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LE CALVAIRE

Publié chez Paul Ollendorff le 23 novembre 1886, après une prépublication, en cinq livraisons, dans La Nouvelle Revue, Le Calvaire est le premier roman que Mirbeau ait signé de son nom. Il a marqué, bien tardivement – car le faux débutant a déjà trente-huit ans et demi ! – son entrée officielle, et fracassante, en littérature, lui donnant d'emblée, dans la République des Lettres, une des toutes premières places. Mais au prix d'un énorme scandale.

 

La trame

 

Il s’agit d’une « histoire », c'est-à-dire d'un bref roman d'amour à deux personnages principaux, et qui finit mal, combinée à la tradition romanesque de la femme fatale et à un thème nouveau, celui du collage. Le récit est rédigé à la première personne par le personnage principal, Jean Mintié, anti-héros originaire d’un village de  l’Orne, comme le romancier : il s’agit de Rémalard, rebaptisé Saint-Michel-les-Hêtres pour les besoins de la fiction. Il est le narrateur de son propre calvaire et il entend expier ses fautes, ses lâchetés et ses velléités homicides, par l’aveu qu’il en fait, à l’instar de Des Grieux, le narrateur de Manon Lescaut.

Orphelin de mère, Mintié a passé une enfance sans chaleur, près d’un père notaire, dont le divertissement préféré était de faire des cartons sur les chats et les oiseaux. Les années de sa jeunesse se sont écoulées « ennuyeuses et vides » et il a fini par se sentir « indifférent » à tout. Mobilisé en 1870, il a participé à la débâcle de l’armée de la Loire et, oublié un soir par son bataillon, il a été amené, dans un geste réflexe annonciateur de celui de Meursault dans L’Étranger, à tuer à distance un cavalier prussien, en qui il venait pourtant de reconnaître une âme fraternelle ; prenant conscience qu’il venait de tuer un homme sans la moindre raison, il a couru, désespéré, étreindre le cadavre, noble scène qui a fait pousser les hauts cris : « Collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaient de longues baves pourprées, éperdument, je l’embrassai !…. » Après avoir fait ainsi « l’apprentissage de la vie, par le désolant métier de tueur d’hommes », il est  “monté” à Paris et y a entamé une modeste carrière littéraire, conscient que son premier livre, malgré un certain succès de ventes qui ne prouve rien, est un patchwork d’emprunts divers qui témoigne en réalité de son « impuissance ». Il a fréquenté assidûment un peintre d’avant-garde, Lirat, misogyne et sans illusions sur l’amour. C’est dans l’atelier de Lirat que Mintié a fait la connaissance d’une belle jeune femme, Juliette Roux, dont il s’est épris éperdument et aveuglément, malgré son peu de culture, la vulgarité de ses goûts et son passé de mangeuse d’hommes, comme si elle était en mesure de combler le vide de son cœur et d’apaiser son angoisse existentielle. Elle a fini par se donner à lui et par accepter de se mettre en ménage avec lui.

Dès lors a commencé sa montée au calvaire. Car non seulement la communication n’est pas possible entre deux amants séparés par un abîme, mais de surcroît la difficile cohabitation lui interdit de travailler, tarit son inspiration et fait de lui un raté. Quant au manque d’argent, conséquence d’un train de vie nettement au-dessus ses moyens, il le pousse à vendre précipitamment les biens hérités de son père, à chasser impitoyablement les honnêtes gens qui l’avaient servi et à accepter de plus en plus d’entorses à son éthique antérieure : sa déchéance morale lui fait perdre toute notion du bien et du mal. Jusqu’au moment où il n’a plus de quoi entretenir Juliette et où c’est lui qui se fait entretenir par elle, malgré la jalousie homicide et la « folie de brute forcenée » qui l’étreignent, quand il pense à sa vie dissolue. Il craint même, un jour, de l’avoir étranglée. Il décide alors de fuir ses enlacements pernicieux et de se réfugier loin de Paris, au bord de l’océan, au fin fond du Finistère. Las ! elle vient le relancer, et  sa “mauvaise vie” recommence. C’est après avoir fracassé le crâne du ridicule petit chien bichonné par sa maîtresse, « action monstrueuse » qui lui fait « horreur », et découvert par ailleurs que Juliette a réussi à circonvenir son ami Lirat, pris en flagrant délit de duplicité et obligé d’avouer qu’il est lui aussi « un sale cochon », que Jean Mintié disparaît, habillé en ouvrier, prêt à se purifier au sein de la nature, après avoir eu une hallucination où le rut et le meurtre ont partie liée.

Mirbeau avait prévu une suite, qu’il n’a jamais écrite, et qui devait s’intituler La Rédemption. Il entendait y rapporter la rédemption de son personnage au contact de la terre maternelle. Mais le style poétique qu’il entendait donner à son récit n’était visiblement pas dans ses cordes. Il est cependant probable qu’il ait utilisé des esquisses de ce projet dans son deuxième roman officiel, L’Abbé Jules (1888). 

Ce premier roman officiel est déjà en rupture avec les des canons naturalistes, qu’il critique vigoureusement dans ses chroniques littéraires. L’influence littéraire dominante est celle de son vieux maître  Barbey d'Aurevilly, mâtinée d’Edgar Poe, de Tolstoï et de Dostoïevski, que Mirbeau vient de découvrir. Le récit est totalement subjectif, par opposition à l’objectivité prétendument scientifique du roman zolien : nombre de cauchemars et d’hallucinations lui confèrent parfois une apparence proche du fantastique ; et tous les événements, les personnages et les paysages sont réfractés à travers une conscience qui trie, sélectionne, déforme, voire transfigure à tel point les données du “réel” qu'on serait presque tenté d'y voir un avatar de l'idéalisme schopenhauerien. Mirbeau prend aussi le plus grand soin de sauvegarder le mystère des êtres et des choses – ainsi Juliette est-elle toujours vue de l’extérieur, sans qu’on connaisse jamais ses mobiles – et refuse de tout expliquer, car il sait, pour avoir lu Spencer, que la vérité ultime est inaccessible.

 

Autobiographie ?

 

Le Calvaire est un roman largement autobiographique, où le romancier transpose, pour s’en purger, sa dévastatrice liaison de près de quatre années avec une femme de petite vertu, Judith Vimmer, rebaptisée ici Juliette Roux. Mais le thème fondamental, un être porteur de grandes espérances et détruit à petit feu par une passion destructrice, Mirbeau envisageait de le traiter depuis longtemps : il en parlait dès 1868 à son confident Alfred Bansard. La différence entre ce projet de jeunesse, imaginé à partir de l’exemple d’un sien ami, et le roman achevé, c’est que son récit est nourri de sa douloureuse expérience personnelle, qui n'est réductible à aucune autre. Aussi prétend-il n’avoir surtout pas voulu faire de la “littérature” et ne s'être aucunement soucié de composer, par opposition aux romans bien structurés de Zola, comme il l'écrit à Paul Bourget : « En écrivant, je ne me suis préoccupé ni d'art, ni de littérature, [...]  je me suis volontairement éloigné de tout ce qui pouvait ressembler à une œuvre composée, combinée, écrite littérairement. J'ai voulu seulement évoquer une douleur telle quelle, sans arrangement ni drame. »

Néanmoins il s’agit bien d’une fiction et, même si nombre d’épisodes de la vie de son anti-héros sont empruntés peu ou prou à sa propre expérience, il ne faudrait surtout pas en inférer que tous les faits et gestes du personnage sont imputables à l’auteur du récit fictionnel. C’est une erreur qu’ont pourtant commise – volontairement ? – plusieurs commentateurs malveillants, dans l’espoir de démonétiser un écrivain qui commençait à sentir un peu trop le soufre..

C’est après avoir côtoyé les abîmes du dégoût et du désespoir, et résisté à la tentation du suicide, que Mirbeau, à Audierne, en 1884, a repris peu à peu goût à la vie, s’est purgé du vieil homme au contact de la nature maternelle et de ces hommes héroïques et simples que sont les marins bretons. Quand il est rentré à Paris au bout de sept mois, il était bien décidé à y parachever sa thérapie, à entamer sa rédemption et à conquérir de haute lutte une place de choix dans le champ littéraire. La rédaction du Calvaire lui a précisément permis de réaliser ce triple objectif. Non sans mal : car le chapitre II, sur la débâcle de l’armée de la Loire en 1870, a choqué la directrice de la Nouvelle Revue, Juliette Adam, qui a refuser de le pré-publier, et a suscité un énorme scandale chez les professionnels du patriotisme, qui ont décrété que le romancier était un traître vendu aux Allemands..

 

Démystification

 

Il faut dire que Mirbeau n’a pas craint de choquer un lectorat misonéiste et a pris délibérément le contre-pied de la littérature conventionnelle et à l'eau de rose, en présentant, de la réalité sociale et humaine, une perception très noire, choquante pour le confort moral des lecteurs, et en faisant de la société contemporaine une critique radicale, foncièrement anarchisante, bref démystificatrice :

            * Démystification de la famille, dont « l'effroyable coup de pouce » déforme à jamais l'intelligence des enfants et détruit leur génie potentiel

            * Démystification de l'armée, dirigée par des brutes incompétentes, qui traitent leurs hommes pire que du bétail, qui gaspillent criminellement les vies humaines et les ressources naturelles, et qui combinent la cruauté et l'égoïsme à la plus insondable bêtise.

            * Désacralisation et démystification de l'idée de patrie, au nom de laquelle on sacrifie les forces vives de la nation et on fait s'entretuer des hommes, qui, en temps de paix, eussent pu développer fraternellement leurs potentialités de bonheur et de création

            * Désacralisation et démystification de l'amour, piège tendu par la nature aux desseins impénétrables, et qui n'est qu'une effroyable torture en même temps qu’une source de déchéance morale. Car l’amour que peint Mirbeau, à la façon de Félicien Rops, ce n’est pas  « l'amour frisé, pommadé, enrubanné », dont les fabricants de romans de salon font leurs choux gras, mais « l'amour barbouillé de sang, ivre de fange, l'amour aux fureurs onaniques, l'amour maudit, qui colle sur l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, lui pompe les moelles, lui décharne les os ». Les relations entre les sexes reposent en effet sur un éternel malentendu, et un abîme d’incompréhension les sépare à tout jamais, faisant de l’amour une duperie et, souvent, un duel à mort.

            * Démystification du plaisir, que Mirbeau, après Baudelaire, compare à un fouet qui nous conduit inéluctablement « de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort », et nous fait haleter comme d'effroyables damnés. Le roman se termine par la vision d’une frénétique danse macabre : « Dans la rue, les hommes me firent l’effet de spectres fous, de squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements, mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec d’étranges résonances. Je voyais les crânes osciller, au haut des colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes, les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de côtes… Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort, se ruaient l’un sur l’autre, toujours emportés par la fièvre homicide, toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d’immondes charognes. »

            * Démystification  de toutes les valeurs d'une société où tout marche à rebours du bon sens et de la justice, où les artistes de génie comme Lirat sont condamnés à l'incompréhension de critiques tardigrades, aux ricanements d'un public misonéiste, et, partant, à la misère, alors que du gibier de potence accumule des fortunes mal acquises dans les tripots ou dans des trafics baptisés “affaires”, et que les Nana et les Juliette Roux se pavanent au Bois, admirées et applaudies par les ouvriers inconscients dont elles volent le pain.

            P. M.

            Bibliographie : Aurore Delmas, « Le Calvaire : Quelques remarques sur le statut de l’œuvre et le statut du narrateur », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 39-49 ; Sharif Gemie,  « Mirbeau et Habermas : l'exemple du Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 38-344 ; Anna Gural-Migdal, « Entre naturalisme et frénétisme: la représentation du féminin dans Le Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 4-17 ; Claude Herzfeld, Octave  Mirbeau – “Le Calvaire” – Étude du roman, L’Harmattan, 2008, 121 pages ; Samuel Lair, « Octave Mirbeau et le personnage du peintre », Les Cahiers du C.E.R.F., n° XX, Université de Bretagne occidentale, 2004, pp. 119-129 ; Samuel Lair, « Éros victorieux », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 50-63 ; Pierre Michel, « Autour du Calvaire : huit lettres d'Octave Mirbeau à Paul Hervieu », Littératures, Toulouse, n° 26, printemps 1992, pp. 221-256 ; Pierre Michel,  « Introduction », in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000, t. I, pp. 99-110 ; Pierre Michel,  « Du calvaire à la rédemption », introduction au Calvaire, Éditions du Boucher, 2003,  pp. 3-16 ; Virgine Quaruccio, « La Puissance du mystère féminin dans Le Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 74-85 ; Thierry Rodange, « Du Calvaire à La Câlineuse de Rebell », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 152-159 ; Éléonore Roy-Reverzy,  « Le Calvaire, roman de l'artiste », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 23-38 ; Anita Staron,  « L’Expérience de la guerre chez Octave Mirbeau et Louis-Ferdinand Céline », in Écrire la rupture, Du Lérot éditeur, 2003, pp. 217-234 ; Anne-Cécile Thoby, « Sous le signe de Caïn - Les moblots d’Octave Mirbeau et de Léon Bloy », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 86-99 ; Robert Ziegler,  « Textual suicide in Mirbeau's Le Calvaire », Symposium, Syracuse, printemps 1997, pp. 52-62 ; Robert Ziegler,  « La Croix et le piédestal dans Le Calvaire de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 35-51. 

 

 


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