Thèmes et interprétations

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Terme
PACIFISME

Depuis son adolescence, à l’époque où il stigmatisait le retour à la sauvagerie originelle que serait la réorganisation militaire en cours, Mirbeau a été un pacifiste radical et conséquent, et il le sera jusqu’à sa mort, désespéré par l’atroce et inexpiable boucherie de la première guerre mondiale. Il n’était évidemment pas le seul à refuser la guerre et à souhaiter un rapprochement entre les peuples, notamment entre les Français et les Allemands, mais il a certainement été l’un des plus constants et des plus influents.

* Dès 1884, il tord le cou à la légende du mauvais Allemand, « bâtie par la bêtise humaine », et montre un Bismarck vraiment ami de la France, où il est paradoxalement populaire (« La Légende du chancelier », Le Gaulois, 22 décembre 1884).

* Dans ses Lettres de ma chaumière de 1885, il entreprend de déshéroïser la guerre et met en lumière l’aberration qui fait qu’on guillotine les assassins de type artisanal, alors qu’on acclame les assassins industriels, « ceux-là qui ont le plus tué, le plus pillé, le plus brûlé », et qu’on dresse des monuments en l’honneur de « celui qui a tué trente mille hommes » (« La Guerre et l’homme »).

* Dans le chapitre II du Calvaire (1886), il se livre à une démystification en règle de la guerre, de l’armée et de l’idée même de patrie, soulevant l’ire des nationalistes et « revanchards », particulièrement nombreux dans la presse. Il leur répond dans la préface à la neuvième édition du roman, où il exprime sa propre conception pacifiste de ce que doit être le vrai patriotisme : « De tout ce qui a été écrit sur Le Calvaire, il résulte que je suis un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé mêler la supplication d'une pitié ; que je suis un iconoclaste, parce qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon âme s'est émue et troublée. [...] Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement. Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes, ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans protégés. [...] Il ne ressemble pas aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux, démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent sur toute l'humanité » (Le Figaro, 8 décembre 1886).

* Le dernier chapitre de Sébastien Roch (1890) fait de nouveau apparaître la monstrueuse absurdité de la guerre, où d’innocents Sébastien Roch sont immolés sans la moindre raison.

* Dans nombre d’articles (notamment « Colonisons », Le Journal, 13 novembre 1892), et aussi dans Le Jardin des supplices (1899), il stigmatise les sanglantes guerres coloniales de la France, en Indochine et en Afrique, qui sont en totale contradiction avec sa prétendue « mission civilisatrice ».

* Il dénonce l’alliance contre-nature avec l’autocratie tsariste et son sanglant système totalitaire (voir « Sous le knout », Le Journal, 3 mars 1895), et plaide pour l’amitié franco-allemande (notamment dans La 628-E8, 1907).

* Pendant l’affaire Dreyfus, dans ses articles de L’Aurore, il ne manque pas une occasion pour tourner en dérision ou stigmatiser les haut gradés de l’armée, fauteurs de guerre et de coups d’État.

* En 1900, il dénonce l’intervention des puissances impérialistes en Chine, prétendument pour civiliser des peuples dotés d’une civilisation plus ancienne que la nôtre et « d’une culture morale supérieure à la nôtre » (« Chinoiserie », Le Journal, 15 juillet 1900).

* En 1904, dans les colonnes de L’Humanité, il mène campagne contre toutes « les âmes de guerre » et se plaint que les puissances européennes, qui se disent civilisées, n’interviennent pas afin de mettre un terme à l’atroce guerre russo-japonaise qui se déroule, dans l’indifférence générale, sur le territoire de la Mandchourie.

La limite du pacifisme de Mirbeau, c’est son individualisme d’intellectuel libertaire, allergique à toute forme d’organisation collective. Son idéal pacifiste, il se contente de le faire désirer au moyen des mots dont il dispose, en espérant que les happy few sauront les recueillir et s’en servir. Cela ne saurait bien évidemment suffire pour empêcher des guerres coloniales ou des guerres inter-impérialistes.

Voir aussi les notices Guerre, Patrie, Armée, Violence, Colonialisme, Anticolonialisme, Afrique,  Allemagne, Chine, Madagascar, Mandchourie, Le Calvaire et La 628-E8.

P. M.

 

Bibliographie : Aleksandra Gruzinska, « Octave Mirbeau antimilitariste », Nineteenth century french studies, printemps 1976, pp. 394-403 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Bertha von Suttner », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 180-191 ; Pierre Michel, « La Violence d'un anarchiste non-violent : le cas Octave Mirbeau », in Écrire et penser la violence politique en littérature au XIXe siècle (1800-1914), Actes du colloque de Nanterre des 9 et 10 avril 2010, à paraître en 2011 ; Antigone Samiou, « L’“Autre” dans La 628-E8 d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 77-87.


PALINODIE

PALINODIE

 

            Le mot « palinodie » a une connotation nettement péjorative : il désigne, non sans une certaine dose de mépris, des changements radicaux d’opinion, des voltes-faces, des revirements complets, des rétractations d’idées émises antérieurement, qui font apparaître celui qui s’en est rendu coupable, soit comme un incohérent, dépourvu de toute logique, soit, pire encore, comme une girouette, qui tourne à tous les vents, pour ne pas dire qu’il se vend au plus offrant.

En ce qui concerne Mirbeau, l‘accusation revient comme un leitmotiv au cours des 130 dernières années, depuis le passage dans l’Ariège du « bonaparteux » expédié pour maintenir l’Ordre mac-mahonien, jusqu’au faux patriotique que constitue le prétendu « Testament politique d’Octave Mirbeau », qui continue de salir son image posthume, en passant par l’Affaire Dreyfus, au cours de laquelle les anti-dreyfusards ont republié un ancien article antisémitique des Grimaces de 1883. De la part de ses innombrables ennemis de toutes obédiences politiques et artistiques, il n’y a là rien d’étonnant, et, parmi beaucoup d’autres, Ernest-Charles, en 1902, dans La Littérature française d'aujourd'hui, ou Camille Mauclair en 1913, à propos de Dingo , ou encore Léon Deffoux en 1929 (« Octave Mirbeau et le naturalisme », Les Nouvelles littéraires, 14 septembre 1929), auraient eu bien tort de se priver de cet angle d’attaque bien pratique. Mais leur avis est bien souvent partagé par nombre de ses contemporains et de ses commentateurs posthumes, qui ne sont pas forcément mal intentionnés à son égard. Par exemple, Leben-Routchka, dans Pointes sèches (1909), Marcel Coulon, dans Témoignages (1911), ou Félix Guirand, en 1917, dans sa notice nécrologique du Larousse mensuel, ou encore, quinze ans plus tard, ses anciens collègues de l’Académie Goncourt : J.-H. Rosny aîné (« Les Incohérents – Octave Mirbeau », Les Nouvelles littéraires, 10 septembre 1932) et  Lucien Descaves (« Le Souvenir de Mirbeau », Le Petit Provençal, 13 septembre 1932). Il y a donc là un véritable problème, qu’il convient d’aborder sans ambages ni réticences, afin d’essayer d’y voir un peu plus clair. Comment rendre compte de ces multiples « palinodies » qui ternissent son image de marque, mais que Mirbeau assume avec courage dans un article paru dans L’Aurore en pleine affaire Dreyfus et qui porte précisément ce titre : « Palinodies ! » ?

 

Prostitution

 

            Une première explication possible tient aux conditions dans lesquelles le jeune Mirbeau a entamé sa carrière : il a vendu sa plume pendant une douzaine d’années (voir la notice Négritude) et a, en particulier, travaillé pour les bonapartistes, de 1872 à 1878, alors  que, sous l’Empire, il était hostile au régime (voir la notice Bonapartisme). Comment le pisse-copie de L’Ordre de Paris et de L’Ariégeois, le journaliste gagé par le légitimiste Arthur Meyer et le rédacteur en chef des Grimaces antisémites a-t-il pu se muer en  anarchiste radical et devenir, avec l’affaire Dreyfus, l’incarnation de l’intellectuel éthique ? Mirbeau traîne comme un boulet le souvenir de ces années d’humiliations et de compromissions, sur lesquelles il ne s’est expliqué – et encore, indirectement, par le truchement d’un personnage de fiction – que dans un roman inachevé, Un gentilhomme, qui ne sera publié qu’après sa mort. À défaut d’un aveu public et de son vivant, il a du moins essayé tardivement d’établir une continuité entre le jeune bonapartiste et l’anarchiste de la maturité, qui seraient, d’après lui, porteurs d’un même dégoût et d’une même aspiration : d’abord, en 1897, dans un article sur Ernest La Jeunesse, « On demande un empereur » ; ensuite, dans une interview par Georges Docquois, à qui, quelques mois avant sa mort, il confie qu’il n’a jamais cessé d’être anarchiste et rappelle qu’à ses débuts il a été « bonapartiste révolutionnaire » (Nos émotions pendant la guerre, 1917). Autrement dit, il aurait toujours été idéaliste et révolutionnaire, et les méandres de son itinéraire politique ne seraient que des péripéties secondaires. Un peu trop tiré par les cheveux pour être tout à fait honnête...

 

Adaptation

 

            Une deuxième explication de ce qu’on appelle ses palinodies tient à son réalisme et à la nécessaire adaptation à des situations qui évoluent — raison pour laquelle la sagesse populaire soutient que seuls les imbéciles ne changent jamais d’avis. Et Mirbeau d’expliquer, dans « Palinodies ! » : « Admirons, je vous en prie, les braves gens qui, du berceau à la tombe, n’eurent jamais qu’une idée – ce qui équivaut à n’en avoir pas du tout –, sont demeurés fidèles – ce qui veut dire qu’ils ne furent fidèles qu’à leur propre sottise – et sur qui l’étude, l’observation quotidienne, l’expérience et les révélations de la vie, l’enseignement des faits, les surprises de l’histoire ont passé sans avoir pu modifier quoi que ce soit à leur organisme intellectuel, à ce que, par un euphémisme inconvenant, ils appellent, sans rougir, “leur idéal”. C’est à croire qu’ils n’eurent ni un cœur, ni des bras, ni des jambes, ni rien par quoi l’on marche, voit, pense et aime... Pauvres larves !... » Mirbeau, lui, n’est pas une larve, il est doté d’un « organisme intellectuel » qui a tiré des leçons de « l’enseignement des faits », et il a donc eu les moyens de s’adapter. Citons trois exemples de cette adaptation à une réalité changeante :

* Après avoir proclamé à maintes reprises que le théâtre était mort et que rien ne pourrait le ressusciter, il a fini par utiliser le théâtre au service de ses combats et fait de la scène une retentissante tribune en y remportant des succès mondiaux. Faut-il le regretter ?

* Après avoir dénoncé le conservatisme mortifère de la Comédie-Français, c’est néanmoins à la prestigieuse Maison de Molière qu’il a donné ses deux grandes comédies, Les affaires sont les affaires et Le Foyer, au terme de deux grandes batailles hautement médiatisées, qu’il a remportées de haute lutte. Qui pourrait sérieusement le lui reprocher ?

* Le cas de la Société des Gens de Lettres est un peu différent, mais là encore l’adaptation fait loi. Mirbeau l’a stigmatisée en 1891, dans deux articles successifs (1,2)  et, lorsque il a pris la défense du pauvre Jean Grave (voir la notice) aux prises avec cette « Société tracassière et processive ». Il considérait alors qu’un écrivain digne de ce nom ne devrait « point entrer du tout dans une Société littéraire où vous n’avez qu’un droit, celui d’être déshonoré littérairement ». Mais dix ans plus tard, alors que l’ami Paul Hervieu en est devenu président, voilà que Mirbeau est bombardé membre de ladite Société, qui aura désormais à défendre ses intérêts d’écrivain contre les éditeurs français et étrangers. Ironie de la vie, dont s’amuse le principal intéressé : « Dire, mon cher Hervieu, que j’avais solennellement juré de ne jamais appartenir à cette Société ! Mais la vie – pour moi, du moins – se passe à faire le contraire de ce qu’on dit. Et puis, à l’époque de ces déclarations héroïques, vous n’étiez pas le Président, vous n’étiez même pas le Membre... » Et d’ajouter avec humour : « Est-ce que je vais être forcé aussi de me présenter à l’Académie ? » Il n’en est, certes, pas arrivé là, mais il a tout de même été membre de l’académie rivale, celle des Goncourt, non point par vaine gloriole, mais pour y défendre de jeunes écrivains originaux et talentueux, ce qui n’a rien de déshonorant.

 

Coups de sang et évolution

 

            Troisième explication envisageable : le caractère passionné et la sensibilité exacerbée de Mirbeau, qui le poussent à réagir au quart de tour et à foncer, sous l’effet d’impulsions soudaines qu’il ne parvient pas à maîtriser, sans toujours réfléchir aux effets de son emportement. Dans le domaine de l’amour, il en a donné une bonne illustration avec son double Jean Mintié du Calvaire. Dans le domaine littéraire, on sait, par sa correspondance, que c’est sous l’effet de la colère – « ab irato », comme il dit – qu’il rédige tel article où il accuse Maupassant d’abuser de la réclame, ou tel autre où il descend en flammes Émile Zola pour avoir postulé à l’Académie Française (« La Fin d’un homme »). Il s’est ainsi brouillé avec pas mal de gens, lors même qu’il était considéré, par tous ceux qui l’ont connu, comme un homme extrêmement affable, poli et charmeur. Il va de soi que, sous l’effet du sentiment de culpabilité qui le saisit peu après certaines attaques excessives ou carrément injustifiées, il n’a de cesse de faire amende honorable et de se racheter, comme on l’a vu, par exemple, avec Daudet et Zola : on ne manque pas alors de parler de « palinodies » pour mieux fustiger ses revirements...

            Une quatrième explication, tout aussi simple et banale, tient au fait que, au cours d’une vie, un homme évolue, ses manières d’être, ses goûts, certaines de ses opinions, se modifient au fil des péripéties de l’existence et des changements de toutes natures – politiques, sociaux, esthétiques – qui contribuent à façonner sa personnalité. On ne saurait bien évidemment être le même à cinquante ans qu’à vingt ans, sauf à n’avoir rien appris en trente ans. Dans son célèbre article « Palinodies ! », Mirbeau écrit ainsi : « Ce que je suis aujourd’hui je ne l’étais pas il y a dix ans ; ce que je fus, il y a dix ans, je ne l’étais pas, il y a vingt ans ; et, dans vingt ans – à supposer que je sois encore – je veux espérer, oui, je pousse le cynisme jusqu’à espérer que je ne serai pas celui que je suis aujourd’hui... Aujourd’hui, j’aime des personnes des choses, des idées, qu’autrefois je détestais, et je déteste des idées, des personnes que j’ai aimées jadis... C’est mon droit, je pense, et c’est mon honneur ; et c’est aussi la seule certitude par quoi je sente réellement que je suis resté d’accord avec moi-même. » Ce qui importe donc, ce n’est pas le changement lui-même, qui est universel et dont on ne peut faire grief à personne, mais la direction dans laquelle il s’opère et la fidélité à l’être profond qui le sous-tend et qui est traversé de contradictions. Si les bourgeois, au dire de Brel, « c’est comme les cochons » et si, « plus ça devient vieux, plus ça devient...», Mirbeau, lui,  a la satisfaction de constater qu’il s’est amélioré avec l’âge, en se débarrassant peu à peu d’une couche de préjugés et d’idées toutes faites qui sont supposés lui avoir collé à la peau pendant longtemps : « La joie d’un homme qui n’est pas un politicien, qui ne sert aucun parti, ni aucune bande, ni aucun fonds secret, [...] est d’acquérir, chaque jour, quelque chose de nouveau dans le domaine de la justice et de la beauté ! L’harmonie d’une vie morale, c’est d’aller sans cesse du pire vers le mieux... Devant les découvertes successives de ce qui lui apparaît comme la vérité, cet homme-là est heureux de répudier, un à un, les mensonges où le retiennent, si longtemps, prisonnier de lui-même ces terribles chaînes de la famille, des prêtres et de l’État. C’est plus difficile qu’on ne pense d’effacer ces empreintes, tant elles sont fortement et profondément entrées en vous Il faut des efforts persistants qui ne sont pas à la potée de toutes les âmes. Il faut passer par de multiples états de conscience, par bien des enthousiasmes différents, bien des croyances contraires, par des déceptions souvent douloureuses, des troubles, des erreurs, des luttes – et ne pas les maudire, pas même les regretter, puisque c’est tout cela, puisque c’est dans tout cela que s’est, peu à peu, recréée votre personnalité. »

            C’est beau comme l’antique, et André Gide, qui n’avait pourtant guère d’atomes crochus avec Mirbeau, a été touché par cet aveu public du droit à l’erreur et à l’évolution. Mais il n’en est pas moins problématique. Car s’il est vrai qu’en vieillissant Mirbeau a révisé à la baisse certaines de ses admirations (pour Goncourt, Whistler ou Raffaëlli, par exemple), et a noué amitié avec des hommes qu’il avait autrefois vilipendés (tels que Daudet, Zola, Mendès, Reinach), genre de « palinodies » qu’on ne saurait lui reprocher, il est tout de même un peu trop facile de parler d’ « empreintes » dues à l’éducation quand il est question de certains articles ignobles des Grimaces, qui pèsent lourd sur sa conscience, surtout en pleine affaire Dreyfus. Car c’est de ces articles antisémites qu’il essaie de se justifier, face aux anti-dreyfusards qui sont allés les repêcher dans les poubelles du journalisme. Et force est de constater que sa justification a posteriori ne convainc pas vraiment. Mais c’est évidemment plus facile de poser au naïf qui, parti de bas et victime des « mensonges » antisémites de son conditionnement social, n’a cessé d’aller « vers le mieux », jusqu’à se battre courageusement pour l’innocent Dreyfus, que de devoir avouer qu’il a jadis dirigé sans scrupules Les Grimaces pour le compte d’un banquier, Edmond Joubert, qui se servait de l’antisémitisme ambiant comme d’une arme décisive dans sa rivalité avec la banque Rothschild, au lendemain du krach de l’Union Générale.

             Il est donc bien vrai que Mirbeau a beaucoup changé au cours de sa vie. Mais, tout bien pesé, ni plus, ni moins que la plupart des hommes. Simplement, ces changements, non seulement il ne les camoufle pas, mais il les proclame et les assume, allant jusqu’à faire à plusieurs reprises de publics mea culpa par voie de presse. Il s’expose du même coup aux critiques de tous ceux qui ont eu à pâtir de ses attaques et qui ont beau jeu d’en profiter pour tenter de discréditer ses valeurs et ses combats en l’accusant d’être un incohérent et un palinodiste. Mais la plupart de ses pseudo-palinodies ne méritent pas ce qualificatif dépréciatif et ne sauraient être instruites à charge. Cependant il est non moins vrai que les années de prostitution journalistico-politique ont du mal à passer et qu’il n’est jamais parvenu à les assumer officiellement, alors qu’il y avait là le moyen d’expliquer, à défaut de le justifier, un itinéraire politique a priori surprenant..

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Les “Palinodies” d'Octave Mirbeau ? À propos de Mirbeau et de Daudet », Cahiers naturalistes, n° 62, 1988, pp. 116-126 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Zola : entre mépris et vénération», Cahiers naturalistes, n° 62, 1990, pp. 47-77 ; Pierre Michel, « L’Itinéraire politique d’Octave Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 96-109 ; Pierre Michel, « Mirbeau vu par Leben-Routchla », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 239-242.

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PARADOXE

PARADOXE

 

            « Endehors » réfractaire à la pensée unique, pamphlétaire qui pourfend tous les mensonges sociaux, démasqueur patenté de toutes les « grimaces » des dominants, Octave Mirbeau ne pouvait qu’être sensible à l’intérêt pédagogique des paradoxes, car, par définition, ils s’opposent à l’orthodoxie qu’il vomit et sont donc susceptibles de susciter la réflexion chez les « âmes naïves ».

Or il se trouve qu’il a précisément été amené, en 1895, à prendre la défense d’un grand pourvoyeur de paradoxes, Oscar Wilde, qui vient d’être condamné au hard labour. Certes, il reconnaît qu’ils ne sont pas tous d’un égal intérêt et que certains sont même « excessifs ». « Mais, ajoute-t-il, qu’est-ce qu’un paradoxe, sinon, le plus souvent, la forme saisissante et supérieure, l’exaltation de l’idée ? Dès qu’une idée dépasse le bas niveau de l’entendement vulgaire, dès qu’elle ne traîne plus des moignons coupés dans les marécages de la morale bourgeoise et que, d’un vol hardi, elle atteint les hauteurs de la philosophie, de la littérature ou de l’art, nous la traitons de paradoxe parce que nous ne pouvons la suivre en ces régions inaccessibles à la débilité de nos organes, et nous croyons l’avoir à jamais condamnée en lui infligeant ce vocable de blâme et de mépris. Pourtant le progrès ne se fait qu’avec le paradoxe, et c’est le bon sens – vertu des sots – qui perpétue la routine. La vérité est que nous ne pouvons supporter que quelqu’un vienne violenter notre inertie intellectuelle, notre morale toute faite, la sécurité stupide de nos conceptions moutonnières »  (« Sur un livre », Le Journal, 7 juillet 1895).

En nous introduisant dans les coulisses du monde immonde, en nous obligeant à découvrir l’horrible figure de Méduse derrière les apparences avenantes des institutions et des individus moutonnièrement respectés, Mirbeau se révèle lui aussi un grand fournisseur de paradoxes. Toute son œuvre peut même être considérée comme paradoxale, puisqu’elle nous révèle l’envers des choses et nous incite à inverser la perception qu’on nous en impose pour les redécouvrir sous un jour nouveau, dans leur horrifique vérité : la République, loin d’être la chose du peuple, n’est que l’apanage de quelques-uns ; la démocratie, au lieu de remettre le pouvoir au peuple, assure au contraire la domination des élus sur le peuple ; la civilisation, au nom de laquelle on entreprend des conquêtes coloniales, se révèle une barbarie bien pire encore que celle des « sauvages » que l’on prétend civiliser ; les prêtres d’une religion « d’amour » sont en réalité des « pourrisseurs d’âmes » et, à l’occasion, des violeurs d’enfants ; les honneurs sont déshonorants ; l’école abrutit et annihile la curiosité intellectuelle et l’esprit critique des enfants, au lieu de les développer comme elle le devrait ; la famille est un lieu clos de haines recuites et d’oppressions quotidiennes ; les académies, loin de récompenser les meilleurs, couronnent les médiocres, etc. 

C’est en violentant de la sorte « l’inertie intellectuelle » de ses lecteurs que Mirbeau espère susciter des questionnements chez certains d’entre eux, éveiller leur sens critique et ouvrir leur esprit.

P. M.

 


PARODIE

La parodie est un exercice littéraire ludique, qui fait partie de l’arsenal de moyens mis en œuvre par Mirbeau, critique et polémiste, en vue de tourner ses cibles en dérision et d’interdire aux lecteurs de les prendre désormais au sérieux. Elle participe d’une vaste entreprise de démystification, voire de désacralisation (voir ces mots), au même titre que la caricature et l’interview imaginaire. Comme eux, elle suppose que le lecteur connaisse un tant soit peu la baudruche qu’il s’agit de dégonfler et puisse rire des références à son style, à ses mots, à ses procédés et à ses tics. Elle est proche en cela du pastiche, mais elle est plus rude pour l’amour-propre du personnage qu’il s’agit de châtier en faisant rire de lui et implique une exagération visant à mieux faire ressortir son ridicule.

Un premier exemple de parodie est fourni, en 1878, par une pseudo-lettre de Victor Hugo parue dans les colonnes d’une feuille de chou provinciale, L’Ariégeois, où le grand poète, souventes fois parodié, notamment par Duvert, est supposé souscrire pour offrir une épée au nouveau préfet, républicain, de l’Ariège. Mirbeau y pousse jusqu’à l’absurde, en les exagérant, les procédés rhétoriques mis en œuvre par le poète : les antithèses forcées, les rapprochements inattendus, les structures binaires et ternaires, les hyperboles, les invocations, les raccourcis audacieux, les mots forts et creux, les phrases nominales simplement juxtaposées, le tout au service d’un moi singulièrement atteint de mégalomanie : « Vous êtes une grande âme. Vous m’avez compris. Je suis la fraternité de peuple à peuple, vous la paix de parti à parti. / C’est bon, c’est juste, c’est noble. C’est l’apaisé dans le hagard. Merci. / Plus de tigres, des hommes. Plus d’hommes, des enfants. Plus d’enfants, des anges ! ! C’est pour cela que j’ai écrit l’histoire d’un crime. / La paix, c’est l’aurore. La guerre, c’est la nuit. Nuit épouvantable. Du sang dans du noir. J’ai vu cela. / La paix conquise sur la guerre par une épée : l’aurore éclairant la nuit des feux de l’acier ! L’épée-lumière ! Quel symbole ! L’épée, c’est le trait d’union qui relie l’homme à la brute. L’épée, c’est le pont jeté du tigre à l’enfant. L’épée, c’est le ruissellement d’harmonie, de bonté, de paix. L’universel dans le surnaturel. / En dessous l’abîme ! [...] »

Autre exemple de parodie, le 9 février 1896, dans un article du Journal, « Mes sabots », extrait de supposés Mémoires d’un pauvre diable : Mirbeau s’y amuse à pasticher François Coppée, qui est alors devenu sa « bête noire », si l’on en croit Goncourt, tant dans ses goûts pour les choses simples (la vieille robe de chambre, par exemple) que dans sa façon bonhomme d’interpeller le lecteur : « Je ne sais rien de charmant comme ces petites confidences d’écrivain à lecteur. […] N’est-ce pas que c’est charmant ? Dire à ses amis inconnus, mais si fidèles, que sont nos lecteurs : “Eh bien ! ce matin, ça ne va pas”… » En l’occurrence, la critique implicite n’est pas bien méchante, car seuls les procédés littéraires sont moqués, sans véritables excès : la parodie confine ici au pastiche, à tel point que, à en croire une lettre de Mirbeau à Georges Rodenbach, évidemment sujette à caution, le poète des humbles s’y serait trompé : « On me rapporte que Coppée, en lisant l’article, aurait dit : “Tiens ! On me change donc mon jour au Journal !” »...

Frédéric Febvre (voir la notice), qui constitue une troisième cible, est traité plus méchamment dans deux parodies : « Les Mémoires de M. Frédéric Febvre, vice-doyen de la Comédie-Française », (Le Journal le 12 décembre 1892) et « Le Rapport de Frédéric Febvre (Fragments) » (Le Journal, 27 janvier 1895). Autant qu’à l’acteur incarnant ce que Mirbeau appelle le « cabotinisme », c’est au présomptueux écrivain qu’il s’en prend, en mettant en lumière sa grotesque autosatisfaction, la vanité dérisoire avec laquelle il côtoie les grands de ce monde, et la vacuité des rapports que le gouvernement lui a commandés. La fantaisie et la charge ne visent pas seulement le ridicule de la forme, comme dans un pastiche, mais mettent également en cause, tout à la fois, la cabotinocratie, le snobisme et « la bêtise des officiels face à la question de l’art dramatique », comme l’écrit Nathalie Coutelet.

La cible la plus méchamment traitée par Mirbeau est son ancien ami Paul Bourget. Dès 1886, à certains traits, on pouvait déjà le reconnaître à travers le peintre Loys Jambois de « Portrait » (Gil Blas, 27 juillet 1886 ; texte repris, avec des variantes, dans « L'Unique – Scènes de la vie décadente », L'Écho de Paris, 22 mars 1889), à qui il fait dire, par exemple : « Oh ! du lait de martre de zibeline ! Boire du lait de martre de zibeline ! [...] La nature ! Ah ! quelle barbarie ! Et comme elle manque de suggestion ! [...] Souffrir, souffrir ! Toujours souffrir ! Oh ! que j’aime ! » Mais alors, plus qu’aux postures et impostures du romancier snob, Mirbeau s’en prenait surtout au préraphaélisme contre-nature. En revanche Paul Bourget est l’unique cible d’une série de dialogues bouffons parue à l’automne 1897 et intitulée Chez l’Illustre Écrivain. Le critique y tourne impitoyablement en dérision, non seulement la psychologie en toc de Bourget, modèle de l’Illustre Écrivain, mais aussi son snobisme caricatural, son absence réelle de goût malgré ses prétentions, son réclamisme impénitent, la pauvreté de son style, son exploitation éhontée et commerciale de « l’adultère chrétien », qui constitue une « bonne affaire », et le culte que lui rendent des mondaines « timides et troublées » qu’il prétend « hypnotiser » et qu’il rêve de séduire. Le romancier à succès, le psychologue au dérisoire « scalpel », n’apparaît plus dès lors que comme un grotesque histrion, gonflé d’une importance usurpée et qui organise sa propre mise en scène. La parodie tourne à la farce et débouche tout naturellement sur le théâtre.

Mirbeau lui-même a fait l’objet de parodies, et force est de reconnaître que, comme Victor Hugo, il s’y prête tout particulièrement. La plus célèbre et la plus réussie est celle de Paul Reboux et Charles Muller dans À la manière de... (Grasset, 1910, pp. 7-24). Intitulée ironiquement « Pour les pauvres » – ce qui était déjà le titre d’une des nouvelles d’Amours cocasses –, elle fait référence à la fois à sa pratique des interviews imaginaires et à sa dénonciation de l’exploitation de la misère des prolétaires et de la déshumanisation des corps humains telle qu’elle se manifeste en particulier dans Les 21 jours d’un neurasthénique et dans Le Jardin des supplices. Le narrateur y visite les usines à pauvres de Georges Leygues, une des têtes de Turc de l’écrivain, en compagnie du directeur, lequel est fier comme un pou de ne rien perdre d’exploitable dans la « matière première » constituée par ses 45 000 pauvres (« pas un atome de déchet », proclame-t-il). Il finit par s’irriter de l’excessive assurance de son cicerone et ne peut plus se contenir : « Exaspéré, je perdis toute mesure, et, approchant mon visage du sien, je criai : / — Et les trous du cul, en fais-tu quelque chose ? / Il répliqua tranquillement : / — Des coupe-cigares… » Le même Charles Muller avait déjà fourni une parodie du Foyer, en trois actes et sept scènes dans une série intitulée « Nos chefs-d’œuvre à rebrousse-poil » (Fantasio, 1er janvier 1909, pp. 382-385). Une autre parodie de Mirbeau, que nous n’avons point vue, a été insérée dans un volume publié en 1952 à Buenos Aires, chez Emece, sous le titre Antología apócrifas.

Voir aussi Interview imaginaire, Caricature, Démystification, Dérision et Désacralisation.

P. M.  

 

Bibliographie : Vincent Laisney, « “Une comédie bien humaine” : L’interview selon Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 140-149 ; Françoise Sylvos, « Grotesque et parodie : le naturalisme anticlérical d’Octave Mirbeau », in Rire des dieux, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, collection des Cahiers du CRLMC, 2000, pp. 371-380.

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PATRIE

PATRIE

 

            Mirbeau a toujours détesté l’usage que les nationalistes, patriotes auto-proclamés, ont fait de l’idée de patrie : une forme de xénophobie poussant au conflit avec l’autre et justifiant les guerres, les conquêtes et les massacres, qu’il s’agisse des Allemands, au nom de la « Revanche », ou des peuples « barbares » d’Afrique et d’Asie, au nom du « progrès », de la « civilisation » et de la « religion d’amour » qu’est censé être le christianisme : « L’idée de patrie n’évoque en moi que d’horribles images de violence, de ténèbres, de haine, de meurtre, d’extermination. Elle est pittoresque, mais singulièrement régressive et, osons le dire, criminelle. [...] C’est cette idée de ptrie qui entretient encore, parmi nous, l’abominable question des races, laquelle, par les méfiances qu’elle engendre, les haines qu’elle soulève, les guerres qu’elle déchaîne, pèse toujours si lourdement sur l’humanité. Or il n’y a point, il ne devrait point y avoir de questions de races. Une seule race : l’humanité. » (Réponse à une enquête sur l'idée de patrie, La Revue, 15 janvier 1904).

            Il s’est donc toujours employé à la démystifier d’importance, notamment dans le chapitre II du Calvaire, que la revancharde Juliette Adam refusa de publier en feuilleton dans La Nouvelle revue et qui fit scandale lors de la sortie du roman, fin novembre 1886. Au cours de la débâcle de l’armée de la Loire, le narrateur, Jean Mintié, s’interroge sur cette « patrie » que l’on évoque si abusivement pour pousser deux peuples voisins à s’entretuer : « Qu’était-ce donc que cette patrie, au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits, qui nous avait arrachés, remplis d’amour, à la nature maternelle, qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre marâtre ?… Qu’était-ce donc que cette patrie qu’incarnaient, pour nous, ce général imbécile et pillard qui s’acharnait après les vieux hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de leur fils ? Qu’était-ce donc que cette patrie dont chaque pas, sur le sol, était marqué d’une fosse, à qui il suffisait de regarder l’eau tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s’en allait toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes ? » 

            Face aux hurlements d’indignation des « revanchards », Mirbeau a ajouté une préface à la neuvième édition du Calvaire pour présenter une image bien différente de la véritable patrie, la seule qui compte et qui mérite qu’on se batte pour elle, le patrimoine universel de l’humanité : « Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement. Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes, ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux, il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature, à la glorifier dans ses œuvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux, démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se “faire casser la gueule” sur un champ de bataille, comme les autres et mieux que les autres » (Préface du Calvaire, 8 décembre 1886). 

            La patrie ainsi conçue constitue une valeur trop importante pour qu’on puisse envisager un seul instant d’en confier la défense aux professionnels du meurtre et aux braillards avinés du pseudo-patriotisme xénophobe.

P. M.

 


PEDOPHILIE

Bien que ce mot signifie littéralement « l’amour des enfants », il a désormais pris un sens infiniment plus négatif et désigne une pratique aujourd’hui criminalisée : les viols et les abus ou harcèlements sexuels perpétrés par des adultes sur des enfants et adolescents des deux sexes. Mirbeau est l’un des tout-premiers à en avoir parlé comme d’un scandale, à la différence des romans érotiques du XVIIIe siècle où la chose était banalisée et constituait un piment supplémentaire. C’est surtout dans son roman de 1890, Sébastien Roch, qu’il a transgressé un tabou bien enraciné, d’autant plus gravement que l’auteur du viol y est un prêtre inspiré d’un prédicateur célèbre, le jésuite Stanislas Du Lac, ce qui n’a pas peu contribué à rendre à son tour scandaleux celui par qui le scandale public était arrivé. Se sentant concerné au premier chef, dans la mesure où lui-même, selon toute vraisemblance, a dû connaître un traumatisme comparable, Mirbeau multiplie, dans son œuvre littéraire, les exemples d’enfants violés, ou prostitués à des adultes, et même, dans plusieurs romans, carrément assassinés, notamment dans La Maréchale (1883), Vieux ménages (1898), Le Journal d’une femme de chambre (1900), Les Vingt et un jours d’un neurasthénique  (1901), Le Foyer (1908) et Dingo (1913). Il évoque aussi la prostitution des enfants dans ses Chroniques du Diable de 1885 et dans « Les Petits martyrs » (L'Écho de Paris, 3 mai 1892). Il s’agit donc bien chez lui d’un thème récurrent, symptomatique de sa très vive sensibilité à ce sujet, à une époque où les droits des enfants étaient très généralement ignorés et bafoués et où l’autorité des pères, des professeurs et des prêtres était sacralisée et au-dessus de tout soupçon.

Le viol du petit Sébastien Roch, au collège des jésuites de Vannes, est assimilé par le romancier au « meurtre d’une âme d’enfant ». Certes, il n’est pas tué physiquement, comme la petite Claire du Journal, mais tout se passe comme s’il avait été tué moralement, car, dès lors, tout semble mort chez la petite victime. Son intelligence ne débouche pas sur l’action, sa sexualité est toute perturbée, il perd toute joie de vivre, et sa mort absurde à la guerre, alors qu’il refuse de tuer, s’apparente à un suicide. La spécificité du jésuite pédophile du roman, le père de Kern, est qu’il ne recourt pas à la violence, pour amener ses victimes jusque dans son lit, mais à la douceur et à la séduction. Ce prédateur met en œuvre des moyens spirituels et élevés (per augusta) pour assouvir un appétit bassement charnel (ad angusta), il « chloroforme » les malléables petites âmes de ses victimes pour pouvoir plus aisément prendre possession de leurs corps. Chez Sébastien, le paradoxal résultat est que, de tous les jésuites du collège, c’est encore de Kern qu’il déteste le moins, car il lui a du moins ouvert l’esprit et révélé les beautés de l’art. Autre conséquence de cette entreprise de séduction qui a précédé le viol stricto sensu : lorsqu’il fait l’amour avec Marguerite pour la première fois, à la veille de partir à la guerre, Sébastien est obligé, pour pouvoir la posséder, de « faire appel à tous ses souvenirs de luxure, de voluptés déformées, de rêves pervertis ». Or ces « souvenirs » qu’il  lui faut « appeler de très loin », ce sont ceux de son viol, ce sont « des ombres anciennes, du fond de cette chambre de collège, où le Jésuite l'avait pris, du fond de ce dortoir où s'était continuée et achevée, dans le silence des nuits, dans la clarté tremblante des lampes, l'œuvre de démoralisation qui le mettait aujourd'hui, sur ce banc, entre un abîme de sang et un abîme de boue » (Sébastien Roch, II, 3). Malgré les conséquences dévastatrices du viol sur sa personnalité, le plaisir n’en a pas été absent, et il a donc été plus difficile pour lui, qui continue de se sentir coupable, d’exorciser le traumatisme passé que si le pédophile avait recouru à la violence ou à l’autorité du prêtre, car en ce cas l’adolescent n’aurait été qu’une victime, et n’aurait pas pu avoir le sentiment d’être complice de son bourreau.

Voir aussi les notices Sexualité, Homosexualité, Du Lac et Sébastien Roch.

P. M.

 

            Bibliographie : Laurent Ferron, « Le Viol de Sébastien Roch : l’Église devant les violences sexuelles », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001 pp. 287-297 ; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 


PEINE DE MORT

Comme Victor Hugo et Albert Camus, Mirbeau a toujours été hostile à la peine de mort, « qui demeurera dans l'histoire la pire des hontes de notre République radical-socialiste » (L’Humanité, 12 février 1909), et ce pour de multiples raisons.

* Parce qu’il y a une évidente contradiction entre l’horrible châtiment réservé à des assassins artisanaux (« le meurtrier timide qui tue le passant d’un coup de surin, au détour des rues nocturnes »), et les multiples honneurs réservés aux plus monstrueux des assassins de l’ère industrielle, les chefs de guerre et les conquérants qui ont « brûlé les villes » et « décimé les peuples » (Le Calvaire, chapitre II).

* Parce que, le plus souvent, c’est une sinistre loterie qui n’obéit plus qu’« aux besoins politiques du gouvernement », soucieux avant tout « d’occuper, d’émouvoir et de distraire », et qui modère ou lâche le couperet « suivant les sympathies brutales ou les colères irraisonnées de la foule, dans le drame du jour » («  Les Joyeusetés de la peine de mort », Le Gaulois, 24 avril 1885).

* Parce que les criminels que la société punit avec la plus sanglante rigueur ne sont le plus souvent que le produit de la misère, de la frustration, de l’humiliation, et aussi de l’exemple venu d’en haut et de l’éducation qu’on leur a infligée. Pour Mirbeau, en effet, c’est la société qui porte la plus grande responsabilité dans le développement de la criminalité : d’une part, en refusant à des millions de malheureux le minimum vital et en ne répondant à leurs revendications qu’en les massacrant, comme à Fourmies,  elle ne fait que récolter ce qu’elle a semé ; d’autre part, elle enseigne le meurtre et le massacre au cours des guerres, coloniales ou inter-impérialistes, et ne doit donc pas s’étonner si ceux qui ont appris à tuer en gros continuent à le faire au détail.

* Parce que bon nombre de ceux qui sont exécutés à travers le monde sous les prétextes les plus divers sont en réalité innocents des crimes dont ils sont accusés, ou n’ont commis que des délits véniels ne méritant qu’une sanction minime, comme Mirbeau en fournit une éloquente illustration en imaginant le jardin des supplices chinois de son roman de 1899. N’ayant qu’une confiance des plus limitées dans le flair des policiers chargés de traquer les criminels, et n’entretenant aucune illusion sur la justice de son pays et sur les magistrats, ces « monstres moraux », qui la font tourner, Mirbeau ne saurait leur reconnaître le droit de décider arbitrairement de la vie et de la mort de leurs concitoyens, quels qu’aient été leurs actes.

* Parce que la peine de mort entretient dans les masses les pires instincts sanguinaires, détourne le mécontentement populaire et corrompt le peuple en lui faisant applaudir le bourreau, comme lui-même en a été le témoin, à la Gare du Nord, en février 1909, accueilli par trente mille personnes enthousiastes lors de son retour triomphal de Béthune où il venait de faire tomber quatre têtes d’un coup : « Mais ce qui m'a le plus consterné‚ c'est que le peuple dominait dans cette foule d'assassins. Voilà donc ce qu'ont fait du peuple, lassé, écœuré des promesses jamais tenues, abruti par la misère, plus de trente années de République capitaliste et bourgeoise. Il ne sait plus où il en est aujourd'hui. À ses revendications, à ses cris de justice, à ses prières, à ses menaces, tous les gouvernements qui se sont succédé‚ aux cirques du pouvoir, répondent : “Pas de pain, mais du sang !...” On le voit même, parfois, dans les bagarres royalistes, demander un Roi ! Eh bien, qu'on lui en donne un tout de suite, un bon, un vrai : Sa majesté le Bourreau ! » (L’Humanité, 12 février 1909).

* Parce que, comme il le rappelait ironiquement quinze ans plus tôt, dans une interview imaginaire du bourreau Deibler (« Chez le bourreau », Le Journal, 2 septembre 1894), le bourreau est bien la « pierre angulaire de la société », comme l’avait compris Joseph de Maistre. Si, comme le Mirbeau le fait dire ironiquement à Deibler, il a « un rôle social par-delà l’horizon restreint de [son] couperet », c’est parce qu’il est « l’aboutissement de dix-huit cents ans de christianisme et d’un siècle de révolution », et qu’il constitue avec la religion, « c’est-à-dire tout l’amour », et le gouvernement, « c’est-à-dire toute la justice », une espèce de « sainte Trinité ». De fait, accueilli « comme un sauveur », à Laval en 1894 comme à Béthune en 1909, il est, aux yeux de Mirbeau, la sanglante incarnation d’une société homicide qui repose tout entière sur l’écrasement de l’individu, que le gouvernement soit entre les mains des monarchistes et des conservateurs catholiques (« Loyola ») ou entre celles des mauvais bergers de la République prétendument progressiste (« Cartouche »).

Face à cette monstruosité qu’est la peine de mort, Mirbeau ne peut qu’accorder son respect et sa pitié au condamné qui va affronter le scandale de la mort : « Devant ce mystère redoutable – quelque action qu’ait pu commettre un criminel – »,  même des « imbéciles  sont pris de pitié », car « il y a dans ces suprêmes minutes je ne sais quoi de terrible et d’auguste, qui est peut-être la justice, peut-être le châtiment, peut-être le pardon –, il y a enfin une grande chose obscure et sacrée, qui arrête le rire sur les lèvres et fait rentrer dans la gorge les plaisanteries indécentes », note Mirbeau, qui stigmatise l’indécence du magistrat qui a accompagné Pranzini à l’échafaud  (« La Gaieté du juge », Gil Blas, 20 juillet 1887). Bien avant Camus, il voit dans le condamné à mort, figure emblématique de l’humaine condition, un exemple positif à méditer quand, subissant stoïquement et sans espoir ce qu’il ne peut empêcher, il ne s’en révolte pas moins jusqu’au dernier moment contre ce que Camus appelle « un destin écrasant », à l’instar de ce condamné évoqué par Mirbeau, qui monte à l’échafaud « en riant aux larmes » après avoir « mangé le nez » de l’aumônier qui l’exhortait à une exemplaire repentance (« Notes pessimistes », La France, 26 avril 1885).

Voir les notices Guerre, Armée, Justice, Prison et Mort.

P. M.

 

 


PEINTURE

Mirbeau était un grand admirateur de peinture et possédait en ce domaine une très riche culture. Outre les tableaux qu’il a pu contempler à loisir au Louvre et dans les grands musées des villes européennes où il a eu l’occasion de passer, parfois à plusieurs reprises, il connaissait bien les œuvres du passé par les reproductions et les grands peintres par leurs biographies ou leurs propres écrits. Quant aux œuvres du présent, il avait tout loisir de les découvrir dans les Salons, les expositions particulières ou collectives, les galeries d’art et, de plus en plus, dans les ateliers de peintres amis, tels que Claude Monet, Jean-François Raffaëlli et Camille Pissarro. Au fil des ans il a affiné son œil, il a assimilé les techniques des peintres et fait sien leur langage, il s’est initié aux recherches de ses amis impressionnistes, et il s’est lancé à son tour dans des tentatives picturales, peu nombreuses, mais jugées encourageantes par Monet lui-même, au point qu’il prétend avoir envisagé un bref instant d’abandonner son gagne-pain, la littérature, pour l’aléatoire peinture : plusieurs de ses petites toiles, dont certaines ont été exposées en 1892, ont appartenu à Christian Bernadac, et l’une d’elles a été vendue 180 000 francs en 1987, ce qui n’est nullement négligeable. Bref, il remplissait toutes les qualités indispensables pour exercer de facto le travail d’un critique d’art, même si le mot et la pratique qu’il implique  lui faisaient horreur.

 

Peinture et public

Mais la difficulté majeure de la mission qu’il s’est fixée de promouvoir les « apporteurs de neuf » n’était pas en lui : elle résidait, et réside encore, dans le misonéisme ou l’indifférence du grand public. Alors que, dans le domaine du roman ou du théâtre, Mirbeau croyait possible de plaire aux happy few lettrés et, en même temps, fût-ce pour des raisons différentes, de toucher le grand public – et on sait qu’il y est parvenu, comme l’attestent les triomphes du Journal d’une femme de chambre (1900) et des Affaires sont les affaires (1903) –, dans le domaine de la peinture cela lui semble au-dessus des forces du journaliste le mieux intentionné, comme le note Laure Himy : « Considérant de façon très moderne que l’art doit changer avec son époque, et que le grand artiste se reconnaît précisément à la faculté qu’il a d’innover, Mirbeau pose très clairement le grave problème de la réception de l’art. Comment plaire, lorsque l’on sort nécessairement, si l’on est artiste, des habitudes, des conventions, des règles ? Comment décevoir par essence l’attente, proposer quelque chose qui sorte de tous les canons reconnus, et, précisément, être reconnu ? Mirbeau témoigne d’une nette conscience des problématiques de la création, et de la réception, de la nécessité de l’éducation, du caractère non naturel, non inné, de la faculté de voir. »

De fait, dès 1884, il affirme la difficulté de l’entreprise : « La peinture qui, pour être comprise, demande une adaptation de l’organe de l’œil et l’habitude de découvrir, sous les procédés du métier, les sentiments intimes de l’artiste, est un des arts les moins accessibles à la foule. » Et de citer Schopenhauer qui, dans son classement des professions artistiques et littéraires « d’après le degré de difficulté qu’elles avaient à se faire reconnaître leur mérite », place à juste titre les peintres en avant-dernière position, juste devant les philosophes (« Renoir », La France, 8 décembre 1884). Quelques semaines plus tôt, à propos du copiage et du pillage, il écrivait déjà : « L’art de la peinture est chose si subtile et si généralement incomprise que le public lui-même n’y fait aucune attention » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884). En 1903, répondant à une enquête sur l’éducation artistique du public contemporain, il est toujours aussi pessimiste : « Dans les conditions morales, politiques, et sociales  où nous vivons, l’art ne peut être que l’apanage de quelques personnalités très rares et très hautes, affranchies de toute éducation officielle ou religieuse ; il ne saurait être sensible au public, c’est-à-dire à la masse sociale qui ne vit, ne pense, n’agit que d’après la loi des conventions arbitraires et du mensonge » (La Plume, 1er mars 1903). L’explication socioculturelle qu’il donne est importante, car elle implique que, dans la société dont il rêve, « l’élitisme » pourrait effectivement être « pour tous », selon la formule d’Antoine Vitez : alors pourrait se combler l’abîme qui sépare l’artiste du profanum vulgus. Mais ce n’est qu’un doux rêve, dont la réalisation semble bien problématique aux yeux de Mirbeau.

Même si, plus que personne, il a contribué à la reconnaissance internationale de Monet, Pissarro, Van Gogh et Cézanne, il est donc à craindre que la plus grande partie de ceux qui iront, à l'avenir, visiter les expositions qui leur seront consacrées ne soient tout autant inaccessibles au langage de la peinture et bien en peine de partager les émotions que son admiration tâche d’inspirer à ceux qu’il appelle des « âmes naïves » – c’est-à-dire ceux qui n’ont pas été complètement laminés par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église.

Certes, on pourrait objecter qu’il existe tout de même un public cultivé, qui fréquente assidûment les Salons et  achète, aux artistes vivants, des toiles exposées dans les galeries ou chez les marchands, permettant aux peintres d’assurer leur subsistance. Mais, aux yeux de Mirbeau, les Salons ne rassemblent que des foules moutonnières et incapables d’extraire, des milliers d’œuvres médiocres ou hideuses accrochées aux cimaises, les deux ou trois qui méritent vraiment d’être contemplées. Quant aux acheteurs d’art moderne, ce sont le plus souvent des ignorants et des snobs, en mal de bons placements ou de réputation flatteuse. Ainsi, dans le manuscrit des Mauvais bergers (1897), fait-il dire à un industriel, à la fois odieux et stupide, qui se vante d’avoir de nouveau « acheté un Manet », mais qui est fort en peine d’expliquer ce qu’il y trouve : « J’aime ça comme autre chose !... Je suis moderne, voilà tout… Et puis, vous avez vu dans Le Figaro, l’autre jour, on m’appelle “un amateur éclairé des arts”. »

 

Peinture et littérature

Dans ces conditions, le combat qu’engage Mirbeau semble perdu d’avance. Et pourtant il se lance dans l’aventure avec son habituel « donquichottisme » (voir ce mot), car il place la peinture bien au-dessus de la littérature qui, pourtant, le fait vivre, mais dont il connaît mieux que personne les limites et les dessous peu ragoûtants :

- D’abord, la peinture manipule un matériau brut à transformer, dont l’artiste tire de la vie, elle constitue un travail manuel autant qu’intellectuel, qui confère de la dignité à son travail. La littérature, elle, a pour seul outil des mots, souillés et mensongers (voir la notice Mots), et n’est bien souvent qu’« inanité sonore », comme dit Mallarmé.

- Ensuite, d’après Mirbeau, si la peinture est « moins accessible à l’esprit de l’homme que la poésie, parce qu’elle est moins explicative et plus suggestive », en revanche elle «  dispose de moyens plus puissants dans l’expression d’un sentiment ou d’une sensation » et « pénètre plus avant au cœur de l’humanité, dont elle évoque l’âme, en même temps qu’elle en rétablit la forme matérielle » : « Il faut au peintre, qui ne peut se servir du vague des mots et de la musique des phrases, une précision plus impitoyable et une généralisation plus large qu’au poète » (« Eugène Delacroix », La France, 4 mars 1885). Il en résulte, paradoxalement, que c’est « chez certains peintres », tels que Delacroix ou Monet, « qu’il faut aller chercher aujourd’hui, dans son expression la plus poignante et la plus tangible, la véritable pensée de la littérature » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884).

 

Mission du critique

Il est donc impératif, pour Mirbeau, d’aider à la reconnaissance des peintres capables de nous aider à jeter sur le monde un œil neuf et de nous transmettre des émotions incomparables :

- À court terme, dans l’espoir que de riches amateurs, fût-ce pour des raisons peu avouables, acceptent d’acheter des toiles qui risquent pourtant de choquer leurs habitudes culturelles, afin que les peintres puissent du moins vivre de leur art, en dépit de l’incompréhension du grand public et des ricanements des critiques.

- À long terme, pour leur assurer l’immortalité, qu’il promet à Monet ou Van Gogh, et dont témoigne symptomatiquement, à ses yeux, la montée prometteuse des prix de leurs toiles, dont  il se réjouit en 1910, par opposition à l’effondrement de la cote des académistes et des pompiers, qui sont déjà « plus que morts » (Paris-Journal, 19 mars 1910).

Dans tous les cas, il convient à l’intercesseur qu’il est :

* D’une part, de glorifier les artistes admirés en martelant l’affirmation de leur génie, pour ébranler peu à peu la force d’inertie d’une partie du public, jusqu’à ce que les noms de Monet ou Van Gogh lui deviennent familiers.

* Et, d’autre part, d’apprendre à voir aux « âmes naïves », pour que, devant des toiles peu conformes à leur attente, ces personnes de bonne volonté finissent par y découvrir ce que le critique y a décelé et par partager son émotion (voir ce mot) et celle du peintre, comme l’explique Laure Himy : « Mirbeau fait du tableau un trait d’union entre deux intériorités : celle du peintre ému par un spectacle, celle du spectateur (du tableau) ému à son tour par la représentation, non du spectacle, mais de l’émotion par lui suscitée. »

Voir aussi les notices Art, Artiste, Académisme, Critique, Émotion, Impressionnisme, Moyenne, Musée, Préraphaélites, Salon, Système marchand-critique, Delacroix, Monet, Pissarro et Van Gogh.

P. M.

 

Bibliographie : Laure Himy, « La Description de tableaux dans les Combats esthétiques de Mirbeau »,  in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 259-268 ; Leo Hoek,  « Octave Mirbeau et la peinture de paysage – Une critique d’art entre éthique et esthétique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp.  174-205 ; Pierre Michel, et Jean-François Nivet, « Mirbeau et l’impressionnisme », L’Orne littéraire, juin 1992, pp. 31-45 ; ; Delphine Neuenschwander, Le Dépassement du naturalisme dans les “Combats esthétiques” d'Octave Mirbeau, mémoire de licence dactylographié, Université de Fribourg, 2007, 250 pages ; Denys Riout, « Mirbeau critique d’art », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 253-264 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau, peintre éclairé », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 163-170 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur,  Presses du Septentrion, Lille, 1999, 2 volumes, 759 pages. 

 

 


PERSONNAGES REAPPARAISSANTS

Il peut paraître surprenant de parler de personnages reparaissants à propos d’un écrivain tel que Mirbeau, qui, à la différence de Balzac ou de Zola pour la Restauration et le Second Empire, n’a jamais eu l’ambition de tracer un tableau aussi complet que possible de la France de la Troisième République, ni, a fortiori, de faire concurrence à l’État civil. Il n’a jamais théorisé le recours au système de personnages reparaissants et n’a pas davantage senti le besoin de reprendre le procédé zolien d’une famille dotée d’un arbre généalogique dont les branches puissent s’infiltrer et tous lieux et en tous milieux. Il n’en a pas moins utilisé quelques personnages à plusieurs reprises. Mais peut-on pour autant parler de personnages reparaissants ? Examinons les quelques cas de personnages qui apparaissent à plusieurs reprises.

* Le plus reparaissant des personnages mirbelliens est incontestablement la comtesse Denise de la Verdurette, qui partage sa vie entre son hôtel parisien et son château de la Verdurette, par Fyé-le-Châtel (Sarthe). On trouve son nom dans dix textes publiés entre 1880 et 1885, dans deux quotidiens différents et sous quatre signatures différentes : Tout-Paris, Gardéniac, Henry Lys et Octave Mirbeau. Mais ce personnage n’est nullement conforme aux canons balzaciens : ses apparitions sont aussi éphémères que les articles des journaux, aussi vite lus qu’oubliés, d’autant qu’ils n’ont pas été recueillis en volume ; et puis, plus qu’une individualité dotée de caractères propres en même temps que d’un passé, il s’agit de toute évidence d’un type, qui symbolise une classe sociale, bien conditionnée et sans une once d’originalité.

* Le personnage de Lechat, qui est le héros de la grande comédie Les affaires sont les affaires (1903), apparaît pour la première fois, alors prénommé Théodule – c’est-à-dire “esclave de Dieu” –, dans un conte de 1885, « Agronomie », recueilli dans les Lettres de ma chaumière. En dépit de la différence de prénom (Mirbeau l’a rebaptisé Isidore, c’est-à-dire “don d’Isis”) et de quelques autres menues différences, il s’agit clairement du même personnage : un brasseur d’affaires dépourvu de tous scrupules et de toute pitié, hâbleur, vulgaire et sournois, qui se gargarise d’être surnommé « Lechat-tigrrre » tout en se prétendant « socialiste », qui habite le même château percheron de Vauperdu, qui prétend y cultiver le riz, le café et la canne à sucre en « agronome révolutionnaire » qui interdit aux pauvres de ramasser du bois mort et prend plaisir à humilier en public un hobereau ruiné passé à son service, qui fait tuer tous les oiseaux du voisinage, qui donne l’ordre à son cocher de doubler la voiture d’un noblaillon, quitte à renverser les deux voitures dans le fossé, et qui se ramasse deux ou trois gamelles électorales malgré les millions dépensés en pure perte pour acheter les votes. Mais il est douteux que les spectateurs de la Comédie-Française aient fait le rapprochement avec le personnage homonyme paru dans un recueil ancien au tirage confidentiel.

* Le docteur Triceps intervient dans une farce de 1898, L’Épidémie, dans un article de 1901, « Propos gais », et dans des contes incorporés dans Les 21 jours d’un neurasthénique, où on découvre, au détour d’une brève lettre adressée au narrateur au chapitre III, qu’il se prénomme Alexis. À chaque apparition, il incarne les aberrations du scientisme. Mais il n’a pour autant aucune des caractéristiques de l’habituel personnage de roman, doté d’une identité forte et bien individualisé : il n’est que l’incarnation d’une idée, et son nom importe si peu que, dans d’autres textes, ses développements sont attribués à un docteur Trépan, à un interne du nom de Jacques Rosier ou à l’Interviewer de la farce de 1904, Interview, comme s’ils étaient interchangeables.

* Victor Flamant apparaît dans Un gentilhomme, roman inachevé auquel Mirbeau travaille au tournant du siècle, et Dingo (1913). L’action du récit laissé en plan est très précisément située dans l’espace et dans le temps : en mars 1877, à la veille du coup d’État mac-mahonien du 16 Mai, et dans un bourg normand fictif. Celle des deux derniers chapitres de Dingo, où reparaît Flamant, est située en octobre 1901 et à Veneux-Nadon, village de Seine-et-Marne. Dans les deux romans, la description de Victor Flamant est identique, à un détail près, et il s’agit d’un braconnier et d’un hors-la-loi plusieurs fois condamné, qui ne se laisse intimider par rien ni personne et qui vit en marge de ses congénères, auxquels fait peur sa liberté d’être sauvage et taciturne.. Il s’agit bien du même personnage, mais à condition de ne pas être trop regardant en matière de crédibilité romanesque, car les différences de lieu et d’époque sont quelque peu problématiques. En fait, Mirbeau n’en a cure, d’autant plus que le vaste projet d’Un gentilhomme est resté en rade et qu’il n’a pas la moindre intention de l’achever, ni a fortiori de le publier en l’état.

* Lerible apparaît dans un roman, Un gentilhomme, où il est prénommé Joseph, et une comédie, Le Foyer, qui a été créée à la Comédie-Française en 1908, mais il est alors rebaptisé Célestin. Malgré la différence de prénom, les deux personnages présentent bien des points communs et pourraient donc bien ne faire qu’un, comme Théophile et Isidore Lechat. L’ennui, pour cette hypothèse, est que Joseph est déjà fort âgé dans Un gentilhomme, ayant commencé à travailler pour la famille du marquis dès 1825, ce qui veut dire que, une trentaine d’années plus tard, il serait plus que centenaire...

* Pour finir, il semble bien que le seul personnage méritant d’être qualifié de « reparaissant » soit la princesse Anna Vedrowitch, qui apparaît à deux reprises, mais dans des romans écrits comme nègre et signés Alain Bauquenne : une première fois en 1882 dans L’Écuyère, où elle joue un rôle dramatique important en même temps qu’elle constitue une figure pittoresque, quoique odieuse, de ce monde immonde que le romancier masqué voue aux gémonies ; et une seconde fois, deux ans plus tard, dans La Belle Madame Le Vassart, mais son nom n’y est cité qu’au détour d’une conversation rapportée dans le premier chapitre d’exposition. Si éphémère que soit cette timide réapparition, elle implique le recours au système balzacien ou zolien, dans lequel un personnage important d’un roman n’est plus qu’un figurant dans d’autres œuvres, ce qui épargne au romancier le soin de le présenter de nouveau, tout en garantissant la continuité et la cohésion du monde fictif qu’il crée.

Par la suite, quand Mirbeau signera sa copie, il n’aura plus la moindre raison d’utiliser ce système. Car il n’entend pas le moins du monde rivaliser avec Balzac, et sa conception du roman exclut toute velléité de donner de la société française une vision d’ensemble qui implique son unité et sa cohésion et qui permette d’en comprendre tous les rouages. Au lieu, comme Balzac, de tâcher de renforcer la cohérence interne de son univers romanesque, mimétique d’une société que le concurrent de la divine comédie souhaitait ordonnée, hiérarchisée, et par conséquent stable, le libertaire Mirbeau n’a pas seulement souhaité dynamiter un “ordre” social criminogène et oppressif, mais il n’a de surcroît cessé d’en affirmer l’irréductible chaos, à l’image de la vie et de « l’univers, ce crime » sans criminel : le recours à la forme du journal, de Sébastien Roch à La 628-E8, et à la technique du collage (voir ce mot), dans Le Jardin, Le Journal et Les 21 jours d’un neurasthénique, a fortement contribué à dissiper l’illusion scientiste de l’intelligibilité de toutes choses. Dès lors, s’il est vrai que quelques rares personnages ont paru dans des œuvres différentes, ils ne sauraient pour autant être considérés comme de véritables personnages reparaissants.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et les personnages reparaissants », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 4-18.

PESSIMISME

PESSIMISME

 

            Pour Mirbeau, qui a lu Schopenhauer et dont la vision qu’il nous donne de l’homme, de sa nature et de sa condition, est d’une noirceur confinant au nihilisme, le terme de « pessimisme », comme le notait Marc Elder, est à prendre au pied de la lettre, en se référant au superlatif latin pessimus, sur lequel il a été façonné : pour lui, en effet, tout est pour le pire dans le pire des mondes possibles !   

            Son pessimisme métaphysique, qui fait de l’univers un jardin des supplices et de l’existence terrestre un véritable enfer, se double d’un pessimisme psychologique :  l’homme n’est qu’« une bête méchante et stupide », comme dit l’abbé Jules, fort peu éloignée, en dépit des apparences, de ses ancêtres, les grands fauves féroces et lubriques ; et la culture n’est qu’un vernis superficiel qui craque à la première occasion. À cela s’ajoute un profond pessimisme social : les sociétés en général reposent sur le meurtre, y compris celles qui se disent civilisées ; toutes sont oppressives et aliénantes ; toutes organisent méthodiquement l’écrasement de l’individu. Ce pessimisme, qui, selon lui, « n’est le plus souvent que de l’amour en révolte », est le fruit de la lucidité : « Nous avons trop lu, trop vu, trop vécu pour avoir encore des illusions » (« À propos de la morphine », Le Gaulois, 29 octobre 1880). Mirbeau y voit le premier pas vers la sagesse et le considère comme la condition d’un engagement au service du progrès social, « car c’est de lui que viendra ce grand cri de pitié, qui peut renouveler le monde » (« Tartarinades », Le Matin, 25 décembre 1885).

En effet, paradoxalement, cette vision accablante de l’humanité et de la société, qui est pourtant bien de nature à désespérer Billancourt – voir notamment le dénouement des Mauvais bergers (1897) – n’a pas empêché Mirbeau de se battre avec persévérance pour les valeurs éthiques et esthétiques qu’il a faites siennes après le grand tournant de 1884-1885, mais dont il sait pertinemment qu’elles sont subjectives, floues et instables. Comme si les hommes étaient amendables. Comme si les sociétés étaient perfectibles. Comme si, malgré tout, subsistait un petit espoir d’améliorer les terrifiantes conditions infligées à l’humanité. Chez lui le pessimisme de la raison se révèle inséparable de l’optimisme de la volonté, parce que, comme l’explique son ami Thadée Natanson, « jamais il ne prend son parti des tares ou des vices et que, à chaque fois, il recommence de s’en fâcher ».

Voir les notices Enfer, Meurtre, Désespoir, Lucidité, Combat, Révolte et Anarchisme.

P. M. 


PHILANTHROPIE

PHILANTHROPIE

 

            La philanthropie est le succédané laïque de la charité des chrétiens : l’amour de Dieu qui est censé inspirer la charité y est remplacé par un supposé amour des hommes, plus compatible avec l’humanisme proclamé des politiciens républicains, confrontés à ce qu’on appelait « la question sociale ». Mais, aux yeux de Mirbeau, cette pseudo-philanthropie est aussi hypocrite, aussi inefficace et aussi critiquable que la charité chrétienne, et il l’a donc souventes fois vilipendée, s’en prenant notamment à une de ses têtes de Turc préférées : Jules Simon. Avec « son indécrottable philanthropie » et ses myriades d’œuvres de bienfaisance et de ligues diverses, il « n’est plus un homme, mais une institution à lui tout seul, un corps constitué », voire « le bon Dieu » en personne, ironise-t-il ; et il se sert de moyens bien tortueux pour alimenter ses prétendues caisses « de sauvetage », à des fins de « réclame » impudente et de « parade » effrontée (« Encore M. Jules Simon », L'Écho de Paris, 10 mai 1892).  

Pas plus que la charité la philanthropie n’est en mesure de remédier aux maux sécrétés par la société bourgeoise : « on ne guérit pas la misère par la philanthropie ». Elle n’a donc en fait pas d’autre but que de faire croire aux plus déshérités qu’on s’intéresse à eux et qu’on les protège, afin qu’ils continuent à supporter avec « mansuétude », et surtout « sans se révolter », leurs « misères indicibles ». Quant aux autres motivations des pseudo-philanthropes, elles sont encore plus immondes : pour Mirbeau, en effet, les entreprises philanthropiques « ne profitent, en général, qu’à ceux qui les fondent » : « Ou bien c’est une distraction à l’oisiveté des femmes, pour qui le soulagement de la misère n’est qu’une sorte de sport à la mode. Ou bien c’est une affaire, un commerce comme un autre, une exploitation en règle, aussi hideuse que celle qui consiste à louer des enfants pour tendre la main en passant sous les portes cochères » (« Les Petits martyrs », L'Écho de Paris, 3 mai 1892).

Dans sa farce Scrupules (1902), Mirbeau mettra en scène un de ces philanthropes enrichi par ses « bonnes œuvres » ; et, dans « Philanthropie » (Le Journal, 23 janvier 1898), une dame du monde, jadis ruinée, qui s’est lancée dans une « carrière philanthropique » et qui est « redevenue riche » grâce à sa trentaine d’œuvres de bienfaisance, « bonnes et miraculeuses » ; elle aime infiniment les pauvres, bien sûr, mais à condition « qu’elle ne les voie ni ne les touche »...

Voir aussi Charité.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, juin 1999, pp. 17-28.  

 

 

 


PHILOSOPHIE

Mirbeau n’était pas un philosophe et n’a jamais eu la moindre prétention à l’être. Pourtant toute son œuvre est imprégnée d’une vision du monde personnelle, où se mêlent les influences de Pascal, de Spinoza, de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Schopenhauer, de Spencer et, sur le tard, de Nietzsche, dont il possédait toutes les traductions françaises. Sa culture philosophique n’était certes pas celle d’un professionnel de la philosophie, mais celle d’un « honnête homme », à la curiosité sans limites et avide de tout comprendre, tout en sachant qu’il lui aurait fallu pour cela disposer de plusieurs vies et que, de toute façon, la plupart des phénomènes de la nature et de la vie échapperont à jamais à la compréhension de l’intellect humain.

Réfractaire à tout système et à toute construction abstraite et artificielle visant à rendre compte abusivement de l’infinie complexité des choses et du chaos de l’univers, il était bien davantage à la recherche d’une sagesse, d’un art de vivre, d’une éthique qui puisse donner du sens et de la dignité à une existence terrestre qui en est si douloureusement démunie. Et il a fait son miel de tout ce qu’il a pu glaner au cours de ses innombrables lectures et qu’il a accommodé au fil de ses expériences et de ses itinéraires capricieux. C’est ce qui assure la profonde unité de son œuvre et de sa vie, par-delà les inflexions de ses goûts, de ses orientations et des formes de son engagement : entre le jeune Rémalardais ambitieux et frustré de ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard des Bois et le vieux lion fatigué qui ne se bat plus que par procuration, dans Dingo, il y a, certes, un demi-siècle d’écart, mais la continuité est évidente. Les questions de fond restent les mêmes : une fois qu’on a éliminé le « poison religieux » et les misérables “explications” et pseudo-consolations généreusement offertes aux masses misérables par les religions instituées et leurs complices qui dirigent le monde, comment faire pour vivre le moins mal possible dans la déréliction d’une condition humaine vouée à la souffrance, dans un univers où règne l’abominable « loi du meurtre », dans des sociétés où tout est planifié pour écraser l’individu, aux côtés d’êtres humains que l’on a pris soin de crétiniser pour les ramener à l’état de larves ? Comment faire pour réduire la vie à son minimum de souffrance, la société  et l’État à leur « minimum de malfaisance », les hommes à leur minimum de sottise, d’aveuglement et de violence ? Comment faire pour tenter de transmuer en délices ce qui n’est le plus souvent que supplices pour la plupart des êtres vivants ? Comment faire pour concilier la nécessité d’un idéal qui serve de boussole et donne du prix à la vie avec la prise en compte d’une réalité si affligeante et si décourageante qu’il en suinte de la neurasthénie et de l’ennui ?

Mirbeau ne propose pas de réponses à ces questions angoissées. Il est trop sensible à l’universelle contradiction qui est en toutes choses, et il est lui-même trop traversé de contradictions,  pour envisager une position univoque : il est avant tout un inquiéteur. Mais, à travers les combats qu’il a menés, à travers les personnages qu’il a créés dans ses œuvres de fiction, au premier chef l’abbé Jules, à travers ses propres conflits intérieurs et les leurs, il est possible de deviner comment il a, au fil des ans, non seulement forgé sa personnalité, mais aussi tenté, difficilement, de frayer sa voie entre les récifs, afin de parvenir à une forme de sagesse, où le détachement et la passion font bon ménage et où l’humour permet de supporter la douleur de vivre. C’est par son exemple et celui de ses créatures, et non par des systèmes ou des prédications, qu’il est loisible de dégager sa Weltanschauung et de le créditer d’une forme de philosophie pratique. Certes, on ne saurait pour autant qualifier ses fictions de romans philosophiques, comme le seront, par exemple, L’Étranger ou La Nausée – encore qu’une fable telle que Dingo et un évangile cynique tel que L’Abbé Jules ne soient pas loin de mériter ce qualificatif –, mais son approche des grands problèmes qui se posent à l’homme ne peut manquer de susciter moultes interrogations chez ses lecteurs. N’est-ce pas là l’objectif que doit se fixer tout philosophe digne de ce nom ?

Voir aussi les notices Athéisme, Contradiction, Cynisme, Éthique, Lucidité, Matérialisme, Meurtre, Morale,  Pessimisme, Raison, Schopenhauer, Spencer et Nietzsche.

P. M.

           

Bibliographie : Anne Briaud, « L’Influence de Schopenhauer dans la pensée mirbellienne », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 219-227 ; Reginald Carr, « Octave Mirbeau et Herbert Spencer : affinités et influences », in L’Europe en automobile : Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, pp.271-84 ; Lucien Guirlinger, « Mirbeau et Nietzsche », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 228-240 ; Samuel Lair, « Henri Bergson et Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 313-328 ; Pierre Michel, « Le Matérialisme de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 292-312 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 4-31 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau le cynique »,  Dix-neuf/Vingt, n° 10, 2002, pp. 11-26.

 

 

 


PITIE

Le mot « pitié » est affectionné par Mirbeau, mais peut prêter à confusion. Car il ne désigne pas seulement la commisération que l’on éprouve devant les misères d’autrui et qui, chez beaucoup de gens, peut se satisfaire à bon compte par un acte symbolique de charité – cette charité que Mirbeau exècre et s’emploie précisément à démystifier. Bien sûr, il existe nombre de cas particuliers de misères humaines qui suscitent en lui une vive sympathie – terme qu’il faut alors entendre au sens littéral, impliquant une souffrance partagée ; il s’évertue alors à les soulager avec les moyens dont il dispose, et pas seulement avec sa bourse, dont il est très généreux. Mais, plus généralement,  le terme de « pitié » désigne, chez lui, la solidarité avec tous « les misérables et souffrants de ce monde » auxquels il a « donné son cœur », selon le mot d’Émile Zola. Dans cette acception, la pitié est inséparable de la Justice, car affirmer sa solidarité avec toutes les victimes des multiples injustices sociales, c’est du même coup affirmer des exigences de Justice qui n’ont rien à voir avec la simple charité telle qu’elle est pratiquée par « les heureux », histoire de s’acheter une bonne conscience. Par opposition à la « morale » des dominants, à géométrie variable, et à leur hypocrite charité, la pitié relève de l’éthique et du sens de la justice.

À la fin de son célèbre article sur Ravachol, dans L’Endehors du 1er mai 1892, Mirbeau pronostique que la « bombe » qui fera crouler « le vieux monde sous le poids de ses propres crimes » sera « d’autant plus terrible qu’elle ne contiendra ni poudre, ni dynamite », mais « de l’Idée et de la Pitié : ces deux forces contre lesquelles on ne peut rien ». Accolée ainsi à l’Idée, que l’intellectuel libertaire qu’il est essaie de faire germer dans des cerveaux rétifs, dans l’espoir de contribuer à susciter chez eux une réaction et d’en faire des citoyens actifs et exigeants, la Pitié apparaît clairement comme potentiellement subversive. Car, dans une société darwinienne où domine l’égoïsme, où les plus forts et les moins scrupuleux l’emportent toujours, et où la lutte pour la vie est un impératif de survie, la pitié, qui traduit la priorité accordée aux plus faibles et aux plus pauvres, est, au mieux, jugée naïve et contre-productive, et, au pire, considérée comme politiquement dangereuse.

Voir aussi les notices Morale, Éthique, Charité, Engagement et Intellectuel.

P. M.


PLAISIR

Pessimiste comme Schopenhauer, Mirbeau procède, dans la continuité de Baudelaire, à une démystification en règle du plaisir, ou de ce qui passe pour tel aux yeux des habitués des lieux dits “de plaisir”, qu’ils soient populaires ou réservés à une élite. À cette dangereuse conception il oppose des plaisirs sains et tranquilles, qui sont « un repos dans l’existence », où les « jouissances intellectuelles » complètent avantageusement les « jouissances physiques » et où les consolations qu’ils offrent fortifient le travail (« Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885).

Mirbeau donne une image très noire des plaisirs et autres divertissements offerts par la société moderne pour faire oublier aux humains leur misère et leur déréliction. Loin de participer à leur épanouissement, ces béquilles se révèlent bien pires que le mal qu’elles sont supposées pallier. Il voit, dans le culte du plaisir mortifère, « ce bourreau sans merci » dont parle Baudelaire et dont le fouet fait avancer le troupeau, un symptôme de cette décadence civilisationnelle qu’il ne cesse de diagnostiquer, notamment dans ses Chroniques du Diable de 1885 : « Il vient de la vanité et il va au crime. Il vide les cervelles, il pourrit les âmes, dessèche les muscles, et, d’un peuple d’hommes robustes, fait un peuple de crétins. [...] C’est lui qui est le pourvoyeur  des bagnes et qui alimente les échafauds ; lui qui met dans la main de l’homme le poignard du suicide. [...] C’est le grand destructeur, car il ne crée rien et il tue tout ce qui est créé. [...] Il n’est fait que d’ennuis, que de souffrances, que de servitudes. » (« Le Plaisir », loc. cit.).

Les lieux affectés aux plaisirs supposés, tripots, cafés-concerts, cercles, clubs privés, bordels ou lupanars, se révèlent, à l’usage, des antres infernaux pour ceux qui ont cru y trouver un refuge comme pour les femmes qui y marchandent leurs faveurs. Dans La Maréchale  (1883), un personnage dit d’un club nouvellement ouvert à grand renfort de publicité : « Enfin, c'est un enfer, que votre club... un véritable enfer ! » Dans « Le Bal des canotiers » (Le Gaulois, 18 juillet 1882), un quadrille endiablé est mené par « une vieille femme jadis célèbre », aux yeux « abêtis par le vice », aux joues pendantes « comme des fanons » et à la taille « épaisse et déformée, malgré le blindage suppliciant du corset », et cette « apparition macabre », qui « grimace un sourire » et promène « sur la foule qui l’entoure un air de triomphe hébété », inspire à Mirbeau ce commentaire révélateur : « Et rien n’est mélancolique comme le spectacle de cette vieillesse dont le fard ne cache plus la lividité, dont le plaisir sans merci fouette les membres meurtris et lassés, et qui va, sautillant comme une sorcière, sans remords et sans pensée, des hontes de la vie aux terreurs vengeresses de la mort éternelle. ». Mais c’est surtout dans Le Calvaire (1886) et Le Jardin des supplices (1899) que le romancier développe ce thème. Dans le roman de 1886, nombreuses sont les inversions de la vision traditionnelle du plaisir qui témoignent de cette vision démystificatrice, par exemple, « les fenêtres des cercles et des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer », ou  « la porte d'enfer s'est refermée » sur un de ces visiteurs en qui Mintié voit des « chairs damnées » qu’il rêve de « faire hurler et se tordre dans une flambée infernale ». Dans Le Jardin des supplices, Mirbeau développe un double parallèle : d’une part, entre les délices et les supplices, qui ne sont bien souvent que des délices inversés et poussés jusqu’à l’extrême limite de la résistance humaine, pour aboutir à la plus horrifique des agonies (voir les supplices du rat, de la cloche et, plus encore, de la caresse) ; et, d’autre part, entre les salons-bordels parisiens, achalandés de femmes-fleurs offertes aux amateurs de chairs fraîches, et le bateau de fleurs, lupanar chinois, où, après chaque visite du jardin des supplices, Ki-Pai amène rituellement le corps inconscient et glacé de l’hystérique Clara, femme damnée en proie à la “petite mort” et qui y attend apparemment des délices destinés à lui redonner vie. Tout se passe comme si chaque plaisir terrestre, loin d’être une source d’épanouissement, ou, à défaut, « une halte dans le crime », ou encore une modeste consolation à nos misères quotidiennes, n’avait pas d’autre utilité que de faire d’autant plus vivement ressentir l’infinie cruauté d’une longue descente aux abîmes de la souffrance. Par ailleurs, on le sait, dans toute son œuvre, Mirbeau illustre la convergence entre le plaisir sexuel et le meurtre, entre l’instinct de vie et l’instinct de mort, et il stigmatise une société déboussolée et criminogène, qui entretient délibérément leur détonante association.

On conçoit, dès lors, que, tout au long de sa vie, Mirbeau ait préféré les joies saines procurées par l’amitié des esprits fraternels, par la lecture et la méditation, ou encore par la contemplation des fleurs et des œuvres d’art.

Voir aussi les notices Enfer, Meurtre, Pessimisme, Suicide, Sexualité, Schopenhauer, Chroniques du Diable, Petits poèmes parisiens, Le Calvaire et  Le Jardin des supplices.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2006 ; Octave Mirbeau, « Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885.

 

 


POESIE

POÉSIE

 

Mirbeau n’a jamais caché qu’il appréciait guère la poésie comme genre littéraire. Ainsi avoue-t-il à Charles Vogel, en 1907 : « La poésie n'a point mes préférences. Je suis même d'avis que, le plus souvent, on n'écrit en vers que parce qu'on ne sait pas écrire en prose, ou bien parce qu'on n'a rien à dire – rien surtout à démontrer, à prouver » (« Le dixième de l’Académie Goncourt », Gil Blas, 24 mai 1907). Sept ans plus tôt, il affirmait déjà, tout aussi catégoriquement » : « C’est avec les vers qu’on habille le plus somptueusement le néant ou le pas grand-chose. Avec les vers, on se tire toujours d’affaire, et combien glorieusement ! Quand il s’agit d’éliminer d’une œuvre d’art la tristesse, la gaieté, la douleur, la passion, l’horreur, tout ce qui est émotion véritable dans un sens ou dans l’autre ; lorsque l’on n’a rien à dire et que l’on ne peut pas faire de la prose avec ce rien tout nu, on fait des vers. Et c’est admirable ! Et, du pauvre imbécile que l’on est, on devient tout de suite un dieu ! Par les vers on rend le vide sonore , et le néant se peuple aussitôt de quelque chose... on ne sait pas quoi... mais de quelque chose » (« Contes pour une malade », Le Journal, 9 septembre 1900).


Il est particulièrement réfractaire à un certain type de poésie, d’obédience symboliste, qu’il juge aussi conventionnelle qu’obscure et prétentieuse, au premier chef celle de Francis Viélé-Griffin, qu’il tourne en dérision dans « Le Poète et la source » (Le Journai, 2 février 1897) et « Le Chef-d’œuvre » (Le Journal, 10 juin 1900). Il s’y moque notamment de ses prétentions à faire œuvre utile grâce au « vers libre », où il ne décèle qu’une « mystification » : « Si libre qu’il soit, un vers doit exprimer quelque chose, une idée, une image, une sensation, un rythme. Or, je défie M. Edmond Pilon de nous prouver que les vers de M. Vielé-Griffin expriment quelque chose d’autre qu’une mystification, laquelle, vraiment, a trop duré. »

Et pourtant, en matière de poésie comme de peinture et de sculpture, Mirbeau a fait preuve d’une stupéfiante prescience. Si sa très vive admiration pour Baudelaire – qui cependant sent encore un peu trop le soufre aux narines de critiques tardigrades tels que Brunetière – n’est plus vraiment une originalité avant-gardiste dans les années 1890, en revanche celle qu’il voue à Stéphane Mallarmé, pour lequel, de son propre aveu, il a un véritable culte, est plus surprenante, car on pourrait penser que rien n’est plus éloigné de la prose journalistique, dont Mirbeau est bien obligé de faire son beurre, que la recherche mallarméenne d’une parole dotée de pouvoirs quasiment surnaturels. Plus étonnant encore est le fait que, à trois reprises au début des années 1880, Mirbeau ait cité des vers de Rimbaud, dont un totalement inconnu aujourd’hui encore (voir l’article de Bertrand Guyomar), à une date où personne ne connaissait l’homme aux semelles de vent.

Ajoutons que c’est Mirbeau qui a lancé Maurice Maeterlinck par son retentissant article du Figaro, le 24 août 1890 ; qu’il a noué une vive et réciproque amitié, pleine d’admiration, avec Georges Rodenbach, auquel il a consacré deux articles ; qu’il a parlé avec chaleur du trop tôt disparu Jules Laforgue ; qu’il a été aussi l’ami d’Émile Verhaeren et d’Henri de Régnier ; et qu’il a participé à la pension accordée à Verlaine à la fin de sa vie. Pour quelqu’un qui n’aimait pas la poésie, il y a là un palmarès qui ne manque pas de stupéfier par sa justesse, entérinée par la postérité. C’est le signe que, ce qui compte le plus à ses yeux, ce n’est pas le choix d’un genre littéraire supposé supérieur et obéissant à des normes établies a priori, mais bien la capacité de l’auteur, quel que soit l’outil choisi, à faire accéder le lecteur à son monde intérieur, à susciter en lui des émotions, à lui révéler ce qu’il n’aurait pas pu voir ou sentir par lui-même. C’est le cas des grands poètes qu’il admire, au même titre que les grands artistes créateurs, mais c’est indépendant du choix qu’ils ont fait du vers comme mode d’expression..

P. M.


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