Familles, amis et connaissances

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DESPREZ, louis

DESPREZ, Louis (1861-1885), romancier d’inspiration naturaliste. Fils d’un inspecteur d’académie, il a débuté en 1883 par des poèmes, La Locomotive, puis, en 1884, par un recueil d’études critiques, L’Évolution naturaliste, suivi d’un roman truculent de mœurs paysannes, écrit en collaboration avec un jeune écrivain encore mineur, Henry Fèvre, et publié en Belgique par Kistemaeckers  : Autour d’un clocher (1884). Ce roman lui a valu une condamnation à un mois de prison et mille francs d’amende pour « outrage aux bonnes mœurs »... Il a décidé d’assurer lui-même sa défense, qui a été publiée sous ce titre : Pour la liberté d’écrire (1885). Sorti de prison en mars 1885, il est mort en décembre de la même année, très prématurément, des suites de son séjour à Sainte-Pélagie.

Lors du procès de Desprez, Mirbeau, le futur justicier des lettres, s’est bien malencontreusement distingué en applaudissant, sans avoir lu le livre (du moins le prétend-il, ce qui est douteux), à une condamnation qui aurait dû le révolter, dans un article aussi stupide qu’odieux, intitulé « La littérature en justice » (La France, 24 décembre 1884). Il en a conçu un profond sentiment de culpabilité et s’en est excusé auprès de Desprez lui-même dès mars 1885, en arguant qu’on ne saurait reprocher à un écrivain une opinion de journaliste, argument évidemment un peu court et bien trop commode pour être vraiment honnête.  Reste à essayer de comprendre ce qui s’est passé lors de ce déplorable dérapage, tellement contraire à sa future image de marque. Deux explications, qui ne s’excluent pas, peuvent être envisagées. Tout d’abord, il est bien possible que Mirbeau ait voulu se venger de l’éditeur belge Kistemaeckers, à propos duquel il dit, dans l’article, que, pour lui, « la littérature sera obscène ou ne sera pas » : en effet, Kistemaeckers prétendra par la suite que Mirbeau lui aurait proposé de publier un sien roman – mais quel ? –, à l’automne 1884, et qu’il aurait décliné cette proposition.  Deuxième hypothèse : il se trouve que Gyp (voir la notice), qui vient d’accuser Alice Regnault d’avoir voulu la vitrioler, est également visée dans la dénonciation qu’il fait des livres obscènes, alors que ses romans anodins ne sauraient en aucune façon être taxés d’obscénité et qu’elle n’est donc pas du tout à sa place. De sorte qu’on peut se demander si la véritable cible de Mirbeau ne serait pas Gyp et si Desprez ne serait pas simplement une victime collatérale de l’affaire Gyp.

P. M.

 


DETAILLE, édouard

DETAILLE, Édouard (1848-1912), peintre académique français. Élève de Meissonier, il s’est spécialisé dès 1868 dans les scènes de batailles (La Halte des tambours, Charge du 9e régiment de cuirassiers, Salut aux Blessés, La défense de Champigny, Le soir de Rezonville) et a chanté l’épopée napoléonienne (Vive l’empereur !, Grenadier de la Garde). Il a aussi réalisé, avec Alphonse de Neuville, deux immenses panoramas de batailles de la guerre de 1870 et exécuté 390 dessins et aquarelles pour un volume de Types et uniformes de l'Armée française. La plus célèbre de ses grandes machines patriotiques est Le Rêve (Musée d’Orsay), qui a triomphé au Salon de 1889 et a été tourné en ridicule par Mirbeau.

Ce dernier a toujours été réfractaire à la peinture de Detaille, qu’il a trouvé par trop surestimé, même si, à ses débuts de salonnier, en 1874, il a noté la « puissance d’effet remarquable » de sa toile de Reischoffen. Sa détestation de l’art académique se double, en l’occurrence, de son refus absolu de toute tentative d’héroïsation de cette monstrueuse barbarie qu’est la guerre : « J’ai la plus profonde horreur des tableaux militaires », avoue-t-il le 16 mai 1886 dans La France. Aussi s’est-il employé à les désacraliser. Dès 1885, il fait mine de ne voir en Detaille qu’un simple fournisseur d’uniformes : « La maison Detaille et Cie, fournisseur des cours étrangères, tient toujours avec le même succès la confection des costumes militaires. Elle fait aussi sur mesure. Elle promet une prime de cinquante francs à celui qui découvrira qu’il manque un bouton à une tunique, un passepoil à un pantalon, un porte-mousqueton à une giberne » (« Aquarellistes français », La France, 7 février 1885).  Mais c’est surtout Le Rêve (Musée d’Orsay), devant lequel les patriotes tombent en extase, qui suscite sa dérision : « Jusqu'ici nous nous imaginions que les soldats, abrutis de disciplines imbéciles, écrasés de fatigues torturantes, rêvent – quand ils rêvent – à l'époque de leur libération, au jour béni où ils ne sentiront plus le sac leur couper les épaules, ni les grossières et féroces injures des sous-officiers leur emplir l'âme de haine. Nous croyions qu'ils rêvaient à de vagues vengeances contre l'adjudant et le sergent-major, qui les traitent comme des chiens. [...] À voir le petit soldat se promener si triste, si nostalgique, il était permis d'inférer que, après les dures besognes et les douloureuses blessures de la journée, ses rêves de la nuit n'étaient ni de joie, ni de gloire. M. Detaille nous prouva que tels, au contraire, étaient les rêves du soldat français. Il nous apprit, avec un luxe inouï de boutons de guêtres, en une inoubliable évocation de passementeries patriotiques, que le soldat français ne rêve qu'aux gloires du passé, et que, lorsqu'il dort, harassé, malheureux, défilent toujours, dans son sommeil, les splendeurs héroïques de la Grande Armée, Marengo, Austerlitz, Borodino. [...] Il fallut bien s'incliner devant cette œuvre, qu'on eût dite – selon le mot d'un juré – peinte par la Patrie elle-même"... (« Les Peintres primés », L’Écho de Paris, 23 juillet 1889).

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Les Peintres primés », L’Écho de Paris, 23 juillet 1889 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, pp. 158-257. 


DOFF, neel

DOFF, Neel (1858-1942), romancière hollandaise de langue française, qui a passé presque toute sa vie en Belgique. Elle est venue tardivement à la littérature après une jeunesse de précarité et d’extrême misère, qu’elle a évoquée sobrement dans Jours de famine et de détresse (1911), roman autobiographique constitué de courts tableaux impressionnistes, d’un réalisme impressionnant. Elle en a publié deux suites : Keetje (1919) et Keetje trottin (1921). Elle est aussi l’auteure de Contes farouches (1913). Elle s’est engagée politiquement à gauche et socialement en faveur et aux côtés des prolétaires et des misérables dont elle s’est toujours sentie solidaire.

Octave Mirbeau s’est enthousiasmé pour Jours de famine et de détresse, prototype d’une littérature populaire qui tourne le dos à la « littérature », avec ce que ce mot comporte d’artifice et de mensonge, pour raconter la vie telle qu’elle est, dans toute son horreur méduséenne, sans fard ni fioritures. Il s’est battu vigoureusement, mais en vain, pour lui faire obtenir le prix Goncourt 1911, votant pendant quatre tours de scrutin pour Neel Doff, face au réactionnaire Monsieur des Lourdines, d’Alphonse de Chateaubriant. Il n’est pas exclu qu’il ait fait sa connaissance dans les mois qui ont suivi l’attribution du prix Goncourt, à une époque où il était presque toujours malade et hors d’état d’écrire, mais aucune trace de leurs rencontres ni de leurs hypothétiques échanges épistolaires n’a été retrouvée.

P. M.

 

 


DOSTOIEVSKI, fiodor

DOSTOÏEVSKI, Fiodor (1821–1881), célèbre romancier russe, d’inspiration slavophile et chrétienne orthodoxe, qui a révolutionné le genre romanesque en mettant en œuvre une psychologie des profondeurs et en révélant la place de l’inconscient. Son premier roman, Les Pauvres gens (1848), qui a suivi une longue nouvelle, Les Nuits blanches (1846), a été encensé par la critique. Mais il lui a fallu l’expérience d’une condamnation à mort et d’une grâce impériale in extremis, puis un séjour de quatre ans au bagne, en Sibérie, où il découvre la misère, mais aussi la spiritualité de peuple russe, pour qu’il trouve véritablement sa voie (il en a tiré la matière de ses Souvenirs de la maison des morts, 1861, traduction française 1884). Parmi ses nombreux romans, traduits en français avec plusieurs années de retard, citons Stépanchikovo et ses habitants (1859), Humiliés et offensés (1861), Dans mon souterrain (1864), Crime et châtiment (1866, traduction française 1883), Le Joueur (1866), L’Idiot (1868, traduction française 1887), L’Éternel mari (1870), Les Possédés (1871), L’Adolescent (1875, traduction française 1902) et Les Frères Karamazov (1880, traduction française 1912). Ils sont peuplés de personnages déséquilibrés, dont les comportements peuvent paraître extravagants et incohérents, tirés à hue et à dia par des postulations simultanées et contradictoires, mais dont la folie apparente peut apparaître parfois comme une forme de sagesse.

Mirbeau, qui possédait douze volumes de ses œuvres dans sa bibliothèque, a eu la « révélation » de Dostoïevski en 1885 et ses deux premiers romans avoués, Le Calvaire et L’Abbé Jules,  portent clairement l’empreinte de celui en qui il voit un « dénudeur d’âmes », dont l’exemple devrait permettre au roman de sortir de l’ornière naturaliste : « Avez-vous lu L’Idiot de Dostoïevski ? – écrit-il à Rodin en juillet 1887 –. Quel prodigieux livre ; et comme nous paraissons petits – même les plus grands – à côté de ce dénudeur d’âmes ! Cette œuvre m’a causé une vive impression, plus intense que celles de Baudelaire et de Poe : on est, avec ce merveilleux voyant, en pleine vie morale, et il vous fait découvrir des choses que personne n’avait vues encore, ni notées » (Correspondance générale, t. I, p. 684). Auprès de Paul Hervieu, il se demande « comment on peut encore lire » les grands romanciers français, « après les extraordinaires révélations de cet art nouveau qui nous vient de Russie. Avez-vous lu L’Idiot ? Quelle œuvre prodigieuse ! » (ibid., p. 686).

Mirbeau n’a consacré aucun article à Dostoïevski, mais, dans ses éloges il l’associe souvent à Tolstoï, allant même, le 19 avril 1903, jusqu’à avouer qu’il l’« admire plus encore ». La même année, il voit en Dostoïevski et Tolstoï  « les grands révolutionnaires de la sensibilité moderne » et, dans Guerre et la paix et L'Idiot, « les principaux facteurs de notre transformation morale, les plus violents réformateurs de notre sensibilité », car il n’y a pas, « chez eux, de prétentions verbales », mais « rien que le souci d'exprimer, d'exprimer la passion avec une concision si nerveuse, si aiguë, que tout notre être et nos fibres sont travaillés, en gémissent et en souffrent » (L’Aurore,  7 juin 1903). Cette révolution culturelle, Mirbeau l’associe principalement à la psychologie des profondeurs mise en œuvre par Dostoïevski, qui met en lumière les ressorts cachés, inconscients, des âmes et les contradictions entre lesquelles se débattent les hommes, comme il l’explique dans une lettre à Tolstoï de 1903, où il unit de nouveau les deux romanciers russes : « Vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » Mais il ne partage évidemment pas la foi chrétienne du Russe, ni son panslavisme, dont il ne dit mot.

P. M.

 

Bibliographie : Alexandre Lévy,  « Mirbeau lecteur de Dostoïevski », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 139-154 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la Russie » Voix d'Ouest en Europe, souffles d'Europe en Ouest, Presses de l'Université d'Angers, 1993, pp. 461-479 ; Pierre Michel, « L’Abbé Jules : de Zola à Dostoïevski », préface de L’Abbé Jules, Édition du Boucher, 2003, pp. 3-18.


DREYFUS, alfred

DREYFUS, Alfred (1859-1935), officier français, dont la condamnation pour trahison, fin 1894, suscitera, à partir de l’automne 1897, une grande bataille éthico-politico-judiciaire, l’Affaire Dreyfus (voir la notice). Il appartenait à une famille d’industriels alsaciens qui, après l’annexion de l’Alsace, ont choisi la France. Il s’engage par patriotisme dans une carrière militaire, à une époque où les officiers juifs sont rarissimes et où l’antisémitisme est fort répandu dans les rangs de la Grande Muette.  Entré à Polytechnique en 1878, il devient officier d'artillerie. En 1893, il est attaché à l'état-major de l'armée comme stagiaire.  En 1894, suite à la découverte, dans la corbeille à papier de l’attaché militaire allemand, d’un bordereau comportant une liste de renseignements militaires transmis à cet officier, Dreyfus est rapidement soupçonné d’être l’auteur de la “trahison”, qui est en réalité l’œuvre du commandant Walsin-Esterhazy. En tant que Juif il constitue un bouc-émissaire idéal pour le général Mercier, ministre de la Guerre aux abois et qui a besoin de se refaire une santé par un gros coup médiatique. Sur la base d’analyses – d’ailleurs contradictoires – de son écriture et de celle du bordereau, il est arrêté et incarcéré le 15 octobre 1894, puis condamné à la déportation le 22 décembre, grâce à un faux et à une accumulation de pièces supposées être à charge, rassemblées dans un dossier secret, et communiquées aux juges à l’insu de la défense : double forfaiture. Il est dégradé le 5 janvier 1895 dans la cour de l'École Militaire, puis expédié à l’île du Diable, où il passe cinq longues et épouvantables années. Son frère Mathieu tente en vain de prouver son innocence et charge Bernard Lazare de chercher des preuves et de publier un mémoire susceptible de peser en faveur de la révision. Lorsque, en novembre 1897, commence la deuxième phase de l’Affaire Dreyfus, dont le déporté, coupé du monde, ignore tout, et qu’est finalement obtenue de haute lutte, un an plus tard, la cassation du verdict de 1894, suivie de la révision de son procès, il est transféré à Rennes et jugé au mois d’août 1899. Le 9 septembre, il est de nouveau condamné « avec circonstances atténuantes », mais il est gracié par le président de la République et remis en liberté. Bien qu’il ait accepté sa grâce, ce que lui reproche notamment Picquart, il tente d’obtenir l’annulation du verdict absurde et inique de Rennes. Il finit par obtenir satisfaction grâce à Jaurès et, en juillet 1906, le deuxième jugement est cassé et Dreyfus est réhabilité sans être renvoyé devant un troisième tribunal militaire. Réintégré dans l’armée, mais sans retrouver son ancienneté, il préfère démissionner. Il reprendra cependant du service pendant la guerre et mourra en 1935.

      Pour beaucoup de dreyfusards la personne même de Dreyfus ne comptait guère et seul importait le symbole qu’il incarnait : nombreux en effet étaient ceux qui considéraient que, selon la formule de Léon Blum, ce militaire de carrière n’aurait pas été dreyfusard « s’il n’avait été Dreyfus ». « Galonnard » sans état d’âme, aux yeux des anarchistes, et riche de surcroît, il n’inspirait pas beaucoup de pitié à nombre de ceux qui ne s’en battaient pas moins pour sa libération, la plupart par souci de justice et d’humanité, d’autres avec des arrière-pensées politiques. Après sa grâce, les dreyfusards se sont divisés à son sujet : les uns estimaient qu’il n’aurait jamais dû l’accepter et qu’il eût mieux valu qu’il retournât à l’île du Diable ; d’autres – parmi lesquels Mirbeau – comprenaient fort bien qu’il était impensable, pour des raisons éthiques et humaines, de lui infliger la prolongation de son supplice. Alors que beaucoup de ses camarades de lutte n’avaient qu’une piètre estime pour l’homme Dreyfus – notamment Picquart, qui s’est comporté avec lui d’une façon odieuse –, Mirbeau s’est distingué par l’admiration qu’il lui a vouée pour sa fidélité et son courage inébranlable. Il l’a reçu chez lui avec reconnaissance, « très fier » de « connaître celui  qui symbolise, si douloureusement, nos plus chères idées de justice et de liberté » (lettre de Mirbeau à Dreyfus, 25 janvier 1902). Et, le 1er octobre 1907, écœuré par la lâcheté de Picquart devenu ministre dans le gouvernement Clemenceau, il lui écrit « pour [lui] dire toute [sa] sympathie profonde, et encore [son] indignation de la lâcheté dont on a fait preuve envers vous. Je suis content que vous ayez définitivement quitté l'armée. Mais je me reporte aux heures de lutte ; et c'est avec un sentiment de la plus amère tristesse, que je vois qu'il ne reste plus guère que des reniements, de tout ce qui avait jadis passionné nos âmes et exalté nos esprits. Vous avez montré, vous, un beau caractère, un beau désintéressement et finalement, un beau dégoût. Le contraste est saisissant et fait que les rares restés fidèles à eux-mêmes vous aiment plus encore. »

P. M.

           

            Bibliographie : Philippe Oriol, « Trois lettres inédites de Mirbeau à Alfred Dreyfus », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 175-179.


DU LAC, stanislas

DU LAC, Stanislas (1835-1809), prêtre catholique, appartenant à la Compagnie de Jésus. Après des études à Brugelette, il a été le maître d’études de Mirbeau au collège des jésuites de Vannes. Il a ensuite dirigé l’école Sainte-Geneviève, de la rue de la Poste, à Paris, et a organisé la résistance aux lois laïcisant l’enseignement. Expulsé en 1880, il a vécu dix ans en Angleterre, où il a dirigé un collège catholique à Canterbury. Rentré en France en 1890, il a alors joué un rôle important dans l’alliance du sabre et du goupillon, qui a culminé lors de l’affaire Dreyfus, et a été soupçonné d’exercer une influence décisive sur les nominations dans le haut État-Major de l’armée. Il était le confesseur du général de Boisdeffre, ce qui a contribué à le faire passer pour l’âme damnée des haut gradés anti-dreyfusards, formés dans ce que les dreyfusistes appelaient la « jésuitière ». Pour Mirbeau, par exemple, l’affaire Dreyfus est « un crime exclusivement “jésuite” », et du Lac en est l’inspirateur principal (voir « Souvenirs », L’Aurore, 22 août 1898)..

            Quand il écrit Sébastien Roch (1890), dont le héros éponyme est séduit et violé par son maître d’études, le “père“ de Kern, Mirbeau utilise, pour imaginer ce dernier, nombre de traits empruntés au “père” du Lac, tels qu’ils apparaissent notamment dans deux de ses chroniques de « La Journée parisienne » du Gaulois, signées Tout-Paris et parues le 26 mars et le 1er septembre 1880. Dans la première, intitulée « Un futur expulsé » et qui est dithyrambique, à un moment où Le Gaulois, monarchiste et catholique, soutient bien évidemment la résistance des jésuites à l’expulsion qui les menace, un détail peut néanmoins faire tiquer le lecteur vigilant : « Il savait vous mettre, au moment des récréations, le diable au corps pour les jeux ». La connotation de cette expression de « diable au corps », est confortée par plusieurs précisions sur le caractère du prêtre : il a un esprit extrêmement « ardent », « terrain tout préparé » au développement des « passions humaines » ; après « une vie fébrile et agitée » dont il s'est rapidement dégoûté, il est entré dans les ordres, mais il lui a fallu bien des « efforts de volonté pour refouler bien des aspirations, pour dompter bien des pulsations brûlantes » ; néanmoins, de cette nature « impatiente » subsiste « une flamme intérieure et mal éteinte », que « ranime et fait pétiller avec de grandes lueurs la menace d'un danger ». 

            Le deuxième texte, « Ni l’un, ni l’autre », est une fantaisie typiquement mirbellienne, qui repose sur un paralléle audacieux établi entre les jésuites, « qui détruisaient les petits garçons » et l'assassin Menesclou, « qui détruisait les petites filles » et qui a été pour cela « condamné à escalader l'abbaye de Monte-à-Regret ». Naturellement, l'article est ironique et est supposé s’attaquer à des policiers qui se conduisent comme des monte-en-l'air. Il n'en reste pas moins que l'ironie et la fantaisie permettent, sans en avoir l'air, de laisser entendre aussi bien d'autres choses, que Tout-Paris ne pouvait évidemment pas dire dans un texte à lire au premier degré. Par exemple, que les « pétrisseurs d’âmes » que sont les jésuites, en général, ne font que détruire, et que du Lac, en particulier, est un « criminel », qui pratique, « dans l'impunité », de « dangereux exercices » et se livre notamment, en guise de « loisirs », au dépeçage « des petites filles »... Cette interversion des rôles entre du Lac et Menesclou est lourde de sous-entendus, car, dans une société où tout marche à rebours, en intervertissant les rôles, comme l'imagine Tout-Paris, on remet tout à l'endroit, et les jésuites redeviennent ce qu'ils sont et ne cesseront d’être aux yeux de Mirbeau : des bourreaux d'enfants...

            Ces deux articles – publiés en annexe de Sébastien Roch, aux Éditions du Boucher, pp. 284-293 – ne manquent pas d’interroger les mirbeaulogues sur le caractère autobiographique de Sébastien Roch : avant d’être renvoyé du collège sans explication, à quelques semaines de la fin de l’année scolaire, le jeune Octave a-t-il été lui aussi séduit et violé par son maître d’études ? Et, en ce cas, le “père” du Lac a-t-il joué, dans la vraie vie, le rôle du “père” de Kern dans la fiction ? Nombre d'indices convergents (y compris onomastiques) vont dans le sens de cette hypothèse. Mais un beau faisceau de présomptions ne constitue pas une preuve décisive.

P. M.

 

Bibliographie : Yves du Lac de Fugères, « À propos du père de Kern dans Sébastien Roch », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 5, 1998, pp. 146-157 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Stanislas du Lac », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 129-145.


DUBOSQ, eugénie

Dubosq, Eugénie Augustine épouse Mirbeau (1825 – 1870), mère d’Octave Mirbeau. Elle n’avait que dix-huit ans quand elle a épousé en 1843 Ladislas François Mirbeau, son aîné de dix ans. Les jeunes mariés ont commencé par habiter pendant cinq ans avec la mère d’Eugénie dans la vaste demeure fraîchement achevée de la famille Dubosq, située à Trévières, chef-lieu de canton de la région du Bessin, dans le Calvados.

La façon dont l’idylle entre Ladislas et Eugénie a pu se nouer reste un mystère. La symétrie de leurs « profils socio-familiaux » comme on dit aujourd’hui est trop frappante pour qu’on puisse écarter l’hypothèse d’une union soigneusement arrangée. Marc Antoine Pierre Dubosc, père de l’épousée, mort depuis deux ans à l’époque du mariage, a été maire et notaire à Trévières, un chef-lieu de canton sensiblement de la même importance que Rémalard, de même que Louis Amable Mirbeau a été maire et notaire à Rémalard. L’un et l’autre ont perdu leur fonction municipale en 1830 à la suite de la Révolution de 1830 qui a entraîné l’avènement de Louis Philippe. Cela incite fortement à les doter tous les deux d’une étiquette légitimiste. 

On a donc affaire à une union parfaitement appariée, offrant certainement, soit dit en passant, un contraste avec les conditions du mariage du père d’Eugénie, qui s’était trouvé, lui, obligé à l’âge de trente-sept ans d’adresser une « sommation respectueuse » à son père pour venir à bout de l’opposition de celui-ci à son désir d’épouser l’élue de son cœur. Il reste que la distance géographique considérable – quelque 200 km de routes secondaires – séparant Trévières de Rémalard rend assez peu plausible l’existence de relations assidues entre les familles Mirbeau et Dubosq. C’est pendant le séjour de Ladislas et Eugénie à Trévières que naissent leurs deux premiers enfants, d’abord une petite Marie le 22 juillet 1845, puis Octave le 16 février 1848. Une autre fille, Berthe, verra le jour en 1850 à Rémalard où la famille est entre temps partie s’installer définitivement dans l’ancien manoir habité jusqu’à sa mort par le père de Ladislas.

On a déjà dit dans l’entrée consacrée à Ladislas Mirbeau l’amertume qui s’exprime dans les écrits d’Octave quand les souvenirs de l’éducation qu’il a reçue de ses parents affleurent dans son inspiration. Ses griefs semblent cependant concerner au premier chef son père. Si l’on excepte la peine bien naturelle qu’il exprime dans sa réponse adressée en 1870 aux condoléances reçues de l’ami Bansard des Bois à la suite de la mort de sa mère (« Mon mal est de ceux pour lesquels les consolations ne peuvent rien. »), il a peu évoqué l’existence de celle-ci dans le reste de ce que l’on connaît de cette correspondance. L’image maternelle qui s’en dégage en creux est surtout celle d’une femme effacée dans l’ombre d’un mari décidant de tout. Situation ou du moins apparence conforme aux mœurs bourgeoises de l’époque.

Il est au surplus difficile d’identifier dans l’oeuvre de Mirbeau des personnages de mères offrant assez de similitudes entre elles pour qu’on puisse les identifier aussi nettement à sa propre mère qu’on peut le faire mutadis mutandis quand il s’agit de portraits de pères. Si l’on excepte celle, répugnante de rapacité, du petit Albert Dervelle dans L’Abbé Jules, les mères de ses romans meurent trop jeunes ou restent cantonnées à la périphérie de l’action.

Il en est deux tout de même, qui laissent des impressions trop troublantes pour qu’on puisse les croire tout entières sorties de l’imagination de l’auteur. Il s’agit de la mère du jeune Jean Mintié, le narrateur du Calvaire et de celle de l’infortuné héros du roman Sébastien Roch.

Le Calvaire fait mourir la première alors que l’enfant narrateur avait douze ans. « Je ne savais, fait dire l’auteur à cet enfant, de quoi elle souffrait, mais je savais que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m’embrassait. Elle avait eu des rages de tendresse qui m’effrayaient et m’effrayent encore. En m’étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s’exaspéraient et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête ; à m’embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d’amante, comme si j’eusse été l’être chimérique adoré de ses rêves, l’être qui n’était pas vraiment venu, l’être que son âme et son corps désiraient. »

Transposition ou exacerbation de souvenirs réels ? On ne peut que se poser des questions. Le portrait en demi-teinte de la mère de Sébastien Roch, le malheureux élève du pensionnat des Jésuites de Vannes dans le roman éponyme, n’est pas moins porteur de malaise.  Cette « jeune femme frêle, un peu raide » que « Sébastien n’avait pas connue » n’apparaît dans le roman que sous l’apparence fugitive d’une vieille photographie qui la montre « tenant à la main, du bout des doigts, en un mouvement maniéré, son mouchoir de dentelles ». L’enfant pressent l’existence d’une histoire cachée (un adultère ?) derrière cette image de sa mère. Et il met à profit la découverte d’une malle de vêtements de la défunte pour interroger une vieille servante, dont les réponses évasives ne font qu’exacerber son imagination.

Fantasme ? Intuition ? Souvenir diffus ? Gamberges sur sa propre filiation ? « Dans une famille, a écrit un jour la psychiatre et psychanalyste de l’enfance Françoise Dolto, les enfants et les chiens savent tout, même ce qu’on ne leur dit pas… » Les questions sur la relation entre Octave et sa mère ne génèrent en guise de réponses que des espaces de clair-obscur.

 

M.C.

  


DUGUE DE LA FAUCONNERIE, joseph

Dugué de la Fauconnerie, Joseph Henri (1835 – 1914), député bonapartiste de l’Orne à trois reprises (1869-1870 , 1876-1881, 1885-1892). C’est lui qui arracha fin 1872 ou début 1873 Octave Mirbeau à « l’abrutissante solitude de Regmalard », où celui-ci se plaignait amèrement de croupir, en lui procurant un emploi à Paris. Privé de son mandat avec l’ensemble du Corps Législatif pour cause d’effondrement du Second Empire, Dugué était devenu en 1871 co-directeur d’un quotidien, L’Ordre, engagé, en dépit de la dureté des temps, au service de la cause bonapartiste. Il se trouva l’année suivante porté seul à la tête de l’entreprise, et l’un de ses premiers soins fut d’y engager le jeune homme, âgé alors de vingt-quatre ans, en qualité de secrétaire particulier. Octave Mirbeau allait y passer quatre ans avant de tâter d’une autre expérience en devenant en 1877 chef de cabinet du préfet de l’Ariège.

Octave et son mentor se connaissaient depuis un certain temps. Rien d’étonnant à cela. Dans le livre Souvenirs d’un vieil homme (1866 – 1879) publié peu avant sa mort, Dugué de la Fauconnerie, parle d’  « Octave Mirbeau, fils de mon médecin dans l’Orne » Un autre texte, dû à l’écrivain et aubergiste Paul Harel, fait état de la présence simultanée de Dugué et d’Octave lors d’une distribution de prix tenue « bien avant la guerre » de 1870 dans l’école dirigée à Rémalard par un maître de pension du nom de Léonard Louvel.

Bien qu’il fût né à Paris, Dugué de la Fauconnerie avait fait du Perche ornais, berceau de la famille Mirbeau, le théâtre de ses premières armes dans les arènes politique et sociale. Le terrain lui avait été en quelque sorte préparé de longue date par un grand oncle conventionnel puis membre du Conseil des Anciens sous la Première République, et ensuite par un grand-père maire de la petite commune de Saint-Germains-des-Grois, proche du bourg de Rémalard, fief de la famille Mirbeau. Il avait lui-même fait ses débuts dans la vie publique en occupant pendant six ans, de 1856 à 1862, les fonctions de secrétaire puis de chef de cabinet d’un baron Jeanin, préfet de l’Orne, dont il avait épousé au passage la fille en 1859. Après quelques pas de plus dans la préfectorale couronnés par un poste de sous-préfet de l’arrondissement sarthois, tout proche, de Mamers, il était retourné au cœur du Perche pour y entamer une carrière politique en se faisant élire en 1866 conseiller général du canton de Nocé, puis en 1869 député de l’arrondissement de Mortagne. 

Si on ajoute que Dugué fut aussi président du comice agricole de l’Orne de 1867 à 1879, et qu’il appelait ses électeurs « ses gris pommelés » par analogie avec la couleur des chevaux de race percheronne, on aura compris que l’initiateur d’Octave aux arcanes de la vie parisienne était un politicien enraciné dans son terroir.

Mais ce serait une erreur de réduire son aura à cette dimension. On lit dans la notice que lui a consacrée Éric Anceau dans son Dictionnaire des députés du Second Empire, qu’il est le filleul de Victor Hugo, avec qui son père, porté sur les sciences, les arts et les lettres, entretient des relations d’amitié. Il a par ailleurs un oncle, Ferdinand Dugué, qui est un des auteurs dramatiques les plus célèbres du Second Empire.

Et ce n’est pas tout. Ainsi que l’a remarqué une jeune chercheuse, Sonia Halbout, dans un mémoire d’archivistique réalisé en 1995-1996, son mariage a pu élargir son carnet d’adresses. Son épouse, Alexandrine, fille du préfet Jeanin, descend par sa mère de Louis David, le grand peintre officiel de la Révolution et du Premier Empire. Elle a un oncle, le baron Jérôme David, qui a été vice-président du Corps Législatif et ministre des Travaux Publics sous le Second Empire avant d’achever sa carrière politique comme député de la Gironde après l’instauration de la Troisième République. Elle est encore la belle-sœur d’un Marius Bianchi, député de l’Orne de 1876 à 1881 et la petite-nièce par sa mère du grand imprimeur parisien Firmin Didot.

Même s’il n’en a pas beaucoup profité dans sa pratique personnelle, il est aisé d’imaginer que le jeune Octave a dû faire son miel de tout ce que pouvait lui révéler un aussi brillant éventail relationnel ajouté à l’expérience politique de terroir de Dugué. Tout porte d’ailleurs à croire qu’il s’entendit fort bien avec le directeur du journal bonapartiste dont il fut apparemment la plume toute dévouée lors d’une campagne électorale menée tambour battant dans l’arrondissement de Mortagne en 1876. Loin de le cantonner dans un rôle de gratte-papier préposé à l’administration ou aux rendez-vous, Dugué eut d’ailleurs le bon goût de lui mettre le pied à l’étrier d’une carrière de « littérateur » comme on disait à l’époque en lui confiant la rubrique du journal consacrée au théâtre.

Le credo bonapartiste de L’Ordre, journal dont le titre était à lui seul tout un programme, était, certes, résolument conservateur, et de ce fait en totale contradiction avec les nasardes de ton voltairien dont Octave s’était auparavant plu à émailler ses lettres à l’ami Bansard et plus encore avec ce qu’allaient être ses positions ultérieures. Mais le journaliste débutant qu’était Octave Mirbeau était trop anxieux de réussir sa mise sur orbite dans le ciel parisien pour gâcher d’emblée ses chances dans des querelles idéologiques où il n’avait aucune chance d’avoir le dessus. Dans ses Souvenirs d’un vieil homme publiés en 1912, Dugué lui rendit d’ailleurs un hommage appuyé en écrivant que « politique à part », il avait « toujours conservé de très bons souvenirs de (son) ancien secrétaire », « n’ayant jamais rencontré dans (sa) vie, si bizarre que cela puisse paraître à ceux qui le connaissent seulement par ses œuvres, de nature plus affectueuse, de cœur plus tendre et d’ami plus dévoué ».

L’expression « politique à part » fait ici à l’évidence allusion aux orientations divergentes qui allaient plus tard inspirer les attitudes deux hommes. Tandis que Dugué allait se fourvoyer dans le boulangisme avant de perdre la confiance de ses électeurs « gris pommelés » pour s’être compromis dans le scandale de Panama, Mirbeau allait montrer le bout de l’oreille en écrivant dans son brûlot populiste fondé en 1883 Les Grimaces que « le journaliste se vend à qui le paie ». Et, deux ans plus tard, il « virait sa cuti » par de premières prises de position anarchisantes suivies du cri antimilitariste qu’est le deuxième chapitre du roman Le Calvaire, objet de scandale pour la France cocardière.  

Bien plus tard encore, les souvenirs de Dugué de la Fauconnerie et de la campagne électorale menée en 1876 dans l’Orne allaient nourrir quelques pages écrites d’une plume acérée dans le roman posthume d’Octave Mirbeau Un Gentilhomme. Mais Dugué n’en eut certainement jamais connaissance…

 

M.C.

 

Bibliographie : Max Coiffait, Le Perche vu par Octave Mirbeau (et réciproquement), éditions de l’Étrave, 2006,  p. 197 à 204 ; Éric Anceau, Dictionnaire des députés du Second Empire, Presses Universitaires de Rennes, 1999,  p. 131 ; Dugué de la Fauconnerie : Souvenirs d’un vieil homme (1866 – 1879), Ollendorf, 1913, p. 253.

 


DUPUY, charles

DUPUY, Charles (1851-1923), politicien opportuniste français, né au Puy-en-Velay. Agrégé de philosophie, puis inspecteur d’académie, il a été député de la Haute-Loire de 1885 à 1900. Il a été ministre de l’Instruction Publique en 1892, puis à trois reprises président du Conseil : du 4 avril au 25 novembre 1893, du 30 mai 1894 au 13 janvier 1895, et du 1er novembre 1898 au 22 juin 1899 (il a alors été investi par 418 voix contre 58). Il a ensuite siégé au Sénat, de 1900 à sa mort. Au cours de l’affaire Dreyfus, il s’est distingué par sa vive opposition au révisionnisme et par son incapacité, proche de la complicité, à contenir les factieux de l’extrême droite nationaliste et antisémite.

Dans ses articles de L’Aurore, Mirbeau a fait du républicain anti-dreyfusard qu’était Charles Dupuy une de ses têtes de Turc privilégiées et n’a cessé de dénoncer avec virulence sa complicité objective avec les nationalistes factieux. Au lendemain du houleux meeting de Toulouse, le 22 décembre 1898, il lui adresse une lettre ouverte, co-signée par Francis de Pressensé et Pierre Quillard, pour l’accuser d’avoir laissé les antisémites agresser et menacer de lyncher les trois orateurs dreyfusistes : « C’est purement pour la forme que nous attirons votre attention sur les actes de sauvagerie policière et les tentatives d’assassinat nationaliste commis hier, 22 décembre, à Toulouse, actes et tentatives imprévus pour tout le monde, sauf pour vous, qui les aviez apparemment ordonnés et conseillés ». Et il accuse de surcroît Dupuy « d’avoir «  été complice, en 1894, de la forfaiture du général Mercier », puis, dernièrement, « complice de l’attentat du général Zurlinden » contre le colonel Picquart emprisonné, et aussi d’avoir eu « la plus odieuse des responsabilités » dans « la confection et dans l’exécution » des « lois scélérates » et liberticides de 1894 (« Le Guet-apens de Toulouse », L’Aurore, 24 décembre 1898). Deux mois plus tard, dans une interview imaginaire, il lui prête des intentions machiavéliques : « D’abord, faire écraser les dreyfusards par les nationalistes ; ensuite, écraser les nationalistes, et, sur tous ces débris, installer une bonne petite république à moi, avec de la proscription, de la relégation autour, et des assommades, des lois scélérates, des associations de malfaiteurs !... Le grand jeu, quoi ! » Au narrateur qui lui suggère de « de gouverner avec la vérité », il réplique imperturbablement : « Ai-je l’air d’un Dupuy d’où sort la vérité ? » (« Mon ami Dupuy », L’Aurore, 23 février 1899). Nouveaux aveux cyniques de la même farine deux semaines plus tard, alors que les révélations se succèdent, menaçant son gouvernement : « Les révélations d’Esterhazy !... fit-il avec un sourire méprisant... Mais qu’est-ce que les révélations d’Esterhazy auprès de celles que je pourrais faire, si je voulais ?... De la gnognote, mon petit, de la gnognote !... Toutes les infamies ignorées, tous les crimes inconnus, même d’Esterhazy, le rôle de Boisdeffre, et Gonse, Lauth, Pellieux, Gribelin... Toute cette tragédie sinistre de l’État-Major, je la connais, moi qui te parle !... Et je la connais d’autant mieux que j’y ai participé, moralement du moins... Et c’est parce que j’y ai participé que je la couvre !... Entendons-nous, cependant... Ces criminels, je les couvre aujourd’hui... demain, peut-être, je les châtierai, si je ne puis faire autrement... Et je les châtierai d’autant plus rudement que je les aurai plus longtemps couverts et plus énergiquement protégés. Voilà comme je suis, moi !... » (« Encore mon ami Dupuy », L’Aurore, 11 mars 1899).  

P. M.


DURAND-RUEL, paul

DURAND-RUEL, Paul (1831-1922), célèbre marchand de tableaux, qui a succédé à son père, Jean-Marie Durand,  à la tête de la galerie qui porte son nom, longtemps située rue Laffitte, à Paris. Son nom est étroitement lié à l’histoire des peintres impressionnistes, car il a été le premier, et le plus durablement, à s’être intéressé à eux, à avoir acheté dès 1871 des toiles de Monet, de Pissarro et de Degas, et à leur avoir permis d’exposer leurs œuvres et de conquérir notoriété et clientèle. Ce faisant, il a pris des risques, une partie de ses clientèles étant choquée par l’exhibition d’œuvres novatrices : ainsi, c’est dans sa galerie de la rue Le Peletier qu’a eu lieu leur exposition de 1876, qui a été un fiasco ; en janvier 1882, ayant perdu beaucoup d’argent dans le krach de l’Union Générale, il a rencontré bien des difficultés pour emprunter, ne disposant que d’un stock de tableaux encore fort peu cotés. Néanmoins il a fini par se refaire et a continué à servir la cause des impressionnistes, qu’il a exposés à de très nombreuses reprises, à Paris et à New-York, mais qui, à l’exception de Renoir, ne souhaitaient pas pour autant être totalement dépendants de lui et lui ont fait quelques infidélités. En 1891, il a fondé une revue qui n’a pas duré, L’Art dans les deux mondes.

À l’automne 1884, quand Mirbeau, de retour d’Audierne, s’apprête à lancer une « véritable bataille » en faveur des impressionnistes, dans ses Notes sur l’art de La France, c'est Paul Durand-Ruel qui prend contact avec lui et l'invite à rencontrer Auguste Renoir, Edgar Degas, Claude Monet et Camille Pissarro, qui est alors le seul à refuser, n’y voyant que de la « réclame » et n’ayant « rien à voir avec cette grosse caisse ». Mirbeau se montre alors très élogieux pour Durand-Ruel, cet « oseur impénitent » dont « le nom signifie probité, dévouement artistique, lutte généreuse ». « Visionnaire » et « convaincu », Durand-Ruel est, selon lui, « en avance de plusieurs années sur le goût du public » : « C’est à lui, c’est à ses efforts persévérants, à ses entêtements, c’est à ses encouragements, que nous devons d’avoir pu donner  à quelques-uns de nos plus grands artistes, insultés et reniés, la place qu’il méritent d’avoir dans la hiérarchie de l’art. Il a été et il est encore un de nos meilleurs éducateurs » (« La Protection de l’art français », La France, 10 janvier 1885). En privé, dans ses lettre à Claude Monet notamment, Mirbeau se montre plus lucide, car il sait que si « convaincu » qu’il soit, Durand-Ruel est avant tout un marchand soucieux de tirer profit de la cote croissante de ses poulains. Simplement, dans le système marchand-critique (voir la notice) dont il est partie prenante et qui lui paraît être un moindre mal, Durand-Ruel lui semble « encore préférable à rien » (lettre à Monet d’avril 1888), et aussi préférable aux autres marchands tels que le « rastaquouère » Georges Petit.

C’est de nouveau Durand-Ruel qui sollicite l'écrivain pour lui demander, fin 1890, deux importantes contributions sur Monet et Pissarro pour sa nouvelle revue, L'Art dans les deux mondes. C’est sur l’insistance de Monet que Mirbeau finit par accepter cette proposition : « J’avais donné ma démission de collaborateur de la feuille en question. Mais collaborer avec vous, et pour vous, ça n’est plus du commerce, et j’accepte avec joie de faire l’article. Je vais écrire au père Durand à qui je dois une réponse, car il m’avait écrit, il y a bientôt huit jours, pour me prier de revenir sur ma décision. J’y reviens avec vous. Et allez donc ! » Peu satisfait de ses contributions, le critique confie à ses deux amis qu'il juge ses articles « stupides » : « L’intention est bonne ; l’exécution mauvaise. » Mais ils ne partagent aucunement cette sévérité, coutumière chez un écrivain par trop exigeant, et ils apprécient à leur juste valeur les coups de clairon qui chantent si efficacement leur los.

Bien que Durand-Ruel doive d’être passé à la postérité au soutien apporté aux impressionnistes, Mirbeau n’est pas pour autant acritique à son endroit et il lui arrive de mettre en garde le soupçonneux Monet contre les manigances du marchand. Ainsi, en juillet 1895 : « Si vous pouviez venir déjeuner un de ces matins, vous me feriez plaisir, et j'aurais des choses à vous dire, relativement à Durand. C'est très compliqué à les dire par lettres. Tout ce que je puis vous dire, c'est que ce brave homme empêche tant qu'il peut la vente des Cathédrales. » Dans une lettre du 23 novembre 1895 à Durand-Ruel, Claude Monet reprend l'accusation de Mirbeau et le marchand, piqué, s’en défend longuement par retour de courrier, sans forcément convaincre : « Il n’a jamais existé de syndicat entre Boussod, Montagnac et moi, ni rien d’analogue. Nous avons simplement été tous surpris et effrayés de la valeur que vous aviez attribuée à vos Cathédrales ; nous en avons causé ensemble et nous avons jugé que nous nous ferions tort vis-à-vis de nos clients en acceptant vos prix.  Nous aurions été forcés d’y ajouter 10 ou 15 % pour notre bénéfice. [...] Nous sommes bien obligés de compter avec toutes ces considérations sous peine de nous ruiner. [...] Ceux qui vous ont dit que j’avais tout mis en œuvre pour empêcher la vente de vos Cathédrales, pendant ou après l’exposition, en ont menti. [...] Le seul fait qui ait pu faire croire, peut-être, à quelques personnes, que vous ne vouliez plus vendre vos Cathédrales, c’est votre refus de vendre certaines d’entre elles, dont plusieurs clients m’ont demandé les prix. J’ai bien été forcé de répondre qu’elles n’étaient pas à vendre, mais j’avais toujours grand soin de faire remarquer qu’il y en avait beaucoup d’autres encore disponibles. »

 

P. M. 

 

 


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