Familles, amis et connaissances

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Terme
SEVERINE

SÉVERINE (1855-1929), pseudonyme de Caroline Rémy, a été une journaliste et une activiste anarchisante. Épouse du Dr. Adrien Guebhard (1855-1929), elle a eu une longue liaison avec le journaliste et duelliste Georges de Labruyère, qui fut son compagnon de 1885 à 1920. D’abord secrétaire de Jules Vallès, elle a pris sa succession à la tête du Cri du peuple, de 1885 à août 1888. Elle a collaboré ensuite à L’Éclair, L’Écho de Paris, au Gaulois, au Gil Blas, au Journal, et même, un temps, à La Libre parole de Drumont, pourtant violemment antisémite. Elle y a plaidé inlassablement en faveur des humbles et des démunis et appelé à une solidarité fondée sur la pitié. Pacifiste et antimilitariste, elle a naturellement été dreyfusiste et, le 5 août 1899, c’est en compagnie de Mirbeau et de Bernard Lazare qu’elle a pris le train pour Rennes, afin d’y suivre le procès d’Alfred Dreyfus (voir la notice). Féministe, elle a animé, avec Marguerite Durand, un journal entièrement rédigé par des femmes, La Fronde. Révolutionnaire, elle a collaboré à L’Humanité, jusqu’en 1923, et adhéré un temps au tout nouveau Parti Communiste. Elle est l’auteur de Notes d’une frondeuse (1893) et de Pages mystiques (1894), dont Mirbeau a parlé élogieusement.

Séverine a été la première, dès 1885, à voir en Mirbeau, l’ancien ennemi vendu aux bonapartistes (voir la notice Bonapartisme), un compagnon de route de ceux qui, comme elle, travaillent à abattre la société bourgeoise : dans Le Cri du peuple du 29 octobre, elle reproduit, sous le titre « La parole à l’ennemi », une de ses « Chronique parisiennes » parue deux jours plus tôt dans La France. C’est là le début de convergences et de sympathies qui ne cesseront de se confirmer. Dans Le Gaulois du 12 mai 1890, Séverine consacre à son aîné un très élogieux et compréhensif article, signé Renée, à l’occasion de la publication de Sébastien Roch (Le Gaulois, 12 mai 1890). Elle y admire la générosité de l’homme, son inlassable amour des humbles et sa « phrase magique », qui lui vaudra à coup sûr « la haute fortune littéraire ». Mirbeau l’en remercie avec effusion et la considère désormais comme sa sœur d’élection. Le 9 décembre 1894, il lui  consacre à son tour une dithyrambique chronique du Journal, qui a d’autant plus de poids à ses propres yeux que sa gynécophobie (voir la notice)  s’y déploie dans toute son horreur : « Séverine aura été, peut-être, la seule femme de Lettres qui, brisant les chaînes que la nature a mises à l’esprit de la femme, se soit élevée aux sommets de l’idée générale. La femme, être de sensation nerveuse et d’inconsciente pitié, généralement enfermée dans une sorte de particularisme intellectuel et moral, trouve dans le fait particulier un élément suffisant aux besoins de son esprit, un champ assez vaste aux expansions de son cœur. [...] Séverine s’attarde souvent aux faits particuliers : elle s’y complaît, s’y attendrit, s’y passionne. Or, c’est pour prendre son vol, vers les hautes questions de la vie, pour planer au-dessus des incidences négligeables, dans le grand frisson de l’univers. C’est cette faculté, unique et virile, qui rend son talent si puissant, quelquefois si âpre, en beaux accents de révoltes, contre la malfaisance des institutions et les tyrannies des sociétés capitalistes, négatrices de beauté, tueuses d’idéal. Et cette puissance, qui a retenti, à toutes les heures de tristesses et de douleurs de notre époque, garde toujours, par un prodige, le charme émouvant et le rayonnement de l’amour de la femme. »

Le seul désaccord entre les deux amis est apparu fin 1895, à l’occasion du service militaire du « petit sucrier » Max Lebaudy : alors que Séverine dénonce les passe-droit dont bénéficierait ce millionnaire fêtard entouré de parasites, parmi lesquels Saint-Cère (voir la notice), Mirbeau le dépouille de son appartenance de classe, comme il le fera d’Alfred Dreyfus, pour ne plus voir en lui que la victime de la féroce incurie des médecins militaires, qui ont fini par le tuer (voir Pitié militaire », Le Journal, 29 décembre 1895).

P. M.


SIGNAC, paul

SIGNAC, Paul (1863-1935), peintre néo-impressionniste français. Il s’est formé tout seul, puis est devenu l’ami de Georges Seurat, dont il a subi durablement l’influence. Il s’est en effet fait le promoteur du divisionnisme, ou pointillisme, préconisé par Seurat, au point d’avoir tendance à considérer, comme le lui reproche Camille Pissarro, que « tout l’art est dans la théorie scientifique ». Il est l’auteur d’un grand nombre de paysages, dont beaucoup de marines et de vues de ports (Les Andelys, 1886, Collioure, 1887, Cassis, 1889, Saint-Tropez, 1895, Les Calanques, 1906). Il a exposé en 1891 un Portrait de Félix Fénéon qui n’a pas été compris. Signac a été un artiste engagé : il était anarchisant et a fait partie des plus ardents dreyfusards.

En dépit de leurs fraternité idéologique et de leurs convergences politiques, Mirbeau a été sévère pour Signac en tant que peintre : il trouvait sa peinture trop sèche, trop immobile et trop dépourvue de personnalité. Dans son compte rendu de l’exposition des néo-impressionnistes (L’Écho de Paris, 23 janvier 1894), il affirme ne pouvoir « [se] faire à sa peinture » et, sans méconnaître « ses qualités », qu’il se garde de préciser, et qui, selon lui, « disparaissent sous l’amoncellement de ses défauts », il lui reproche d’être un « adepte trop complaisant et trop littéral » de Seurat, d’être trop sec, de faire « la nature immobile et figée » et d’ignorer « le mouvement, la vie, l’âme qui est dans les choses ». Ce sont là des reproches à coup sûr rédhibitoires à ses yeux, étant donné ses critères esthétiques habituels. Le peintre a été ulcéré d’une critique aussi sévère, qu’il juge « injuste » et « trop de parti pris contre un artiste convaincu et sincère », dont « dix ans de travail acharné et désintéressé méritaient mieux », comme il l’écrit au compagnon Pissarro, en lui demandant d’intervenir auprès du critique. Sur le refus du patriarche d’Éragny, qui est en fait d’accord avec les jugements de son ami, Signac expédie directement à Mirbeau une lettre de protestation  écrite ab irato, mais qui témoigne de son embarras : il lui faut bien réagir à une critique par trop brutale, manifester, sinon son indignation, du moins son sentiment d’une profonde injustice et, pour cela, fournir des justifications allant à l’encontre du jugement du critique ; mais, de l’autre, Mirbeau étant une puissance avec laquelle il lui faut bien compter, il convient de le ménager à toutes fins utiles, d’où son extrême prudence dans l’expression de ses désaccords. Ne souhaitant pas polémiquer, il préfère mettre l’accent sur ce que l’écrivain attend de lui et le croit capable de faire plutôt que sur les critiques acerbes de son manque de personnalité artistique et de son incapacité à traduire la vie en peinture. De même, il cherche à souligner son appartenance à un groupe ayant le même intérêt, et dont on ne saurait donc dissocier les membres et, surtout, à mettre en lumière la totale autonomie de sa recherche par rapport à Seurat, en distinguant soigneusement ce qui relève d’une technique commune et ce qui est propre à la personnalité de chaque peintre. Enfin, il insiste sur son refus de toutes les coteries, « en-dehors » desquelles il a vécu et poursuivi son travail.

Cette lettre ne semble pas avoir convaincu Mirbeau, qui ne daignera plus signaler le nom de Signac. Mais, chose curieuse, il n’en avait pas moins deux œuvres de lui dans sa collection, dispersée en 1919 : deux petites aquarelles représentant Rotterdam et Chioggia.

P. M.

 

Bibliographie : Christian Limousin et Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Paul Signac », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009,  pp. 202-210.

 

 


SIMON, jules

SIMON, Jules (1814-1896), pseudonyme de Simon Suisse, politicien républicain. Ancien normalien, agrégé de philosophie, il a été député sous la deuxième République, puis de nouveau en 1863 et 1869 et a siégé dans l’opposition à l’Empire. Ministre de l’Instruction publique après le 4 septembre 1870, puis sous Thiers, il a été élu sénateur inamovible en 1875. Il représente alors le courant « centre gauche », c'est-à-dire les républicains conservateurs tournés en dérision par Mirbeau dans L’Ordre de Paris parce qu’ils sont toujours prêts à toutes les alliances pour préserver l’ordre social et manger à tous les râteliers. Il a été choisi par Mac-Mahon, comme président du Conseil, en décembre 1876, mais a été révoqué par le maréchal le 17 mai 1877, pour n'avoir pas empêché le vote, par la Chambre des Députés, de l'abrogation de certaines peines punissant des délits de presse. Il a été élu à l’Académie Française en 1875 et a publié divers ouvrages d’histoire et de morale. Il s’est aussi beaucoup occupé d’entreprises prétendument charitables.

Mirbeau s'est souvent moqué de Jules Simon, qu’il qualifiait déjà, dans L'Ariégeois, de « larmoyeur sentimental ». Son « indécrottable philanthropie » n’est à ses yeux qu’un trompe-l’œil, quand ce n’est pas carrément une forme d’exploitation de la misère humaine. « Archétype du philanthrope » et « bienfaiteur professionnel », il se prend volontiers pour le Bon Dieu. Pour Mirbeau,  « ce n’est plus un homme, c’est une institution à lui tout seul, un corps constitué ». À en croire des sources bien informées, il aurait en effet, « fondé, protégé, présidé, durant sa larmoyante existence, plus de trois mille œuvres de bienfaisance et insti­tutions charitables, pour ainsi parler... Trois mille ! N’est-ce point à faire frémir ? » (« Dépopulation (III) », Le Journal, 2 décembre 1900). Car Simon n’est pas seulement coupable de publicité éhontée pour ses pseudo-bonnes œuvres, « qui ne profitent qu’à ceux qui les fondent » (« Les Petits martyrs » L'Écho de Paris, 3 mai 1892), et il ne contribue pas seulement à endormir les misérables par ses doucereuses paroles. Mais il utilise la philanthropie à des fins plus que suspectes : au lieu de s’attaquer aux causes du mal social et de s’occuper des véritables victimes que sont les enfants miséreux et violentés,  il se sert de moyens bien tortueux pour alimenter ses prétendues caisses « de sauvetage » qui ne servent en fait, qu’aux « enfants de ses fournisseurs, avec les deniers chèrement gagnés par les gueux » (« Encore M. Jules Simon », L'Écho de Paris, 10 mai 1892).   .

Voir aussi Philanthropie.

P. M.

 


SISLEY, alfred

SISLEY, Alfred (1839-1899), peintre impressionniste de l’école française, mais d’ascendance et de nationalité anglaises. Il était très lié à Claude Monet et, par la suite, à Gustave Geffroy. Il a peint presque exclusivement des paysages, avec une prédilection pour la Seine, le Loing, les environs de Louveciennes et de Moret, où il s’était installé et où il est décédé, et aussi pour les scènes d’inondations : Village de Voisins (1874), La Seine à Port-Marly (1875), L’Inondation à Port-Marly (1876), La Seine à Bougival (1876), Le Repos au bord d’un ruisseau (1878), Les Berges de l’Oise (1878), Allée de peupliers (1890), Église de Moret, etc.. Il n’a guère connu de succès pendant sa vie, en dépit d’une grande exposition rétrospective chez Durand-Ruel en 1896, mais ses toiles ont vu leur prix monter brusquement au lendemain de sa mort (L’Inondation à Port-Marly est vendu 43 000 francs en mars 1900, et Mirbeau en éprouve alors « une sorte de colère », comme il l’écrit à Monet, jugeant le prix disproportionné).

Mirbeau n’a jamais manifesté beaucoup d’enthousiasme pour les toiles de Sisley et il ne lui a consacré aucun article. Certes, en 1880, sous pseudonyme, il le loue, ainsi que Monet, pour s'être « retiré de la bande » d'« aimables barbouilleurs » qui exploitent d'une façon « ridicule et maladroite un principe juste mis en honneur par M. Manet » (« Les Impressionnistes », 2 avril 1880) ;  dans son « Salon » de 1885, il est encore élogieux pour sa sûreté de style, sa haute éloquence et sa tendresse (« Le Salon VII », La France du 29 mai 1885) ; et, en 1887, il signale au passage ses « beaux et lumineux paysages » (Gil Blas, 14 mai 1887). Mais il est devenu beaucoup plus critique par la suite. Le 25 mai 1892, dans Le Figaro, s’il rappelle son « élégance » de jadis, sa « grâce innée » et sa « vision distinguée des choses », c’est pour mieux leur opposer ses dernières toiles, qui n’en « sont plus qu’un écho lointain, affaibli », sous l’effet probable de la « lassitude » et du « découragement », qui ont entraîné un relâchement du dessin et un amollissement du pinceau. Cela lui vaut en retour une verte réplique de Sisley, qui, irrité par ces « quelques lignes malveillantes », accuse Mirbeau d’être de mauvaise foi, d’avoir eu de toute évidence « l’intention de nuire » et de s’être « fait le champion d’une coterie qui serait bien aise de [le] voir à terre ». Mais, ajoute-t-il, « elle n’aura pas ce plaisir, et vous en serez pour votre critique injuste et perfide » (lettre du 1er juin 1892, citée par René Huyghe dans Formes de novembre 1931, p. 153).

P. M.

 

 


SPENCER, herbert

SPENCER, Herbert (1820-1903), philosophe, économiste, sociologue, biologiste évolutionniste et théoricien politique anglais. Il est notamment l’auteur de: Social Statics (La Statique sociale, 1850), où il prophétise que l’humanité va s’adapter bientôt à une vie sociale où l’État n’existera plus. Spencer y propose aussi sa doctrine de l’égalité dans la liberté, selon laquelle la liberté de chacun n’est limitée que dans la mesure où elle risque d’empiéter sur celle d’autrui ; System of Synthetic Philosophy (1855-92, traduit en français sous le titre Système de philosophie synthétique à partir de 1870, et qui compte cinq volumes: Principes de psychologie (1855), Premiers principes (1866), Principes de biologie (1864-7), Principes de sociologie (1873), et Principes d’éthique (1879-92)). Spencer y applique la théorie évolutionniste à l’étude de l’homme, et insiste sur le progrès de toutes choses, y compris la société humaine; The Man versus the State (1884, traduit en français en 1885 sous le titre L’Individu contre l’État), où il proteste contre le pouvoir coercitif des gouvernements, contre l’inobservation gouvernementale des « lois de la vie », et contre les restrictions aux libertés personnelles. Spencer s’y attaque aussi à l’expansion coloniale, qu’il considère comme contraire au progrès naturel et à l’évolution des peuples.

            Dans les années 1880, à l’époque même où Mirbeau comme,nce à lire de ses œuvres, Spencer est à l’apogée de sa renommé et de son influence internationale. Connu pour ses idées sur la liberté individuelle et pour ses opinions sur la malfaisance de l’État aussi bien que pour ses théories scientifiques, Spencer était fait pour attirer le Mirbeau de 1885-1886, au moment où l’écrivain commence à voler de ses propres ailes et de se nourrir de philosophie libertaire pour se débarrasser de ses notions d’extrême droite et pour embrasser enfin, et pour le reste de sa vie, sa propre forme de l’anarchisme.

            Nous savons qu’en 1887, au moment de son mariage, Mirbeau possédait « trois volumes Herbert Spencer…tous lesdits volumes reliés » (Contrat de mariage avec Alice Regnault). À sa mort, en 1917, Mirbeau possédait aussi son propre exemplaire, broché, du livre séminal de Spencer, Introduction à la science sociale, publié en 1878. Dans la préface de La Société mourante et l’anarchie, de Jean Grave (1893), Mirbeau parle de lui-même lorsqu’il introduit un ami fictif qui « a travaillé …l’aristocratique Spencer » et qui confesse que « tout cela l’emporte vers les hauteurs où l’intelligence se purifie ». À la même époque, il a confié à son grand ami Paul Hervieu combien il partageait les idées libertaires de Spencer : « La pensée anarchiste…est dans Spencer et dans Stuart Mill. Lisez-les, et vous verrez que rien n’est plus intelligent. L’anarchie, ce n’est pas autre chose que de substituer à l’initiative de l’État l’initiative de l’individu. » Et de conclure : « La théorie anarchiste… rentre dans les grandes lois naturelles » (octobre 1893).

            « Les grandes lois naturelles » : ce sont les mots de Spencer, que Mirbeau lui a empruntés. Ce n’est pas tout : sur les question sociales, en matière scientifiques, et sur le plan politique, il y a toute une série de fortes affinités entre les deux hommes, et l’on a le droit de parler d’une influence marquée de Spencer sur le Mirbeau des années 1880-1890.

Sur les questions sociales: on n’a qu’à mettre quelques citations de Mirbeau côte à côte avec des phrases tirées de Spencer pour noter la ressemblance étroite entre certaines de leurs idées-clés. De Spencer, par exemple, sur la colonisation : « ces actes de démons… commis par des races civilisées » (Introduction à la science sociale) ; et de Mirbeau : « nous avons renouvelé, en les développant, les raffinements de torture de l’Inquisition espagnole, “actes de démon”, dit l’Anglais Herbert Spencer » (« Colonisons »). Sur le misonéisme, Spencer dixit : « Sciemment ou non, qu’il s’agisse d’usages ou de doctrines, on adhère à ce qui est vieux » (Introduction à la science sociale) ; et  Mirbeau : « nous regardons en arrière pour nous enivrer du passé, et nous fermons les yeux à l’avenir » (« Un fou »). Sur les droits de l’individu, Spencer écrit :  « reconnaître et garantir les droits des individus, c’est en même temps reconnaître et garantir les conditions d’une existence sociale régulière » (L’Individu contre l’État) ; et Mirbeau : « La société s’édifie toute sur ce fait: l’écrasement de l’individu. Ses institutions, ses lois, ses simples coutumes, elle ne les accumule…que pour…tuer l’individu dans l’homme » (Dans le ciel). Sur la charité publique, Spencer écrit : « On a le droit de se demander si la sotte philanthropie qui ne pense qu’à adoucir les maux du moment et persiste à ne pas voir les maux indirects, ne produit pas au total une plus grande somme de misère que l’égoïsme extrême » (Introduction à la science sociale) ; et Mirbeau d’approuver : « L’aumône n’est qu’une halte dans la misère, et elle vous rejette bien vite plus désespéré, plus meurtri que jamais, aux lendemains sans espoir » (« Le Travail et la charité »). 

 Il en est de même dans le domaine scientifique. Voici ce que dit Spencer, par exemple, sur l’inconnaissable : « la puissance dont l’univers est pour nous la manifestation est complètement impénétrable » (Les Premiers principes) ; et Mirbeau d’écrire : « il existe dans la nature une force mystérieuse pour nous, une force que nous ne connaissons pas encore – car, que connaissons-nous ? » (« En écoutant la rue »). Et, sur les grandes lois de la vie, Spencer dit : « l’organisation sociale a des lois plus fortes que les volontés individuelles » (L’Individu contre l’État) ; et Mirbeau parle des « grandes lois que nous ignorons et qui nous dirigent » (Interview par Paul Gsell). Sur la nature humaine, Spencer constate : « La nature humaine est indéfiniment modifiable, mais elle ne peut se modifier que lentement » (Introduction à la science sociale) ; et Mirbeau en convient : « Aucune politique, aucune loi, même aucun livre, n’a le pouvoir de transformer d’un coup les hommes » (La 628-E8). Sur la lutte pour la vie, Spencer parle de « travail d’élimination naturelle par lequel la société s’épure continuellement elle-même » (Introduction à la science sociale) ; et Mirbeau : « Il existe une loi de la vie, loi primordiale et nécessaire, c’est la loi du mouvement. Et qui dit mouvement, dit lutte… Supprimer la lutte, c’est l’immobiliser, c’est la mort » (« Protégeons-nous les uns les autres »). Sur l’altruïsme, Spencer dit : « notre devoir est de faire du bien… » (Introduction à la science sociale) ; et Mirbeau : « La seule chose qui console de vivre : faire le bien » (Lettres de ma chaumière, et l’inscription sur sa tombe).

 Même convergence sur des questions politiques. Sur le rôle de l’État, Spencer dit : « l’organisation administrative, vaste, compliquée et pourvue de toutes les ressources, une fois qu’elle sera développée et consolidée, deviendra nécessairement irrésistible » (L’Individu contre l’État) ; et Mirbeau : « <L’état pèse sur l’individu d’un poids chaque jour plus écrasant » (Préface à La Société mourante et l’anarchie). Sur le suffrage universel, voici l’opinion de Spencer : « Une classe ne peut pas maintenir sa suprématie s’il ne se trouve des multitudes d’électeurs pour vendre leur voix » (Introduction à la science sociale) ; et Mirbeau : « Tes électeurs… Qu’est-ce qu’ils pensent…? Porcellet haussa ses épaules carrées…“Quant aux électeurs, je m’en fous !...Est-ce que je ne les paye pas pour me nommer ? » (« Le Gamin qui cueillait les ceps »). Sur le socialisme, ces mots célèbres de Spencer : « Tout socialisme implique l’esclavage » (L’Individu contre l’État) ; et Mirbeau d’opiner : « Qu’est-ce donc…sinon une effroyable aggravation de l’État, qui n’a d’autre nom dans la langue que l’esclavage…? » (« Questions sociales »). Sur le système juridique, que Spencer qualifie de « notre barbare code de justice… » (Introduction à la science sociale), Mirbeau écrit : « Toutes les lois sont oppressives et criminelles. Elles ne protègent que les riches et les heureux » (« Dépopulation »).

 On note encore d’innombrables affinités entre les deux hommes sur d’autres sujets : sur la lutte des Boers contre la Grande-Bretagne ; sur les relations internationales ; sur la santé publique ; sur le parlementarisme ; sur les décorations et les honneurs publics ; sur l’indestructibilité de la matière ; sur la théorie de l’évolution ; sur l’attraction des sexes ; sur l’entraide ; sur le journalisme ; sur le progrès ; sur l’élimination progressive des maux de l’humanité ; sur le mauvais goût du grand public ; sur le patriotisme et le militarisme ; sur la malfaisance du salariat ; sur l’éducation publique ; et sur la religion. Aucun doute, donc : Mirbeau a trouvé en Spencer un philosophe à son goût, un sociologue qui a traité de la question sociale du point de vue de l’évolution, un scientifique qui a soutenu ses conclusions par des faits d’observation convaincants, et un critique objectif, libéral, et honnête du monde politique contemporain.



                                                                                  R. C.

 

            Bibliographie : Reg Carr, « Octave Mirbeau et Herbert Spencer : affinités et influences », L’Europe en automobile : Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, pp.271-84.


STRINDBERG, august

STRINDBERG, August, (1849-1912), romancier et dramaturge suédois, d’inspiration naturaliste à ses débuts, plutôt expressionniste à la fin de sa vie. Malheureux en ménage et violemment anti-féministe, il s’est fait le théoricien de l’infériorité naturelle des femmes. Il était psychologiquement fragile, voire dérangé, et souffrait du délire de la persécution). Il a vécu plusieurs années en France, à partir d’août 1894, et a rédigé en français Inferno (1897). Il est notamment l’auteur de La Chambre rouge (1879), Le Royaume nouveau (1882), Le Fils de la servante (1887), autobiographie, Au bord de la vaste mer (1890). Au théâtre, il est surtout connu pour Père (1887), Mademoiselle Julie (1889), Créanciers (1889) et La Danse de mort (1900). Il a aussi donné des drames historiques inspirés par l’histoire de la Suède : Éric XIV (1899), Charles XII (1901), Gustave III (1903).

Mirbeau, qui ne connaissait qu’une petite partie de son œuvre, ne l’appréciait pas du tout et le jugeait par trop surestimé : « M. Auguste Strindberg fut, il faut bien l'avouer, une assez fâcheuse invention ; fâcheuse pour lui et pour nous. On croyait avoir mis la main sur un autre Ibsen. [...] On dut vite reconnaître que l'on s'était trompé. Comme dramaturge, M. Strindberg ne dépasse pas l'honnête moyenne de nos habituels fournisseurs de théâtre ; comme nouvelliste et comme romancier, il s'atteste d'une éclatante infériorité. » Mais ce que Mirbeau critique plus encore, c’est  « son anthropologie », dont les méthodes pseudo-scientifiques lui paraissent aussi dérisoires que celles de Cesare Lombroso (voir la notice) : il n’y voit qu’ « une molle resucée, un morne remâchement des cuisines lombrosiennes » (« Knut Hamsun », Le Journal, 19 mars 1895). Quelques semaines plus tôt, répondant à l’enquête d’un journaliste, à la suite de la publication d’un article provocateur de Strindberg dans La Revue blanche, il était rangé parmi les « défenseurs des femmes » parce qu’il tournait en dérision les arguments prétendument scientifiques au nom desquels Strindberg décrétait les femmes inférieures aux hommes :  « M. Strindberg tombe dans l'erreur commune à beaucoup d'hommes qui appliquent à la femme une tare d'infériorité en ce qu'elle n'a pas la même forme d'esprit, les mêmes qualités de sensations, les mêmes aptitudes que l'homme, c'est-à-dire en ce qu'elle n'est pas un homme. Cela m'a toujours semblé un fâcheux raisonnement. |...] Je ne vous parlerai pas des expériences scientifiques, pesées, mensurations, analyses chimiques, descriptions micrographiques, etc., toute cette cuisine de laboratoire à laquelle se livre M. Strindberg dans l'espoir de découvrir au fond d'une éprouvette un précipité d'infériorité féminine ou le bacille de la supériorité masculine. Tout cela me paraît d'un snobisme assez caractérisé. La vérité est que M. Strindberg a dû beaucoup souffrir de la femme. Il n'est pas le seul et c'est peut-être de sa faute. »

P. M.


SUTTNER, bertha von

SUTTNER, Bertha von (1843-1914), écrivaine et militante pacifiste autrichienne. Née comtesse Kinsky von Wchinitz und Tettau, fille d’un feld-maréchal ruiné, elle a été obligée de travailler comme gouvernante et a épousé le jeune baron Arthur Gundaccar von Suttner. Après avoir passé huit ans en Géorgie, elle a publié, en 1889, Die Waffen Nieder ! [“Bas les armes !”], qui, en Allemagne, s’écoulera à 210 000 exemplaires de son vivant. Elle a, peu après, fondé la Société autrichienne des amis de la paix, dont elle a été la présidente jusqu’à sa mort. En décembre 1905, couronnement de sa carrière, elle est la première femme à obtenir le prix Nobel de la Paix.

Parlant parfaitement le français, Bertha von Suttner a pu lire Le Calvaire dans le texte et y a reconnu des préoccupations et des valeurs très proches des siennes. Elle a aussi admiré L’Abbé Jules (1888) et Sébastien Roch (1890). Elle a fait la connaissance de Mirbeau, à Menton, en février 1889, et a évoqué cette rencontre dans ses Memoiren. Les deux écrivains ont échangé quelques lettres cordiales, et Mirbeau a essayé d’obtenir de son éditeur Georges Charpentier qu’il publie la traduction française de Die Waffen Nieder ! Mais, pour des raisons que nous ignorons, le volume ne paraîtra qu’en 1899, et il sera préfacé, non par Mirbeau, mais par Gaston Moch.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Bertha von Suttner », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 180-191.

 

 


TAILHADE, laurent

TAILHADE, Laurent (1854-1919), écrivain français. Tout d’abord parnassien, puis gonfalonier des décadents, le poète pyrénéen se taille un certain succès dans le monde des lettres, à partir des années 1890, avec la publication de ses féroces ballades reprises, dès 1891, dans son recueil Au Pays du Mufle. Après avoir défendu « le beau geste » de Vaillant,  il est victime d’un attentat alors qu’il dîne au restaurant Foyot le 4 avril 1894. Sa réclame est faite et lui ouvre les portes de la grande presse parisienne. Les articles qu’il signe sous le pseudonyme de Tybalt à L’Echo de Paris lui  attirent une ribambelle de duels. En 1898, il s’engage dans le combat dreyfusard derrière Zola, à L’Aurore et aux Droits de l’Homme. Les textes qu’il signe alors seront repris en partie dans À travers les grouins et Imbéciles et Gredins. Proche de Sébastien Faure, Tailhade collabore parallèlement à la presse anarchiste (Le Libertaire, Le Journal du Peuple…), propre à assouvir l’épanchement de sa bile anticléricale. En 1906, déçu par ses engagements passés, il semble tourner casaque et se diriger vers le trottoir de droite. La plupart des historiens de la littérature s’arrêtant là, nous nous permettrons d’ajouter que Tailhade vivra treize années supplémentaires, durant lesquelles il survivra tant bien que mal grâce à ses talents de journaliste, de traducteur et de conférencier et qu’il saluera le surgissement de la Révolution d’Octobre dans les colonnes de La Vérité.

            On peut dire que Mirbeau fut d’abord amusé par un Tailhade qui constitue alors une sorte d’attraction parisienne incontournable, entre la Tour Eiffel et Monsieur Joseph Pujol. C’est avec cette image à l’esprit que Mirbeau se presse à la conférence que donne Tailhade sur L’Ennemi du Peuple en novembre 1893. À force de se côtoyer dans les mêmes salles de rédaction – L’Aurore, Le Journal du Peuple, par exemple – et de lutter pour les mêmes causes – la libération d’Oscar Wilde, le souvenir de la Commune et surtout pour Alfred Dreyfus –, les deux hommes finissent par tisser des liens d’amitié. Aussi Mirbeau demande-t-il à Tailhade d’introduire L’Épidémie dans une conférence à la Maison du Peuple de Montmartre en juin 1900. Mais c’est l’année suivante, lors de la condamnation de Tailhade à un an de prison pour son article du Libertaire, que Mirbeau va s’employer à venir en aide au prisonnier de la Santé, notamment en lui trouvant des fonds dus à la générosité de Joseph Reinach et un éditeur – Fasquelle – pour sa traduction du Satyricon. C’est encore Mirbeau qui le fera entrer à L’Humanité en 1904. Pour autant, les relations entre les deux littérateurs vont se détériorer totalement avec la publication du Salon de Madame Truphot la même année. Œuvre de Fernand Kolney, beau-frère de Tailhade, ce – mauvais – roman à clefs avait probablement été initié à quatre mains, mais nous savons que seul Kolney avait poursuivi l’ouvrage et que, de fait, le contenu avait largement échappé au contrôle de Tailhade. Or, tout un chapitre était consacré à démolir Mirbeau – dépeint sous les traits de Georges Sirbach –, ainsi qu’Alice Regnault. Encouragé par Jehan Rictus – qui, dans ce roman, avait eu plus que sa part – à porter l’affaire devant les tribunaux, Mirbeau choisit de se taire, tandis que Tailhade tardait à rompre avec son beau-frère, ce qu’il fit un an plus tard. Trop tard, à l’évidence,  pour panser les blessures d’une amitié qui ne se renoua jamais par la suite.

G. P.

 

Bibliographie : Gilles Picq, Laurent Tailhade, ou De la provocation considérée comme un art de vivre, Maisonneuve et Larose, 2001, 832 pages ; Gilles Picq, « Mirbeau-Tailhade : un malentendu », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 150-158.

 

 


TANGUY, julien

TANGUY, Julien (1825-1894), était un ancien communard, devenu marchand de couleurs. Sa petite boutique, située au 14 de la rue Clauzel, dans le IXe arrondissement de Paris, était fréquentée par des peintres peu fortunés, qui déposaient souvent chez lui des toiles en guise d’à-valoir sur le prix des fournitures qu'ils lui achetaient, à charge pour lui de les vendre, s’il trouvait des acquéreurs. Pissarro, Cézanne et Van Gogh, entre autres, furent ses amis et ses clients. Le « père Tanguy », comme on l’appelait, a été immortalisé par Van Gogh, qui a laissé de lui plusieurs portraits (l’un d’eux, acheté par Mirbeau en 1905, sera revendu 20 200 francs en 1919).

C’est au père Tanguy que, pour 600 francs, Mirbeau a acheté, en 1891, deux toiles de Van Gogh, les Iris et les Tournesols, en cachette de sa femme, à qui il a fait croire que le marchand de couleurs lui en avait fait cadeau. Il les a revendues 90 000 francs à Bernheim, en 1912...  En 1987, elles atteindront le prix fabuleux de 560 millions de francs, record mondial à l’époque !

Mirbeau a consacré au père Tanguy un article nécrologique ému, le 13 février 1894, lorsque le vieil amateur de peinture est mort d’un cancer de l’estomac. Il y évoque notamment le Pot de glaïeuls que le père Tanguy voulait lui montrer après la mort de Van Gogh : « C’est un des derniers tableaux qu’il ait faits. Une merveille ! Il faut que je vous le montre ! Les fleurs, voyez-vous, personne n’a senti ça comme lui. Il sentait tout, le pauvre Vincent ! Il sentait trop ! Ça fait qu’il voulait l’impossible. Je vais vous chercher le Pot de glaïeuls... » Et Mirbeau a cette phrase prophétique : « L’histoire de son humble et honnête vie est inséparable de l’histoire du groupe impressionniste, lequel a donné les plus beaux peintres, les plus admirables artistes à l’art contemporain, et, lorsque cette histoire se fera, le père Tanguy y aura sa place. »

Pour venir en aide à la pauvre veuve du père Tanguy, qui n’avait pas les moyens de renouveler le bail de la boutique, et lui permettre de trouver un logement décent, Mirbeau a pris l’initiative de solliciter des artistes reconnaissants (parmi lesquels Claude Monet, Jean-François Raffaëlli, Charles Cazin, Maxime Maufra, etc.), de constituer un comité d’honneur et. d’organiser une vente de leurs œuvres. Elle a lieu le 2 juin 1894 à l’Hôtel Drouot et a rapporté 14 261 francs.

P. M.

 

Bibliographie : Bernard Vassor, « OctaveMirbeau protecteur de la famille Tanguy », 4 juin 2006.

 

 


TOLSTOI, lev nikolaievitch

TOLSTOÏ, Lev Nikolaievitch (1828-1910), célèbre romancier et moraliste russe, un des maîtres de Mirbeau. Quoique appartenant à une puissante et richissime famille noble, il abandonne une carrière militaire commencée au Caucase et en Crimée – d’où il tire la matière des Cosaques  (1863) et des Récits de Sébastopol (1866, traduction en 1886) –, il se range aux côtés des pauvres et des démunis, et se consacre à l’émancipation des serfs et à l’éducation des moujiks, ce qui le marginalise et le fait passer pour “fou”. En rupture avec les églises officielles, il met en pratique une morale évangéliste et rousseauiste, assez nettement anarchisante. Parallèlement il compose une œuvre littéraire de première importance : La Guerre et la paix  (1864-1869), dont la traduction française, en 1885, est pour Mirbeau une révélation, Anna Karénine (1875-1877, traduction 1885), La Mort d’Ivan Illitch (1886), La Sonate à Kreutzer  (1888, traduction 1890), Résurrection  (1899). Il a aussi écrit un drame en cinq actes, La Puissance des ténèbres, interdit en Russie, mais monté par André Antoine au Théâtre Libre en 1888, et dont Mirbeau a pris la défense, après l’éreintement de la critique (voir « Une nouvelle pédagogie », Le Figaro, 25 février 1888) ; et des opuscules théorisant son engagement social : Ma religion (1884, traduction 1885), L’Église et l’État (1891), et Qu’est-ce que l’art ? (1898), qui lui a valu d’être vivement critiqué et jugé rétrograde par beaucoup.

Mirbeau admirateur de Tolstoï

Pour Mirbeau, Tolstoï est une espèce de « demi-dieu », comme le rappelle Albert Adès. En 1903, il voit en Tolstoï et Dostoïevski  « les grands révolutionnaires de la sensibilité moderne » et dans Guerre et la paix et L'Idiot « les principaux facteurs de notre transformation morale, les plus violents réformateurs de notre sensibilité », car il n’y a pas, « chez eux, de prétentions verbales », mais « rien que le souci d'exprimer, d'exprimer la passion avec une concision si nerveuse, si aiguë, que tout notre être et nos fibres sont travaillés, en gémissent et en souffrent » (L’Aurore,  7 juin).

Mirbeau considère Tolstoï comme un double modèle, moral autant que littéraire, dont il aimerait pouvoir s’inspirer, tout en sachant l’abîme qui l’en sépare : « Il s’est élevé tellement haut dans l’art et dans l’apostolat, que les plus forts se sentent pris de vertige devant ses œuvres, qui sont faites de notre chair, ces œuvres qui débordent de génie et d’amour. »

* Un modèle moral, tout d’abord. Mettant son éthique au poste de commande, au risque de passer pour fou parce qu’il rejette les valeurs consacrées de la société,  Tolstoï constitue un exemple à suivre, parce qu’il tente de mettre sa conduite en conformité avec ses propres valeurs, qui sont désormais celles de Mirbeau  : « N’a-t-on pas dit qu’il était fou ? Il n’y avait qu’un fou, en effet, pour oser faire comprendre que la guerre était une barbarie,  la justice humaine une monstruosité ; pour oser prêcher, en face des lois oppressives et des cruelles institutions sociales, la doctrine reniée du Christ, la doctrine déformée par les exégètes et les docteurs, adaptée par les Pères de l’Église au mécanisme de la tyrannie impériale, cette doctrine que Jésus avait faite de pardon, que les hommes firent de gouvernement, partant d’inexorabilité. » Et le journaliste de nous montrer le boyard, prêchant d’exemple, en train d’alphabétiser des enfants de moujiks et de mettre en œuvre une pédagogie libertaire :  « Le célèbre écrivain habite une maison de paysan, qui se compose d’une pièce immense, où sont entassés, avec tous les objets nécessaires à la vie, les bibliothèques de livres utiles et les outils manuels. Les enfants vont et viennent du tour à l’établi, de l’établi au bureau, où se trouvent le devoir commencé et le livre ouvert. » (« Un fou », Le Gaulois, 2 juillet 1886). 

* Un modèle littéraire, ensuite. Après avoir dévoré Guerre et paix, en juillet 1885, Mirbeau place d’emblée son auteur au-dessus de tous les romanciers français, comme il le confie à Paul Hervieu : « Quel admirable livre et quel génie, ce Russe ! J’en suis tout émerveillé. Figurez-vous la vie russe, toute la vie russe, vie civile au pays, vie militaire dans les camps, pendant les campagnes de Napoléon Ier. [...] Le cerveau de cet homme est prodigieux, il embrasse toute la vie, et il n’a pas une minute, une seule minute de défaillance » (Correspondance générale, t. I, p. 411). Il est tellement impressionné qu’il envisagera, quinze ans plus tard, de faire pour la France du dernier quart de siècle, l’équivalent de ce que Tolstoï a réalisé pour la Russie du premier quart, mais il renoncera vite à son projet, au-dessus de ses forces, et Un gentilhomme restera inachevé. Ce qu’il admire le plus, chez le grand Russe, c’est sa capacité à tout embrasser de la vie et à pénétrer au plus profond des êtres et des choses : « Nulle part il n’existe un plus admirable et plus passionné écrivain que l’auteur immortel de La Guerre et la Paix et de Ma religion. Tolstoï est un voyant sublime, un de ces esprits très rares, un de ces annonciateurs, comme les siècles n’en produisent que de loin en loin. [...] Tolstoï a, lui, abordé tous les inquiétants problèmes de la vie ; il est parmi nous et il nous aime ; son mysticisme ne le fait point s'égarer dans des mondes impossibles ; tout ce qui gronde ou chante au fond du cœur de l’homme, il l’a recueilli ; ses plus confuses, ses plus secrètes pensées, ses sensations les plus fugitives, non encore notées, il les a mises à nu » (« Un fou », loc. cit.). En 1903 Mirbeau écrit à Tolstoï pour lui exprimer sa reconnaissance pour tout ce qu’il lui doit : « Le premier, vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » (Lettre à Léon Tolstoï, p. 15). Or cette révolution littéraire, Tolstoï l’a réalisée sans se soumettre, comme les vulgaires « littérateurs », aux règles romanesques en usage, notamment celle de la composition, qui ne sont que des lits de Procuste et dont Mirbeau tend de plus à se libérer lui aussi : « Est-ce qu'il y a de la composition chez Tolstoï et Dostoïevski ? » (L'Aurore, 7 juin 1903). Si Tolstoï parvient ainsi à « transcrire la vie fidèlement, aussi complètement que possible, sans rien y ajouter », c’est parce qu’il était, « pour Mirbeau, le contraire d’un littérateur » : non pas un homme « qui ne vit pas » et qui ne fait que « de la littérature », mais « un homme qui vivait d’abord, qui écrivait ensuite », note le romancier égyptien  Albert Adès (« La Dernière physionomie d’Octave Mirbeau »,  La Grande revue, mars 1917).

Tolstoï admirateur de Mirbeau

De son côté, Tolstoï a manifesté publiquement à plusieurs reprises son admiration pour Mirbeau, en qui il voyait « le plus grand écrivain français contemporain, celui qui représente le mieux le génie séculaire de la France » (cité par Eugène Sémenoff, Mercure de France, septembre 1903). Il a suivi avec passion le feuilleton du Journal d’une femme de chambre dans La Revue blanche et a jugé le roman « très bon, et d’un intérêt vraiment humain », notamment la scène de Cléophas Biscouille. Il a vivement admiré Les affaires sont les affaires, dont Mirbeau lui avait envoyé un exemplaire dédicacé, ce qui lui a valu une lettre de remerciement : « Voilà une œuvre belle et riche ! Du reste Mirbeau a tant de talent !... Elle me ravit : elle est nette, lumineuse, hardie, solide ; des caractères bien posés, vivants et forts ; une action rapide et saisissante... Oh ! c’est très bien, très bien... Mais j’ai vu que l’on avait un peu disputé Mirbeau sur son dénouement. Je ne comprends pas cette querelle, car cette péripétie est très belle, à mon sens, et j’y vois justement le point culminant de la pièce. Est-ce que Mirbeau pouvait conclure sans aller jusqu’au bout de son personnage et de son idée ? Et l’homme d’argent serait-il complet, si l’auteur ne nous le montrait irrémédiablement ravagé par la passion des affaires qui est toute son âme et toute sa vie, et qui, peu à peu, l’a empli, saoulé, lui a façonné, dans une monstrueuse déformation, son visage tragique, délogeant de son cœur tout sentiment, toute pensée qui n’est pas celle des affaires, et définitivement nettoyé de tout ce qu’il restait d’humain au fond de lui ? Voilà ce qui est la beauté, ce qui est la force de ce dénouement » (propos rapportés par Georges Bourdon, En écoutant Tolstoï, 1904).

            Il semble qu’il n’y ait eu qu’un seul échange épistolaire entre les deux écrivains, en 1903, hors l’envoi, par Tolstoï, d’une photo de lui, agrémentée d’une sympathique dédicace. Pourtant, curieusement, dans une lettre de 1888 au critique du Figaro, Philippe Gille, Mirbeau citait un extrait d’une lettre prétendument reçue de Tolstoï, lettre totalement inconnue par ailleurs. Mais le fait que, comme par hasard, Mirbeau prête au grand Russe exactement la même appréciation de L’Abbé Jules que celle qu’il prétend également avoir reçue de Taine, laisse penser que la missive du père de Natacha n’est qu’une invention pour les besoins de la cause...

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la Russie », in Voix d'Ouest en Europe, souffles d'Europe en Ouest, Presses de l'Université d'Angers, 1993, pp. 461-479 ; Pierre Michel, « Tolstoï et Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 232-234 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface de Lettre à Tolstoï, À l’écart, 1991, pp. 5-11 ; Octave Mirbeau, Lettre à Tolstoï, À l’écart, 1991 ; Léon Tolstoï, « À Octave Mirbeau », Les Nouvelles littéraires, 15 décembre 1960.




TREZENIK, léo

Trézenik, Léo (1855 – 1902), romancier, poète, imprimeur et agitateur médiatique parisien né dans le bourg percheron de Rémalard. Et surtout, pour ce qui nous intéresse ici, tenace petit frère ennemi d’Octave Mirbeau. Leur inimitié a-t-elle commencé alors que le premier était encore enfant et le second, son aîné de sept ans, adolescent ? On ne saurait l’affirmer, mais le fait est qu’Octave traite déjà sur le mode de l’ironie le père du futur Léo Trézenik dans une lettre adressée en octobre 1867 à son camarade Alfred Bansard des Bois. Après s’être moqué des flonflons d’une grande fête organisée pour célébrer les cinquante ans de vie sacerdotale du curé doyen de Rémalard, il enfonce le clou en écrivant que le comte d’Andlau (l’aristocrate du pays) a qualifié la cérémonie de « démonstration patriotique ». « Et, poursuit-il, Épinette, quincaillier, s’est empressé de confirmer. »

Le jeune Léon n’a sans doute pas été témoin du ridicule encouru en cette occasion aux yeux d’Octave par son papa, car il doit déjà avoir rallié à cette époque le collège Saint-François-Xavier tenu par les jésuites à Vannes. Le stupide (ou opportuniste) quincaillier Pierre-Barnabé Épinette a en effet suivi l’exemple donné par les parents Mirbeau pour Octave en le plaçant dans ce havre supposé de belle éducation, de solide instruction et d’excellence morale et religieuse. C’est de ce séjour qu’il tirera son pseudonyme de Trézenik, nom de l’épinette en langue bretonne. Il en sortira, semble-t-il, en meilleur état que ne l’avait fait le jeune Mirbeau puisqu’il décrochera au terme de ses études la double couronne de bachelier ès lettres et de bachelier ès sciences.

Les sciences l’emportant d’abord dans ses préférences  (à moins que ce ne soit dans son respect pour celles de son père, mort quelques mois plus tôt), il s’engage alors dans des études de médecine à Caen. Mais il les abandonne bientôt pour suivre sa mère qui a choisi de s’établir à Paris après la mort de son mari. Il habite avec elle dans la même maison que le poète François Coppée. Est-ce ce voisinage qui incite le jeune homme à changer d’orientation ? Il jette par-dessus les moulins les études médicales pour se lancer à corps perdu dans la littérature en fréquentant les Hydropathes, un groupe de jeunes batteurs d’estrade du genre tapageur qui procèdent à des lectures publiques de leurs poèmes dans des cafés. Après les Hydropathes, les Hirsutes prendront la relève, suivis des Jemenfoutistes, puis des  Hydropathes reconstitués dont Léo Trézenik sera le vice-président. Il se fait aussi journaliste en publiant dans divers journaux des articles, parmi lesquels une série de Têtes de Turcs qui sont autant de portraits au vitriol de célébrités littéraires. Puis il crée avec deux compères un hebdomadaire, La Nouvelle Rive gauche, qui prendra en 1883 le nom de Lutèce. L’étape suivante sera un investissement dans une imprimerie d’où sortiront entre autres Les Déliquescences d’Adoré Floupette, pastiche des poètes décadents issu des plumes de Gabriel Vicaire et Henri Beauclair.

Mais l’essentiel est pour lui de se faire un nom en littérature. Après avoir donné dans la poésie un peu leste avec des recueils intitulés Les Gouailleuses et En jouant du mirliton, il frappe en 1887 un grand coup en publiant un roman à certains égards de la même veine, La Jupe, tissé d’allusions plus ou moins scabreuses aux aventures des protagonistes du milieu alors dispersé des Hydropathes, Hirsutes et autres Jemenfoutistes. Le héros en est un jeune homme nommé Kerbihan qui est encore au début de l’histoire « d’une naïveté absolue » quand il sort (tiens, tiens !) du collège des jésuites de Vannes et regagne son village natal qu’il est assez facile, au moins pour les connaisseurs de la région, d’identifier comme étant Rémalard affublé du nom de Cormenon-La-Tour. Mais là, scandale, ce pauvre Kerbihan  tombe dans les rets d’une bourgeoise obsédée sexuelle, qui se trouve être l’épouse du « seul médecin » du pays et qui lui fait subir les derniers outrages, décrits en termes imagés.

La mère d’Octave Mirbeau (née Dubosq) ayant beau être morte depuis dix-huit ans lors de la parution de ce petit brûlot, il y a lieu de penser qu’Octave, dont le père médecin habite toujours à  Rémalard, ne trouve pas cette pochade du meilleur goût. C’est très probablement ce qui explique le costume qu’il va tailler trois ans plus tard dans le roman Sébastien Roch au quincaillier de Rémalard.    

Sébastien, élève comme Kerbihan des jésuites de Vannes, y a été placé dans le roman, tout comme Trézenik dans la vie, par son père quincaillier, rebaptisé ici Elphège Roch, et décrit par Octave comme un odieux fantoche, une baudruche gonflée de suffisance, un abruti stupidement avide de reconnaissance sociale.

« M. Roch, se déchaîne Mirbeau dans un portrait digne d’une anthologie de la médisance, était gros et rond, soufflé de graisse rose, avec un crâne tout petit que le front coupait carrément en façade plate et luisante. Le nez, d’une verticalité géométrique, continuait, sans inflexions ni ressauts, entre des joues, sans ombres ni plans, la ligne rigide du front. Un collier de barbe reliait, de sa frange cotonneuse, les deux oreilles vastes, profondes, inverties et molles comme des fleurs d’arum. Les yeux, enchâssés dans les capsules charnues et trop saillantes des paupières, accusaient des pensées régulières, l’obéissance aux lois, le respect des autorités établies et je ne sais quelle stupidité animale, tranquille, souveraine, qui s’élevait parfois jusqu’à la noblesse. Ce calme bovin, cette majesté lourde de ruminant en imposaient beaucoup aux gens qui croyaient y reconnaître tous les caractères de la race, de la dignité et de la force. Mais ce qui lui conciliait, mieux encore que ces avantages physiques, l’universelle estime, c’est que, opiniâtre liseur de journaux et de livres juridiques, il expliquait des choses, répétait, en les dénaturant, des phrases pompeuses, que ni lui, ni personne ne comprenait, et qui laissaient néanmoins, dans l’esprit des auditeurs, une impression de gêne admirative. »

Voilà qui est tapé, comme on disait autrefois, avec le même mode de cruauté, d’ailleurs, que le roman de Trézenik, puisque le quincaillier Pierre-Barnabé Épinette est mort depuis quatorze ans quand Octave lui décoche cette flèche du Parthe.

Un prêté pour un rendu. Les hostilités vont-elles en rester là ? Que nenni. Trois mois après avoir encaissé cet uppercut, Trézenik réagit en annonçant dans un journal satirique parisien, Le Roquet, dont il est devenu le rédacteur en chef, le lancement prochain d’un concours pour le « massacre d’Octave Mirbeau », classé par ses soins parmi les littérateurs « arrivés » sur lesquels il se propose d’inviter ses lecteurs à se faire les crocs avec promesse de rémunération pour les plus voraces.

Ce projet mirbeauphobe ne verra toutefois pas le jour, et Octave aura la sagesse de se contenter d’ironiser dans Le Figaro du 20 septembre 1890 sur « certains jeunes » qui le « font rire avec les œuvres qu’ils promettent toujours et qu’ils ne donnent jamais (…) avec leurs journaux et leurs revues, leurs manifestes et leurs programmes. »

La hache de la guerre ne sera plus déterrée, en tout cas publiquement. Mais il n’existe, pour autant qu’on sache, aucun signe d’une quelconque réconciliation entre les deux hommes. C’est bien dommage, car quand on lit Trézenik après Mirbeau – et il en vaut la peine – on ne peut qu’être frappé par la ressemblance de leurs détestations, tour à tour acérées et désabusées (« neurasthéniques »), du clergé et de ses abus de pouvoir, de l’esprit de lucre et des injustices qu’il génère, des puissants et des misères qu’ils répandent, de l’amour et de ses multiples déboires. Ils ont aussi en commun un art consommé de l’observation et de la description des mœurs rurales.

Auteur de romans qu’il faudrait rééditer, Cocquebins, L’Abbé Coqueluche, Le nombril de M. Aubertin, Trézenik n’est pas loin de l’auteur de L’Abbé Jules quand il met en scène dans son Magot de l’oncle Cyrille un paysan léguant ses biens « aux quinze familles les plus nécessiteuses de la commune » d’Hauteboue (autre avatar du nom de Rémalard…) Et en lui faisant préciser : « Je dis nécessiteuses et non méritantes ; par conséquent, peu m’importe que leur misère provienne du chef de paresse ou d’ivrognerie du père ou de la mère ou des deux. J’entends qu’on se borne au fait de misère sans en chercher les causes. » 

Oui, Octave et Léo, Léo et Octave, ces deux-là étaient fait pour s’entendre…

 

 

M.C.


UTRILLO, maurice

UTRILLO, Maurice (1883-1955), peintre de Montmartre, paysagiste quasi exclusif, Utrillo naît à Paris de Suzanne Valadon (1867-1938) et d’un père inconnu – on trouva quelques biographes pour accréditer l’hypothèse cocasse de la paternité de Toulouse-Lautrec, qui sut en effet exploiter les qualités de modèle de la mère. Dès 1900, les premières crises alcooliques nécessitent cures de désintoxication et internements en maison de santé, litanie tragique qu’il enchaînera une partie de son existence. Son œuvre, énorme et pléthorique, étonne par le nombre inversement proportionnel des sujets : quartiers populaires de Paris, décors urbains anémiés, vues de la place du Tertre, Utrillo se révèle essentiellement dans le traitement mélancolique d’une ville baudelairienne, asphyxiée par les cloisonnements de classe, marquée par la misère, et qui, au fond, coïncide davantage avec la littérature citadine d’un Gustave Geffroy qu’avec la fiction romanesque d’Octave Mirbeau qui, elle, connaît çà et là les vastes espaces naturels respirables et profonds. La critique s’accorde à fixer à 1916 la fin de son originalité, date à laquelle, s’il est excessif de prétendre qu’il se survit à lui-même, on note un sensible tarissement de la créativité initiale, dont les spécialistes rendent compte en avançant deux motifs : celui de l’étroitesse des motifs, celui de sa personnalité.

C’est précisément sur le terrain de cette dialectique entre tempérament et création que se situe l’intervention de Mirbeau dans le discours sur Utrillo. La rencontre a lieu lors du Salon d’automne 1910, où le jeune Utrillo expose un Pont Notre-Dame. Conduit par Francis Jourdain avenue Trudaine, chez le marchand de tableaux Louis Libaude, Mirbeau en ressort enthousiasmé, comme devant « les Pissarro de la meilleure époque ». C’est là qu’il se porte acquéreur de La Rue de l’abreuvoir, à Montmartre, présent dans la vente de la collection Mirbeau du lundi 24 février 1919.  Achetée une bouchée de pain, elle est revendue mille francs en 1919. D’après Dorgelès, Mirbeau, fier d’avoir « déniché ce peintre inconnu dans un galetas de Montmartre où il peignait en écumant », brosse ce portrait de l’artiste : « Fou à lier, mon cher… J’ai dû lui arracher ce chef-d’œuvre des mains ! Il voulait le crever ! Il n’avait rien mangé depuis huit jours… Il boit de l’alcool de ses réchauds… Un génie, mon cher ! » Au vrai, à travers cet engouement pour le paysagiste de Montmartre, on retrouve l’énergique spontanéité de Mirbeau à s’enflammer pour un créateur ardent et souffrant, au tempérament assez voisin d’Alfred Jarry, mort trois ans auparavant.

Un ouvrage permet d’avoir un aperçu inédit des relations entre Mirbeau et Utrillo, et par là devient le texte de référence. Il s’agit de la monographie de Suzanne Valadon, mère de Maurice, Child of Montmartre. Étonnamment, l’étude est rédigée en anglais, et il nous a été impossible d’en consulter une version française. Le mythe d’Utrillo en peintre maudit est de beaucoup redevable à l’évocation maternelle de l’itinéraire verlainien de son artiste de rejeton – rappelons que c’est sur la recommandation du corps médical que Suzanne se décida à initier Maurice aux passions de l’art. Suzanne Valadon revient longuement sur l’impact de l’addiction alcoolique sur la créativité de son fils, décrit les alternances entre sobriété et crises suicidaires, le tempérament miné par l’angoisse de mort, dépeint un artiste conscient que sa postérité sera grande. Avec force, elle évoque sa capacité d’aimer et de haïr simultanément : n’y a-t-il pas là une première affinité avec Mirbeau ? Contrairement aux souvenirs relatés par Dorgelès, Valadon souligne le peu de cas fait par Mirbeau des tendances à l’alcoolisme de son fils. En conflit avec ses pairs, en situation de désaccord chronique avec sa famille, vivant douloureusement le dédain de la critique, Utrillo puisa au contraire dans l’intérêt que Mirbeau lui témoigna une source d’affection pour l’auteur de L’Abbé Jules, et de façon assez surprenante, un motif de réconciliation relative et ponctuelle avec la presse. « Entre tous, il aimait Octave Mirbeau, pas seulement en vertu de son tact et de ses manières courtoises, mais du fait de sa compréhension de ses propres problèmes. Mirbeau était un homme loyal, d’une parfaite honnêteté, dévoué à l’art, et ne demandant pas mieux que de laisser ses collègues se complaire dans les dessous de la vie de mon fils. » L’anecdote est croustillante, qui montre Mirbeau en interviewer dandy, face à un Maurice Utrillo bohème et négligé dont on redoute les crises de colère incoercibles. Mais entre Utrillo et Mirbeau, c’est affaire d’empathie. Le critique sait y faire, s’attachant à l’œuvre sans en considérer les implications biographiques, a fortiori pathologiques. Une telle discrétion préside à ce que Suzanne Valadon n’hésite pas à nommer relation d’amitié entre les deux hommes. Combien de temps dura-t-elle ? Quand débuta-t-elle ? Qu’en est-il de la série de textes consacrés à Utrillo et que Valadon prétend parus dans L’Événement ? La pleine lumière n’a pas été faite sur les rapports entre les deux hommes.

S. L.

 

Bibliographie : Roland Dorgelès, Bouquet de Bohême, Albin Michel, 1989 ;  Jean Fabris, Utrillo. Sa vie son œuvre, Éd. Frédéric Birr, 1982 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, L’Imprécateur au cœur fidèle, Séguier, 1990.



VALLOTTON, félix

VALLOTTON, Félix (1865-1925), peintre, dessinateur, graveur et écrivain français d’origine suisse. En 1882, il quitte Lausanne pour apprendre la peinture à Paris. Il s’inscrit à l’Académie Julian et, au Louvre, copie les maîtres. Au départ son travail, marqué par les peintres qu’il admire (Holbein et Ingres), est plutôt sage. Mais l’amitié qu’il noue avec les Nabis (avec qui il expose chez Le Barc de Bouteville), la fréquentation des milieux de la presse et la découverte des estampes japonaises le conduisent à un art puissant et personnel. Son originalité va s’exprimer tout d’abord dans la gravure qui, entre 1890 et 1900, prend le pas sur la peinture. Sa maîtrise da la xylographie lui vaut une réputation internationale. Sa mise en page audacieuse, son graphisme elliptique, sa simplification des formes, son jeu de contraste novateur et son esprit critique séduisent les journaux qui le sollicitent. Il publie dans Le Rire, La Gazette de Lausanne et surtout dans La Revue Blanche. Il illustre également certains ouvrages (Renard, Gourmont). Ce sens du cadrage, ce dessin épuré, cette économie chromatique, cette suppression des nuances, il va les appliquer par la suite à sa peinture, comme en témoignent ses toiles d’une facture lisse, parfois dure et froide, révélant une certaine causticité.

Mirbeau, dans le groupe des Nabis, accorde une place particulière à Vallotton : il est le seul à qui il consacre un article. Comme Bonnard et Vuillard, il collabore à La Revue Blanche pour laquelle il réalise de nombreux portraits (dont celui de Mirbeau, actuellement au musée de Grenoble), mais son pessimisme et son souci de réalisme austère le différencient de ses amis. Est-ce cette singularité qui attire l’attention du journaliste, ou son goût de l’imprévu et du cocasse évoqué par Jules Renard, ou encore son amour de la littérature qui l’amène à fréquenter les « mardis » de Mallarmé ? Qu’est-ce qui, aux yeux du critique, le distingue des autres ?  Quelle que soit la raison qui le pousse, le résultat est là. Le journaliste ne se contente pas de noyer son nom au milieu d’autres dans  des listes flatteuses, ni d’expédier en quelques lignes l’art de ce peintre, il rédige, en 1910, la préface au catalogue de l’Exposition Vallotton à la Galerie Druet. Comme il le fait quand il aborde l’art de ces peintres, il commence par traiter des Nabis en général, de leur place dans la peinture, de leur amitié, de leur zélateur Natanson et des commentaires qu’ils ont suscités. Il s’adonne ensuite à une diatribe contre les critiques et ce n’est que dans le dernier tiers de l’article, que le critique entre enfin dans le vif du sujet : Vallotton. Comme pour compenser ses atermoiements, il se montre alors dithyrambique. Mirbeau, comme s’il redoutait d’être en deçà de son émotion, l’amplifie, son style est hyperbolique : « M. Vallotton est un esprit clair, précis, très averti, très cultivé, très passionné. [...] il ne se dessèche pas l’âme dans les théories […]. Comme ceux qui ont beaucoup vu, beaucoup lu, beaucoup réfléchi, il est pessimiste. [...] Nul ne possède comme lui, autant que lui, les ressources de son art. [...] Mieux que personne [...] il sait être un coloriste très savant, très abondant, très nuancé, dégrader, avec une très fine sensibilité, les blancs et les noirs. [...] Je connais des peintres différents de M. Vallotton, j’en connais de plus séduisants, peut-être, je n’en connais pas de plus forts. » Lui qui a souvent recours aux images, se cantonne ici à des considérations abstraites et à des jugements catégoriques. Ses réflexions restent théoriques et sont rarement illustrées par des exemples picturaux. S’il n’a aucun mal à clamer son admiration pour les impressionnistes, car elle émane du cœur, il lui est plus difficile de traduire ses enthousiasmes face à Vallotton – et aux Nabis en général – car eux semblent le fruit de la raison.

L. T.-Z.


VALTAT, louis

VALTAT, Louis (1869-1952), peintre post-impressionniste français. Aux Beaux-Arts de Paris, il a peut-être fréquenté l’atelier de Gustave Moreau. En 1889, il expose pour la première fois aux Indépendants. En 1891, à l’Académie Jullian, il rencontre Albert André, qui deviendra son intime, et peut-être quelques-uns des futurs Nabis (Bonnard, Denis, Vuillard). En 1894, il est à Banyuls chez Maillol. En 1895, grâce à Henri de Monfreid, il découvre l’œuvre de Gauguin. En 1895-1896, il collabore avec Toulouse-Lautrec aux décors des Chariots de terre cuite, de Barrucand, monté au Théâtre de l’Oeuvre de Lugné-Poe. Il rentre alors dans le cercle des Natanson et de La Revue Blanche. À Arcachon, entre 1894 et 1896, il mêle les influences de Gauguin, Lautrec et Van Gogh et se détache de la reproduction fidèle de la nature en outrant la couleur. Il annonce ainsi à la fois le fauvisme et l’expressionnisme. En même temps, certaines de ses toiles comportent des ellipses et des lignes serpentines comme chez les Nabis, des traces de pointillisme (touches mosaïquées) et un goût pour les motifs décoratifs qui le rapproche de l’Art Nouveau. En 1899, il se fixe à Agay et multiplie les paysages de l’Estérel. Il y restera jusqu’en 1913. Il fréquente Signac et Cross à Saint-Tropez et Renoir à Cagnes. Vollard l’expose et le fait entrer dans de grandes collections internationales. En 1905, il participe au Salon d’Automne et est l’objet de la même réprobation que les Fauves. Après 1918, il peint surtout la Normandie. Abandonnant le « lyrisme dionysiaque », son œuvre faiblit. De nature indépendante, Valtat s’est  tenu à l’écart des mouvements. La prédiction de Vollard (« Un jour, on s’apercevra que Valtat est un grand peintre ») ne s’est pas réalisée. Complexe, inclassable, son œuvre reste négligée et sous-estimée, bien que le rôle de l’artiste comme précurseur du fauvisme soit généralement reconnu.

Mirbeau ne cite que tardivement le nom de Valtat : la première fois dans un article du Journal du 29 décembre 1901. En 1905, dans La Revue du 15 avril, on trouve cette énumération : « Vuillard, Bonnard, Denis, Roussel, Valtat, Vallotton ». Or, Valtat est typiquement un artiste de la seconde génération de La Revue Blanche, aux côtés de Luce, d’Espagnat et Albert André. Le coup de force de Mirbeau est d’oublier les trois derniers et d’insérer Valtat dans la liste des artistes du premier cercle des Natanson (les Nabis). Cela montre combien il l’estime. Ce que confirme cette notation du grand article consacré, toujours en 1905, à Maillol : « une aquarelle de Valtat aux lignes courbes, d’une exquise et ferme souplesse ». Dans Le Figaro du 9 juin 1908, à propos de la vente de la collection de Thadée Natanson, il rapproche Valtat de Marquet, tous deux « pleins des plus belles promesses qu’ils ont commencé à tenir ». On peut regretter que Mirbeau n’ait pas développé sa pensée quant à l’art de Valtat, qu’il a fréquenté et avec lequel il a brièvement correspondu. Il possédait plusieurs de ses œuvres ; il en est question dans l’entretien de 1907 avec Paul Gsell. À la vente du 24 février 1919, figuraient deux œuvres importantes de Valtat ; à celle du 21 mars, dix œuvres de moindre format.

C. L.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Combats esthétiques, t. II, Séguier, 1993 ; Ambroise Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Albin Michel, réédition 2007 ; Raymond Cogniat, Louis Valtat, Ides et Calendes, 1963 ; Jean Valtat, Louis Valtat : Catalogue de l’œuvre peint, t. I, Ides et Calendes, 1977 ; Sophie Monneret , L’Impressionnisme et son époque : Dictionnaire international, coll. Bouquins, Robert Laffont, 1987 ; Louis Valtat : Paysages de l’Estérel , Musée de l’Annonciade, Saint-Tropez, 1989 ; Les Fauves et la critique, Musée de Lodève, Electra, 1999 ; La collection Vollard au Musée Léon Dierx, Somogy, 2000 ; Paul-Henri Bourrelier, La Revue Blanche, Fayard, 2007 ; site : www.valtat.com


VAN GOGH, vincent

VAN GOGH, Vincent (1853-1890), ce peintre hollandais est une des figures emblématiques de l’histoire de l’art, le précurseur du fauvisme et de l’expressionnisme.

 

Biographie de Van Gogh


Fils de pasteur, Van Gogh se tourne d’abord vers  la religion. En 1879, il part comme prédicateur en Belgique. Malheureusement son caractère exalté et ses opinions politiques et sociales trop avancées pour le clergé vont provoquer sa révocation. Il tombe alors dans la dépression et c’est la peinture – pour lui un autre moyen de communiquer – qui l’aide à surmonter cette crise. C’est donc à vingt-sept ans que la vocation artistique s’impose à lui. Pendant dix ans, jusqu’à sa mort prématurée, il va s’adonner à la peinture avec fougue, avec passion, avec folie. Autodidacte, il doit d’abord se former et pour cela, pendant deux ans, il discipline son dessin en copiant Millet qu’il admire, mais également les reproductions qu’il trouve dans les revues. Grâce à ce travail acharné, il acquiert une bonne maîtrise, comme en témoignent ses natures mortes ou ses célèbres Mangeurs de pommes de terre (1885). En 1885, son père meurt et Van Gogh quitte Nuenen pour Anvers. Là, il découvre Rubens et les estampes japonaises. Sous cette double influence son rapport à la couleur se modifie. Cette évolution va se confirmer à Paris, où il rejoint son frère Théo en 1886. Après un rapide passage dans l’atelier de Cormon, où il fait la connaissance de Lautrec, il se lie d’amitié avec Pissarro, Gauguin, Bernard, Signac, il fréquente la boutique du père Tanguy. Sa palette s’éclaircit, sa touche se précise et ses sujets deviennent plus légers. Toutefois les œuvres de cette période ne sont pas les plus représentatives. Fatigué de Paris,  il décide de partir vers le Midi et d’y réaliser son rêve : « L’Atelier de l’avenir ». Il arrive à Arles en février 1888. Alors commence une période de travail intense. Réagissant contre le caractère allusif de l’Impressionnisme, il exalte les couleurs au maximum, il emploie des touches courbes, tourbillonnantes, cherchant par le trait à saisir l’essence des choses. Enthousiaste et toujours désireux de fonder cette communauté d’artistes, il persuade Gauguin de venir le rejoindre. Mais leurs relations se détériorent rapidement. Van Gogh, lors d’une violente dispute, menace son ami d’un rasoir. Le soir même, le 24 décembre 1888, il se tranche l’oreille. Il est aussitôt interné. Pendant les dix-huit mois qui lui restent à vivre, Van Gogh va tenter par un travail forcené de juguler ses crises. Conscient de son état, en mai 1889, il décide de se faire interner à l’asile de Saint-Rémy où il peint de nombreuses toiles majeures (comme Les Blés jaunes ou La Nuit étoilée, 1889). Après plusieurs crises, le 16 mai 1890, il quitte Saint-Rémy pour Auvers-sur-Oise où le docteur Gachet, l’ami et le collectionneur des peintres, l’accueille. Pendant ces deux mois il peint soixante dix toiles brûlantes de passion. Ces œuvres témoignent de l’angoisse qui le ronge. Le 27 juillet 1890, il décide de mettre fin à sa vie et meurt deux jours plus tard dans les bras de son frère, qui a été son soutien le plus précieux, le plus fidèle, comme en témoigne leur correspondance.

 

Van Gogh et Mirbeau, une étonnante fraternité


Comment cet homme, tiraillé entre ses aspirations et ses réalisations, assoiffé d’infini et terrassé par ses limites, aurait-il pu laisser indifférent Octave Mirbeau ? Sa vie, son art, sa vénération pour la nature, tout chez Van Gogh le séduit. À l’instar de l’écrivain, le peintre torturé par les angoisses de la création puise sa force et son génie dans la nature, la grande inspiratrice de ses œuvres : « N’est-ce pas l’émotion, la sincérité du sentiment de la nature, qui nous mène ? » (lettre à Théo, 29 juillet 1888). Malheureusement, quand Mirbeau découvre  l’œuvre de Vincent, c’est à l’occasion de sa première exposition posthume. Plein d'amertume et de tristesse, il décide de clamer son admiration pour cet homme que le public et la presse ont ignoré. Pour ce faire il va lui consacrer deux articles élogieux, plusieurs pages de son roman La 628-E8 (1907), quelques lignes dans certains autres de ses écrits (« Paul Gauguin », 1891, « Le Père Tanguy », 1894), et il s’inspirera largement de la vie et des œuvres de ce « suicidé de la peinture » pour créer le héros de son récit Dans le ciel. Il va également être un des premiers acquéreurs des toiles du peintre en achetant au père Tanguy Les Tournesols et Les Iris. Comme le constatent F. Cachin et L. Farnoux-Reynaud, Mirbeau a lancé Van Gogh. Ce ne sont pas de simples pages bien écrites qu’il va publier dans L’Écho de Paris et Le Journal, mais un superbe acte de foi, où il professe tout l'amour qu'il porte à cet artiste en qui il devine son double. Ce qui frappe tout d'abord Mirbeau, c'est la similitude de leur destin et de leur art. De mêmes illusions et un semblable enthousiasme naïf bercent les débuts de ces deux hommes. Alors que le futur critique s'engage dans le monde politique, où il défraie la chronique avec ses Grimaces, le peintre se lance corps et âme dans la religion, espérant par cette voie aider le pauvre et l'opprimé. Pour Mirbeau, qui revendique l'art et la culture pour tous, le dévouement de Vincent est exemplaire ; il a su, dans le plus grand dénuement, prêcher aux mineurs l'amour du prochain. Mais si l’auteur de L’Abbé Jules admire « l'ardent besoin de prosélytisme » qui a poussé ce peintre vers le peuple et les foules, il s’extasie surtout devant le long parcours semé d'embûches, d'échecs et de déceptions qui a conduit le peintre à trouver un autre langage pour exprimer son amour de l'homme et de la beauté : la peinture. « [Van Gogh exprime cet amour] [...] par la forme, par la couleur... par l'harmonie de la forme et de la lumière... par la peinture !... Et Van Gogh, qui n'a jamais peint... se fait peintre. Ce sera encore une manière d'apostolat et parler une fois encore de beauté ! » (Le Journal 1901). Une semblable déception va conduire Mirbeau à délaisser le monde hypocrite de la politique pour gagner celui de la littérature, dans lequel il s'engage avec passion.

 

Les angoisses de la création


Mais de nouvelles angoisses commencent pour l'écrivain. Malgré la qualité de ses livres Mirbeau, persuadé de sa médiocrité, produit peu. Ses rares romans – Le Calvaire (1886), L’Abbé Jules (1888) ou encore Sébastien Roch (1890) –, source inépuisable de souffrance, le laissent aux prises avec les tourments les plus vifs. Van Gogh connaît, lui aussi, les angoisses de la création, mais pour combattre ses inquiétudes, son remède est tout autre : un travail titanesque. Le critique est fasciné par cette puissance de travail qui lui fait si souvent défaut. « Vincent Van Gogh s'acharna. Le travail sans trêve, le travail avec tous ses entêtements et toutes ses ivresses s'empara de lui. Un besoin de produire, de créer, lui faisait une vie sans halte, sans repos, comme s'il eut voulu regagner le temps perdu. Cela dura sept ans. » (L’Écho de Paris, 31 mars 1891). Mais Van Gogh a beau chercher dans le travail forcené une échappatoire à ses angoisses, le “subterfuge” échoue. Mirbeau comprend d’autant mieux « l’inquiétude mortelle » qui ronge Vincent que tous les doutes, toutes les impuissances qui habitent le peintre, l’écrivain les partage : « Cette impuissance, je ne la sens, peut-être que parce que j'ai connu tous les doutes, tous les troubles, toutes les angoisses de Vincent Van Gogh, et cette faculté cruelle d'analyse, et cette dureté à se juger soi-même… » (La 628-E8). S'inspirant de lui-même, mais aussi de Van Gogh, Mirbeau raconte, dans un récit cruel, cet implacable échec auquel sont voués tous les artistes sincères : « Je [Lucien] me sens, cher petit, de plus en plus dégoûté de moi-même. À mesure que je pénètre plus profond dans la nature, dans l’inexprimable et surnaturel mystère qu’est la nature, j’éprouve combien je suis faible et impuissant devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais l’exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu’est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines... » Dans le roman Dans le ciel, l'écrivain s'adonne à une description très expressive ; les œuvres de Vincent, torturé par son exaltation créatrice et sa rage de travail, nous apparaissent dans toute leur violence. Mais il s'attache aussi à recréer par le langage une œuvre plastique déterminée, des tableaux précis (La Nuit étoilée sur le Rhône), mais qui ne sont pas nommés :  « C'étaient [...] d'étranges nuits, des plaines invisibles, des silhouettes échevelées et vagabondes, sous des tournoiements d'étoiles, les danses de lune ivre et blafarde qui faisaient ressembler le ciel aux salles en clameurs d'un bastringue. C'étaient des faces d'énigme, des bouches de mystère, des projections de prunelles hagardes, vers on ne savait quelles douloureuses démences. » L'intention esthétique du critique est nette, il veut traduire la fascination qu'exercent sur lui certaines toiles de l'artiste, mais surtout rendre encore plus poignant – car véridique – le destin tragique du peintre. Ces toiles, on les connaît, cette vie aussi. Comme Van Gogh qui,  « [...] avec des colères sauvages [...] s'emportait contre sa main, sa main lâche et débile, incapable d'exécuter, sur la toile, tout ce que son cerveau concevait de perfection et de génie... [...] est mort de cela, un jour. » Lucien, anéanti par ce sentiment intolérable d’impuissance, se suicide. Cet insigne hommage que l'écrivain rend au peintre – faire de leurs deux vies un roman unique – illustre parfaitement les sentiments profonds qui animent le critique.

 

Le chantre de la nature


Mirbeau voit dans ce tempérament génial, tourmenté et bouleversant, l'écho de ses passions, de ses angoisses, de ses ardeurs et de ses excès. Mais leur fraternité ne s'arrête pas à leur vie, tout leur être communie, une même conception de l'art et de l'artiste les anime. Tous deux rejettent le “diktat académique” qui donne la primauté au dessin au détriment de la couleur et de la lumière, tous deux vouent le même culte à la nature. Si Mirbeau admire chez le peintre le style très personnel – « Dans une foule de tableaux mêlés les uns aux autres, l'œil, d'un seul clin, sûrement reconnaît ceux de Vincent Van Gogh [...] parce qu'ils ont un génie propre qui ne peut être autre, et qui est le style, c'est-à-dire l'affirmation de la personnalité » (ibid.) –, il admire encore davantage cette compréhension profonde de la vie. Il sait, et c'est là le signe du génie pour Mirbeau, ne jamais s’éloigner de la nature : « Même quand il peint les soirs d’été, avec des astres fous et des chutes d’étoiles, et des lumières tourbillonnantes... il n’est que dans la nature et dans la peinture... » (Le Journal, 17 mars 1901).

La correspondance du peintre confirme le sentiment de l'écrivain : « Je mange de la nature », confie-t-il à son ami Émile Bernard. Grâce à ce contact physique, ses toiles ne représentent plus seulement un aspect objectif, extérieur, le caractère du modèle, mais un aspect subjectif, intérieur, le tempérament du peintre ; ses œuvres sont des états d’âme. À travers la nature, il exalte son moi. Van Gogh répond donc à toutes les attentes de Mirbeau. Non seulement, il ne prend qu’un seul guide, la nature, mais il imprime à cette nature le sceau de sa personnalité. Il la transforme et la recrée. « Il ne pouvait pas oublier sa personnalité, ni la contenir devant n’importe quel spectacle et n’importe quel rêve extérieur. […] Aussi ne s’était-il pas absorbé dans la nature. Il avait absorbé la nature en lui ; il l’avait forcée à s’assouplir, à se mouler aux formes de sa pensée, à le suivre dans ses envolées, à subir même ses déformations si caractéristiques. » (31 mars 1891). Par les couleurs, par les formes, par leurs accords et leurs oppositions, il recrée l’unité organique entre sujet et objet, entre le sentiment humain et la réalité naturelle. Grâce à lui, la matière picturale acquiert une existence exaspérée et autonome. Avec Van Gogh le tableau ne représente pas, il est : « Lorsqu'il décrit le paysage qu'il fait en ce moment, ou qu'il rêve de faire, le lendemain, il ne dit pas qu'il y a des champs, des arbres, des maisons, des montagnes... mais du jaune et du bleu, du rouge et du vert... et le drame de leur rapport entre eux...  » (17 mars 1901). Le peintre, en s’appropriant la nature, offre donc au public sa façon de voir et de sentir. Il satisfait ainsi aux exigences de Mirbeau. Pour l'écrivain, en effet, l’artiste doit cristalliser et synthétiser les beautés éparses et chaotiques de la nature afin d’en donner une version épurée. Il devient, de cette façon, l’interprète privilégié, le médiateur indispensable entre la nature et le spectateur. Mirbeau est un des rares à réaliser l’ampleur des découvertes du peintre et à tenter de les déchiffrer. Le public, habitué à voir dans la peinture un objet en soi, ne comprend pas ce que l’artiste lui offre. Le critique va donc essayer de le familiariser en éduquant son œil et en lui en révélant le sens. Pour ce faire, Mirbeau ne décrit et n’analyse pas les toiles de ce peintre suivant des critères très techniques, il préfère user d’un vocabulaire riche et varié, coloré et lumineux, plus adapté à évoquer la vie et la nature : « C'étaient des arbres, dans le soleil couchant, avec des branches tordues et rouges comme des flammes.» (Dans le ciel). Sa critique se fait hommage ; son écriture prolonge les émotions ressenties. L'écrivain ne veut pas déflorer l'art de cet artiste qui a compris et senti mieux que personne ce que la nature recelait ; il ne cherche pas à expliquer ou justifier sa passion pour cette œuvre, qui symbolise à ses yeux la peinture idéale, ni pour cet homme, qui, avec ses excès, ses passions, ses angoisses, incarne son double : il veut simplement la faire partager.

L. T.-Z.

 

Bibliographie : Laurence Tartreau-Zeller, « Van Gogh, l'idéal de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 76-80 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau – Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, pp. 517-543.

 

 


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