c’est-à-dire celui qui, moyennant finances, rédige des textes – articles, études ou œuvres littéraires – pour le compte d’autrui, mais dont le nom n’apparaît pas et dont l’existence est supposée rester ignorée. À la fin du XIXe siècle, le développement du mercantilisme, du star system et de la presse à grande diffusion a offert à ceux que Mirbeau appelle des « prolétaires de lettres » (Les Grimaces, 15 décembre 1883) de multiples occasions de gagner leur pain quotidien en mettant leur plume au service de personnalités avides de notoriété ou de gloriole littéraire. Parallèlement arrivait sur le marché du travail un nombre croissant de jeunes hommes de lettres bien en peine de s’assurer d’emblée une place confortable dans le champ littéraire et de vivre de leur talent sous leur propre nom. Bref, l’offre et la demande ont crû de conserve, assurant à la négritude de réjouissantes perspectives. En attendant d’être en mesure de voler de ses propres ailes, Mirbeau a fait partie, pendant plus d’une douzaine années, de ces prolétaires d’un genre très particulier. Monté à Paris avec l’ambition d’un Rastignac et doté d’un seul outil et d’une seule arme, sa plume, il lui a fallu la vendre sur le marché des cervelles humaines et faire, successivement ou parallèlement : - le domestique, en tant que secrétaire particulier (expérience qui lui inspirera son roman inachevé Un gentilhomme, publié en 1920) ; - le trottoir, en tant que journaliste à gages, aux ordres de ses patrons et faisant le persil dans les colonnes de journal ; - et le nègre, en tant que rédacteur d’articles et de volumes divers parus sous plusieurs signatures. Domesticité, prostitution et négritude sont les trois faces d’une même servitude, dont Mirbeau n’a cessé de dénoncer la monstruosité. Un de ses premiers contes parus sous son nom, en 1882, « Un raté », témoigne, par le truchement de son double, baptisé Jacques Sorel, de son amertume et du sentiment d’avoir raté sa vie, puisqu’à 34 ans il n’a quasiment rien à son actif et que, s’il s’avisait de proclamer sa paternité sur des œuvres qu’il a bel et bien vendues à ses divers commanditaires, il passerait lui aussi pour un fou ou pour un voleur.
Pourquoi la négritude ?
Si frustrante que soit la négritude, elle présente néanmoins plusieurs avantages pour un écrivain débutant : - Pécuniairement, il est plus intéressant de vendre à un amateur, pour un prix honnête, un roman rédigé en quelques semaines, que de s’échiner pendant des mois, voire des années, sur un volume qui ne trouvera pas preneur sur le marché et ne rapportera quasiment rien, à supposer même qu’il ne soit pas publié à compte d’auteur. - Littérairement, il est profitable de faire à la fois ses gammes et ses preuves, dans la perspective de publications futures pour lesquelles les éditeurs consentiront des conditions plus avantageuses qu’à un débutant. Et puis, l’imitation de modèles, pour qui s’entraîne avant la bataille littéraire, est aussi un enrichissement précieux, une forme de ce que Oswald de Andrade appellera l’anthropophagie littéraire et que Baudelaire qualifiait de « sainte prostitution », parce qu’elle permet de multiplier les identités et les sensations et de dilater à l’infini son humanité. - Psychologiquement, ne signant pas sa copie, le nègre peut inscrire son roman dans des cadres rassurants et codifiés qui ont fait leurs preuves, ce qui est plus facile que de s’aventurer à ses risques et périls dans des voies nouvelles. Complémentairement, il peut être tentant, pour un romancier en herbe, de procéder sans risques à des recherches formelles, alors qu’un auteur qui signe sa copie devrait en assumer seul les conséquences. - Enfin, d’un point de vue psychanalytique, il se pourrait que le recours à l’écriture masquée fût une manière de tuer symboliquement le père et de s’auto-engendrer. Dans la construction de son identité, tant psychologique que littéraire, la négritude, meurtre du père ou exutoire, a dû apparaître à Mirbeau comme un passage obligé (voir l’article de Robert Ziegler).
L’écriture masquée de Mirbeau
Comme nègre, Mirbeau a rédigé plusieurs types de textes, mais ceux qui ont pu être identifiés, parfois avec des réserves, ne constituent sans doute pas la totalité de sa production masquée. • Pour Dugué de la Fauconnerie, qui l’a introduit à L’Ordre de Paris en 1872, il a rédigé nombre d’éditoriaux anonymes de ce journal bonapartiste, des articles et des proclamations électorales signées de son employeur, et très probablement aussi des brochures de propagande bonapartiste très largement diffusées parues sous le nom de Dugué : Les Calomnies contre l’Empire (1871) et Si l’Empire revenait (1875). • Pour le compte d’Émile Hervet, journaliste politique à L’Ordre de Paris, ont paru, dans ce quotidien, les « Salons » de 1874 (signés R.V.) et ceux de 1875 et de 1876, signés Émile Hervet (ils ont été recueillis en 1995 dans Premières chroniques esthétiques). • Sous le pseudonyme de Nirvana, puis de N., ont paru en 1885, d’abord dans Le Gaulois, ensuite dans Le Journal des débats, de pseudo-Lettres de l’Inde rédigées à la demande du politicien opportuniste François Deloncle, sur la base des rapports que ce dernier, chargé de mission en Extrême Orient par le gouvernement français, a expédiés au président du Conseil, Jules Ferry (publiées en 1992 aux Éditions de l’Échoppe). • Au théâtre, la seule pièce identifiée à ce jour, La Gomme, n’a pas été représentée, mais a été publiée en 1889 chez Dentu, avec de nombreuses illustrations. La rédaction remonte probablement à la fin 1882. Le signataire en est un écrivain honorablement connu, Félicien Champsaur, et le sujet est tiré d’un fait divers traité à deux reprises par Mirbeau en septembre 1882, dans des articles du Gaulois : le suicide de Julia Feyghine, actrice de la Comédie-Française qui avait déjà inspiré le personnage de Julia Forsell dans L’Écuyère. • Sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne, alias André Bertéra, ont été publiés chez Ollendorff deux recueils de nouvelles (Amours cocasses et Noces parisiennes) et plusieurs romans. Trois d’entre eux ont été publiés en annexe de l’Œuvre romanesque et ont été mis en ligne aux Éditions du Boucher : L’Écuyère (1882), La Maréchale (1883) et La Belle Madame Le Vassart (1884), remake de La Curée, de Zola. • Sous le pseudonyme de Forsan, alias Dora Melegari, ont paru, toujours chez Ollendorff, deux romans également publiés en annexe de l’Œuvre romanesque et mis en ligne aux Éditions du Boucher : Dans la vieille rue (1885) et La Duchesse Ghislaine (1886). • Enfin, un mauvais roman attribué à Mirbeau par le catalogue de la B.N., Jean Marcellin, a paru en 1885, toujours chez Ollendorff, sous le pseudonyme d’Albert Miroux, inconnu par ailleurs. Mais il est à noter qu’à partir de MIRoux et de BAUquenne, on retrouve quasiment le nom de notre auteur, comme s’il avait voulu laisser, aux limiers de l’histoire littéraire et à ses contemporains les mieux informés, une chance de retrouver sa trace. Il se pourrait bien que ce soit l’éditeur lui-même qui ait passé commande de ce roman, visiblement bâclé en quinze jours, sur le modèle des romans à succès de l’auteur maison, Georges Ohnet.
Les romans “nègres”
Les romans écrits par Mirbeau comme nègre se présentent comme des tragédies où, une fois posée la situation initiale, tout doit s’enchaîner inéluctablement jusqu’au dénouement, conformément à un déterminisme psycho-sociologique classique. L’inspiration en est déjà profondément pessimiste, mais elle est souvent tempérée par l’humour et l’insertion d’épisodes comiques, selon un dosage variable. Le thème dominant en est le sacrifice d’innocents, d’autant plus révoltant qu’il se révèle inutile, comme ce sera de nouveau le cas dans Sébastien Roch. Le romancier y stigmatise déjà vigoureusement la société, hypocrite et mortifère, et y met à nu sans la moindre complaisance les hideurs du grand “monde” immonde, comparé à un « chien dévorant », et de la “gomme”, ce vulgaire bling-bling de l’époque, qui est aussi sa cible dans ses articles des années 1880. Déjà il accomplit sa mission de grand démystificateur. Comme il se doit, le romancier débutant s’emploie à y faire tout à la fois ses preuves et ses gammes. - Ses preuves : convaincu du talent et de la rentabilité de son poulain, l’éditeur Ollendorff lui accordera inhabituellement des conditions extrêmement favorables pour son premier roman officiel, Le Calvaire (1886). - Ses gammes. : pour chacun des romans Mirbeau s’est apparemment fixé un modèle (Daudet, Zola, Stendhal, Ohnet, à quoi s’ajoutent des réminiscences des Goncourt, de Barbey d’Aurevilly, de Balzac et d’Edgar Poe) ; il se livre à un ébouriffant festival de style et ne recule devant aucun néologisme ; et il recourt à des procédés auxquels il restera fidèle par la suite : surabondance des dialogues, insertion de fragments de journal, passages parodiques, goût de la caricature et du grossissement, nombreux jeux de mots et calembours, ellipses dans le récit, distanciation par l’humour ou le frénétisme, présence du romancier qui tire les ficelles, etc.. Ainsi, même si ces romans s’inscrivent dans un cadre relativement classique, qui ne bouleverse pas les habitudes culturelles des lecteurs, ils n’en ouvrent pas moins la voie aux recherches et innovations ultérieures. Même quand il avance masqué, il est déjà « tel qu’en lui-même enfin » et reconnaissable entre tous, car il possède un style qui lui est propre, « qui est en lui, qui est lui », comme lui-même l’écrira de Van Gogh en 1891. P. M.
Bibliographie : Pierre Michel, « Quand Mirbeau faisait le “nègre” », Actes du Colloque Octave Mirbeau du Prieuré Saint-Michel, Éditions du Demi-Cercle, 1994, pp. 81-101 ; Pierre Michel, « Le Mystère Jean Marcellin », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 4-21 ; Pierre Michel, « Mirbeau et la négritude », site Internet des éditions du Boucher, décembre 2004, pp. 4-32 ; Pierre Michel,, « Quelques réflexions sur la “négritude” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 4-34 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le problème de la “négritude” », site Internet de la Société Octave Mirbeau, 2006 ; Pierre Michel, « Mirbeau, Champsaur et La Gomme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010 ; Robert Ziegler, « Pseudonyme, agression et jeu dans La Maréchale », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 4-16.
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