Thèmes et interprétations

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Terme
MASOCHISME

Aux yeux de Sacher-Masoch, qui l’a connu en 1887 et qui a lu ses premiers contes et romans, Mirbeau semble bien posséder des aspects susceptibles d’être qualifiés de masochistes. Dans nombre de ses récits, et tout particulièrement Le Calvaire (1886), « Vers le bonheur » (1887), Mémoire pour un avocat (1894) et Le Jardin des supplices (1899), on rencontre en effet des personnages masculins qui se laissent esclavagiser par leurs compagnes, maîtresses ou épouses, et qui semblent incapables de se révolter et de recouvrer leur dignité et leur liberté, quittes, comme le narrateur de « Vers le bonheur », à espérer illusoirement que la douleur finira un jour, peut-être, par rapprocher deux êtres séparés par un abîme infranchissable : « Et l'abîme qui nous séparait n'était même plus un abîme : c'était un monde, sans limites, infini, non pas un monde d'espace, mais un monde de pensées, de sensations, un monde purement intellectuel, entre les pôles duquel il n'est point de possible rapprochement. Dès lors, la vie nous fut un supplice. Quoique l'un près de l'autre, nous comprenions que nous étions à jamais séparés, et cette présence continuelle et visible de nos corps rendait encore plus douloureux et plus sensible l'éloignement de nos âmes... Nous nous aimions pourtant. Hélas ! Qu'est-ce que l'amour ? Et que peuvent ses ailes courtaudes et chétives devant un tel infini ? En voyant pleurer Claire, je me suis demandé : “La souffrance est peut-être la seule chose qui puisse rapprocher l'homme de la femme ?” »

Mais ce lien qu’il établit entre « supplice » et « amour », et qui sera réaffirmé par le narrateur du Jardin des supplices, et, plus encore, par sa maîtresse Clara, suffit-il pour qu’on puisse parler de masochisme à propos de Mirbeau ? Comme ce mot a donné lieu à quantité d’analyses et d’interprétations différentes, nous nous garderons bien de trancher dans un domaine par trop controversé et qui n’est pas de notre compétence. Contentons-nous de dégager quelques traits susceptibles d’expliquer que ce terme ait été utilisé à propos du romancier du Calvaire.  Et entendons-le dans son acception la plus ordinaire et la plus générale : l’association de la douleur et du plaisir.

* Tout d’abord, il est clair que Mirbeau a souffert toute sa vie d’un vif sentiment de culpabilité, qui l’a poussé parfois à adopter des comportements d’autopunition, à commencer par son mariage en catimini, en mai 1887. Mais ce sentiment est surtout lié à l’empreinte (voir la notice) de son éducation catholique et il n’est pas évident qu’il y ait trouvé du plaisir, et a fortiori du plaisir sexuel.

* Il est vrai aussi qu’à deux reprises au moins – mais des expériences comparables se laissent entrevoir à travers ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard des Bois – il s’est montré incapable de briser les liens douloureux et mortifiants qui l’ont attaché successivement à Judith Vimmer, de 1880 à l’hiver 1884, et à Alice Regnault, à partir de l’automne 1884 (voir ces notices). Force est d’en conclure qu’il devait trouver, dans son propre assujettissement, certaines satisfactions susceptibles d’impliquer une forme de masochisme, peut-être tout simplement l’énergie créatrice indispensable pour rédiger thérapeutiquement Le Calvaire ou Dans le ciel. Pour ce qui est de ses relations avec Judith Vimmer, nous disposons de quelques lettres adressées à son confident Paul Hervieu et qui révèlent que la connaissance qu’il a des turpitudes de sa maîtresse, à la fois méprisée et douloureusement désirée, loin de tuer son amour, ne fait paradoxalement que l’alimenter. En revanche, sa correspondance est muette sur ses relations avec sa femme Alice et, si confidences il y a bien quand même, elles sont indirectes, transposées dans des fictions vengeresses telles que « Vers le bonheur » et Mémoire pour un avocat. Tout se passe comme si, nolens volens, outre le contrat de mariage stricto sensu, il respectait scrupuleusement, en se taisant auprès de ses amis, un autre contrat tacite passé avec elle lors de leur mariage. Dans ces conditions, il n’est sans doute pas abusif de parler de comportement masochiste.

* Enfin, Le Jardin des supplices présente deux cas de masochisme bien caractérisés.

- Tout d’abord, celui de l’anonyme narrateur au visage ravagé, qui se laisse humilier par sa maîtresse, qui la suit au spectacle des plus atroces supplices comme un vulgaire toutou tenu en laisse et qui pénètre, grâce à elle, « au plus noir des mystères humains », sans pouvoir même « la maudire », parce que, selon lui, « elle est à elle toute seule toute la nature ». Il en arrive à regretter « ce délicieux et torturant enfer, où Clara respirait, vivait… en des voluptés inconnues et atroces, dont je mourais maintenant de ne plus prendre ma part ». Du moins son avilissement et sa douleur lui ont-ils apporté les sinistres lumières de la connaissance, qu’il paie au prix fort, et, par voie de conséquence, lui ont-ils permes d’accoucher d’un talent d’écrivain, trempé dans la souffrance, que rien ne laissait soupçonner chez ce forban de la politique.

- Ensuite celui de Clara. C’est à coup sûr une sadique, qui se complaît à contempler le spectacle d’épouvantables agonies : « Quand je vais aux forçats… ça me donne le vertige… et j’ai, dans tout le corps, des secousses pareilles à de l’amour. » Mais ce sadisme si constamment exhibé  pourrait bien n’être qu’une forme de masochisme inversé, car elle s’imagine à la place des suppliciés plus encore qu’à celle des bourreaux, comme, par exemple, quand elle assiste au supplice d’un homme frappé à coups de badine rougie au feu : « À moi, aussi, chère petite âme, il me semblait que la badine entrait, à chaque coup, dans mes reins… C’était atroce et très doux ! » C’est cette imagination des supplices subis avec délices qui la conduit, après chaque visite, à la « petite mort » hystérique sur laquelle se clôt le récit.

Reste à savoir si le créateur de ces deux personnages doit pour autant être taxé lui aussi de masochisme. Toujours est-il que l’horreur qu’il communique à son lectorat se double d’une indéniable fascination pour le spectacle d’insupportables agonies et que, face à cette monstrueuse alliance du beau et de l’atroce, du plaisir et de la souffrance infligée ou subie, les catégories morales du lecteur risquent fort d’en être ébranlées.

Voir aussi les notices Femmes, Gynécophobie, Sexualité, Expiation, Vimmer, Regnault, Le Jardin des supplices et Mémoire pour un avocat.

P. M.

 

Bibliographie : Michel Delon, « L'Ombre du Marquis », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 393-402 ; Pierre Michel,  « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216 ; Elena Real, « L'Imaginaire fin-de-siècle dans Le Jardin des supplices », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 225-234 ; Fabien Soldà, La Mise en scène et en images du sadisme dans “Le Jardin des supplices” d'Octave Mirbeau, mémoire de D. E. A., Université de Besançon, 1991, 150 pages ; Robert Ziegler, « Utopie et perversion dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 91-114.

 

 

 


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