Thèmes et interprétations

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Terme
MEDECINS

Fils d’un officier de santé provincial, Mirbeau a passé son enfance dans le milieu médical, baigné par les conversations d’un père intarissable sur son art. À l’instar du jeune narrateur de L’Abbé Jules (1888), qui doit subir les comptes rendus des opérations chirurgicales effectuées par son géniteur sur la population des alentours, Mirbeau est très vite horrifié par la barbarie dont font preuve certains praticiens. Il avouera à son fidèle confident Alfred Bansard des Bois son aversion « pour la lancette et le bistouri », qui supposent d’« avoir l’âme attachée dans le corps avec de gros boulons d’acier pour écorcher les gens vifs et les raccourcir quelquefois d’une jambe ou d’un bras ; bienheureux quand ce n’est pas de la tête » (lettre du 1er juillet 1869, dans laquelle il évoque avec humour, malgré l’horreur de la chose, une délicate opération d’ablation de la verge à laquelle il a assisté, in Correspondance générale, L’Âge d’Homme, t. 1, 2002, pp. 142-143).

Nombreuses sont les figures médicales qui jalonnent l’œuvre de Mirbeau. Dès Le Calvaire (1886), les chirurgiens militaires sont présentés comme des monstres froids, peu préoccupés de soulager les souffrances des blessés, mais arrogants et imbus d’eux-mêmes. On retrouve dans plusieurs Contes cruels ces véritables bouchers, comme dans « Le Tronc » (Le Journal, 5 janvier 1896), autre satire de la médecine de guerre. Le docteur Triceps est sans doute le plus célèbre de ces personnages caricaturaux. Protagoniste de L'Épidémie (1898), il devient l’un des estivants de la ville de cure des Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) et achève sa carrière dans diverses chroniques journalistiques. Cynique, amoral et odieux, il est l’emblème de la profession selon Mirbeau.

Le pamphlétaire a d’ailleurs également usé de sa verve polémique dans les journaux pour en dénoncer les méfaits. Lorsqu’en 1901 Élie Faure lui fait visiter Bicêtre, Mirbeau, fort ému par le spectacle qui s’offre à lui, publie dans Le Journal deux articles polémiques contre les médecins afin d’en dénoncer l’incurie et la suffisance (le 15 décembre 1901 et le 6 janvier 1902). Six ans plus tard, ce sont cinq chroniques successives que le romancier fera paraître dans Le Matin, du 29 mai au 31 juillet 1907, sous le titre générique de Médecins du jour (avec une variante pour la dernière, intitulée Médecins d’aujourd’hui), afin de révéler, de nouveau, au public les agissements criminels de la Faculté de médecine. Car le médecin de l’époque a un pouvoir de nuisance qui dépasse de très loin celui des héritiers de Diafoirus. Enorgueilli par l’essor du positivisme, qui va rapidement dégénérer en scientisme, le praticien moderne s’est assuré une emprise nouvelle sur la société. Il est désormais l’un des prescripteurs de la morale, celui qui, par le biais de l’étude physiologique, décrète la santé ou l’affection du sujet, en souligne les symptômes de vitalité ou ceux de décrépitude. Le scandale provoqué par la série Médecins du jour n’est pas le premier à mettre au crédit de Mirbeau. Il aura l’avantage d’attirer l’attention sur le problème du mandarinat, sur l’aveuglement scientiste qui touche la médecine et le sentiment d’infaillibilité et d’immunité d’un certain nombre de praticiens, un peu dans la lignée des Morticoles, roman que Léon Daudet a publié en 1894. L’une des cibles de Mirbeau, le docteur Doyen, avait déjà eu l’honneur d’être l’une des têtes de Turcs du numéro éponyme de L’Assiette au Beurre (31 mai 1902), entièrement rédigé par Mirbeau et illustré par Léopold Braun.

À l’inverse, il faudrait enfin évoquer l’admiration de Mirbeau pour certains médecins, au premier rang desquels se trouve le docteur Robin, son médecin traitant, qui soigne aussi Alice, sa femme, et parvient à faire des miracles pour la soulager. Très cultivé et très mondain, Robin a néanmoins l’heur de plaire à Mirbeau pour sa conversation et ses compétences. Ne fut-il pas celui qui convainquit Mirbeau de l’intérêt de ce nouveau traitement : l’homéopathie ?

A. V.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Le Calvaire, Ollendorff, 1886 ; Octave Mirbeau, L’Abbé Jules Ollendorff, 1888 ; Octave Mirbeau, « Les Pères Coupe-Toujours », Le Journal, 15 décembre 1901 ; Octave Mirbeau, « Propos gais » , Le Journal, 6 janvier 1902 ; Octave Mirbeau, « Têtes de Turcs », L’Assiette au Beurre, n° 61, 31 mai 1902 ; Octave Mirbeau, Médecins du jour, Le Matin, du 29 mai au 31 juillet 2007.

 

 


MEDUSE

MÉDUSE.

 

« C'est en face qu'il faut regarder Méduse », conseille Mirbeau. Il semble bien que la figure de Gorgô, la Méduse mortelle, soit la figure mythique latente qui se profile derrière l'œuvre de notre auteur, qui projette sur le monde sa propre angoisse.

 

Sauvagerie

 

La bestialité, la férocité et la voracité (voir Le Jardin des suplices) sont l'apanage de l'humanité tout entière : Méduse en nous, phénomène endopsychique. Mais on reconnaît aussi la face de Méduse (« rêverie pétrifiante », « complexe de Méduse », Bachelard) à la sauvagerie de la société qui tente de dissimuler ses tares, à l'aide de « masques » et de « grimaces », alors qu'elle ne fait qu'aggraver les vices des individus qui la composent. Règne de l'Argent, qui corrompt les esclaves de la civilisation industrielle.

Les “véritaires” ne se satisfont pas d'une conception restrictive du Beau. Déjà, à la fin de XVIIe siècle, l'esthétique circéenne émerge pour faire entrer en ligne de compte la tendance masochiste du plaisir esthétique. Il s'agit d'exercer un pouvoir de quasi-envoûtement sur le public et le lecteur, mais l'esthétique circéenne n'accorde pas le droit de donner libre cours à l'imagination. Or l'univers mirbellien se caractérise par le terrible et le grotesque, qui vont du stupéfiant à l'immonde, produisent l'effarement, ont le charme pervers de l'énorme. Pour identifier la figure mythique qui confère à l'œuvre son visage, on préférera celle de Méduse à celle de Circé, de manière à faire la place qu'elle mérite à la « folle du logis ».

 

Fascination

 

Méduse, figure fascinante parce qu'elle joue des interférences entre l'homme et la bestialité : selon Mirbeau, « il y a quelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté : c'est la pourriture ». Renouvellement de la poésie par le macabre.

Ce qui devrait engendrer la répugnance détient un pouvoir de fascination. Séduction de l'horrible. Gorgô nous fascine par le faisceau d'images qui font émerger une structure profonde de l'imaginaire, à commencer par le fourmillement, image fugitive mais première : ainsi Sébastien Roch va-t-il vivre « seul au milieu d'un grouillement d'êtres qui lui seront toujours étrangers et hostiles ».

 

Ténèbres

 

Les ténèbres engendrent l'insécurité et la peur, la nuit est le moment où se déchaînent les forces maléfiques : le braconnier d'Un gentilhomme, père incestueux, a des yeux « pareils aux yeux des oiseaux que blesse la lumière et qui n'exercent leur puissance que la nuit », nuit valorisée négativement et où se reconnaît la terreur qu'inspire la noirceur de Gorgô.

L'inconscient est représenté sous un aspect ténébreux, louche et aveugle : « Une force me poussait vers quelque chose d'irréparable : folie, crime ou suicide ». La face hideuse de Méduse est bien propre à figurer  la doublure inconsciente de notre âme : la glace « me renvoya son image décomposée, si funèbrement livide, que j'eus peur de moi-même , comme si je me fusse trouvé, soudain, en présence de mon propre spectre ».

Le premier miroir, c'est l'élément aquatique. À propos de l'eau hostile – typifiée par le Dragon –, sœur de Gorgô, Bachelard parle de « stymphalisation ». Chez Mirbeau, les yeux de la femme sont miroir aux alouettes : « Sa voilette, elle l'avait retroussée, l'enjôleuse, afin de me mieux prendre au miroir de ses yeux ». Ce sont aussi « de troubles eaux » que « les foules humaines ». Les larmes sont « la matière du désespoir » (Bachelard) : « Hortense se prit à pleurer. Non plus des larmes furieuses, mais de terrassées, de dolentes ».

Liée à l'eau noire, la chevelure qui s'animalise en crinière lorsqu'il s'agit de rendre l'agressivité de Chronos. Les femmes, telles des « fleurs sexuelles », ont des « enroulements tentaculaires ».

 

Hécate

 

Féminines ou germinatives, soumises au cycle lunaire, les eaux sont confondues avec la lune en la même divinité : Hécate. On comprend que le sang, menstruel ou non, soit associé à la nuit : « La Seine est toute noire, sinistre et muette », le feu rouge d'un chaland « se reflète comme une tache sanglante ». Féminité sanglante de la vamp qui ne doit pas faire oublier la sauvagerie sanguinaire de la Société : « Il suffit de la moindre provocation pour que le sang coule ».

Gorgô, malgré son refoulement et, sans doute, à cause de lui, semble offrir, fallacieusement, par la pétrification, le moyen d'échapper aux tribulations temporelles, aux aspects négatifs de la vie synthétisés par la chute et l'enfer : « Et d'une chute plus lourde, vertigineuse, je retombai dans le silence et dans la nuit. »

 

Humaine condition

 

Mais, dans le meilleur des cas, et tel est le but que poursuit Mirbeau, paradoxalement, la terreur que nous inspire Méduse démystifie : elle fait éclater les faux-semblants ; elle est une dimension du surnaturel, du mystère, mystère du Cosmos, de l'humanité, de la Mort ; elle est au fond du puits de la caverne de Lascaux.

Condition humaine ? Comment expliquer, par exemple, ce goût de la servitude qui nous pousse à choisir de nouveaux maîtres ? Terreur bénéfique, puisque la satire mirbellienne fait apparaître le terrible et le grotesque. Bataille a recours au mot « maniérisme » pour traduire la violence tendue sans laquelle nous ne saurions nous libérer de la « convention, créer un choc, le partage de l'émotion : unité fondamentale de peintures dont « l'obsession » est de « traduire » la fièvre, le désir, la brûlante passion. L'épithète « sublime » permet à Mirbeau de qualifier la nature, les hommes, leurs sentiments, l'art. Employé ironiquement, le qualificatif peut aussi servir, chez Mirbeau, à brocarder les grotesques.

La démesure gorgonéenne, l'excès, la fascination, c'est ce que commande la religion dionysiaque. Elle nous force à réagir, le monstrueux produit le même effet que la grandiose, le colossal que Mirbeau admire chez Rodin comme chez Michel-Ange.

« Il a fallu que la République montrât sa hideuse tête de Gorgone », écrit Mirbeau dans Les Grimaces. La fascination, littéraire, ne nous prive ni de notre révolte, ni de notre pitié. L'écriture gorgonéenne de Mirbeau favorise la prise de conscience et laisse intacte notre aptitude à la révolte et à l'insoumission.

 

Grotesque

 

Dans son entreprise de démystification, Mirbeau souligne le grotesque de Méduse. Il y est aidé par son sens de la dérision. L'exagération à fin humoristique n'est jamais gratuite. Recours fréquent à l'antiphrase, les mots « terrible », « terreur », « terrifiant », eux-mêmes, ne font pas exception.

Persée tue Méduse et se sert de la tête qu'il a coupée pour pétrifier Phinée. Fascinant Mirbeau.

Dans la guerre des dieux qui se déroule à l'intérieur de chacun de nous et à l'intérieur de la Société, Isis répond à l'appel de la solidarité. (voir Le Calvaire).

                                  

C. H.      

 

Bibliographie : Claude Herzfeld, La Figure de Méduse dans l’œuvre d’Octave Mirbeau, Librairie Nizet, 1992, 107 pages ; Claude Herzfeld, Le Monde imaginaire d’Octave Mirbeau, Presses Universitaires d’Angers, 2001, 100 pages.  

 

 

 


MER

Percheron d’origine, Mirbeau est un terrien. Il aime la terre comme un amoureux, il a un culte pour les fleurs, il s’intéresse passionnément à l’agronomie, il suit avec ferveur le cycle des saisons et le perpétuel renouveau de la nature, et il se soucie de la pitoyable condition des paysans attachés à la glèbe. Mais cela ne l’empêche pas d’être aussi fasciné par la mer, cette « divinité gigantesque et changeante qu’aucune puissance humaine ne saura jamais étreindre toute », et d’être tout autant sensible à la dure vie et à l’admirable courage des pêcheurs bretons, auxquels il rend hommage (voir par exemple « Kervilahouen », Revue indépendante, 1er janvier 1887). Souventes fois il a admiré les paysages changeants et impressionnants offerts par la mer, qu’il a jadis découverte à Arradon, lors de ses études au collège des jésuites de Vannes, et il a cherché auprès d’elle un refuge et des consolations : à Audierne en 1884, à Noirmoutier en 1886, à Belle-Île, puis à Auray, de 1887 à 1889. Par la suite, il l’a retrouvée, mais dans de tout autres conditions, à Menton, Cannes, Nice ou Honfleur, où la mer, humanisée et aménagée pour le tourisme, ne pouvait pourtant pas lui fournir les mêmes sensations fortes que la Bretagne.

Pour lui, en effet, « il n’est pas de consolatrice des cœurs affligés meilleure et plus doucement berceuse que la mer », comme il l’écrit à propos d’un recueil de poèmes de Jean Richepin : « Quand, brisés de souffrances, épuisés de dégoûts, las de patauger dans cette ordure et dans ce mensonge qui sont la vie parmi les hommes, vous allez en quête d’un lieu de repos, d’un lieu où les êtres et les choses ne vous soient pas hostiles, c’est vers la mer d’instinct que vous fuyez, non point la mer déshonorée par les casinos et salie par les baigneurs, mais la mer solitaire, la mer sauvage avec ses grèves désertes, hantées des cormorans, ses falaises que les flots bombardent et démantèlent, ses roches chevelues de goémon qui baignent dans les flaques où fleurit la triste anémone, où s’agrège le pouce-pied. Et vous vivez seul dans l’horreur et dans sa beauté des choses de la mer. Les tempêtes qui tordent, comme des crinières, l’écume colère des brisants, étouffent le cri de votre âme dans leur fracas de canonnades ; les calmes mélancoliques vous endorment au ronron de leurs chansons, pareilles aux chansons des nourrices maternelles, et, devant l’immensité de la mer verte, qui, là-bas, va rejoindre, en un poudroiement d’opale, l’immensité du ciel bleu, vous vous sentez emporté, sur le vol d’une bernache ou sur la fuite d’une voile, vers l’infini, si loin de la terre, ah ! si loin ! À celui qui sait l’écouter, comme la mer sait parler un langage apaisant, et comme sa brise est douce aux blessures qui saignent, aux yeux qui pleurent ! Mieux que la plaine et ses fins horizons poudrés de brumes délicates, mieux que la montagne qui vous rapproche du ciel, mieux que la forêt inquiétante et mystérieuse, elle est l’amie des inconsolés » (« La Mer », Le Matin, 29 janvier 1886).

P. M.

 


MEURTRE

MEURTRE

 

Un des thèmes majeurs de Mirbeau, le plus souvent martelés, est ce qu’il appelle « la loi du meurtre » et que, pour sa part, Sacher-Masoch qualifie symboliquement de « legs de Caïn ». Il s’agit d’une loi universelle, qui régit les relations entre toutes les espèces vivantes et à laquelle Mirbeau consacre le « Frontispice » de son roman Le Jardin des supplices (1899). Il y reprend des passages entiers d’articles publiés antérieurement :  « L’École de l‘assassinat » (Le Figaro, 23 juin 1889), « La Loi du meurtre » (L’Écho de Paris, 24 mai 1892), « En écoutant la rue » (L’Écho de Paris, 24 octobre 1893), « Divagations sur le meurtre » (Le Journal, 31 mai 1896), « Après dîner » (L’Aurore, 29 août 1898)  et « Après boire » (Le Journal, 6 novembre 1898). Les idées qu’il y exprime sont tantôt exprimées en son nom propre, tantôt mises dans la bouche de personnages divers.

Cette loi du meurtre est à la fois naturelle et culturelle.

 

Une loi naturelle

 

Elle est naturelle, parce que « le besoin de tuer naît chez l'homme avec le besoin de manger et se confond avec lui » et que « ce besoin instinctif est la base, le moteur, de tous les organismes vivants », comme l’affirme le philosophe auquel Mirbeau donne la parole dans le « Frontispice » du Jardin des supplices. « C'est un instinct vital qui est en nous... qui est dans tous les êtres organisés et les domine », confirme un « savant ». « Il faut manger ou être mangé », dit sobrement l’araignée que fait parler le narrateur de Dans le ciel et qui « jouit de la joie des meurtres ».

Ce verbe « jouir », mis dans la bouche – c’est le cas de le dire – de la prédatrice araignée par le porte-plume de l’écrivain nous introduit cependant dans une autre dimension que la simple nécessité physiologique d’assurer sa survie en tuant d’autres êtres vivants pour s’en nourrir. Car, comme l’observe le savant du « Frontispice », il y a aussi le « désir de tuer » et le « plaisir instinctif de tuer ». Désir, jouissance, plaisir : tous ces termes suggèrent  que, pour Mirbeau, le sexe et la mort ont partie étroitement liée et que le meurtre est indissociablement lié à l’instinct sexuel : « C'est un instinct vital qui est en nous... qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l'instinct génésique... Et c'est tellement vrai que, la plupart du temps, ces deux instincts se combinent si bien l'un par l'autre, se confondent si totalement l'un dans l'autre, qu'ils ne font, en quelque sorte, qu'un seul et même instinct, et qu'on ne sait plus lequel des deux nous pousse à donner la vie et lequel à la reprendre, lequel est le meurtre et lequel est l'amour. »

Aussi ne faut-il pas s’étonner de trouver, dans les contes et les romans de Mirbeau, un nombre symptomatiquement élevé de viols, qui constituent déjà en eux-mêmes « le meurtre d’une âme » (voir L’Écuyère, 1882, et Sébastien Roch, 1890), et qui sont souvent accompagnés d’assassinat (voir notamment Le Journal d’une femme de chambre, 1900, Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901, et Dingo, 1913). Pour illustrer son propos, le savant du « Frontispice » évoque le cas extrême « d'un honorable assassin qui tuait les femmes, non pour les voler, mais pour les violer. Son sport était que le spasme de plaisir de l'un concordât exactement avec le spasme de mort de l'autre : “Dans ces moments-là, me disait-il, je me figurais que j'étais un Dieu et que je créais le monde !” » On lui objectera qu’il s’agit précisément d’un cas exceptionnel rappelant certains personnages du Divin Marquis. Mais des personnages beaucoup plus représentatifs de l’humanité moyenne sont parfois prêts eux aussi, chez Mirbeau, à céder au :désir de meurtre, inséparable de celui de jouir du corps de l’autre : ainsi, Jean Mintié face à Juliette Roux, dans Le Calvaire, l’abbé Jules lorsqu’il tente de violer la jeune Mathurine, dans le roman homonyme, et Sébastien Roch lorsqu’il fait l’amour avec Marguerite pour la première fois : « Il frissonna, car des profondeurs de son être, obscures et de lui-même ignorées, un instinct réveillé montait, grandissait, le conquérait, un instinct farouche et puissant, dont pour la première fois, il subissait l'effroyable suggestion. Ce n'était plus seulement de la répulsion physique qu'il éprouvait, en cette minute, c'était une haine, plus qu'une haine, une sorte de justice, monstrueuse et fatale, amplifiée jusqu'au crime, qui le précipitait dans un vertige avec cette frêle enfant, non pas au gouffre de l'amour, mais au gouffre du meurtre ». Il n’est pas jusqu’à la femme de chambre Célestine, si souvent porte-parole du romancier et qui jette pourtant sur les êtres et les choses un regard d’une impitoyable lucidité, qui ne soit prête à suivre « jusqu’au crime » – ce sont les derniers mots du Journal d’une femme de chambre – le mari qu’elle s’est choisi justement parce qu’elle s’est persuadée, à tort ou à raison, qu’il était un violeur et un tueur d’enfant. Si même la clairvoyante et sympathique Célestine n’échappe pas à la tentation, à plus forte raison tous les autres humains...

De fait, conclut le savant du Jardin des supplices, « nous sommes tous, plus ou moins, des assassins... » Et un autre convive, professionnel de la philosophie, d’opiner : « Je ne crois pas qu'il existe une créature humaine qui ne soit – virtuellement du moins – un assassin... [...]  Ce n'est point une aberration de mon esprit, mais je ne puis faire un pas sans coudoyer le meurtre, sans le voir flamber sous les paupières, sans en sentir le mystérieux contact aux mains qui se tendent vers moi. »

 

Une loi sur laquelle reposent les sociétés

 

            Mais le meurtre n’est pas seulement un fait de nature, il ne résulte pas seulement de la prégnance des gènes hérités de nos ancêtres, bêtes lubriques, sauvages et cannibales : il doit largement autant, voire bien davantage, à l’organisation sociale elle-même. Alors que toutes les sociétés qui se prétendent civilisées se targuent de combattre le meurtre par le recours à la loi, aux tribunaux, à la prison et à la guillotine, en réalité elles sont toutes criminelles et criminogènes.

 

* Criminelles :

- Criminelles, tout d’abord, parce qu’elles reposent toutes sur l’exploitation et l’oppression des larges masses, que l’on condamne à mourir, soit à petit feu, des suites de l’usure, des privations, de l’épuisement ou des maladies professionnelles, soit brutalement, lors d’accidents du travail, ou bien à coups de massacres d’ouvriers en grève et de paysans révoltés, comme au dénouement des Mauvais bergers (1897). Ces « crimes », ces « assassinats » sont particulièrement révoltants quand ce sont des enfants qui en sont les victimes : alors la révolte redevient, pour Mirbeau, « le plus saint des devoirs » (voir « Les Petits martyrs », L’Écho de Paris, 3 mai 1892).

- Criminelles aussi parce que leur seul objectif, à toutes, malgré la culture dont elles se réclament, est de « tuer l’homme dans l’homme » pour fabriquer, à la place d’êtres pensants et sensibles, soit des larves humaines, telles que celles qui peuplent les contes et les romans de Mirbeau, soit des monstres d’inhumanité, tels que les soldats ou les magistrats. L’éducation telle qu’elle se pratique est fondamentalement mortifère aux yeux de Mirbeau.

– Criminelles également parce que, comme l’expose un « savant darwinien » dans le « Frontispice, « le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée… S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… » Si la paix civile régnait parmi les hommes, si l’anarchie idéale se généralisait, il n’y aurait en effet plus besoin de police, de “Justice” ni de gouvernements... Heureusement que des criminels existent pour justifier l’existence de ces institutions !

- Criminelles encore, puisque toutes les sociétés de l’époque pratiquent encore la peine de mort et ne craignent pas de continuer à faire du bourreau la « pierre angulaire » de l’ordre social. Illogiques autant qu’hypocrites, elles mettent à mort des individus dont le seul tort est apparemment de faire en temps de paix ce qui leur est présenté comme un devoir sacré en temps de guerre : « Lorsque je lis quelque part qu'un homme a été condamné à mort parce qu'il a tué, cela me semble toujours une chose extraordinaire et d'une déroutante injustice. Je comprendrais qu'on condamne à mourir les gens qui se refusent à tuer, ce sont des réfractaires au devoir social. Mais guillotiner ceux qui tuent, n'est-ce point d'un illogisme et d'une prétention qui confinent à la folie, en une société telle que l'ont faite les lois, les habitudes, les éducateurs, les religions ? » (« L’école de l ‘assassinat », loc. cit.).

- Criminelles surtout, parce qu’elles n’ont connu et ne connaissent encore que l’assassinat, en gros ou au détail,  artisanal ou industriel, quand il s’agit de monstrueuses guerres, pour résoudre les conflits de toute nature qui opposent entre eux les individus, les classes, les nations et les États. Parce qu’elles envoient à la boucherie des millions de Sébastien Roch que l’on transforme en chair à canon ou en assassins terriblement efficaces. Parce que, au nom de la « civilisation », du « progrès » ou d’une religion dite « d’amour », les sociétés européennes s’arrogent le droit de s’approprier le monde et transforment des continents entiers en jardins des supplices (voir Colonialisme)..

 

* Criminogènes, parce que les sociétés dites « civilisées », au lieu de tenter de réduire le meurtre, voire de l’éliminer, comme elles le devraient au nom des valeurs morales dont elles se vantent, ne cessent en réalité de l’alimenter.

- Tout d’abord, parce que, dans le conditionnement infligé aux individus dès leur plus tendre enfance, tout est conçu pour leur faire admettre la loi du meurtre comme allant de soi, voire pour la sacraliser : « Ce besoin instinctif, qui est le moteur de tous les organismes vivants, l'éducation le développe au lieu de le réfréner ; les religions le sanctifient au lieu de le maudire ; tout se coalise pour en faire le pivot sur lequel tourne notre admirable société. Dès que l’homme s’éveille à la conscience, on lui insuffle l’esprit du meurtre dans le cerveau. Le meurtre, grandi jusqu’au devoir, popularisé jusqu’à l’héroïsme, l’accompagnera dans toutes les étapes de son existence. On lui fera adorer des dieux baroques, des dieux fous furieux qui ne se plaisent qu’aux cataclysmes et, maniaques de férocité, se gorgent de vies humaines, fauchent les peuples comme des champs de blé. On ne lui fera respecter que les héros, ces dégoûtantes brutes, chargées de crimes... » (« Frontispice » du Jardin des supplices).

- Ensuite, parce que tous les dérivatifs imaginés par les sociétés pour canaliser l’instinct du meurtre contribuent au contraire à en inculquer l’idée, à y accoutumer les esprits et à en susciter le désir. Et cela aussi bien dans les milieux populaires, avec les divertissements des fêtes foraines, où « il est loisible à tout honnête homme de se procurer, pour deux sous, l’émotion délicate et civilisatrice de l’assassinat » (voir « À une fête de village », Le Journal, 3 juillet 1898), que dans les classes supposées « cultivées » et « policées », qui ont une prédilection pour « l’escrime, le duel, les sports violents, l’abominable tir aux pigeons, les courses de taureaux, les exercices variés du patriotisme, la chasse… toutes choses qui ne sont, en réalité, que des régressions vers l’époque des antiques barbaries où l’homme – si l’on peut dire – était, en culture morale, pareil aux grands fauves qu’il poursuivait ». Grâce à quoi, « les “esprits cultivés et les natures policées” écoulent, sans trop de dommages pour nous, ce qui subsiste toujours en eux d’énergies destructives et de passions sanglantes. » L’antisémitisme et les pogromes auxquels il donne lieu, dans l’Algérie de la France républicaine comme dans la Russie des tsars, constitue aussi, pour les masses manipulées, un puissant dérivatif, expérimenté avec succès pendant l’affaire Dreyfus.

- Enfin, parce que les «  misères indicibles », la sous-alimentation, la précarité, les logements sordides, et toutes les formes possibles d’injustices, créées et entretenues par une société oppressive et profondément inégalitaire, ne peuvent qu’engendre le crime, chez les uns, et, chez les autres,  la révolte, parfois homicide – pensons à Ravachol, à propos duquel Mirbeau écrit : « Elle a semé la misère, elle récolte la révolte. C’est juste. [...] Le vieux monde croule sous le poids de ses propres crimes. C’est lui-même qui allumera la bombe qui doit l’emporter » (« Ravachol », L’Endehors, 1er mai 1892). Le meurtre, qu’il soit crapuleux ou camouflé derrière de nobles intentions émancipatrices ou patriotiques, apparaît dans les deux cas comme le sous-produit de nos sociétés, où tout marche à rebours du bon sens et de la justice, comme Mirbeau ne cesse de le répéter depuis ses Grimaces de 1883..

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Le Jardin des supplices : du cauchemar d’un juste à la monstruosité littéraire », préface du Jardin des supplices, 2003 ; Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Fasquelle 1899 ; Octave Mirbeau, Contes cruels, Librairie Séguier, 1990 ; Octave Mirbeau et l’instinct de meurtre, Bibliothèque électronique du Québec,  « La Petite collection bleue »,  n° 1.


MIRBELLIEN

Formé sur le nom latin de Mirbeau, Mirbellus (sous lequel s’est fait connaître un distingué canoniste du dix-septième siècle, prénommé Celestinus), l’adjectif « mirbellien », de création récente, a deux acceptions possibles.

* D’une part, il signifie tout banalement « de Mirbeau » ou « propre à Mirbeau », dans des expressions telles que « l’humour mirbellien », ou « l’œuvre mirbellienne », ou « la pratique mirbellienne du recyclage ».

* D’autre part, il peut signifier « digne de Mirbeau », « comparable à ce qu’on trouve chez Mirbeau » et sous-entendre une allusion à une des caractéristiques supposées de Mirbeau écrivain, par exemple la férocité de son humour, ou sa lucidité impitoyable, ou son pessimisme radical, ou l’acuité de ses traits, ou sa tendance à l’exagération et à la caricature, ou encore son espèce de prescience en matière de goût. On pourra ainsi parler d’une « farce mirbellienne », ou d’un « fait-divers mirbellien », ou d’une « formule mirbellienne », ou d’une « caricature mirbellienne ».

Adapté dans d’autres langues, l’adjectif mirbellien donne mirbellian en anglais, mirbelliano en italien, et mirbellano en espagnol, voire mirbellisch en allemand ou mирбeлзский en russe. .

P. M.

 


MISANTHROPIE

Mirbeau a été souvent considéré comme un misanthrope, que ce soit pour le déplorer ou lui faire un mauvais procès, ou au contraire pour l’en louer, comme Romain Rolland parlant de sa « saine misanthropie », dont Léon Werth aurait hérité. La cruauté dont témoigne toute son œuvre et le dégoût que lui inspirent, par exemple, les « insupportables collections de toutes les humanités » qu’il a été amené à côtoyer toute sa vie, et dont se plaint le narrateur des Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901), lors de sa cure dans les Pyrénées, semblent plaider en faveur de cette interprétation. Mirbeau est convaincu, d’une part, que les hommes ne sont que de grands fauves dont le vernis de civilisation camoufle mal les instincts homicides, et d’autre part, que la société bourgeoise a pour fonction de les déshumaniser pour en faire de « croupissantes larves ». Si l’on ajoute que l’amour est une cruelle duperie et que les femmes ont, selon lui, pour mission naturelle de torturer les mâles, on conviendra qu’il est difficile, en effet, d’aimer les hommes dans ces conditions.  Et pourtant...

Trois nuances d’importance méritent en effet d’être apportées.

* D’abord, la haine ou le dégoût qu’il éprouve pour une bonne partie de ses congénères ne sont que l'envers de ses enthousiasmes déçus, et la cruauté de ses déceptions est proportionnelle à l'ampleur de ses ferveurs et de ses espérances. C'est pour avoir trop aimé les hommes et trop attendu d'eux en retour qu'il a été de plus en plus porté vers la misanthropie, comme le note avec pertinence son ami Georges Rodenbach : « Sa haine ne provient que de trop d'amour ».

* Ensuite, il n’a jamais englobé tous les hommes dans un même rejet, et sa lucidité habituelle lui a toujours permis de distinguer parmi eux quantité d’individus dignes d’amitié, d’estime ou d’admiration. Non seulement les « grands dieux » de son cœur que sont Rodin, Monet, Pissarro ou Mallarmé, mais aussi des gens simples, modestes paysans, ouvriers, artisans, jardiniers, employés, instituteurs, qu’il a eu l’occasion de rencontrer et d’apprécier. Et, avec tous ceux qu’il aime – et ils sont nombreux ! –, il n’a jamais lésiné et s’est toujours montré d’une générosité et d’une serviabilité sans pareilles.

* Enfin, quelle qu’ait pu être l’ampleur de ses déceptions, il sait pertinemment que c’est la société qui, combinant sa nocivité à la loi du meurtre qui régit le monde animal, porte l’écrasante responsabilité du triste tableau offert par l’humanité, et il n'en persiste pas moins à l’aimer, à la défendre envers et contre tout, et à élever des temples à l'amitié, qu’il sacralise. Nul n’étant méchant volontairement et chacun ne faisant, le plus souvent, que suivre le chemin tracé par la nature et la culture, pourquoi faudrait-il haïr ? C’est la leçon qu’il nous offre, et qu’il se donne sans doute aussi à lui-même, dans la première des Lettres de ma chaumière de 1885, où, réfugié dans sa « chaumière », il écoute « la chanson du vent » : « Pourquoi haïr ? dit la chanson. Ne sais-tu donc pas ce que c’est que les hommes, quelles douleurs les rongent et les font saigner, les riches et les pauvres, le vagabond qui, le ventre affamé, s’est endormi sur la berge de la route, ou le voluptueux qui se vautre, repu, sous les courtines parfumées ! Ne hais personne, pas même le méchant. Plains-le, car il ne connaîtra jamais la seule jouissance qui console de vivre : faire le bien. »,

Voir aussi les notices Amitié, Amour, Cruauté, Pessimisme, Larve et Neurasthénie.

P. M.

 


MISONEISME

C’est par ce terme, assez peu usité, que Mirbeau désigne l’hostilité des hommes, et surtout des Français, à tout ce qui est nouveau et qui perturbe leur confort mental et leurs habitudes de vie. Cela concerne tous les domaines.

  • Sur le plan artistique, c’est l’impossibilité de la plupart des gens à admettre les recherches et innovations qui bousculent leurs conceptions bien arrêtées, résultat de leur conditionnement socioculturel, ce qui expose les véritables artistes à la risée du public et à « la blague » des artistes mercantiles (voir ses Combats esthétiques).

  • Sur le plan technologique, c’est une méfiance craintive à l’égard des nouveautés qui menacent le train-train quotidien, au premier chef l’automobile : « Ah ! les automobiles ! Quel désastre !... quelle folie !... quel crime ! »), ce qui fait que Mirbeau n’en apprécie que davantage l’ouverture d’esprit des Jurassiens  (voir La 628-E8, 1907).

  • Sur le plan idéologique, c’est l’attachement à des « préjugés corrosifs » inculqués à l’enfant par la famille (le « coup de pouce » du père), l’école et l’Église (« l’empreinte ») et confortés, chez l’adulte, par la presse et les gouvernements, fussent-ils républicains.

  • Quant à la vie quotidienne des Français, elle est, à en croire Mirbeau, engluée dans la routine et le mépris de l’hygiène la plus élémentaire, ce qui contraste péniblement avec le dynamisme et la propreté de des Pays-Bas ou de l’Allemagne, où « le progrès ne fait pas peur ».

Pour qui souhaite un chamboulement profond de l’organisation sociale, aberrante et foncièrement injuste, pour la remettre sur ses pieds, le misonéisme majoritaire constitue un obstacle quasiment insurmontable. Dans l’espoir de  l’ébranler malgré tout et de faire naître, chez certains de ses lecteurs, l’étincelle de la conscience critique, Mirbeau s’emploie à démystifier et à désacraliser les valeurs consacrées et les institutions respectées et met en œuvre une pédagogie de choc.

Voir aussi les notices Empreinte, Larve, Bourgeois, Artiste, Désacralisation et Démystification.

P. M.

 


MONSTRUOSITE

S’il est une opération à laquelle le XIXe siècle a procédé, c’est bien celle du classement ; il s’agissait alors de trouver un ordre qui pût rendre compte de la totalité du savoir. Cependant, assez rapidement, à cette histoire globale s’est substituée petit à petit une histoire générale, c’est-à-dire une histoire qui s’attachait plus à des séries, des découpes, des limites, des dénivellations, des décalages, qu’à des stades, des strates, voire de grandes unités. Alors que la première approche tentait par tous les moyens d’assurer une continuité et de restaurer une illusoire unité, la seconde privilégiait les relations verticales au détriment des relations horizontales et, sans craindre la dispersion, tentait de repérer les ruptures. C’est dans ce cadre épistémologique que le monstre (physique ou moral) fait son apparition.

Définition du monstre

S’il est utile, pour les besoins d’une analyse, de distinguer le monstre physique (sous la figure du handicapé) et le monstre moral, dont Clara donne une image impressionnante dans Le Jardin des supplices (1899), il convient ici de proposer une définition plus large. En effet, le monstre n’est pas là seulement pour susciter des sentiments d’horreur ; il est là aussi pour montrer. Rappelons que le monstrum est, à l’origine, un signe grâce auquel les dieux s’adressaient aux hommes. Les créatures contrefaites ne servent donc pas uniquement de réceptacles à nos émotions ; elles doivent permettre de comprendre le monde dans lequel nous vivons. D’ailleurs, toute modification anatomique, de la plus minime à la plus importante, est un signe. La grimace mirbellienne est déjà une monstruosité, puisqu’elle modifie les traits et déforme les chairs. Jean ne voit-il pas, dans Le Calvaire  (1886), le corps de Juliette se dédoubler et se transformer ? La Méduse, la célèbre gorgone à la bouche étirée et la langue pendante, dort en chacun de nous et peut surgir à n’importe quel moment. La tante paralytique de Sébastien Roch, « acariâtre, méchante », n’est ni pire ni meilleure que ses contemporains, sinon qu’elle n’arrive pas à cacher cette part mauvaise, cette « animalité » que le digne bourgeois réussit à masquer. Montrer la bosse, le pied bot, le corps tordu, le visage « grimaçant », c’est donc dévoiler une violence que la comédie sociale tente de faire oublier. Mettre en scène un marginal (physique ou moral), c’est refuser l’hypocrisie d’un monde trop beau pour être vrai, c’est obliger l’homme à se regarder dans un miroir, c’est, enfin, lancer des accusations et mettre les causes (famille, société bourgeoise, religion) à nu.

 

Montrer le vrai visage de la famille

La monstruosité mirbellienne s’explique d’abord par les « pourritures séculaires » ou la « crasse morale » dont la famille se nourrit. La fêlure – mot cher à Zola mais qu’Octave ne renierait sans doute pas, dans le cas présent – représente le mal qui court depuis des générations et qui accable les enfants. « De quelles hérédités impures, s’interroge par exemple l’ami du docteur Triceps, de quelles sales passions, de quelles avaricieuses et clandestines débauches, de quels cloques conjugaux, M et Mme Tarabustin furent-ils, l’un et l’autre, engendrés, pour avoir abouti à ce dernier spécimen d’humanité tératologique, à cet avorton déformé et pourri de scrofules qu’est le jeune Louis-Pilate ? » (Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901). Les torsions, les brisures, les cassures, les déformations qui, sous une forme ou sous une autre, se retrouvent dans les romans mirbelliens, dessinent une géographie des corps soumis à la fêlure des origines et que rien ne peut sauver, surtout pas l’amour.

Pour Mirbeau, le monstre existe dans la sphère privée parce que ni la famille ni le couple ne favorisent l’épanouissement des individus. Il est, en quelque sorte, l’image que le malheureux renvoie à ceux (parents, amante) qui prétendent détenir la vérité ou qui excipent de la pureté de leurs sentiments. L’enfant rachitique dénonce ainsi la médiocrité parentale, quand l’amante, changée en gorgone, trahit la fausseté de sa passion.  

 

Montrer le vrai visage de la société

Le monstrueux accuse aussi la société bourgeoise qui « tente désespérément de retarder l’explosion sociale en anesthésiant le prolétariat par la charité ou son succédané laïc, la philanthropie ». Cependant, en attendant le grand soir, le corps de l’ouvrier porte la trace des conditions de vie que lui inflige le grand Capital, dont le souci constant est plutôt la rentabilité de son entreprise et l’accroissement de ses richesses personnelles que le bien-être de ses employés. L’enfer est donc bien là, sur terre et sous terre, en temps de guerre comme en temps de paix. Et si les « damnés de la terre » ne se mettent pas « debout », c’est que, pour reprendre l’expression de Mirbeau, « l’État arrive et l[eur] brise les jambes d’un coup de bâton » avant de leur briser les bras quand, incapables dorénavant de marcher, ils usent de leurs bras pour « étreindre quelque chose » (Dans le ciel). Pour peu que cela leur soit utile, les Pouvoirs, politiques ou économiques, n’hésitent jamais à broyer les corps sans se préoccuper des conséquences. Ainsi le « très vieux » père Franchart, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, est-il condamné à vivre « fort mal » de « menues industries bizarres, de la charité publique », parce que, « voilà plus de quinze ans », il avait eu « le bras gauche broyé dans l’engrenage d’un moulin ». Et que dire des malheureux qui croupissent dans l’infernal cloaque décrit par Mirbeau dans Le Jardin des supplices ? On y voit « d’effrayantes, de vivantes têtes de décapités posées sur des tables », une face « décharnée, sabrée de rictus squelettaires, les pommettes crevant la peau mangée de gangrène, la mâchoire nue sous le retroussis tumescent des lèvres », une peau « toute en houles violentes, ici creusées, là boursouflées, comme par une tumeur », et surtout les bourreaux, « pierres angulaires de la société », qui en se chargeant de torturer, tourmenter, martyriser les prisonniers, participant volontiers ainsi « non seulement [aux] atrocités coloniales, mais aussi, plus généralement » à la brutalité et à la barbarie des « institutions humaines ». Sous la plume du romancier, la société est un terrain de manœuvres, une aire de combats où le prolétariat ne cesse d’être frappé dans sa chair.

 

Montrer le vrai visage de la religion

Dernière raison de l’existence du monstre dans l’œuvre de Mirbeau : la religion. On sait que le clergé et, au-delà, la croyance en une vie future, ont été constamment attaqués par l’écrivain, qui ne manque jamais une occasion de condamner les « pétrisseurs d’âme », tout en pestant, ici, contre « l’instruction cléricale » qui « persiste hypocritement dans l’instruction laïque », là, contre la « malaria religieuse ». En exhibant le marginal, il poursuit le même combat puisque, par un retournement spectaculaire, auquel n’étaient sans doute pas préparés les lecteurs nourris à Octave Feuillet (auteur charmant qui mettait dans ses romans ceux que Ferdinand Brunetière appelait « des gens de bonne compagnie »), le monstre finit, au mieux, par faire entendre l’« assourdissant silence » de Dieu, au pire, par montrer son absence. Comment en effet le Très-Haut peut-Il justifier de se taire quand tant de misères s’abattent sur les pauvres ? Comment peut-Il supporter qu’une femme de chambre soit seule capable de « donner confiance en la vie » à M. Georges, l’avorton qui crache son sang ? La cité mirbellienne, enfouie dans les Pyrénées,  est à ce point abandonnée de Dieu que « les enfants eux-mêmes ont l’air de petits vieillards » (Les 21 jours d’un neurasthénique). Le monstre est bien l’expression de notre condition tragique.

 

Une écriture monstrueuse

Par un usage judicieux de la troncation et de l’assemblage, Mirbeau tente de figurer dans son écriture même, quelque chose de la monstruosité. En assemblant des morceaux littéraires a priori disparates (notamment dans ses derniers romans), en brisant la linéarité de la prose par des points de suspension, il refuse la beauté classique du verbe pour mieux coller à la réalité du monstre. Tels quels, grâce à ses défauts supposés, les textes choquent, dérangent, provoquent les « beaux esprits » et prouvent, au tournant du XXe siècle – au moment où quelques médecins sont tentés d’éliminer ceux qui présentent la moindre tare – que le monstre a raison d’exister pour témoigner et porter haut la voix de l’humanité plurielle.

Voir aussi la notice Handicap, et également Famille, Religion, Capitalisme, Prison et Collage.

Y. L.

 

Bibliographie : Fernando Cipriani, « Cruauté, monstruosité et folie dans les contes de Mirbeau et de Villiers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 88-108 ; Fernando Cipriani, « Metafore della mostruosità in Villiers e Mirbeau », in Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo. Il poeta, la donna e lo scienziato,  Naples, ESI, 2004, pp. 197-217 ;  Christine Colas, La Monstruosité dans “Le Jardin des supplices”,  mémoire de D.E.A., dactylographié, Université de Paris IV - Sorbonne, 1992, 90 pages ; Céline Grenaud, « Le Monstre féminin dans les romans de Mirbeau », in Actes du colloque de Cerisy de septembre 2005, Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 57-68 ; Yannick Lemarié, « Faits et contrefaits, la monstruosité physique chez Zola et Mirbeau », in Particularités physiques et marginalité dans la littérature, cahier n° XXXI des Recherches sur l’imaginaire de l’université d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, automne 2005, pp. 106-118 ; Evanghelia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus : tératogonie et Décadence dans l'Europe fin-de-siècle, Genève, Droz, 2004, pp. 260-265 et 286-290.


MORALE

MORALE

 

            Mirbeau se méfie énormément de ce que l’on a l’habitude d’appeler « morale », parce qu’il n’y voit qu’une pure hypocrisie et qu’une menace pour la liberté de penser et d’écrire. Cette prétendue « morale » est en fait un des instruments de domination dont disposent les classes dominantes – en France, la bourgeoisie. Servant à camoufler toutes les turpitudes imaginables des nantis, elle ne vise qu’à légitimer et faire accepter par le bon peuple un ordre social qui est en réalité profondément immoral aux yeux de l’anarchiste Mirbeau. À cette fausse morale, inculquée par l’autorité des pères et des professeurs, imposée par les pouvoirs politiques et judiciaires, et sacralisée par les religions institutionnalisées, il convient d’opposer une éthique humaniste, individualiste et eudémoniste, qui se propose de favoriser l’épanouissement de chaque individu, comme Mirbeau l’explique en 1907, dans son interview par Paul Gsell : « La société entière ne doit tendre qu’à un seul but : rendre l’individu libre et heureux, assurer plus de liberté et de bonheur à chacun » (La Revue, 15 mars 1907).

            Malheureusement, dans les sociétés réelles, c’est tout le contraire qui se passe : « Tout être, à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent non plus une joie, ce qu'ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? » (Dans le ciel, chapitre VIII). Parmi toutes les pulsions naturelles qui sont impitoyablement réprimées chez l‘enfant, ou dûment canalisées chez l’adulte, figurent au premier chef les besoins sexuels. Il s’ensuit une frustration douloureuse, qui est une source, non seulement de misère sexuelle, de souffrances et de perversions en tous genres, mais aussi de fléaux sociaux tels que les viols, le harcèlement, la prostitution et la criminalité.

            La morale n’est pas seulement hypocrite et oppressive : elle est aussi relative et à géométrie variable, ce qui permet de s’en réclamer à bon compte en vue de censurer tout ce qui sort des normes en vigueur à un moment donné, dans une société donnée. Bien malin celui qui serait en mesure d’en proposer une définition qui vaille pour tous les hommes, toutes les sociétés et toutes les classes sociales. Ainsi, en 1895, lorsqu’il prend la défense d’Oscar Wilde victime de la tartufferie victorienne, Mirbeau s’interroge sur ce qu’il faut entendre par « immoralité » et souligne, à la façon de Voltaire, la relativité fort élastique et arbitraire des notions de morale : « Qu’est-ce que l’immoralité ? Je voudrais bien qu’on me la définisse une bonne fois, car on ne s’entend guère là-dessus, et, pour beaucoup de braves gens que je pourrais nommer, l’immoralité, c’est tout ce qui est beau. Pour le crapaud, l’immoralité, c’est l’oiseau qui vole dans l’air et chante dans les branches ; pour le cloporte, ignoblement condamné aux murs visqueux des caves, ce sont les abeilles qui se roulent dans le pollen des fleurs. “Un livre n’est point moral ou immoral ; il est bien ou mal écrit : c’est tout.” Je m’en tiens à cette définition qu’Oscar Wilde inscrivit dans la préface de son livre, et j’ajoute : “L’immoralité, c’est tout ce qui offense l’intelligence et la beauté.” » (« Sur un livre », Le Journal, 7 juillet 1895). Les pires des immoralistes, à ses yeux, ce ne sont évidemment pas des écrivains tels qu’Oscar Wilde, mais les puritains qui l’ont condamné au hard labour et dont les actions sont une insulte à ce qu’il y a de plus beau et de plus intelligent...

            Six ans plus tard, Mirbeau en remet une couche lorsque Le Journal d’une femme de chambre se voit à son tour taxer d’immoralité par un journal à scandale, Le Fin de siècle : « Le Fin de siècle voudrait bien savoir ce que c’est que la morale, et il demande à ce qu’on la définisse enfin, d’une façon “légale”. On pourrait savoir alors ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, ce qu’il est permis et ce qu’il est défendu de dire… Nous n’avons là-dessus d’autre critérium que la disposition d’humeur, d’esprit ou d’estomac, plus ou moins passagère, plus ou moins réflexe, d’un des membres de la Ligue contre la licence des rues… Ce n’est pas suffisant, en vérité, et c’est souvent contradictoire, et presque toujours arbitraire… L’artiste et l’écrivain dépendent donc uniquement d’une chose qu’il ignore absolument, d’un malheur privé, d’un perte à la Bourse, d’une infidélité de maîtresse, d’une digestion pénible… de toutes ces choses extérieures qui ont tant d’empire sur le jugement des hommes… Il serait à désirer que la morale ne fût pas exclusivement livrée à la seule appréciation, à la seule fantaisie variable et instable d’un homme ou d’une Ligue, mais que son caractère, et, par conséquent, les garanties de l’écrivain et de l’artiste fussent enfin établies sur des bases solides et fixes, de façon à ce que personne – juges et jugés – ne pût désormais s’y tromper. » Et Mirbeau de conclure : « Ô brave et honnête morale, que de bêtises… et aussi… que de crimes on commet en ton nom ! » (« Le Secret de la morale », Le Journal, 10 mars 1901).

            La morale est décidément une chose beaucoup trop dangereuse à ses yeux pour qu’on en confie la défense au zèle liberticide de “moralistes” auto-proclamés.

P. M.

 

 


MORALISTE

Mirbeau n’est pas un moraliste aux deux sens habituels du mot : il ne fait pas partie de cette engeance qui, au nom d’une prétendue « morale » à géométrie variable, hypocrite et liberticide, prétend traquer et pourfendre la supposée « immoralité » sous toutes ses formes ; et il n’est pas non plus de ces analystes qui, dans la lignée de La Bruyère ou La Rochefoucauld, se sont attachés à décortiquer les âmes et à dégager les caractéristiques profondes de l’humanité, dans des œuvres à portée générale et dans l’intention de contribuer à la correction de leurs vices, car il n’a jamais eu l’ambition de théoriser ni de généraliser. Néanmoins, il n’est pas totalement interdit de voir quand même en lui un moraliste.

- D’abord, parce que, dans toute son œuvre littéraire comme dans tous ses combats politiques et esthétiques, il a pris soin d’opposer, à l’oppressive « morale » des puissants et des religions constituées, une éthique humaniste, individualiste et eudémoniste, qui doit avoir pour seul objectif de favoriser l’épanouissement de chaque individu au sein d’un corps social harmonieux, comme il l’explique, en 1907, à Paul Gsell : « La société entière ne doit tendre qu’à un seul but : rendre l’individu libre et heureux, assurer plus de liberté et de bonheur à chacun » (La Revue, 15 mars 1907). Si Mirbeau, avant Camus, a incarné la figure nouvelle de « l’intellectuel » en affirmant la responsabilité sociale de l’écrivain, c’est parce qu’il a, lui aussi, mis l’éthique au poste de commande. Chaque fois que ses exigences de justice étaient blessées, il en souffrait s’indignait, se révoltait et se battait avec la seule arme des mots contre tous les maux, en mettant en œuvre une esthétique de la révélation. Entreprise morale, s’il en est.

- Ensuite, parce que, dans toute son abondante production, il nous tend un miroir pour que nous y reconnaissions toutes nos faiblesses, nos tentations malsaines, nos comportements absurdes, nos pratiques foncièrement égoïstes, et il nous invite à prendre horreur de nous-mêmes et, par-delà les cas individuels, horreur de la société qui a façonné ces peu ragoûtants « échantillons de l’animalité humaine ». Le grotesque et le terrible sont les deux faces d’une même réalité humaine, qu’il s’emploie, très moralement, à châtier par le rire ou l’horreur. Bien sûr, on l’a accusé d’exagérer, comme si la réalité du vingtième siècle n’avait pas dépassé cent fois en horreur tout ce qu’il avait imaginé de pire. On l’a aussi accusé d’être un caricaturiste et de déformer la réalité, comme si la caricature ne permettait pas, au contraire, de débusquer la vérité enfouie derrière les apparences.

- Enfin, parce qu’il a fait jouer six petites pièces qu’il a publiées sous un titre symptomatique de ses intentions de moraliste : Farces et moralités (1904). Comme l’indique le titre adopté, elles ont bien un objectif didactique avoué, mais le dramaturge laisse aux spectateur de tirer eux-mêmes la moralité de la représentation, ce qui est d'autant plus aisé que les personnages, presque tous anonymes, ou dotés de noms symboliques ou très fortement suggestifs, n'existent qu'en tant qu'illustrations de fonctions sociales, et non pas en tant qu'incarnations de types humains individualisés : leur exemple particulier est donc susceptible de généralisation.

À partir de son grand tournant de 1884-1885, Mirbeau a fait siens des principes éthiques auxquels il est resté constamment fidèle et qui lui ont inspiré ses grands combats pour la Justice et la Vérité dans tous les domaines. Ce sont ces mêmes principes éthiques qui l’ont amené à remettre en cause des normes esthétiques et des genres littéraires dont les formes lui semblaient incompatibles avec son rôle de satiriste, de caricaturiste et d’inquiéteur, soucieux de dessiller les yeux de ses aveugles contemporains et qui met en œuvre une pédagogie de choc pour secouer leur force d’inertie et les obliger à réagir. Il a dit tout haut ce qui ne se murmure qu’in petto et il a exhibé sur la place publique ce qui, d’ordinaire, se cache hypocritement, au fond des alcôves ou dans les coulisses du theatrum mundi. Il a donc été, pendant des décennies, celui par qui est arrivée la vérité, et, partant, le scandale. Bref, un véritable moraliste !

Voir aussi les notices Morale, Éthique, Cynisme, Engagement, Intellectuel et Moralité.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 67 pages ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau est-il un moraliste ? », in Les Moralistes modernes (XIXe-XXe siècles), Presses de l'Université de Belgrade, à paraître fin  2010.

 

 


MORALITE

Le mot « moralité » désigne un genre théâtral qui a été pratiqué en France pendant près de deux siècles, de la fin du quatorzième siècle à la moitié du seizième. Il recourait à l’allégorie et à des personnages incarnant les vices et les vertus pour exercer une action pédagogique sur les spectateurs et tenter de les ramener dans le droit chemin de la morale religieuse. Il s’agit donc, en principe, d’un théâtre édifiant. Mais il existait aussi des moralités qui avaient des objectifs nettement satiriques, comme l’explique Jean-Pierre Bordier : « Le but que s'assigne la moralité, et que l’allégorie lui rend aisément accessible, consiste à dégager des apparences et de l'obscurité les forces profondes qui agissent dans le monde et dans l'homme, au service du bien ou au service du mal. La moralité dissipe les ténèbres et les illusions du sensible, elle fait tomber les masques et remplace les apparences trompeuses par la réalité. Cette révélation peut prendre le ton sérieux du sermon, mais le théâtre est plus efficace quand il fait rire. »

On comprend mieux, dès lors, que Mirbeau ait pu qualifier de « moralités » les six petites pièces en un acte qu’il a regroupées, en 1904, sous le titre de Farces et moralités. Il n’y est, bien sûr, pas question de morale religieuse et elles n’ont rien d’édifiant au sens habituel du terme : Mirbeau ne se soucie aucunement de morale et ne cherche évidemment pas à. Renforcer le respect des valeurs consacrées, bien au contraire. Mais elles ont un objectif didactique avoué, comme les pièces de Bertolt Brecht, et le spectateur est invité à tirer lui-même les leçons des faits qui lui sont présentés. C'est d'autant plus aisé que les personnages, presque tous anonymes, ou dotés de noms symboliques ou très fortement suggestifs, n'existent qu'en tant qu'illustrations de fonctions sociales, et non pas en tant qu'incarnations de types humains individualisés : le Maire et les Conseillers municipaux (L'Épidémie), le Commissaire et le loqueteux Jean Guenille (Le Portefeuille), le Voleur et le Volé (Scrupules), l'Amant et l'Amante (Les Amants), l'Interviewer et le marchand de vins (Interview), le Mari et la Femme (Vieux ménages). Leur exemple particulier est donc susceptible de généralisation.

D’autre part, comme dans les moralités satiriques d’autrefois, et comme dans toute l’œuvre de Mirbeau, ces pièces nous obligent à percevoir les êtres et les choses sous un jour nouveau et contribuent donc à détruire certaines mystifications entretenues par le conditionnement social : sur le mariage (Vieux ménages)., sur l’amour (Les Amants), sur la loi (Le Portefeuille), sur la presse (Interview), sur les politiciens (L'Épidémie), sur le vol et la philanthropie (Scrupules). Du coup, elles remettent en question les catégories traditionnelles du bien et du mal et interpellent l’esprit et la conscience du spectateur de bonne volonté.

Enfin Mirbeau se livre à de véritables démonstrations par l’absurde. Ainsi, dans Le Portefeuille, ou bien le spectateur est partisan de l'ordre social à n'importe quel prix, et il doit en accepter toutes les conséquences, si révoltantes qu'elles soient pour sa raison et pour ce qui lui sert de conscience morale ; ou bien, au contraire, il s'en scandalise, et alors il lui faut impérativement remonter de l'effet à la cause et condamner, non pas seulement des dysfonctionnements conjoncturels, mais, plus généralement, l'ensemble du système social, dont le fonctionnement normal et légal rend de tels abus, non seulement possibles, mais encore inévitables. Autre démonstration par l'absurde de la nocivité et du caractère intrinséquement pervers de la société bourgeoise dans Scrupules, où un gentleman-cambrioleur aux manières raffinées n'a aucun mal à démontrer à son “hôte” d'une nuit, « philanthrope » enrichi par ses crapuleries, que, dans une société reposant tout entière sur le vol et où l'on honore la politique, la finance, le commerce, le journalisme et la vie mondaine, qui n'ont pas d'autres objectifs que de se remplir les poches au détriment des gogos,  c'est encore en assumant courageusement son métier de voleur qu'on est le moins malhonnête.

 P. M.

 


MORT

Sur l’œuvre entier de Mirbeau plane la mort. À mi-chemin entre inspiration décadente et naturaliste, elle s’offre comme une thématique récurrente et durable, présentant un vivier de représentations assez romanesques, à travers la mort du Prussien dans Le Calvaire (1886), les  exécutions complaisantes du Jardin des supplices (1898) ou l’hécatombe finale des Mauvais Bergers (1897). Du reste, cette mort-événement détermine en partie la réputation subversive d’une œuvre romanesque que certains jugent encore scandaleuse.

À rebours de cette distanciation strictement littéraire, la mort figure aussi une réalité appréhendée par le cœur et l’esprit de Mirbeau. La mort des siens et de ses proches – sa mère, Maupassant, Zola… – le montre tâchant de dire le phénomène en l’articulant intimement à son antithèse, l’amour, c’est-à-dire la vie. La portée profondément affective de cette exploration éclate quand il s’agit de figurer la mort comme sanction d’un trop-plein ou au contraire d’une carence en amour.

Qu’en est-il dans l’œuvre ? Les romans dits autobiographiques montrent la mort, non seulement dénuée de toute connotation d’effroi, mais comme un possible objet du désir. Mintié, l’abbé Jules, Sébastien Roch, partagent épisodiquement ou de façon durable une même aspiration suicidaire, à laquelle seuls Lucien, dans Dans le ciel (1893), et le petit bossu, dans Sébastien Roch (1890) donneront une réalisation effective. C’est que, dans les premières œuvres, la pensée de la mort fait partie intégrante d’une tentation régressive de rompre avec l’hostilité du monde, à quoi elle permet de tourner le dos : à l’accablante misère de tout, à la pesanteur du réel, la bienheureuse mort s’impose comme un espace d’affranchissement complet. Elle offre la consolante perspective d’une délivrance, d’une fin irrévocable, à des personnages en quête de libération, voire d’échappatoire.

Différente est l’approche romanesque de la mort dès les dernières années du siècle. Plus question d’une mort qui ne serait qu’une fin, scandaleuse d’inutilité. Un mouvement se met en branle, par lequel la mort est à l’origine d’une renaissance potentielle en impulsant un cycle. Dans le ciel développe le paradigme littéraire du fumier où grouillent les formes de vie se nourrissant de la mort ; les fleurs du Jardin des supplices s’épanouissent elles aussi sur un terreau identique, à l’instar de la beauté de Clara, dont la spectaculaire mise en scène de la mort est au service de la formulation d’une esthétique et d’une philosophie panthéistes. La mort devient promesse de vie, et cet avatar décadent, qui fait de la fin une possibilité de renouveau, se décline sur plusieurs modes. L’union de la mort et de la vie se lit notamment dans les représentations du rituel de la mort et du mariage mêlé : les désirs de mort de Clara, dans Le Jardin des supplices, de Juliette dans Le Calvaire, voire du père Roch dans Sébastien Roch, disent les formes multiples et prégnantes de cette intrication d’Éros et Thanatos.

À cet infléchissement de la représentation mentale correspond un renouvellement de la figuration littéraire, faite dorénavant d’échos et de reprises, comme si la mort incarnait un solide fil conducteur. C’est, par exemple, au sein de la conscience chaotique de Célestine que se dévide ce fil rouge, dans Le Journal d’une femme de chambre, en 1900, de la mort de son père à celle de la petite Claire, fille du cantonnier, en passant par le sacrifice du furet du colonel Mauger. L’effroyable infanticide en appelle un autre, facilité par un cantonnier, cette fois, dans Dingo, en 1913. De loin en loin, la mort œuvre, pose des jalons, se moule aux évolutions de la pensée et de l’œuvre mirbellienne : elle en est sans conteste l’un des moteurs, l’un des foyers ardents de l’inspiration de l’écrivain.

Voir aussi les notices Suicide, Meurtre et Viol.

S. L.

 

Bibliographie : Jennifer Forrest, « “La mort plutôt que le déshonneur” dans L’Écuyère d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 4-21  ; Samuel Lair, « À propos d’une représentation dans l’œuvre de Mirbeau : la mort, de la sanction à la renaissance », in Les Représentations de la mort, Actes du colloque de Lorient, Presses Universitaires de Rennes, 2002, pp. 213-222 ; Samuel Lair, « Une illustration littéraire du mythe de l'Éternel Retour : Le Jardin des supplices, d'Octave Mirbeau (1899) », in Studia Romanica Posnaniensa, Poznan, volume XXV, 2008, pp. 49-65 ; Yannick Lemarié, « Lazare en Octavie : le roman du mort vivant », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 51-67 ; Pierre Michel, « Mirbeau, Camus et la mort volontaire », in Actes du colloque de Lorient Les Représentations de la mort, Presses Universitaires de Rennes, 2002, pp. 197-212 ; Robert Ziegler, « The Landscape of death in Octave Mirbeau », L'Esprit créateur, hiver 1995, vol. XXXV,  n° 4, pp. 71-82 ; Robert Ziegler, « Vers la mort et la perfection dans Sébastien Roch », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 36-54 ; Robert Ziegler, « The Perfect Death : Sébastien Roch », chapitre III de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 57-74.

 

 

 

 


MOTS

MOTS

 

            En tant que professionnel de la plume et que journaliste et écrivain prolifique, Octave Mirbeau a eu, toute sa vie, recours aux mots et s’en est abondamment servi, à la fois comme d’un instrument de travail et comme d’une arme au service de ses combats politiques, éthiques et esthétiques. Et pourtant, paradoxalement, il est parfaitement conscient des insuffisances et des dangers des mots.

 

Les insuffisances des mots

 

            Il est clair, à ses yeux, que les pauvres mots ne parviendront jamais à restituer la richesse inépuisable de la vie. On aura beau se mettre en quête des mots les plus rares, des combinaisons les plus « évocatoires », des images les plus synthétiques, des rythmes les plus suggestifs, comment de pauvres mots pourraient-ils jamais réaliser le rêve de Flaubert et rivaliser avec l'écrasante complexité et l'infinie diversité de la vie qu'ils prétendent restituer ? Ce sentiment d'impuissance, Mirbeau le ressent en permanence : « La nature est tellement merveilleuse qu'il est impossible à n'importe qui de la rendre comme on la ressent , et croyez bien – écrit-il à Monet en 1887 – qu'on la ressent moins belle encore qu'elle n'est, c'est un mystère ». On en entend l'écho dans les lamentations du peintre Lucien de Dans le ciel (1892-1893) : « Je me sens de plus en plus dégoûté de moi-même. À mesure que je pénètre plus profond dans la nature, dans l'inexprimable et surnaturel mystère qu'est la nature, j'éprouve combien je suis faible et impuissant devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais l'exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu'est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines. ». Or le cas du peintre et du sculpteur est moins désespéré que celui de l'écrivain, car ils disposent d'un matériau brut à transformer, qui donne une dignité à leur art, et  avec lequel, à l'aide des formes et des couleurs, ils peuvent espérer rendre matériellement l'impression du monde extérieur. Tandis que les mots ne seront jamais « qu'une plate, mensongère et absurde contrefaçon de la vie » (propos rapportés par Albert Adès). Dès lors, que vaut la littérature ? Mirbeau en arrive souvent à blasphémer ce qu'il a adoré : « Rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n'est qu'une illusion de mots creux », écrit-il à Claude Monet...

 

Les mensonges des mots

 

            Et puis les mots sont souvent utilisés afin de cacher les choses, qu’ils devraient au contraire avoir pour fonction de révéler. Et le conditionnement à s’en servir pour camoufler les hideuses réalités commence dès l’enfance : ainsi les parents Dervelle sont-ils « très sévères sur le choix des mots » en présence de leur petit Albert, le narrateur de L’Abbé Jules (1888). Résultat : il s’avère, dans la pratique, que les mots sont les outils privilégiés de la mauvaise foi ; qu’ils signifient souvent le contraire de ce qu’ils devraient signifier (par « amour », on désigne la guerre des sexes, par « civilisation » le massacre de populations qualifiées de barbares, par « défense » une guerre de conquête, par « démocratie » l’asservissement d’un peuple, etc.) ; et qu’ils servent le plus souvent à véhiculer des mensonges :

            * Mensonges des religions, qui reposent toutes sur des mystifications légitimées, aux yeux des naïfs, par leur propre durée (voir la notice).

            * Mensonges de la propagande politique, qui sévit à la Chambre et se déchaîne tout particulièrement lors des campagnes électorales (voir les notices Politique et Élections).

            * Mensonges de la « réclame », qui crée des besoins artificiels et qui permet de porter aux nues des artistes ou des écrivains médiocres (voir en particulier « Le Manuel du savoir écrire », Le Figaro, 11 mai 1889).

            * Mensonges de la presse, où la désinformation, voire le chantage, sont trop souvent la règle (voir la notice Journalisme).

            * Mensonges des affaires, où tous les moyens sont bons pour gruger les concurrents et exploiter les gogos (voir Les affaires sont les affaires, 1903).

            * Mensonges de l’amour, comédie que se jouent les pseudo-amoureux (voir Les Amants, 1901).

            * Mensonges de la science, quand elle se dégrade en scientisme (voir la notice) ou quand elle est instrumentalisée par des ingénieurs ou des médecins irresponsables.

            * Mensonges des valeurs sacralisées que sont la famille, le travail, la patrie, l’argent, le pouvoir, l’État, etc., d’où la nécessité, pour Mirbeau, de les désacraliser (voir la notice Désacralisation).

 

La tentation du silence

 

            Déchiré en permanence entre l'aspiration à un mode d'expression idéal et la conviction de ne jamais pouvoir y atteindre, entre la conviction que les mots ne peuvent que trahir la vérité et la nécessité de s’en servir pour exprimer sa perception personnelle des choses et mener à bien ses divers combats, Mirbeau éprouve bien souvent la tentation du silence. De même que, devant une oeuvre d'art, il faudrait « admirer » et « se taire », de même, face à l'infinie richesse d'une vie en perpétuel renouvellement, il vaudrait mieux se contenter de la contempler et d'en jouir en silence. Cette tentation est d'autant plus forte que l’allergie de Mirbeau au psittacisme de ses contemporains et sa conscience aiguë de la vacuité des échanges verbaux – dont témoignent en particulier ses Farces et moralités (1904) – l'incitent à se détourner de ce truchement salissant et dérisoirement incomplet que sont les mots.

Mais les impératifs du métier dont il vit, et ceux de ses multiples engagement politiques et esthétiques, lui interdisent ce qui serait à ses yeux « une lâche et hypocrite désertion du devoir social », selon une formule de Dans le ciel. Il écrit donc, contraint et forcé, mais avec la conscience lancinante de n'être jamais à la hauteur des objectifs, tant littéraires que politiques, qu'il s'est présomptueusement fixés, car, si insuffisants qu’ils soient, les mots n’en sont pas moins le seul outil dont il dispose pour essayer de combattre les maux de l’humanité et de la société.

Encore faut-il, pour cela, « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », selon la belle formule de Mallarmé, et, par conséquent, les débarrasser de tout ce qui les souille et les dénature. Le mot propre, qui permet de désigner les choses exactement telles qu’on les perçoit, sans peur de choquer et sans souci du qu’en dira-t-on, peut bien être perçu par les bien-pensants de tout poil comme « sale » et par les esthètes raffinés comme « plat », mais il est le seul à pouvoir produire l’effet émancipateur souhaité. Mirbeau n’hésite donc jamais à désigner les choses par le mot qui les révèle le mieux, quitte à choquer roidement les hypocrites conventions ou à faire la nique au style « empanaché » qu’il méprise : « Il faut écrire simplement... chercher des mots tout simples, tout ordinaires, qui ne vieillissent pas... des mots justes... Ça fait si joli, des mots justes ! » (propos rapportés par George Besson, Les Cahiers d’aujourd’hui, n° 9, 1922, p. 152).

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1995, chapitre VIII (pp. 277-320).



MOYENNE

En tant que critique d’art soucieux d’ouvrir les yeux de ses contemporains sur les innovations des peintres qu’il entend promouvoir, Mirbeau sait pertinemment, dès ses Notes sur l’art de 1884-1885, qu’il va se heurter tout à la fois à l’hostilité des peintres académiques et pompiers qui contrôlent l’École des Beaux-Arts et le Salon, au misonéisme des critiques tardigrades, qui sont peu ou prou partie prenante du système en place, et à l’indifférence du public, dûment conditionné et crétinisé, et par conséquent incapable de voir et de comprendre. Cet obstacle culturel à l’émergence et à la reconnaissance des artistes novateurs, il a trouvé un terme pour le qualifier : la moyenne, dont « les arts sont rongés ». Elle correspond, socialement, à la « suffrage-universalisation de l’art », et, politiquement, à l’avènement d’une pseudo-démocratie niveleuse et mystificatrice (voir la notice Élections), où l’électeur est supposé être roi et où, pour conquérir ses faveurs en s’abaissant jusqu’à lui, l’on pratique volontiers « la chasse au génie », comme Mirbeau l’affirme à propos de Rodin (« Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899).

Et d’expliquer les méfaits de cette mortifère moyenne : « La moyenne, c’est-à-dire ce qui flatte, ce qui caresse, ce qui réjouit l’âme bornée du public : la moyenne, cet abominable niveau, placé entre ce qui est ni tout à fait bon ni tout à fait mauvais et d’où personne ne peut tenter de sortir seulement la tête, sans être vilipendé ; la moyenne, cette démocratie haineuse qui ne permet à aucune aristocratie de s’élever, à aucune supériorité de s’affirmer ; la moyenne qui tortura Delacroix, Millet, Corot. [...] Tout ce qui pense par soi-même, tout ce qui vit, tout ce qui ressent, tout ce qui exprime des formes d’êtres et de choses  vus à travers ses rêves propres, tout cela n’existe pas. Pour conquérir le succès, il faut, au peintre comme au littérateur, l’amour de la banalité compliquée, il doit avoir les qualités basses, et le vil esprit du vaudeville, la tristesse pleurnicheuse de la romance » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884).

C’est cette mortifère moyenne qui explique que le Salon annuel ne soit plus qu’une foire aux médiocrités, que la littérature ne soit plus qu’un commerce et que le théâtre se meure, faute de pièces qui lui redonnent vie. Mais ce diagnostic fort pessimiste n’a pas empêché Mirbeau de se battre pendant un tiers de siècle, quoique sans illusions, pour faire reconnaître les artistes et les écrivains qui lui avaient procuré de riches émotions.

Voir aussi les notices Peinture, Académisme, Art, Artiste, Salon, Critique, Système marchand-critique, Théâtre, Littérature, Notes sur l’art, Combats esthétiques et Combats littéraires.

P. M.

 


MUSEE

Comme beaucoup de choses de ce bas monde, le musée, en tant qu’institution culturelle, présente des aspects contradictoires auxquels Mirbeau est trop sensible pour en donner une image univoque, qui serait forcément mensongère. C’est dans La 628-E8 (1907) qu’il en dégage le mieux le double visage.

* D’un côté, le développement des musées correspond à un indéniable progrès social et contribue à une démocratisation de l’art, que Mirbeau appelle certes de ses vœux – sans pour autant croire que la majorité du public soit accessible à la beauté –, mais qui n’en a pas moins des effets pervers :

- D’une part, le musée fait partie du parcours obligé du touriste consciencieux, en proie à la « manie traditionnelle qui nous pousse, à peine arrivés dans une ville, à nous précipiter dans ses musées, c’est-à-dire à nous inquiéter des morts, avant de nous mêler aux vivants ». De surcroît, certains de ces visiteurs se croient obligés d’« écrire, en marge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage, ou ce qu’ils croient être leurs émotions », et « vont, de salle en salle, dans les musées, un stylographe d’une main, un carnet de l’autre, le Baedecker en poche, les yeux ailleurs et l’esprit nulle part ». Autrement dit, il y a une bonne part de snobisme à fréquenter les musées : c’est un signe extérieur de distinction, révélateur de ce que l’on croit être une supériorité intellectuelle et sociale et qu’il convient donc d’afficher, et il n’est pas évident, dans ces conditions, que les visiteurs ainsi motivés éprouvent la moindre émotion sincère devant les chefs-d’œuvre de l’art qu’ils ont pour devoir d’admirer béatement.

- D’autre part, la promiscuité imposée oblige le véritable amateur à côtoyer une masse d’imbéciles prétentieux et à  subir « toutes les sottises, épaisses, gluantes, que sécrètent hideusement », non seulement les béotiens et autres philistins, mais aussi «  les critiques d’art, lorsqu’ils se trouvent en présence des œuvres d’art, de n’importe quelles œuvres d’art, sottises indélébiles qui, bien mieux que les poussières accumulées et les vernis encrassés, encrassent à jamais vos chefs-d’œuvre, et finissent par vous dégoûter de vous-mêmes… » Dans une prosopopée cocasse, Mirbeau fait parler l’Homère  de Rembrandt, exposé à La Haye, qui lui confie son exaspération : « Éloigne de moi – ah ! je t’en supplie, toi qui sembles m’aimer silencieusement – éloigne de moi tous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes ces douloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable, dans ce musée. »

- Et puis, les grands musées sont si riches qu’ils exposent des centaines de toiles qu’il est impossible de contempler aussi attentivement qu’elles le mériteraient, de sorte que le visiteur amateur de peinture risque de finir par se lasser ou par avoir le tournis : « Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées… » Dès lors le « dégoût » menace : « En voyage, il y a des moments où les plus magnifiques musées ne vous disent plus rien ; des moments où l’on ne ferait point un pas pour découvrir le plus émouvant chef-d’oeuvre. L’art vous fatigue, vous énerve, comme les caresses d’une femme, après l’amour. Au sortir d’un musée, où je viens de me gorger d’art, comme au sortir d’un lit, où j’ai cru épuiser toutes les joies – toutes les joies ? – de la possession, je n’éprouve plus qu’un besoin, mais un besoin impérieux : marcher, marcher, et fumer, fumer des cigarettes, afin de mettre de la distance et un nuage entre ces mêmes décevantes illusions et moi. » L’excès même des émotions éprouvées finit par produire l’effet inverse de celui qu’on en attendait et l’art risque d’apparaître alors comme une simple « illusion », au même titre que l’amour (voir ce mot).

* Mais, d’un autre côté, il est indéniable que le musée permet aux passionnés du beau tels que Mirbeau lui-même de connaître des « jouissances » incomparables, quand ils sont confrontés aux chefs-d’œuvre éternels de l’art. Aussi commence-t-il généralement ses visites des villes hollandaises  « par les musées, n’est-ce pas ?… par ces musées magnifiques où, devant le génie de Rembrandt et de Vermeer, je suis venu oublier les Expositions parisiennes, les pauvres esthétiques, essoufflées et démentes, de nos esthéticiens… » Mais ces émotions sont des joies solitaires et silencieuses, que l’amateur d’art a envie de garder pour lui, sous peine de risquer de les profaner : « Je ne dirai rien des visites que j’ai faites aux Musées. Je veux garder secrètes en moi, au plus profond de moi, les jouissances et les rêveries que je vous dois, ô Van Eyck, ô Jordaens, ô Rubens, ô Teniers, ô Van Dyck !… » Ainsi, quand  Mirbeau est sorti « du musée de La Haye », où il a passé « presque toute la journée », il était « ivre de Vermeer, ivre surtout de Rembrandt » : « La tête me tournait. L’Homère et, davantage, le portrait du frère de Rembrandt me poursuivaient… Ce visage si prodigieusement humain, à la fois si dur et si doux, si mélancolique et si obstiné, cette effigie, aux plans si larges et sûrs, plus vivante que la vie, ce front encore tout chaud de la double pensée qui l’anima et qui le modela, et ces yeux où l’on voit tout ce qu’ils ont regardé !… Le génie de Rembrandt est si fort qu’il en devient douloureux… » On peut alors parler, comme le fait Claude Foucart, d’une « expérience humaine » sans pareille, « à laquelle se soumet l’écriture » de l’amateur-écrivain : le musée « est l’autre monde, celui de l’émotion poussée à son paroxysme », « la découverte d’une sensation extrême qui échappe à la parole » et qui « arrache » le visiteur « aux objets et lui donne ainsi l’impression d’un vécu  nouveau ». Enrichissement sans prix qui, par-delà les œuvres qui le procurent, permet, comme l’automobile et la vitesse sur un autre plan, de partir à la découverte de soi-même.

Voir aussi les notices Voyage et La 628-E8.

P. M.

 

Bibliographie : Claude Foucart, « Le Musée et la machine : l’expérience critique dans La 628-E8 », in Actes du colloque Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 269-280 ; Octave Mirbeau, La 628-E8, Fasquelle, 190

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