Familles, amis et connaissances

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Terme
BOURGET, paul

BOURGET, Paul (1852-1935), romancier mondain qui se réclame de Balzac et de Stendhal, qui se pique de psychologie « au scalpel » et qui, par arrivisme et conservatisme social, s’est rallié à l'Église catholique romaine et à la monarchie (L’Étape, 1902). Il a fait ses débuts à La République des Lettres de Catulle Mendès (1876-1877) et a percé grâce à la Nouvelle revue de Juliette Adam (voir la notice). Auteur notamment de : Cruelle énigme (1885), André Cornélis (1885), Un crime d’amour (1886), dont Mirbeau rend compte élogieusement, Mensonges (1887), où il s’est souvenu explicitement de la liaison de Mirbeau avec Judith Vimmer, Le Disciple (1889), où il critique la doctrine de Taine, son premier maître, Un cœur de femme (1890), Cosmopolis (1893), L’Étape (1902), où il se rallie au catholicisme, Un divorce (1904), L’Émigré (1907), etc. Il a aussi fait paraître en 1888, dans La Vie parisienne, une Physiologie de l’amour moderne, dont Mirbeau s’est beaucoup gaussé.  Il a été élu à l’Académie Française en 1894.

Lié d'amitié avec lui à ses débuts, Mirbeau est alors favorablement impressionné par son intelligence et sa culture, dont témoignent notamment, à ses yeux, ses Essais de psychologie contemporaine de 1883, où il admire sa capacité à rendre « l’intime vie morale » de quelques grands écrivains  (voir « M. Paul Bourget », Les Grimaces, 3 novembre 1883. De son côté, Bourget consacre au Calvaire un article dithyrambique dans la Nouvelle revue du 1er janvier 1887. Mais Mirbeau est bientôt de plus en plus révulsé par son ami, pour de multiples raisons, qui apparaissent au fil de sa correspondance, de ses articles et de ses romans : par le réclamisme impénitent d’un arriviste sans scrupules ni complexes (voir « Le Manuel du savoir écrire », Le Figaro, 11 mai 1889 ; par le snobisme vulgaire d’un naïf que tout épate dans le “monde” ; par ses dérisoires prétentions à la scientificité, alors que sa psychologie pour mondaines n’est que « du toc » ; par son exploitation mercantile du juteux et inépuisable filon de l’« adultère chrétien » qu’il a « inventé », avant de se mettre, sur le tard, à « exploiter la souffrance humaine, la souffrance des âmes riches et vertueuses » (Têtes de Turc, 31 mai 1902) ; et par ce qu’il considère comme la haine des pauvres : « Ah ! sapristi ! il n’aime pas les pauvres », s’écrie la soubrette Célestine.

Bourget devient alors une de ses têtes de Turc préférées, Mirbeau considérant qu’il a prostitué son talent et trahi la mission de l’écrivain pour aduler servilement les nantis. À l’automne 1897, il le tourne en ridicule dans une série de dialogues bouffons intitulée Chez l’Illustre écrivain, 1897. Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), il présente son ex-ami, philosophe pour salons, comme le préposé à la vidange des âmes des riches, qui fait à Célestine l’effet d’« une cuvette ». En 1902, dans un numéro de L’Assiette au beurre entièrement réalisé par lui, il conclut lapidairement la notice consacrée à son ex-ami, devenu académicien, par un cinglant « Il est entré vivant dans la mortalité ». Et dans le dernier chapitre de La 628-E8 (1907), il raconte à des femmes allemandes cultivées sa dernière entrevue avec Bourget sur le yacht de Maupassant, que l’auteur du Disciple se vante, grossièrement et en toute inconscience, d’avoir converti à la psychologie et qui n’est plus alors que l’ombre de lui-même (voir le récit dans la notice Maupassant).

La plupart des lettres de Mirbeau à Bourget sont recueillies dans le tome I de sa Correspondance générale. Dix lettres de Bourget à Mirbeau ont été publiées à Nice, dans Sur la Riviera, en 1922.

P. M.


BRANDES, georg

BRANDES, Georg (1842-1927), est un célèbre critique littéraire danois, qui a exercé une grande influence sur la littérature scandinave et a contribué à la faire reconnaître. Il a enseigné l’esthétique à l’université de Copenhague et publié des études sur Holger, Kierkegaard, Heine, Ibsen, Shakespeare, Goethe, Nietzsche et Voltaire. Il a également laissé trois volumes d’écrits autobiographiques. Il était parfaitement francophone. Athée et voltairien, il était considéré comme subversif par la droite européenne, ce qui ne pouvait que lui attirer la sympathie de Mirbeau.

Mirbeau a eu l’occasion de le rencontrer à l’occasion d’un de ses séjours à Paris, en 1901-1902. Brandes lui a adressé un mot de sympathie à l’occasion de l’accident d’Alice, et Mirbeau l’en remercie par un « Je vous aime bien ». Par son intermédiaire, il a fait savoir à Kropotkine qu’il envisageait de faire publier Autour d’une vie. En 1917, dans un chapitre de Napoleon og Garibaldi – Medaljer og rids [“Napoléon et Garibaldi – Médailles et contours”], Brandes consacrera à Mirbeau un sympathique hommage au « Maître » qui vient de mourir et exprimera son admiration pour Le Foyer et Le Portefeuille. Il y racontera aussi un dîner chez Mirbeau, avenue du Bois, avec Zola, France, Charpentier et Fasquelle, en 1902. La conversation y aurait notamment porté sur la bataille de Les affaires sont les affaires (« Octave Mirbeau », pp. 205-213).

P. M. 


BRIAND, aristide

BRIAND Aristide (1862-1932), est, avec Clemenceau, Jaurès et sans doute Poincaré, un des quatre hommes politiques français de premier rang à la veille de la Première Guerre Mondiale. Cet avocat, né à Nantes dans un milieu modeste, grandit à Saint-Nazaire, marqué par la rude condition ouvrière sur les Chantiers de l’Atlantique, mais aussi par sa rencontre avec Jules Verne, auquel il inspire le personnage de Briant : «  peu travailleur, quoique intelligent, il lui arrive souvent d‘être un des derniers. […] Cependant, quand il le veut, avec  sa facilité d’assimilation, une remarquable mémoire, il s’élève au premier rang, un peu débraillé, par exemple et manquant  de tenue. Par le génie de l’écrivain Briand est déjà dans Briant, y compris cette réputation de paresse entretenue par l’homme politique qui méprisera toujours les postures laborieuses d’un Clemenceau ou d’un Poincaré. Avocat anarchisant à ses débuts, militant dreyfusard auprès de Mirbeau, mais pragmatique en même temps qu’homme de conciliation doté d’un charisme oratoire exceptionnel, Briand assure en 1905 le succès de l’épineuse loi de séparation des Églises et de l’État, toujours d’actualité, avant  d’assumer plusieurs fonctions ministérielles avec réalisme, votant par exemple la loi portant à trois ans la durée du service militaire à la veille de la guerre, tout en prônant une cogestion des entreprises, encore iconoclaste dans la France actuelle, l’abolition de la peine de mort ou le vote des femmes. Sur ces derniers points, Briand est sans doute plus progressiste qu’un  Mirbeau viscéralement misogyne et n’ayant, comme la plupart des intellectuels, qu’une approche livresque du monde de l’entreprise. Leurs relations, comme celles de Mirbeau avec Clemenceau, se dégradent dès que ces hommes politiques accèdent aux responsabilités exécutives. En 1914 Briand jouera au gouvernement un rôle essentiel, en luttant contre l’hégémonisme défaitiste du haut État-Major au moment de la bataille décisive de la Marne et en rétablissant l’autorité du pouvoir civil sur l’armée.  Après lui avoir reproché de chercher à mettre fin à un conflit atroce par la négociation, Clemenceau l’écartera de la préparation du désastreux traité de Versailles, matrice de la Deuxième Guerre Mondiale, dont Briand, l’homme de Locarno, de la S.D.N. et de la réconciliation avec une Allemagne encore démocratique, s’efforcera de conjurer les périls jusqu’à sa mort d’épuisement, en 1932, après une carrière politique sans équivalent par la durée et la densité.

Après leur rencontre en 1892 dans l’atelier du peintre Maxime Maufra, l’anarchiste Mirbeau et le socialiste Briand  se retrouveront  en 1898 au sein de la Coalition révolutionnaire pour faire front à la Ligue des patriotes soupçonnée de préparer un putsch en pleine crise dreyfusarde, avant de participer ensemble à la création de L’Humanité, en 1904. Briand n’est encore que député, personnage-clé il est vrai de la commission parlementaire qui prépare la loi de Séparation, quand apparaissent les premières divergences entre eux, Mirbeau comme Clemenceau étant partisans d’une attitude plus radicale que celle de Briand, appuyé par Jaurès et Léon Blum. Mais la réquisition des cheminots de la Compagnie du Nord lors de la grève de 1910 par un Briand , président du Conseil, qui défend « le droit de la société à vivre » supérieur au droit de grève, apparaîtra à Mirbeau comme la  confirmation de la trahison des renégats , Briand et Clemenceau. Cependant Clemenceau sera présent aux obsèques de Mirbeau et Briand, ministre de l’Instruction publique et des Cultes, Garde des Sceaux ou président du Conseil ne fermera jamais sa porte à l’auteur dramatique venu solliciter son aide dans son conflit avec Claretie l’administrateur-dictateur de la Comédie-Française, ou un emploi pour  Paul Léautaud, auteur impécunieux et misanthrope pathologique. On ne saura jamais ce que Mirbeau eût  pensé du Briand homme de paix succédant au chef de guerre, de l’homme de Locarno, de la S.D.N. et de la réconciliation avortée avec l ‘Allemagne. On peut le regretter.

A. Ge.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Aristide Briand, Paul Léautaud et Le Foyer », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 218-233 ; Gérard Unger, Aristide Briand,  Fayard, 2005.


BRUNEAU, alfred

BRUNEAU, Alfred (1857-1934), compositeur français. Après avoir obtenu le second prix de Rome en 1881, il a subi surtout l’influence de Berlioz et de Wagner. Après avoir fait la connaissance de Zola, en 1888, il est rapidement devenu le musicien attitré du naturalisme, tout en menant parallèlement une carrière de critique musical. Il a collaboré activement avec Zola, qui a rédigé les livrets de plusieurs œuvres communes : Le Rêve (1891), adapté du roman homonyme, Messidor (1897), L’Attaque du moulin (1893), Messidor (1897), opéra socialiste, L’Enfant roi (1905), Naïs Micoulin (1907), et surtout Lazare, oratorio très original, qui ne sera créé qu’en 1954. Il a également composé un beau Requiem (1896), qui a été enregistré récemment, de la musique de chambre et des mélodies. Il a été un ardent dreyfusard et a laissé un intéressant livre de souvenirs, À l’ombre d’un grand cœur (1931), où il parle de Mirbeau avec sympathie.  

Mirbeau a, semble-t-il, fait la connaissance de Bruneau en février 1898, à l’occasion du procès d’Émile Zola, à qui ils servaient de gardes du corps sur le chemin du tribunal. Ils se sont dès lors rencontrés souvent au cours de l’affaire Dreyfus et sont devenus bons amis. Dans ses tardifs souvenirs, Bruneau évoquera ainsi ses rencontres avec ses amis dreyfusards : « La verve d’Octave Mirbeau, particulièrement appréciée dans ce milieu vibrant, faisait nos délices. Dès que le ménage paraissait à la porte du salon, nos figures s’éclairaient, nos poumons se dilataient, dans la certitude où nous étions d’un divertissement somptueux et exceptionnel. Nul n’échappait à la causticité inépuisable de Mirbeau. L’étrange contorsion de ses lèvres, qui produisait une grimace à la fois burlesque et tragique, évoquait l’idée des solides mâchoires d’un fauve s’apprêtant à broyer les os et les chairs d’infortunées victimes. Mirbeau excellait au jeu de massacre des gloires contemporaines. […] L’énormité même des farces qu’il imaginait nous empêchait d’y croire un seul instant et […] nous n’éprouvions aucun scrupule à nous amuser de ces facéties magistrales, où il entrait d’ailleurs bien moins de méchanceté que de littérature. » Tous deux ont participé à la veillée funèbre de Zola, le 30 septembre 1902. Dans ses souvenirs, Bruneau racontera que le dramaturge, oubliant la situation, s’était mis à parler de littérature et à attaquer son sujet favori – la Comédie-Française et Claretie –, « multipliant les gestes, se tapant les genoux, levant les bras, sollicitant notre approbation ».

Un an avant le procès Zola, le 15 février 1897, Mirbeau avait assisté à la première de Messidor à l’Opéra de Paris et écrit le lendemain à Zola qu’il avait « trouvé la musique de Bruneau très noble, souvent très grande, nourrie et pleine » : « Le second acte, surtout, m’a semblé atteindre à une grande beauté. » En avril 1902, il a félicité directement le compositeur de L’Ouragan : « Vous êtes un rude et admirable bonhomme, dont on est fier d’être l’ami… Je veux vous dire encore toute la haute émotion d’art que je vous dois… Vous nous avez donné une musique nouvelle, infiniment poignante… » Il semble avoir moins apprécié L’Enfant roi.

P. M.

 

 


BRUNETIERE, ferdinand

BRUNETIÉRE, Ferdinand (1849-1905), célèbre universitaire et critique littéraire, de goût très classique, de tendance classificatoire, et très hostile à la modernité, à Baudelaire, à Zola, au naturalisme, au symbolisme et au genre romanesque en général. Il est l’auteur de nombreux ouvrages d’Études critiques et d’Essais sur la littérature classique, sur les lettres contemporaines, sur des questions de critique, sur la poésie lyrique, sur le roman naturaliste et sur les époques du théâtre français. Entré à la prestigieuse Revue des deux mondes en 1875, il en a vite assuré la direction officieuse, ce qui a fait de lui une puissance dans le monde des lettres. À la fin de sa vie, il s’est converti au catholicisme romain, plus par conservatisme social que sous l’aiguillon de la foi chrétienne. Antidreyfusard, il accuse, en mars 1898, les intellectuels dreyfusistes d’abuser de leur influence et de se fourvoyer en s’aventurant sur un terrain – les problèmes d’ordre militaire – auquel ils n’entendent goutte. Et il s’engage clairement à droite, pour la défense d’un ordre social menacé par la contestation et l’agitation des révisionnistes.

Longtemps très hostile à son dogmatisme et à ses jugements péremptoires, Mirbeau ne s’est jamais privé de se gausser de la néanderthalienne et soporifique Revue des deux mondes. Il a fini cependant par reconnaître qu’il l’avait mal jugé, sans le lire, et il s’est rapproché de lui en 1894, par le truchement du fidèle Paul Hervieu, grâce à une commune hostilité au scientisme et au lombrosisme, quoique sur des bases fort différentes. Le 11 mars 1894, dans un article du Journal, « Rêverie », il fait publiquement son mea culpa : « J'aime son courage moral, la violence de ses convictions littéraires, son imperturbable sincérité en des opinions qui ne sont pas toujours les miennes, pourtant, et que, souvent, je réprouve. [...] J'ai fait, jadis, comme tant d'autres. Sur la foi de quelques chroniqueurs immensément distingués, moi aussi, je suis parti en guerre contre M. Brunetière. Et l'ayant réduit en poudre, la fantaisie me vint de lire ses livres. J'aurais peut-être dû commencer par là. |...] Plus tard, je fus un peu étonné, en lisant les œuvres de M. Brunetière, ces œuvres dont j'avais fait une si complète capilotade, d'y trouver avec des choses parfois rebutantes, d'admirables pages qui sont parmi les plus fortes de ce temps. »  Sensible à cette autocritique, Brunetière lui commande alors, pour sa Revue, un roman, que Mirbeau, en pleine crise, n’écrit pas, et, à défaut, lui passe commande d’une longue dissertation, genre inhabituel pour le polémiste, sur la future exposition universelle de Paris (l’article paraît dans la Revue des deux mondes le 15 décembre 1895). En confiance, Mirbeau se permet même de le solliciter lorsque ses neveux Petibon passent leur baccalauréat... Mais l’affaire Dreyfus (voir la notice) les oppose de nouveau et semble avoir mis fin à leurs relations.

Les lettres de Mirbeau à Brunetière, conservées à la Bibliothèque Nationale, sont recueillies dans le tome III de sa Correspondance générale.

P. M.


BRZECHWA, jan

BRZECHWA, Jan (1900-1966), poète et écrivain polonais, connu en Pologne surtout par ses poèmes pour enfants. Il est notamment l’auteur d’un roman autobiographique, Gdy owoc dojrzewa (Quand le fruit mûrit, 1958), dans lequel apparaît, par le biais d’une correspondance entretenue avec une dame russe, Octave Mirbeau. Les lettres sont échangées pendant la période des troubles révolutionnaires en Russie, entre les années 1904 et 1905. Le lecteur n’accède à leur contenu qu’indirectement, par le récit du narrateur homodiégétique, qu’il est permis de rapprocher de Jan Brzechwa. La correspondante rapporte, dans ses lettres à Mirbeau, l’état de la cause révolutionnaire, et reçoit des encouragements de l’écrivain français, qui se dit vivement intéressé par le sort du peuple russe : « Ma noble amie, dites à vos compatriotes que le peuple ouvrier de Paris est avec vous ! Le peuple russe peut compter sur notre aide ! », écrit-il (en français dans le texte). La création de la Société des Amis du Peuple Russe par Mirbeau et Anatole France serait inspirée en partie par cette correspondance.

Il se pose naturellement la question de la véracité de cet épisode. Or, tous les détails de l’engagement d’Octave Mirbeau dans le soutien du peuple russe sont conformes à la réalité : il a effectivement créé, avec Anatole France, la Société des Amis du Peuple Russe ; et il s’est également prononcé à plusieurs reprises contre le régime tsariste (voir notamment ses articles de 1904 dans L’Humanité, depuis « L'Âme russe » jusqu’à « Le Chancre de l'Europe »). Il ne serait donc pas impossible qu’il soit effectivement entré en correspondance avec une dame russe. S’il n’a  pas été jusqu’alors possible de dissiper tous les doutes sur l’existence effective de cet échange, on peut néanmoins confirmer quelques détails concernant la correspondante. Dans le livre, elle s’appelle Natalia Stieblova. Elle est la fille d’un riche propriétaire, le comte O’Brien de Lassy qui, au cours du roman, meurt d’apoplexie à la suite des nouvelles du  « procès à scandale » de son frère, impliqué dans un meurtre. Or, non seulement on peut confirmer l’existence réelle de la famille O’Brien de Lassy, d’origine écossaise, établie sur les territoires de l’actuelle Biélorussie et, probablement, d’Ukraine (où se passe l’action de Quand le fruit mûrit), mais, qui plus est, la presse… américaine relate, entre les années 1910 et 1913, les détails et les suites du procès mené à Saint-Péterbourg contre le médecin Pantchenko et Patrick O’Brien de Lassy, qui l’aurait poussé à tuer le frère de sa femme, Ludmila O’Brien de Lassy, née Bouturline (voir par exemple le New York Times du 17 février 1911). De cette manière, certes indirecte, une correspondance entre Octave Mirbeau et la fille d’O’Brien de Lassy devient tout à fait plausible. Hélas, l’ouragan de la révolution d’Octobre en a très probablement effacé toutes les traces matérielles.

Voir aussi les notices Russie et Pologne.

A. S.

 

Bibliographie : Jan Brzechwa, Gdy owoc dojrzewa, chapitre XIII, Varsovie, Państwowy Instytut, 1958, et Iskry, 1960 ; Anita Staron, « Jan Brzechwa et Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 18, à paraître en mars 2011.

 

 


BUÑUEL, luis

BUÑUEL, Luis (1900, 1983), cinéaste d’origine espagnole, naturalisé mexicain. Parti à 19 ans à Madrid pour faire des études supérieures, il y rencontre Gómez de La Serna, Salvador Dali et Frederico Garcia Lorca. Il se lance dans le cinéma et commence sa carrière en travaillant avec le français Jean Epstein sur Mauprat (1926) et La Chute de la maison Usher (1928). Passionné par le dadaïsme et le surréalisme, il réalise deux films qui marquent l’histoire du cinéma : Un chien andalou (1928) et, grâce à l’argent du vicomte de Noailles et de sa femme Marie-Laure de Noailles, L’Âge d’or (1929). Lors de la guerre civile espagnole, il se met au service des Républicains ; il se rend aux Etats-Unis, où la fin du conflit le surprend, puis au Mexique où, de 1946 à 1955, il réalise, entre autres, Los Olvidados (1950), El (1952)  La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz (Ensayo de un crimen, 1955). Il termine sa carrière en Europe, avec une poignée de films parmi lesquelles on retiendra : Belle de jour (1967), Tristana (1970), Le Charme discret de la bourgeoisie (1972) ou Cet obscur objet de désir (1977).

Toute son œuvre témoigne d’une belle indépendance.  Il n’hésite pas, en effet, à s’opposer aux puissants – Famille, Église, Bourgeoisie –, et à défendre les déshérités. Il aime également dynamiter les règles du récit et abandonner les béquilles psychologiques pour mieux s’amuser avec les temps, les espaces, les attentes du spectateur. Avec lui, il n’y a plus de frontières strictes entre sérieux et humour, rêve et réalité, raison et folie. On comprend dès lors qu’il ait pu être attiré par le roman de Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre. Buñuel en réalise l’adaptation, avec l’aide d’un jeune scénariste, Jean-Claude Carrière, et avec, dans les rôles principaux, Jeanne Moreau (Célestine), Georges Géret (Joseph), Michel Piccoli (Monsieur Monteil), Françoise Lugagne (Madame Monteil) et Daniel Ivernet (le capitaine Mauger).

Le film, sorti en 1964, apporte quelques modifications : dans un premier temps, il situe le récit dans les années 1930 et change le nom de Lanlaire en Monteil ; puis, il concentre l’action au Prieuré, faisant de M. Rabour (le fétichiste de la bottine) le beau-père de Monsieur ; il marie, enfin, Célestine au capitaine Mauger. Dernier point : lors de l’ultime séquence, il remplace le « Vive l’armée ! » par « Vive Chiappe ! », une façon, pour Buñuel de se venger du préfet qui avait fait interdire L’Âge d’or quelques années auparavant.

En dépit des changements, le film reste fidèle à l’esprit du roman, comme s’il y avait une continuité entre l’œuvre mirbellienne et la filmographie du réalisateur. Des images et des idées communes qui se répondent ici ou là, dans ce film ou dans d’autres. Francesco, le mari paranoïaque de El, ne se délecte-t-il pas, à l’instar de Monsieur Rabour, du pied sanglé de Gloria ? Le comportement de la famille Lanlaire ne rappelle-t-il pas celui des bourgeois du Charme discret de la bourgeoisie ou de Cet obscur objet de désir ? La haine du métèque et le fascisme de Joseph, sur l’écran, ne prolongent-ils pas l’antidreyfusisme du Joseph mirbellien ? Certes, les admirateurs de Mirbeau considèrent comme une trahison le mariage de Célestine et de Mauger, « grotesque et sinistre fantoche », mais, pour Jean-Claude Carrière, il s’agissait, avant tout, « de ne pas totalement condamner l’héroïne », de « la faire devenir à son tour une bourgeoise et de laisser la fenêtre ouverte sur la manière dont elle allait se conduire elle-même avec ses propres domestiques ». Une concession peut-être à l’optimisme, mais qui ne retire rien à la qualité d’une adaptation de Mirbeau, sans doute la meilleure à ce jour.


Y. L.

 

Bibliographie : Jean-François Nivet, « Rencontre avec Jean-Claude Carrière, L’adaptation du Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 2, 1995, pp. 238-244 ; Tesson, Charles, « Jean Renoir et Luis Buñuel - Autour du Journal d'une femme de chambre », in Nouvelles approches de Jean Renoir, Université de Montpellier III, 1995, pp. 39-61 ; Vanoye, Francis, « Trois femmes de chambre (note sur deux adaptations du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau) », Actes du colloque de Nanterre, Relecture des “petits” naturalistes, Université Paris X, octobre 2000, pp. 451-455.

 


BURNE-JONES, edward

BURNE-JONES, Edward (1833-1898), peintre anglais, est une des figures majeures de la confrérie préraphaélite. Élève de Rossetti, il est marqué par les maîtres florentins, et particulièrement par Botticelli, dont il a admiré les œuvres lors de ses multiples voyages en Italie. Ses sources d’inspiration sont surtout littéraires, mais une dimension fantastique anime toutes ses œuvres. Malgré une certaine froideur et un réalisme très scrupuleux dans la mise en scène qui confèrent à ses toiles un esthétisme artificiel, son art recèle un charme désuet et un sens décoratif prononcé. C’est en 1877, à l’occasion de la première exposition de la Grosvenor Gallery, qu’il rencontre le succès. L’année suivante, lors de l’Exposition Universelle à Paris, il connaît la consécration. Le Roi Cophetua et la jeune mendiante (1884) lui vaut en France une grande réputation. Burne-Jones s’est également montré décorateur en dessinant des cartons pour des vitraux, des tapisseries, des mosaïques.

Cet artiste est pour Mirbeau le parangon de tout ce qu’il abhorre, peut-être parce qu’il est le plus anglais des peintres de la Grande Bretagne : « Non, vois-tu Burne-Jones est une des plus énormes mystifications de ce temps ! […] Et il raconte à ses familiers : “Moi, je ne suis pas un Anglais, je suis un Italien du XVe siècle !”  Pas Anglais, lui ! Pauvre petit ! C’est-à-dire qu’il résume à soi seul toute l’Angleterre burlesque ! Pas Anglais ! Mais ce n’est pas Burne-Jones qu’il devrait s’appeler, c’est Bull-John ! » (Le Journal, 28 avril 1895)  En effet, il est une des plus parfaites incarnations du génie de ce pays et le critique, comme il l’écrit à Mallarmé le 18 mai 1894, n’a que mépris pour cet art : « Mais quelle chose affreuse que l’art anglais ou, du moins, ce qu’on appelle ainsi, car il n’y a pas d’art anglais, il n’y a que l’art d’un immense pays commun à toutes les patries : Médiocrité. » S’il ne consacre aucun article à Burne-Jones, régulièrement, il le stigmatise dans ses chroniques. Ses attaques à l’encontre de ce peintre ne sont pas frontales, c’est souvent par le biais d’une comparaison, d’une allusion, d’une insinuation qu’il s’en prend à lui, mais la remarque fait mouche à chaque fois, car elle est toujours mordante et profondément ironique. Dès le premier « Portrait » au vitriol qu’il brosse dans le Gil Blas, le 27 juillet 1886, Mirbeau donne le ton. Même si le nom de Loys Jambois est fictif, derrière ce peintre, ce sont tous les artistes préraphaélites que Mirbeau ridiculise, et plus particulièrement Burne-Jones. Pour rallier le public à son point de vue, il use d’un procédé facile mais efficace : la caricature. En parodiant les mœurs de ce peintre, Mirbeau tente de jeter le discrédit sur tous les artistes qu’il exècre et qui, d’après lui, confondent l’art véritable et la parodie de l’art. Ce que le critique ne leur pardonne pas, c’est de mettre leur vie en scène, de jouer les purs esthètes alors qu’ils ne sont que des dépravés stériles. Dans la série d’articles qu’il publie dans Le Journal entre 1895 et 1897 : « Des lys ! des lys ! », « Toujours des lys ! », « Intimités préraphaélites », « Les Artistes de l’âme », « Mannequins et critiques », « Botticelli proteste ! » et « L’Homme au large feutre », Mirbeau va procéder de même. Il ne s’en prend pas directement à Burne-Jones, mais il ne manque pas une occasion de le satiriser : « Quant à Burne-Jones, il s’embrouille de plus en plus, dans le labyrinthe de ses symboles. Il ne sait plus au juste si c’est chaste ou obscène, et il lui arrive cette malchanceuse ironie d’infliger à ses tableaux des commentaires successifs et différents qui se détruisent l’un par l’autre à deux années de distance » (ibid.). Mirbeau ne cesse de vitupérer contre ses « chevaliers hermaphrodites », contre ses femmes idéales dont les « meurtrissures des yeux » proviennent de « l’onanisme, du saphisme, de l’amour naturel ou de la tuberculose » (Le Journal, 23 février 1896). Quelles que soient les œuvres de Burne-Jones que le journaliste évoque, l’impression produite est toujours identique, un profond et un incoercible dégoût. Cet écœurement, il peut l’exprimer parfois directement et en son nom propre mais, le plus souvent, cette répulsion viscérale s’extériorise par le truchement de personnages fictifs. Kariste ou Botticelli ne sont que les porte-voix des opinions de Mirbeau. En multipliant ainsi les sources de diffusion, même si, au fond, il reste l’émetteur central, le critique donne plus de poids à ses accusations. Ce n’est pas lui, contempteur des symbolistes, qui incrimine les artistes de l’âme, mais toutes les personnes sensées qui ont eu le malheur de les côtoyer. De même s’il ne nomme pas toujours Burne-Jones, comme il le fait dire à William Morris, il n’hésite pas « en des articles sacrilèges [à le] maltraiter », car les œuvres de ce peintre symbolisent à ses yeux tout ce qu’il exècre : un art contre-nature qui, non seulement n’a jamais su exprimer le moindre souffle de vie, mais a insufflé un air délétère à toute une génération.

Voir aussi la notice Préraphaélisme.

L. T.-Z.


CABANEL, alexandre

CABANEL, Alexandre (1823-1889), peintre français qui, avec Bouguereau, représente la plus parfaite incarnation de l’académisme officiel et mondain. Élève de Picot, il obtint le prix de Rome en 1845. En 1863, il devint membre de l’Institut et professeur à l’École des Beaux-Arts et, à partir de 1864, il fit constamment partie du jury d’admission et des récompenses. Parangon de l’art officiel du Second Empire puis  de la IIIe République, ce virtuose du nu allégorique, mythologique et historique, couvert d’honneurs et de commandes de son vivant, sombra dans l’oubli à sa mort.

Dès ses premières chroniques esthétiques, Mirbeau va se faire un devoir de détrôner ce prestigieux artiste et professeur qu’est Alexandre Cabanel. En effet, non content de croire aux vertus de l’académisme en pratiquant un art étriqué, il propage ses théories auprès de jeunes élèves. Comme « sa Vénus est un remède à l’amour » (L’Ordre, 12 mai 1875), son enseignement est un antidote à l’art. Excepté un commentaire plutôt flatteur dans un de ses premiers comptes-rendus de Salon daté de 1874, il se fait un devoir de le stigmatiser à chaque fois qu’il le peut. Dès 1875, il malmène ce maître incontesté du nu allégorique, ce pilier de l’art officiel : sa Vénus n’est qu’ « une grosse fille mal bâtie » et sa Thamar, « une indigène des Batignolles » (ibid.). Lors du Salon de 1876, il se déchaîne contre La Salamite, « le tableau que M. Alexandre Cabanel est arrivé à produire » et qui suscite l’admiration car « le tout est léché, blaireauté, luisant et poli comme une glace à se faire la barbe. Que faut-il de plus pour mettre en liesse les bourgeois et les bourgeoises ? » (L’Ordre, 4 mai 1876). Ce qui horripile le journaliste, c’est de savoir que cette toile se vendra fort cher, car elle est estampillée maison Cabanel : « N’ayez crainte, ce tableau trouvera acquéreur. Il n’est ni composé, ni dessiné, ni   peint, mais il est signé Cabanel » (ibid.). Mais ce qui est encore pire aux yeux de Mirbeau, c’est de constater que ce peintre, par son enseignement mortifère, gangrène l’art français. En effet, pléthore d’élèves se ruent dans sa classe : « Il suffit  de parcourir le livret du Salon pour se rendre compte du danger. Presque à chaque page, à la suite des noms des exposants, se trouve cette mention : « élève de M. Cabanel ». Comment ? M. Cabanel a-t-il donc tant d’élèves de talent ? N’y a-t-il plus en France  que M. Cabanel et ses élèves ? » Le critique vitupère contre cet homme qui, pontifiant du haut de son estrade et de son piédestal, incite les jeunes générations à suivre son exemple et donc à massacrer la nature, à rester insensible à toute émotion et surtout à ignorer royalement le monde qui les entoure. L’auteur de Sébastien Roch, qui a toujours jugé l’enseignement sclérosant et castrateur, s’emporte contre cet homme qui répand auprès de ses élèves une conception erronée de l’art. Rien de subversif dans ses cours, on y apprend à respecter les traditions aussi bien picturales que sociales, on y glorifie la patrie et on y encense les valeurs morales. On y prône la qualité du travail et on y dénonce l’originalité. Il faut se plier aux règles et éviter soigneusement d’inventer. Le génie est dangereux. Il ne leur apprend pas à voir mais à recopier. La finalité de cet enseignement n’est pas d’en faire des artistes novateurs, mais des peintres prisés par le bourgeois. Pour cela il faut donc, dans un premier temps, leur inculquer le plus servilement possible le métier puis, dans un second temps, les dégoûter des vrais artistes. Cabanel suit ces principes à la lettre. Avec fierté il peut revendiquer la paternité de l’exquis Gervex et d’ « une multitude de brillants panoramistes » dont parmi les plus célèbres Detaille et Neuville. Si Mirbeau massacre les toiles du maître, il n’épargne pas, bien sûr, celles de ses disciples : « Dès qu’un disciple de M. Cabanel  ou de M. Gérôme a été distingué par messieurs ses professeurs, […] son affaire est faite ; ses études d’atelier, si médiocres qu’elles soient, sont immédiatement accueillies aux Salons annuels, elles ont les honneurs de la cimaise ; et ce n’est pas tout : elles sont dès leur première année, médaillées avec empressement » (L’Ordre, 7 juillet 1876). Régulièrement, dans ses articles, Mirbeau égratigne Cabanel, mais le plus souvent il le fait au détour d’une phrase ou dans un court commentaire. En 1886, en revanche, il consacre la majeure partie de son compte rendu du Salon à déprécier le Portrait de Mme Jugan, qui suscite pourtant un enthousiasme unanime : « M. Cabanel a peint une robe noire sur un fond gris. Ce n’est qu’un long cri d’amour, une universelle acclamation ! Velasquez et Léonard sont dépassés. Il enfonce Corot et démolit Manet ! Il triomphe enfin dans le passé, dans le présent, dans l’avenir » (La France, 3 mai 1886). Il s’agace que l’on élève au rang de chef-d’œuvre une toile qu’il juge médiocre, qu’on sacralise un homme qu’il estime nocif : « Hélas, non ! Tout y est parfait, impeccable, tout y est hideux d’impeccabilité. Les chairs du visage […] ont bien des apparences cireuses, des modelés précieux et mièvres. Mais les lilas, les violets pâles, si forts à la mode aujourd’hui, y sont distribués avec tant de bonne grâce et de facilité » (ibid.). Comme il le déplore à la fin de cet article, il juge honteux de consacrer tant de temps à dénoncer les faiblesses d’un peintre par trop célèbre, alors qu’il y tant de grands génies à glorifier. Il en veut à cet homme pour une multitude de raisons : il  estime d’abord qu’il détrousse les véritables artistes d’une gloire qui devrait leur revenir, il l’accuse de détourner à son profit l’admiration et les commandes du public, mais ce qu’il lui reproche avec le plus de hargne, c’est d’être un professeur omnipotent qui propage un art délétère. Mais tous ces crimes, personne ne semble les voir : « L’influence pernicieuse qu’il a exercée dans les écoles et dans les jurys, on ne veut plus s’en souvenir ; la guerre implacable et sournoise qu’il a livrée aux artistes originaux et convaincus, les protections honteuses dont il a couvert ses élèves, cette haine qui jamais ne désarme, cette haine aveugle et criminelle contre les efforts personnels, contre les initiatives, contre les sincérités, cet étouffement de l’art indépendant, ce drainage mercantile de l’art moyen, tout cela est effacé » (ibid.).

C’est donc avec joie qu’à la mort de Cabanel, en 1889, Mirbeau envoie le peintre et ses décorations ad patres. Il use d’une prose abondante et d’un style riche en ironies mordantes pour faire son « oraison funèbre ». Dans ce texte (le seul qu’il lui a entièrement consacré) fortement argumentatif, le critique explique combien cet art est stérile et dangereuses les idées qu'il véhicule. C'est en fonction de cette perspective qu’il choisit d'articuler tout son article autour de la mort. Le journaliste, en effet, ouvre sa chronique en déclarant le trépas de M. Cabanel et le clôt par une épitaphe. Cette construction en boucle souligne le désir de Mirbeau de reléguer Cabanel dans la tombe ; ce texte se ferme sur lui-même de la même manière que le cercueil vient de se fermer sur cet homme. Certes, le sujet s'y prête, il s'agit d'une oraison funèbre, mais ce que Mirbeau tente de nous démontrer c'est que la mort dépasse de loin le décès d'un individu. Chez Cabanel tout est funeste, sa conception de l'enseignement, de l'art mais aussi de la vie. Le critique, par conséquent, ne peut se contenter d'inhumer l'homme, il lui faut également enterrer le peintre et, avec lui, tous les représentants de l'art académique. Afin que sans remords nous puissions, nous aussi, jeter sur ce triste sire le crêpe noir du linceul, il va s'attacher à nous donner de ce peintre l'image la plus dévalorisante qui puisse être. Avec un rare acharnement, il va s'évertuer à déprécier l'œuvre et à bafouer l'artiste. Après s’être livré à cette vaste opération de démystification, il ne lui reste plus qu’à rédiger l’épitaphe. Mais quoi mettre ? Mirbeau s’interroge. Que dire sur un peintre qui, toute son existence, est passé à côté de la vie sans jamais la voir ? Si ces constatations l’amènent à penser que Cabanel ne correspond en rien à la conception qu’il se fait de l’artiste, en revanche, elles le conduisent à croire qu’il correspond en tout point à l’image qu’il se fait du professeur : « Si j’avais une épitaphe à inscrire sur sa tombe, je mettrais simplement ceci : “Ci-gît une professeur : Il professa.” » (L’Écho de Paris, 8 février 1889).

L. T.-Z.

 

Bibliographie : Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau – Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, pp. 168-171, 190-194; 201-204 et 233-257.




CABIBEL

CABIBEL, curé de Montardit, dans l’Ariège. Au cours de l’année 1878, où Mirbeau, rédacteur en chef de L’Ariégeois, a ferraillé pour le compte du baron de Saint-Paul (voir la notice), il a eu des démêlés clochemerlesques avec le curé Cabibel, de la petite commune de Montardit. Forte personnalité, Cabibel présentait l’originalité d’être républicain, quatorze ans avant le “Ralliement” des catholiques de France à la République, mais plus par opportunisme que par conviction, car précédemment il avait appelé à la restauration du Roy. Pour se justifier de son ralliement et répondre aux attaques dont il était l’objet dans L’Ariégeois, il a publié, sans doute à ses frais, une brochure de 48 pages, Le Clairon, où il reproduisait notamment trois de ses lettres à Mirbeau. Curieusement, les protagonistes de ce combat dérisoire combattent à front renversé : le futur anarchiste Mirbeau se fait alors le défenseur de l’Ordre, de l’Autel et du défunt Empire, cependant qu’un modeste curé de campagne soutient la jeune République contre sa propre hiérarchie!

En fait, ces querelles locales ont un double enjeu. D’une part, il s’agit de déterminer la forme institutionnelle de l’État français (Empire, République ou Monarchie), qui est en débat depuis presque huit ans, mais à un moment où les chances de restauration de l’Empire sont quasiment nulles, ce qui fait perdre à ce débat une partie de son intérêt. D’autre part, comme la République a l’air d’être désormais solidement implantée, après l’échec de Mac-Mahon et la victoire des républicains aux élections de décembre 1877, il s’agit de déterminer l’orientation du nouveau régime. Doit-il être dans la continuité de la Révolution, s’engager dans des transformations en profondeur et considérer le clergé comme un ennemi à combattre ? Ou bien, au contraire, la République doit-elle devenir un facteur d’ordre et de stabilité et, pour cela, s’appuyer sur le clergé ? Le principe de réalité amène nombre de politiciens à virer de bord, chacun des anciens camps en présence se divise, de nouvelles alliances se profilent, et on assiste à une redistribution des cartes. Cependant que des légitimistes et des bonapartistes se rallient à la République naguère vilipendée, à l’instar de Cabibel, trois ans après les orléanistes, qui voulaient à tout prix empêcher le retour de l’Empire, les républicains se divisent entre progressistes et conservateurs (sans parler des révolutionnaires, qui en appellent à “la Sociale”).

Dans cette situation, le pisse-copie à gages qu’est encore le jeune Mirbeau ne sait pas trop sur quel pied danser. Il travaille pour les bonapartistes, qui n’ont de chances de préserver leur emprise sur les populations rurales qu’à condition de conserver de nombreux appuis dans le clergé : Cabibel constitue donc pour eux un mauvais exemple à combattre et à discréditer à tout prix. Mais, par ailleurs, il tente de donner du bonapartisme (voir la notice) une image progressiste, et un curé légitimiste rallié à la République conservatrice, tel que Cabibel, doit lui apparaître comme un adversaire du Progrès, qu’il convient donc de démasquer, mais pour des raisons diamétralement opposées… L’ennui est que Saint-Paul n’a rien de progressiste et que son thuriféraire est amené à employer, contre Cabibel, un ton méprisant et de bien douteux arguments, qui ne lui font guère honneur. Peut-être vaut-il mieux prendre le parti de rire de cette picrocholine guéguerre, où l’on voit le journaliste stipendié exercer sa verve et faire ses armes, en même temps que ses preuves, sur le dos d’un modeste curé de campagne qui a du répondant et sait se trouver des alliés de poids.

P. M.

 

            Bibliographie : Cabibel, Le Coup de clairon, André Sagnier et F. Massip, 1878 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le curé républicain Cabibel », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 217-228 ; Octave Mirbeau, Chroniques ariégeoises, L’Agasse, pp. 59-69.


CAILLEBOTTE, gustave

CAILLEBOTTE, Gustave (1848-1894), peintre impressionniste français, de tendance réaliste, malgré son passage par l’École des Beaux-Arts. Fils d’industriel et héritier d’une grosse fortune, il a pu, après des études de droit, se consacrer à ses deux passions : la peinture, bien sûr, en tant que mécène, auteur et collectionneur de toiles impressionnistes ; et le yachting : en effet, il avait aussi une formation d’ingénieur et, en tant qu’architecte naval, il a construit des voiliers ; il était président du club nautique de Gennevilliers, et il lui arrivait d’aller voir Monet à Giverny par la voie fluviale. Il a fait ses débuts de peintre en 1876, en exposant, avec les impressionnistes, un tableau refusé au Salon l’année précédente, à cause de son sujet jugé trop trivial : Les Raboteurs de parquet (Musée d’Orsay). Ses toiles les plus célèbres sont Rue de Paris, temps de pluie (1877, musée de Chicago) et Le Pont de l’Europe (1877). Il s’est spécialisé dans les cadrages originaux, influencés par la photographie, avec notamment des vues plongeantes, ou à travers la rambarde en fer forgé d’un balcon (L’Homme au balcon, boulevard Haussmann, Un balcon, Jeune homme à la fenêtre). Longtemps méconnu en France, Caillebotte a en revanche rencontré un vif succès aux États-Unis. En mourant, le 21 février 1894, par testament, il a légué à l’État sa riche collection d’impressionnistes, en y mettant la condition qu’elles soient exposées au musée du Luxembourg ; mais l’État, sur les soixante-cinq tableaux, n’en accepta que trente-huit, non sans une vive résistance de l’Académie des Beaux-Arts, outragée que ces toiles, signées Manet, Degas, Monet, Renoir, Cézanne, Berthe Morisot et Pissarro, puissent être scandaleusement présentées, au mépris des règlements limitant strictement l’exposition de peintres vivants ; les vingt-sept toiles refusées sont alors retournées aux héritiers du peintre.

Mirbeau semble n’avoir fait connaissance de Caillebotte qu’assez tardivement, mais il lui a d’emblée témoigné beaucoup d’« affection ». En août 1890, il s’est adressé à lui, sur le conseil de Claude Monet, pour louer un canot à vapeur. Le 30 septembre suivant Caillebotte lui a rendu visite aux Damps, en compagnie de Monet, et d’autres invitations ont suivi. Pourtant le critique a jadis avoué son incompréhension face aux toiles de Caillebotte, dans un article courageusement anonyme paru dans Le Gaulois du 2 avril 1880 sous la signature collective de Tout-Paris : jugeant la fameuse et audacieuse Vue à travers un balcon et d’autres paysages, le chroniqueur masqué écrivait : « En tant que décor, je les approuve ; en tant que tableaux, je ne les comprends pas ». Comme, par la suite, Mirbeau n’a plus jamais parlé des toiles de Caillebotte, à la notable différence de tous les autres peintres impressionnistes, on est en droit de se demander si cette incompréhension n’a pas perduré. Lors du scandale du refus du legs Caillebotte, Mirbeau est naturellement intervenu pour qu’« une des plus admirables collections de tableaux anciens et modernes qui soient dans le monde » ne soit pas dispersée ni enterrée dans quelque obscur musée de province, et il a une nouvelle fois stigmatisé l’administration des beaux-arts (« Le Legs Caillebotte et l’État », Le Journal, 24 décembre 1894).

P. M.

 

 


CAMUS, albert

CAMUS, Albert (1913-1960), célèbre écrivain français, philosophe, journaliste, romancier et dramaturge, qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1957. Ses romans les plus mondialement diffusés sont L’Étranger (1942), La Peste (1947) et La Chute (1956). Au théâtre, il a triomphé avec Caligula (1941) et Les Justes (1949). Ses deux essais philosophiques majeurs sont Le Mythe de Sisyphe (1942), où il analyse l’absurde et les conséquences de sa prise de conscience, et L’Homme révolté (1951), centré sur la révolte et ses limites, qui l’a brouillé avec Sartre et l’a fait honnir des communistes. Ces deux essais font partie, avec, pour chacun, un roman et une pièce de théâtre qui en illustrent les thèmes, deux trilogies : celle de l’absurde, première étape de la réflexion camusienne, et celle de la révolte, deuxième étape de son évolution. Après sa mort, accidentelle, on a publié La Mort heureuse et Le Premier homme, roman inachevé.

Nous ignorons ce que Camus a pu lire de Mirbeau – peut-être simplement ses deux romans les plus célèbres, Le Jardin des supplices et Le Journal d’une femme de chambre – et nous ne savons pas davantage ce qu’il connaissait de lui, de son parcours, de sa personnalité, de ses engagements et de ses combats, à une époque où l’auteur de L’Abbé Jules était, non pas oublié, mais méconnu et souvent mal compris. Mais il n’en est que plus surprenant de noter de multiples convergences entre deux écrivains, qui, à un demi-siècle de distance, ont incarné la figure de l’intellectuel engagé, en dehors de tout parti et de toute obédience politique, religieuse ou idéologique, et qui ont mis l’éthique, et non le politique, au poste de commande.

Dégageons brièvement quelques-unes de ces convergences.

* Sur le plan philosophique : Ils manifestent le même pessimisme existentiel : ils se représentent l’univers comme irrationnel et la condition humaine comme d’autant plus atroce et révoltante qu’elle est absurde et que l’homme ne trouve aucune réponse à ses questions. Tous deux ont réfléchi au suicide, envisagé comme une libération, et ont été tentés un moment d’y recourir, mais ils y ont très vite renoncé, y voyant aussi une démission et une résignation face au mal, alors qu’ils ont choisi la révolte métaphysique et politique et le combat désespéré contre toutes les forces de mort. Au suicidé ils opposent tous deux le condamné à mort, et leur dénonciation de la peine de mort est une occasion de dénoncer une société oppressive,  homicide et hypocrite.

* Sur le plan éthique : Ils sont tous deux humanistes et eudémonistes, et par conséquent en révolte contre toutes les formes d’oppression. Ils ont tous deux pour valeurs cardinales la Vérité et la Justice. Ils tentent tous deux de combiner la passion et le détachement, l’hédonisme et le stoïcisme.

* Sur le plan politique : Tous deux sont fondamentalement libertaires et individualistes, hostiles aux pouvoirs, réfractaires à tout embrigadement et à toute langue de bois. Tous deux font de leur indignation le moteur de leur révolte et de leur engagement. Et tous deux obéissent à des impératifs éthiques, sans la moindre prétention à apporter un programme, ni même à faire des propositions concrètes, qui ne sont ni de leur ressort, ni de leur compétence.

* Sur le plan littéraire : Ils ont tous les deux adopté une esthétique à la fois classique, par l’adaptation de la forme et des règles aux objectifs de l’écrivain, et novatrice, par le recours à une pédagogie de choc, qui oblige les lecteurs à jeter sur les choses un regard neuf qui contribue à les émanciper intellectuellement. Ils refusent tous les deux les œuvres didactiques, les œuvres à thèse et, à plus forte raison, les œuvres de propagande. Rejetant l’univocité et, a fortiori, tout manichéisme, ils ont fait de l’ambiguïté un principe de leur éthique en même temps que de leur esthétique et, par respect de leur devoir de vérité, ils se sont interdit de faire de leurs personnages de simples porte-parole et ont accepté, non seulement de ne pas apporter de réponses toutes faites, mais aussi d’aboutir à des apories.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et Camus face à la mort volontaire », in Les Représentations de la mortActes du colloque de Lorient de novembre 2000, Presses de l’université de Rennes, 2002,  pp. 197-212 ; Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 68 pages ; Pierre Michel, «« Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Cet irrésistible désir d’éduquer... Manipulation. Endoctrinement. Mystification, Actes du colloque de Lódz de septembre 2005, Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego, 2009,  pp. 157-169.

 


CAPUS, alfred

CAPUS, Alfred (1858-1922), humoriste, journaliste, romancier et auteur dramatique. Il a commencé au Gaulois, en 1882, où il faisait équipe avec Étienne Grosclaude sous le pseudonyme de Dupuis et Cotonet. Il est surtout connu comme auteur de comédies : Brignol et sa fille (1895), Le Mariage bourgeois (1898), Innocent, avec Alphonse Allais (1898), La Bourse ou la vie (1901), La Veine (1901), La Petite fonctionnaire (1901), L’Adversaire (1903),  Les Maris de Léontine (1903), M. Piégois (1903), Notre jeunesse (1904), L’Attentat, avec Lucien Descaves (1906),  Les Passagères (1907)... Il a aussi publié des romans, Qui perd gagne (1890) et Années d’aventures (1903). Modérément dreyfusard, il a fini directeur du Figaro et académicien (en 1914). Alfred Capus avait de l’esprit, mais passait pour superficiel.

Capus a participé à l’aventure des Grimaces, en 1883, aux côtés de Mirbeau et de Paul Hervieu. Il y était chargé des Grimaces politiques et traitait des débats parlementaires et de la politique intérieure, sous son nom ou sous le pseudonyme de Machiavel. Dès lors il a entretenu d’amicales relations avec Mirbeau, qui, quoique sans beaucoup d’illusions sur sa fiabilité ou sur sa profondeur, fait dire à un médecin interrogé dans « Dépopulation » : « C’est un des rares esprits de ce temps qui ait vraiment le sens des choses et une philosophie plausible de la vie actuelle. » Vers 1895, aux côtés de Mirbeau et de Tristan Bernard, Capus a participé aux promenades d’écrivains bicyclistes organisées par l’Artistic Cycle Club. Lorsque Mirbeau a été admis à la Société des Compositeurs et Auteurs Dramatiques, le 18 avril 1902, Capus a accepté d’être son parrain, avec Paul Hervieu. L’année suivante, au nom de la S. A. C. D., il s’est rendu en Russie, avec Marcel Prévost, pour tenter de régler le litige lié à l’absence de copyright, qui dépouillait Mirbeau de tout droit sur Les affaires sont les affaires, mais ils sont revenus bredouilles, au début juin 1903. En 1905, Mirbeau est intervenu auprès de Capus pour qu’il soutienne la candidature de Jules Huret pour le prix Goncourt et fasse pression en ce sens auprès de l’influent Lucien Descaves.

P. M.


CARO, elme

CARO, Elme (1826-1887), philosophe spiritualiste, d’inspiration chrétienne, et néanmoins fort mondain. Il a été professeur à l’École Normale Supérieure, puis à la Sorbonne, où ses cours étaient suivis par de nombreuses femmes du monde froufroutantes. Il a collaboré assidûment à la Revue des deux mondes et est l’auteur de L’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques (1864), Le Matérialisme et la science (1868) et Le Pessimisme au XIXe siècle (1878), où il critique l’influence de Schopenhauer, qu’il juge nocive. Il a été élu à l’Académie Française en 1874.

Comme Édouard Pailleron dans sa comédie Le Monde où l’on s’ennuie, Mirbeau a tourné Elme Caro en ridicule dans un de ses romans écrits comme nègre, L’Écuyère (1882), où il apparaît sous le nom de  Sorlin. Huit ans plus tard, alors qu’il habitait aux Damps, Mirbeau a cru, sur la foi du maire du village, que Caro avait également habité aux Damps et qu’il y venait en fin de semaine se ressourcer en binant son jardin. Surpris de ce contre-emploi, il en fait aussitôt la matière d’un article qui contribue vaguement à réhabiliter le philosophe mondain (« La Maison du philosophe », L’Écho de Paris le 21 septembre 1889). S’appuyant sur ce témoignage, devenu une référence, Jules Simon, dans un discours académique, reprend à son tour cette image édifiante de Caro. Mais, entre-temps Mirbeau avait découvert, par une lettre du doyen de la Sorbonne, que le maire des Damps avait confondu Elme Caro avec le presque homonyme Ludovic Carrau (1842-1889), également professeur de philosophie à la Sorbonne. Il rapporte sa mésaventure dans un article intitulé « Une page d’histoire » (Le Figaro, 14 décembre 1890) et en tire une leçon désabusée sur la façon dont est fabriquée l’histoire : « Et vous savez, toute l’histoire est comme ça. »

P. M.


CARRIERE, eugène

CARRIERE, Eugène (1849-1906), artiste peintre post-impressionniste, connu pour son Portrait de Verlaine (1891, Musée d’Orsay). Après une formation de lithographe, Carrière entre dans l’atelier de Cabanel à l’Ecole des Beaux-Arts. En 1879, il expose La Jeune Mère, la première d’une longue série de Maternités, qui restera comme la marque la plus caractéristique de sa production dans l’esprit du grand public. Ses tableaux reçoivent le soutien de critiques d’art comme Roger Marx, Jean Dolent, Octave Mirbeau ou Gustave Geffroy. Ce dernier lui ouvre les portes des cénacles littéraires, tel le Grenier d’Auteuil, où Carrière puise son inspiration pour réaliser un « Panthéon de ce temps-ci » et peindre les portraits de Verlaine, Goncourt, Daudet, Clemenceau, Anatole France, Gauguin, qui l’apprécie, ou de Rodin, dont il est l’ami proche. Sa peinture évolue d’un style naturaliste à une approche symboliste, confinant parfois à l’Art Nouveau. La première exposition particulière a lieu chez Goupil en 1891. S’ensuivent des participations à la Libre Esthétique à Bruxelles, au Salon de l’Art Nouveau chez Bing, à la galerie Bernheim-Jeune, à la Sécession viennoise et aux Expositions Universelles. À partir de 1895, Eugène Carrière ouvre un atelier libre, « l’Académie Carrière ». Matisse, Derain, Zuloaga, Francis Jourdain suivent son enseignement. À l’occasion de l’affaire Dreyfus, Carrière exprime ses idées de justice et de tolérance. Il s’engage au côté de Clemenceau, collabore au mouvement des Universités Populaires, s’insurge contre la peine de mort et la violence des États, et défend la cause des femmes. Sa dernière bataille pour l’entière liberté artistique a lieu pour la création du Salon d’Automne, dont il est élu Président d’Honneur en 1903. Rodin a célébré le talent et l’authenticité de l’artiste, un des deux parrains du Penseur. Carrière meurt à 57 ans, laissant une œuvre inachevée, celle de sa recherche indépendante à la frontière de l’abstraction.

Octave Mirbeau, critique d’art, compte parmi les plus belles plumes, à parler de l’œuvre d’Eugène Carrière, qu’il a ressentie et traduite avec justesse. Mirbeau découvre l’artiste par l’entremise de leur ami commun, Gustave Geffroy. Il s’enthousiasme pour sa peinture, après avoir visité l’exposition privée que la galerie Goupil lui consacre en avril 1891. Dans sa chronique de L’Echo de Paris, le 28 avril,  Mirbeau rend compte de la poésie autant que de l’humanité des toiles du peintre : « Et c’est ce qui me rend cette œuvre si particulièrement chère ; car Eugène Carrière est quelque chose de plus qu’un peintre, il est un admirable et visionnaire poète, et il a mis dans ses toiles plus que de la peinture, il y a mis de la plus noble bonté et de la plus haute philosophie. » Mirbeau réitère son éloge dans son « Salon » de 1892 et de 1893 : « Oh, ces regards de peur, sans cesse ouverts sur la mort, la mort voleuse qui semble planer, toujours et partout, dans l’œuvre étrange, visionnaire, angoissante, de ce grand artiste, qui est aussi un grand esprit, et qui sait, dans un seul regard, dans une seule caresse, mettre tout un poème de souffrance et d’amour » (Le Figaro, 6 mai 1892) et : « M. Eugène Carrière est toujours l’artiste fort, le dessinateur puissant, l’admirable évocateur du visage humain. » (Le Journal, 12 mai 1893) Même le brouillard de ses toiles plus tardives comme le Christ, si souvent reproché à l’artiste, trouve en Mirbeau, par la bouche de Kariste, un ferme défenseur : « Oui, le brouillard, le vrai, le seul brouillard, c’est le brouillard de leur sottise, ce sont les lourdes et épaisses nuées de leur incompréhension et de leur insensibilité ! » (« Kariste parle », Le Journal, 2 mai 1897). Cet article sera le dernier consacré à l’œuvre de Carrière sans pour autant que le critique lui retire son soutien.

Une puissante fraternité d’esprit unit les deux hommes dans leur détestation des préjugés. Mais entre eux, il n’existe pas de familiarité. Souvent négligent en amitié, Carrière n’était pas un invité sur lequel Mirbeau pouvait compter. « J’avais toujours compté sur vous et Carrière, et puis personne », écrit-il à Geffroy, le 28 novembre 1892. Cependant,  le peintre mesure ce qu’il doit au soutien des critiques pour la diffusion de son œuvre, conscient de la communion d’esprit qu’il partage avec Mirbeau : le rejet de l’art académique,  la Nature comme source d’inspiration, l’émotion pure devant la peinture. Ils se côtoient en des occasions diverses : pour la souscription, lancée en 1894 par Mirbeau et sa femme Alice, en faveur de la veuve du Père Tanguy, dans le comité de parrainage pour le monument à Verlaine en 1896 avec Mallarmé et Rodin, dans la bataille du Balzac et du Penseur de Rodin, au banquet du 6 avril 1899, après le procès d’Urbain Gohier, pour célébrer la Liberté de la Presse, etc.

Peu de lettres nous sont parvenues de leurs échanges, mais, dans chacune d’elle, l’émotion reconnaissante de Carrière est véritable. Il parle de Mirbeau comme de « l’ami délicieux », à [l’] ardente et véhémente nature, nature de prophète et d’apôtre » (lettre du 2 mai 1897) et ajoute : « J’aurai beaucoup à vous dire car je crois vous comprendre depuis longtemps (ibid. »

Carrière apprécie la liberté de ton prise par l’auteur du Journal d’une femme de chambre. Pour sa part,  Mirbeau possède deux lithographies de Carrière : une Maternité et un Portrait de Rodin, dédicacé. Hommage ultime, il fit partie du Comité d’Honneur de l’Exposition de « L’œuvre d’Eugène Carrière », qui eut lieu en mai-juin 1907, à l’Ecole des Beaux-Arts, sous la présidence de Rodin. Comme il est regrettable que le projet d’article sur Mirbeau, illustré par Carrière, à l’initiative de l’ami Geffroy, n’ait pas abouti ! Mirbeau s’en délectait à l’avance (et nous de concert !), en écrivant ces quelques lignes : « mon âme par Gustave Geffroy, ma gueule par Carrière, c’est épatant » (lettre à Geffroy, 26 novembre 1891). »

S. L.G.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Eugène Carrière », Bulletin de liaison de la Société des Amis d’Eugène Carrière, n° 7, 1996, pp. 5-14 ; Octave Mirbeau, « Eugène Carrière », L’Écho de Paris, 28 avril 1891. Voir aussi le site Eugène Carrière.

 

 

 

 


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