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Terme
LE PORTEFEUILLE

Le Portefeuille  est une farce en un acte, créée le 19 février 1902 au Théâtre de la Renaissance-Gémier, avec Firmin Fémier dans le rôle de Jean Guenille. Elle a été publiée la même année chez Fasquelle en un petit volume de 31 pages, puis recueillie en 1904 dans les Farces et moralités. C’est l’adaptation théâtrale d’un conte, inspiré d’un fait divers, qui a paru, sous le même titre, dans Le Journal du 23 juin 1901 et que Mirbeau a ensuite inséré dans le chapitre XIX des 21 jours d’un neurasthénique (1901). Traduite dans de nombreuses langues, la pièce a connu un grand succès à l’étranger, où des groupes libertaires s’en sont servis pour leur agit-prop.

La scène est située la nuit, dans un commissariat de police parisien, où le commissaire, de retour d’une soirée théâtrale, histoire de s’émoustiller, se fait, comme tous les soirs, amener sa maîtresse, Flora Tambour, par deux agents qui la brutalisent quelque peu, pour l’avoir une nouvelle fois surprise à faire de la retape sous leur nez. Là-dessus on introduit un vieux mendiant fatigué, Jean Guenille, venu apporter un portefeuille bourré de gros billets qu’il a eu la malencontreuse idée de trouver sur le trottoir. D’abord fêté comme un héros, à qui pourrait éventuellement échoir une très modeste récompense, pour un acte aussi rare que désintéressé, Jean Guenille est ensuite traité comme un vulgaire délinquant et envoyé au dépôt dès qu’il s’avère qu’il n’a pas de domicile fixe et constitue de ce fait un danger potentiel pour la société. Flora Tambour en est choquée et proteste en vain, et le commissaire, de plus en plus énervé, la fait embarquer elle aussi.

Il s’agit d’une farce, avec ses effets caricaturaux, son renversement brutal de situation et son crescendo final, comme si la folie s’emparait du commissaire, incarnation de l’ordre social devenu fou. Mais elle a une portée didactique et constitue bien une moralité. Mirbeau ne se contente pas de dénoncer les “bavures” policières, mais y fait la démonstration pré-brechtienne du caractère intrinsèquement pervers de la loi. Elle permet en effet de traiter comme un délinquant un misérable vagabond victime de la société, et dont le comportement est qualifié d’héroïque par ceux-là mêmes qui lui appliquent les rigueurs de la loi. Le spectateur ne peut qu’en être choqué et amené à s’interroger sur un ordre social aussi injuste qu’absurde. Et il se trouve confronté à un dilemme : ou bien il doit accepter un ordre social inique, avec toutes ses conséquences, mais alors en toute connaissance de cause, sans pouvoir s’abriter derrière de belles justifications aussi ronflantes que mensongères ; ou bien il est choqué par les effets pervers de lois qu’il croyait justes et, remontant des effets à la cause, il se voit contraint de remettre en question la loi elle-même et tout l’ordre social bourgeois qu’elle légitime. Ce ne sont pas les ratés du système que Mirbeau dénonce, mais son fonctionnement normal : sa critique est radicale.

P. M.

 

Bibliographie : Claudine Elnécavé, « À bas les masques, ou la mise en scène du social dans Le Portefeuille », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, mars 2003, pp. 145-149 ; Caroline Granier, Les Briseurs de formules – Les écrivains anarchistes en France à la fin du XIXe siècle, Ressouvenances, 2008, pp. 178-180 ; Pierre Michel, «  Introduction » au Portefeuille, in Théâtre complet de Mirbeau, Eurédit, 2003, t. IV, pp. 123-126 ; Jean-François Wagniart, Le Vagabond dans la société française (1871-1914), thèse dactylographiée, Université de Paris-Panthéon, 1997, t. II, pp. 409-411.

 

 


LE SALON DE 1885

Le  Salon de 1885 a été publié en juin 1885 par la Galerie des Artistes Modernes Ludovic Baschet, dans la collection « Maîtres modernes », dirigée par F.-G. Dumas, et dont Mirbeau rend compte le 20 juin dans La France. Son prix est élevé (trente francs), car il s’agit d’un volume de luxe destiné à un public socialement favorisé. Gros de 28 pages très grand format (45 x 33 cm), il comporte vingt-six illustrations, les unes pleine page, les autres dans le texte, qui ne correspondent pas du tout aux choix esthétiques exprimés par Mirbeau (elles sont en effet signées Cabanel, Boulanger, Rochegrosse, etc.) : elles lui ont visiblement été imposées par F.-G. Dumas et sont révélatrices du goût du public de l'époque, qui se précipite en masse dans cette « grande foire aux médiocrités grouillantes et décorées » qu’est le Salon annuel aux yeux du critique. Aucun des peintres impressionnistes qu’il admire n’y participe.

Mirbeau y réutilise la matière des huit articles parus dans les colonnes de La France du 1er mai 1885, « Coup d’œil général », au 3 juin suivant, sous le titre générique « Le Salon ». Il y faisait le compte rendu du Salon de 1885 et n’était évidemment pas tendre avec la plupart des artistes exposés, représentants de l’académisme (Bouguereau, Gervex) ou du naturalisme (Roll, Breton). Seuls ont droit à ses éloges Fantin-Latour et Autour d’un piano (le 9 mai), Puvis de Chavannes, « grand et pur artiste », qui « n’a souci que de belles formes » (le 12 mai), les toiles de Jean-François Raffaëlli (le 17 mai), le Blanqui mort, de Dalou, et surtout son nouvel ami Auguste Rodin, qui expose le buste d’Antonin Proust, dont la tête est « pleine d’une rudesse magnifique » (le 21 mai).

Les articles constituant Le  Salon de 1885 ont été recueillis en 1993 dans le tome I des Combats esthétiques.

P. M.

 

 


LES 21 JOURS D'UN NEURASTHENIQUE

Publié le 15 août 1901 par Eugène Fasquelle, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique  propose une nouvelle exploration des turpitudes de la Belle Époque. Peu soucieux de vraisemblance ou d’unité de composition, Mirbeau a compilé, pour écrire ce roman, plusieurs dizaines de contes déjà parus dans la presse, ce qui ne sera pas sans déconcerter son lectorat. Rachilde pourra ainsi écrire que le livre n’est rien d’autre que le « fond de tiroir d’un journaliste ». S’il y a du vrai dans ce jugement, la modernité l’a récupéré pour le transformer en éloge et voir dans la composition aléatoire du récit un nouvel exemple de déconstruction romanesque dont est coutumier Mirbeau. L’œuvre dépasse toutefois la simple innovation formelle. Elle touche également à la réflexion sociale et philosophique. Les outrances de certains portraits, la caricature des corps constitués, le baroquisme de plusieurs récits viennent tout à la fois dénoncer une société hypocrite et corrompue, qui proteste de son moralisme et de son équité pour mieux écraser le faible ou le nécessiteux, et ouvrir ainsi au lecteur le champ de la réflexion en le plaçant dans la position de témoin privilégié, mais non fasciné par l’illusion romanesque.

 

Mimer les formes dominantes : la critique sociale selon Mirbeau

 

En cure dans la ville de X, en l’occurrence Luchon où Mirbeau passa quelques semaines en 1897, le narrateur, Georges Vasseur, observe ses contemporains rassemblés là pour passer la saison. Lieu de villégiature autant que de soins, X se révèle rapidement un décor propice à mettre en scène des échantillons d’une humanité – officielle ou anonyme – caricaturale et dégradée. On retrouve dans ce choix géographique des échos de l’actualité. L’Exposition universelle de 1900 a fermé ses portes le 12 novembre, mais quelques mois n’ont pas suffi à effacer dans les mémoires le décorum artificiel dont elle a surgi. Mirbeau s’est fait le contempteur de telles manifestations dans la presse, dès décembre 1895, avec un long article rédigé pour La Revue des Deux-Mondes. Sa correspondance témoigne de son opinion sur celle de 1900. Une lettre à Claude Monet lui sera ainsi prétexte à en dépeindre « les hideuses laideurs ». Il en reprend pourtant la configuration pour imaginer un Luchon de carton-pâte, dont les bâtiments n’ont d’autres fonctions que de satisfaire aux besoins des curistes sans autre préoccupation des nécessités quotidiennes. L’artificialité des lieux vaut pour dénonciation de cet aveuglement volontaire d’une partie de la société et du déni de réalité qu’elle peut opposer à la misère et à la souffrance.

Mais l’expérience des « zoos humains », en pleine vogue alors, se lit aussi en filigrane. Rien n’atteste que Mirbeau y ait explicitement songé, il n’y fait référence nulle part. Toutefois, pour avoir été le clou des expositions coloniales, les « villages nègres », artificiellement reconstitués pour exhiber les populations coloniales et faire connaître le grand frisson aux visiteurs, présentent de fortes analogies avec le dispositif textuel du roman. La ville de cure devient, elle aussi, un lieu pittoresque, régi par des règles de conduite qui n’ont pas cours dans la société et dont le lecteur, convié à la visite, ne peut que d’étonner. En retournant le regard occidental vers ses propres pratiques, Mirbeau suit toujours son projet critique.

Il propose d’ailleurs, avec Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, un véritable guide de la société fin-de-siècle, formellement comme thématiquement. Les guides d’alors découpent le réel en échantillons et en fournissent une version déréalisante. Seul le site compte au détriment de l’itinéraire ; le fragment vaut pour le tout et favorise un regard parcellaire, sélectif, bien fait pour favoriser une lecture tronquée de la réalité sociale. Reprenant à son compte un tel découpage, le texte est constitué de multiples séquences autonomes dans lesquelles les protagonistes échangent récits et anecdotes. Mais au lieu d’opérer un choix mélioratif dans la sélection, les séquences sont toutes placées sous le signe du grotesque et de l’horreur.

Si la forme du roman a pu être jugée aberrante par certains contemporains, elle ne l’est ni plus ni moins que les structures de la société contemporaine.

 

La vaine ronde des voix

 

Au gré des chapitres, les rencontres et les anecdotes se succèdent pour nous faire pénétrer plus avant dans un monde que n’épargne aucune bassesse. La polyphonie donne au roman le rythme de la vie, d’une vie dans laquelle quelques fantoches se débattent maladroitement pour échapper à leur condition, immuable, qui les incite à s’entretuer, à se jalouser ou, plus rarement, à s’aimer, pour finir par mourir. Le caractère de microcosme étouffant du roman sert à merveille l’expression de la tragédie de l’existence que le grand pessimiste Mirbeau se plaît à faire valoir. Ce Décaméron moderne est donc loin de vouloir, à l’instar de son illustre modèle, reconstituer un univers civilisé au milieu du chaos (la peste de Florence a poussé les conteurs boccaciens à se réfugier dans une villa isolée, d’où ils tentent de conjurer le fléau par la grâce de leurs récits). Bien au contraire, c’est le chaos même qu’incarne la ville de cure au milieu des Pyrénées. Plutôt que de fournir autant d’exempla, sur lesquels le petit cénacle florentin dissertait dans la villa Palmieri, les récits des locuteurs mirbelliens offrent des contre-exemples de sociabilité : meurtres, viols, barbarie médicale ou morale, malhonnêteté, tous les vices de l’époque sont illustrés par les propos rapportés. La parole vive est le truchement de ces révélations, plaçant ainsi le lecteur en auditeur privilégié de ces entretiens, improvisés au gré des rencontres fortuites du narrateur. Les villes d’eau sont avares en activités et l’ennui menace à chaque instant. Voilà pourquoi, sans doute, les historiens nous apprennent qu’il existait des « maisons de conversation » dans les villes de cure. Mirbeau a donc privilégié un univers de parole, mimant la sociabilité contemporaine. Mais loin d’être un outil de communication, loin de favoriser l’échange, la parole est intransitive et tourne à vide. La conversation s’abîme, en effet, dans l’anecdote ; chaque interlocuteur est porteur de sa propre vision du monde, hypostasiée par son récit, et reste figé dans ses représentations personnelles. Maître du Buit, avocat, a toujours une plaidoirie aux lèvres, le professeur Tarabustin monologue chaque soir durant sa promenade à l’itinéraire immuable.

 

L’écran neurasthénique

 

Un tel univers justifie le titre du roman : il semble la projection d’un esprit malade.. Mirbeau est, il est vrai, souvent en proie à un abattement symptomatique d’une neurasthénie profonde. Cependant, plutôt que de se complaire dans une pose ostentatoire de cas pathologique, le romancier fait de la maladie un instrument de lecture du réel, ou, pour le dire avec les mots de Zola, un véritable écran. À ceux, classique, romantique et réaliste, de la nomenclature zolienne, Mirbeau ajoute l’écran pathologique, qui, tout en conservant l’ancrage historique du dernier, lui adjoint un subjectivisme exacerbé. Le romancier s’en sert comme d’un filtre lui permettant, dans un premier temps, de laisser libre cours à son pessimisme foncier, et de se débarrasser, par la suite, de toute illusion référentielle. Ce verre déformant justifie à la fois une forme monstrueuse et des propos aberrants, reflets d’une conscience malade qui grossit les traits et les distord en une anamorphose généralisée.

Il s’agit donc bien avec ce roman d’effectuer une attaque en règle contre la société. Texte engagé, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique évite l’écueil du roman à thèse par la déconstruction du récit et la nécessaire distanciation qu’impose l’exagération des propos, dans lesquels l’humour noir le dispute à l’ironie.

A. V.

 

Bibliographie : Monique Bablon-Dubreuil,  « Une Fin-de-siècle neurasthénique : le cas Mirbeau », Romantisme, n° 94, décembre 1994, pp. 28-38 ; Cécile Barraud, « Les 21 jours d’un neurasthénique,  À rebours et le “cercle d’infamie contemporaine” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, mars 2006, pp. 130-149 ; Claude Herzfeld, « Hermann Hesse et Octave Mirbeau : cure et neurasthénie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 95-110 ; Sándor Kálai, « Les récits d’une société criminelle (La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010 ; Samuel Lair,  «  Destins du conflit chez Octave Mirbeau, des Vingt et un jours à La 628-E8 », in Dynamiques du conflit, CRELLIC – Université de Bretagne-Sud, Lorient, 2003, pp. 179-191 ;  Samuel Lair, Mirbeau, l'iconoclaste, L'Harmattan, 2008, pp. 241-252 ; Christopher Lloyd, « Mirbeau's hedgehog », Nineteenth century french studies, automne 1992, pp. 149-167 ; Christopher Lloyd, Mirbeau’s fictions, University of Durham, 1996, pp. 68-86 ; Bertrand Marquer, « Travaux de couture : Le Jardin des supplices et Les 21 jours d’un neurasthénique d’Octave Mirbeau », Nouveaux Cahiers François Mauriac, 2005, pp. 119-136 ; Bertrand Marquer, « Mirbeau 1900 : Contre l'étiquette, Le Jardin des supplices (1899) et Les 21 jours d'un neurasthénique (1901) », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l'université de Caen, 2007, pp. 237-248 ;  Pierre Michel, « De l'anarchisme à la mort du roman », préface aux 21 jours d'un neurasthénique, Éditions du Passeur, 1998, pp. 7-14 ; Pierre Michel, « Introduction » aux 21 jours, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2001, t. III, pp. 9-16 ; Pierre Michel, « Les 21 jours d’un neurasthénique, ou le défilé de tous les échantillons de l’animalité humaine », introduction aux 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-27 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau et le roman : de l’importance du fumier - De Dans le ciel aux 21 jours d'un neurasthénique », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 97-106 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau excentrique », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 157-170 ; Lucie Roussel, « Contre, tout contre, l'imaginaire fin-de-siècle : Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 137-153 ; Lucie Roussel, « Subir ses peurs, vivre ses rêves :  cauchemars et folie chez Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 73-97 ; Éléonore Roy-Reverzy, « Mirbeau satirique, les romans du tournant du siècle », in Autour de Vallès, n° 31, 2001, pp. 181-194 ; Anita Staron, « Le Puzzle façon Octave Mirbeau, ou de l’utilité des redites »,  Actes du colloque Quelques aspects de la réécriture de Katowice, 2008, pp. 59-67 ; Arnaud Vareille, « Un mode d’expression de l’anticolonialisme mirbellien - La logique du lieu dans Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 145-169   ; Arnaud Vareille, « L’Œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 78-94 ; Werth, Léon, introduction aux 21 jours d'un neurasthénique, Paris, Les Belles Lectures, 1954, pp. 3-12 ; Robert Ziegler, « The Landscape of Death in Octave Mirbeau », L'Esprit créateur, hiver 1995, vol. XXXV, n° 4, pp. 71-82 ; Robert Ziegler, « Jeux de massacre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8,  2001, pp. 172-182 ; Robert Ziegler,  « From Matter to Motion : Les 21 jours d’un neurasthénique », ch. VIII de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau  Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 151-172.

 

 

 

 


LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES

Les affaires sont les affaires est une comédie en trois actes, représentée, avec un énorme succès, sur la scène de la Comédie-Française le 20 avril 1903. Elle a aussitôt été traduite en une vingtaine de langues et a triomphé sur toutes les grandes scènes du monde, notamment en Allemagne.. Ce succès s’est constamment confirmé lors des très nombreuses de la pièce, en France et à l’étranger. Mirbeau y reprend un personnage d’une nouvelle, « Agronomie », insérée en novembre 1885 dans ses Lettres de ma chaumière, mais Théodule Lechat est rebaptisé Isidore Lechat.

 

La bataille des Affaires

 

Ce n’est pas sans mal que Mirbeau a réussi à investir ce conservatoire de la tradition théâtrale qu’est alors devenue la Maison de Molière. Car, depuis 19 ans, il s’est mis à dos les Comédiens Français pour tout plein de raisons : ils n’ont, bien sûr, pas oublié « Le Comédien, son provocateur pamphlet de 1882, où il stigmatisait la société du spectacle et la cabotinocratie ; ils ont aussi en mémoire ses nombreuses attaques contre l’institution du comité de lecture, créée en 1812 par Napoléon, dans son fameux décret de Moscou (voir notamment « Les Faux bonshommes de la Comédie »,  La France, 19 mars 1885) ; et ils n’ont pas davantage oublié les incessantes moqueries dont ont été victimes plusieurs des artistes les plus cotés de la maison, accusés de « cabotinisme » et autres péchés véniels. Si néanmoins Mirbeau a accepté de pénétrer dans la fosse aux lions et de soumettre sa pièce à l’aval de cette bande de « Tabarins, de Paillasses et de Bobèches » qui constituent, à ses yeux, le comité de lecture, c’est parce qu’il pensait avoir le soutien indéfectible de l’administrateur Jules Claretie, qu’il avait côtoyé au cours du procès d’Alfred Dreyfus à Renne, en août 1899, et qui lui ouvrait les portes de la Comédie. La lecture a bien eu lieu, le 25 mai 1901, mais, savourant enfin leur vengeance, les comédiens ont infligé à l’auteur un cinglant camouflet en ne recevant sa pièce qu’ « à corrections », par quatre voix contre une, celle de Claretie. Il était clair pour tout le monde que cela équivalait à un refus pur et simple, car tous savaient pertinemment que jamais Mirbeau n’accepterait de corriger quoi que ce soit à la demande de comédiens méprisés, qu’il qualifiait jadis de « bandes de personnes ignares » (« Cabotinisme », La France, 25 mars 1885). Et, de fait, il ne leur a pas donné ce plaisir et il a repris sa pièce pour essayer de la caser dans un autre théâtre.

Mais, début octobre 1901, ce sont les déboires d’un autre auteur dramatique confronté aux exigences absurdes des comédiens qui suscitent un scandale, dont profite le journaliste Jules Huret, ami de Mirbeau, pour poser aux dramaturges la question du comité de lecture. Leur quasi-unanimité pour demander le retrait du décret de Moscou aboutit, le 12 octobre, à la suppression pure et simple du comité de lecture. Dans la foulée, Jules Claretie, devenu, seul maître à bord, accepte tout de suite de monter Les affaires sont les affaires. Mais les comédiens, furieux d’avoir perdu leur pouvoir de contrôle, se sont sentis floués par leur administrateur qui, à les en croire, aurait joué double jeu en persuadant deux d’entre eux de voter « à corrections », alors qu’ils étaient prêts à voter pour la réception, ce qui aurait permis à la pièce d’être reçue sans coup férir. Ils en informent aussitôt l’auteur qui, curieusement, attend huit jours pour demander des explications à Claretie. Sans doute espère-t-il, en échange de sa bonne volonté, obtenir un traitement privilégié pour Les Affaires : que sa pièce soit représentée le plus vite possible. Mais Claretie ne cède pas, et Mirbeau devra patienter dix-huit mois, comme c’est  la règle à peu près générale à l’époque.

 

La trame

 

Au centre de la pièce se trouve Isidore Lechat, richissime et vulgaire parvenu au passé compromettant, mais qui bénéficie désormais de l’impunité parce qu’il dispose d'un grand quotidien indispensable à ses affaires et aux vastes projets qu’il caresse, à l’échelle de la planète. Chaque fin de semaine, il reçoit ses nombreux invités dans un château entouré d’un parc bien entretenu et d’un très vaste domaine cultivé selon des méthodes modernes, où il fait tuer tous les oiseaux et espère, en agronome à la pointe du progrès, faire pousser un jour du riz et de la canne à sucre... Sa femme, qui est restée simple et qu’il méprise publiquement, se sent perdue au milieu d’un luxe qui la dépasse, mais elle se tait et, tout en le désapprouvant in petto, elle prend même la défense de son mari contre leur propre fille, Germaine, qui est cultivée et qui ose juger son père.

Au cours d’un week-end à la campagne, il mène de front deux affaires qui pourraient bien lui permettre de doubler sa fortune. Il est confronté tout d’abord à deux ingénieurs électriciens, Gruggh et Phinck, qui ont besoin d’un financeur pour pouvoir exploiter une chute d’eau au potentiel énorme, malheureusement située sur un terrain militaire, source de complications que seul Lechat, grâce à ses entrées, est en mesure de débrouiller. Alors qu’ils l’imaginaient stupide et facile à rouler, Isidore parvient à leur dicter ses conditions et à garder pour lui l’essentiel des profits espérés. Par ailleurs, tenant à sa merci  son aristocratique voisin, un noble décavé, le marquis de Porcellet, qui lui doit déjà une somme énorme et impossible à rembourser, il lui propose de marier sa fille Germaine au fils du marquis, histoire d’acquérir, fût-ce au prix fort, une respectabilité qui lui manque encore. Mais il se heurte à l’inébranlable résistance de la jeune femme, qui est en révolte contre les millions mal acquis de son père : intellectuellement et sexuellement émancipée, elle méprise le maquignonnage auquel se réduit le mariage bourgeois et elle a un amant, le chimiste Lucien Garraud, employé de son père, qu’elle se vante d'avoir choisi librement. Aux chaînes dorées dans lesquelles elle a toujours vécu, mais qu’elle ne supporte plus, elle préfère la liberté, fût-ce au prix de la précarité et de la misère.  Refusant le “beau” mariage concocté par son père, elle lui tient tête, fait fi de ses menaces et part avec son amant, la tête haute, au grand scandale des spectateurs de 1903.

Juste après, on annonce la mort, dans un accident d’automobile, du jeune Xavier, le fils pourri d’Isidore, bien-aimé de son père, à qui il fait une bonne publicité par ses fréquentations mondaines et qui paye ses colossales dettes de jeu. Lechat est écrasé par cette nouvelle, il a l’impression d’avoir tout perdu en un jour et il frise l’apoplexie. Mais quand Gruggh et Phinck tentent de profiter de son abattement pour lui faire signer un contrat beaucoup plus intéressant pour eux, Lechat se ressaisit brusquement, les foudroie du regard, se redresse et, les empoignant par le collet, leur dicte ses conditions, pendant que tombe le rideau. Dénouement extrêmement fort, que l’on a souvent qualifié de shakespearien.


Une comédie classique



La pièce de Mirbeau s’inscrit dans un cadre classique et rassurant, qui a fait ses preuves et  se situe dans la continuité des grandes comédies de mœurs et de caractères de Molière. Il y respecte les trois unités : unité de temps (l’action de la pièce est concentrée sur vingt-quatre heures, mais sur deux jours consécutifs) ; unité de lieu (le château de Vauperdu, du nom d’un manoir de Rémalard) ;  et unité d’action (les deux affaires qu’Isidore Lechat mène de front). Et il a placé au centre de l’intrigue un personnage emblématique, à la fois très théâtral et très vivant, qui tire toutes les ficelles et qui a une épaisseur humaine faisant de lui un type universel. Il est d’autant plus théâtral et humain, en même temps, qu’il est vraiment complexe : ses exceptionnelles qualités d’homme d’affaires cohabitent avec un aveuglement, dans sa vie privée, qui confine à la stupidité. 

Mais, si la forme de la pièce est classique, le sujet, les enjeux et les personnages sont éminemment modernes, au premier chef le personnage de Lechat, qui n’a plus rien à voir avec le Turcaret de Lesage ou le Mercadet de Balzac, ni, a fortiori, avec l’Harpagon de Molière. Fuyant les conventions aseptisées du théâtre de l’époque, Mirbeau a voulu peindre « des caractères modernes évoluant dans une société moderne » et aux prises avec des problèmes nouveaux, aussi divers que l’émancipation de la femme, le développement de la presse d’intoxication, l’exploitation des ressources des colonies ou la révolution induite par le développement de l’électricité.

 

La puissance de l’argent

 

Isidore Lechat, au patronyme symptomatique, est un brasseur d’affaires et un prédateur sans scrupules, produit d’une époque de bouleversements économiques et d’expansion mondiale du capital, première phase de ce que Lénine appellera bientôt l’impérialisme. Parti de rien, enrichi dans des conditions que le spectateur ignore précisément, mais qui ont visiblement été des crapuleries (il a même fait de la prison), il est doté d’un odorat spécial qui lui fait subodorer les affaires juteuses. Il fait argent de tout et constitue une puissance économique et médiatique qui préfigure les affairistes de l’avenir, du genre de Bernard Tapie ou de Silvio Berlusconi : il tient la dragée haute aux gouvernements et au haut État-Major, et il peut même s'acheter à bon compte la complicité de l'Église catholique, qui n’a que faire des vieux débris de l’ancien régule et qui sait reconnaître les siens. Mais la libido dominandi d’Isidore Lechat se révèle impuissante face à la mort – son fils chéri se tue dans un accident de voiture à 55 km à l'heure – et face à l’amour, qui pousse sa fille Germaine à s’évader de sa prison dorée. Abattu, accablé et humilié, Lechat a néanmoins la force de se ressaisir pour conclure brillamment l’affaire en cours et écraser les deux lascars qui entendaient mettre à profit sa douleur pour l’escroquer : les affaires sont décidément les affaires...

En tant que symbole d'un système économique où les faibles sont impitoyablement écrasés par le « talon de fer » des riches et où l’absence totale de scrupules assure l’impunité, il est odieux et répugnant, et, malgré ses côtés bouffons qui font rire, il suscite la peur. Mais il n'en possède pas moins des qualités exceptionnelles, une intuition, une lucidité en affaires et une force d'âme, qui peuvent susciter l'admiration des spectateurs, notamment dans les deux scènes avec Phinck et Gruggh, petits escrocs sans envergure. Mirbeau, qui refuse tout manichéisme, va même jusqu’à reconnaître que ce prédateur, « idéaliste » à sa très particulière façon, est tourné vers l'avenir et n'en contribue pas moins, malgré ses prédations, au développement des forces productives, dont les retombées peuvent profiter au plus grand nombre, alors que le marquis de Porcellet représente une classe parasitaire, engluée dans des traditions surannées, et qui tente dérisoirement de justifier son prestige terni au nom d'un prétendu « honneur » qui n'est que pure hypocrisie : pour retrouver la fortune qu’il a dilapidée, il est prêt à accepter le marché honteux que lui propose Lechat..

Comme le signifie la tautologie du titre, devenu proverbial, l’argent est à lui-même sa propre fin : les affaires excluent la pitié, le sentiment, le goût et la morale. Dans un monde où triomphe le mercantilisme et où tout est à vendre et a une valeur marchande, y compris l’honneur, les femmes et la bénédiction de l’Église romaine, sa puissance dévastatrice contribue à tout corrompre : les intelligences aussi bien que les cœurs et les institutions. Les affaires, qui permettent à des aventuriers sans foi ni loi, tel Isidore Lechat, d’accumuler, en toute impunité, des millions volés sur le dos des plus faibles et des plus pauvres, ne sont jamais que du gangstérisme légalisé. La démystification n’a rien perdu de sa force ni de son actualité, comme l'ont révélé les 400 représentations, lors de la reprise de la pièce en 1994-1995, et de nouveau, en novembre 2009, lorsqu’elle a été montée par la Comédie-Française, dans la salle du Vieux-Colombier : nombre de spectateurs croyaient y déceler des allusions à l'actualité immédiate !

P. M.

 

Bibliographie : Philippe Baron, « La Technique dramatique d'Octave Mirbeau », Actes du colloque Octave Mirbeau, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 369-377 ;  Philippe Baron,  « Les affaires sont les affaires d'Octave Mirbeau et Pétard d'Henri Lavedan », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, mai 1997, pp. 345-354  ; Philippe Baron,  « Les Corbeaux, d’Henry Becque, et Les affaires sont les affaires, d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, avril 2001, pp. 199-210 ; Pierre Michel, Introduction à Les affaires sont les affaires, Éditions de Septembre-Archimbaud, 1994, pp. 7-17, et Théâtre complet, Eurédit, 2003, tome II, pp. 25-35 ; Pierre Michel,   « Vauperdu, le premier manuscrit de Les affaires sont les affaires », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, mars 2003, pp. 233-255 ; Pierre Michel,  « L’Affaire Fua – Mirbeau accusé de plagiat », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, mars 2002, pp. 228-238 ; Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau inédit », Dix-neuf / Vingt, n° 10, 2000, pp. 77-90.

 


LES AMANTS

Les Amants est une  farce en un acte qui n'a jamais été publiée d'une façon autonome et que Mirbeau a recueillie, en 1904, dans ses Farces et moralités. Créée au Grand-Guignol le 25 mai 1901, elle résulte d’un dialogue triste paru dans la presse dix ans plus tôt (« Les Deux amants », L’Écho de Paris, 13 octobre 1890). La pièce a été reprise plusieurs fois, notamment en 1989, dans une mise en scène de Jean-Loup Rivière, et en 1999, à la Comédie-Française, avec Alain Pralon et Martine Chevalier.

Après une espèce de prologue, où Mirbeau utilise un procédé pré-brechtien de distanciation, en faisant intervenir un Récitant, dont les ridicules propos, ampoulés et conventionnels, créent un contraste avec la scène qui suit, arrivent tristement les deux heureux amants supposés s’aimer d’amour tendre. Au fil de l’inconsistant dialogue qui suit, ils se révèlent aussi stupides, aveugles, incompréhensifs et égoïstes l‘un que l’autre, et après une dispute provoquée par l’Amante, qui s’est persuadée que l’Amant ne l’aime plus, celui-ci finit par l’apaiser par de grotesques déclarations et des caresses de plus en plus appuyées : « Silence. Baisers ».   .       

Les Amants constitue une caricature, cocasse autant que cruelle, des risibles conventions du langage amoureux et de la mystificatrice littérature à l’eau de rose qui s’en nourrit ad usum populi et qui véhicule le dangereux mythe de l’amour. Car, par-delà les grotesques échanges des faux amoureux bêtifiants dont il se gausse et qui révèlent, ce faisant, l’inanité de cette fausse monnaie qu’est le langage, Mirbeau entend bien démystifier et tourner en dérision les illusions de l’amour et illustrer une nouvelle fois l’incommunicabilité entre les sexes, radicalement étrangers l’un à l’autre et murés chacun dans sa solitude. Autant de thèmes d’une étonnante modernité, qui témoignent de son impitoyable lucidité, dont le pessimisme est transcendé par le rire. Car il parvient, ce faisant, à nous faire rire de ce qui devrait  plutôt nous faire pleurer.

P. M.

 

Bibliographie : Georges Dupeyron, « Sur deux pièces d’Octave Mirbeau », Europe, juin 1967, pp. 189-191 ; Tomasz Kaczmarek, « Farces et moralités.d’Octave Mirbeau », Studia romanica posnaniensia, n° XXXII, Poznan, 2005, pp. 148-150 ; Pierre Michel, « Un chef-d’œuvre méconnu : Amants », numéro spécial Octave Mirbeau de L’Orne littéraire, Alençon, printemps 1992, pp. 61-68 ; Pierre Michel,  « Introduction » aux Amants, in Théâtre complet de Mirbeau, Eurédit, 2003, t. IV, pp. 97-100.

 

 


LES DIALOGUES TRISTES

Ensemble de vingt-quatre textes, Les Dialogues tristes ont été publiés par Mirbeau du 22 septembre 1890 au 9 août 1892, dans L’Écho de Paris. Comme très souvent avec ses textes destinés à la presse et davantage considérés comme une production alimentaire que comme une œuvre véritable, le romancier ne les a pas recueillis en volume. C’est, en effet, après une absence de six mois à L’Écho de Paris, auquel il collabore depuis 1888, qu’il reprend par nécessité pécuniaire ce labeur asservissant dont il ne cesse de déplorer la platitude et la stupidité dans sa correspondance d’alors.

Toutefois, cette contrainte va lui permettre d’expérimenter la forme dialoguée pour laquelle il a du talent et qui deviendra une véritable caractéristique de son écriture romanesque. La chronique est un genre à la forme très libre au XIXe siècle. Elle recouvre aussi bien les informations mondaines narrativisées que les causeries politiques ou esthétiques, ou encore le conte d’actualité. La frontière entre presse et littérature tend à s’amoindrir avec la fictionnalisation de plus en plus fréquente des reportages et la prise en compte des événements sociopolitiques dans les récits publiés dans les colonnes des journaux. La série de dialogues n’échappe pas à ce brouillage générique qui ira en s’accentuant au cours de la décennie.

 

Des dialogues de circonstance

 

Alors que rien ne le laisse attendre dans le titre générique de la série, les dialogues ressortissent le plus souvent au registre satirique et se veulent une entreprise de démolition de toutes les idoles de la Troisième République : la science, le journalisme, la patrie… Les conservatismes politiques et artistiques sont pris à partie dans des scènes désopilantes où Mirbeau fait preuve de son génie comique. Caricaturales, les personnalités de l’époque mises en scène exposent leurs ridicules par leur propre bouche et, des revanchards aux critiques dramatiques, chacun est réduit à l’état de fantoche, dépourvu de conscience, de logique ou de bon sens. Plus anecdotique, mais tout aussi révélateur de la grande entreprise de démystification que Mirbeau aura à cœur d’amplifier durant le reste de sa carrière, le travail de sape de tous les lieux communs sur l’amour et sur la bonté procure quelques dialogues piquants, à l’instar des « Deux Amants » ou de « L’Épidémie ».

 

L’inspiration pathétique



Parallèlement à la veine satirique, les textes déploient aussi une inspiration pathétique, typiquement mirbellienne. Il s’agit, dans les rares dialogues de ce type, d’attirer la compassion du lecteur sur des personnages humbles, des innocents broyés par la destinée aveugle ou emportés par les événements. Thématiquement, comme stylistiquement, Maeterlinck n’est pas loin dans « Le Poitrinaire » ou « Sur la route ». Pour sa part, « La Guerre et l’Homme » se hisse au rang de dialogue philosophique grâce à une magnifique prosopopée de l’Humanité et de la Guerre, auréolée par le chœur de ses adorateurs, qui renvoie la première à ses illusions.

 

Variations sur un genre

 

En septembre 1891, Mirbeau annonçait à Monet la supériorité du théâtre sur le roman. Les Dialogues tristes seraient alors une première incursion dans le genre théâtral, les prémices de l’œuvre dramatique à venir, qu’il s’agisse des farces et des moralités ou de la grande comédie, dont Les affaires sont les affaires (1901) constituera le sommet. Au moment même où Mirbeau mêle dans sa série les registres réaliste et farcesque au pathétique éthéré des dialogues à la manière de Maeterlinck, Jean Jullien s’efforce, dans sa revue Art et critique (1889-1890), de concilier Naturalisme et Symbolisme à la scène. Comme lui, Mirbeau renvoie dos à dos les deux esthétiques rivales et leur compétition stérile. Entre Maeterlinck révélé et Jarry en gestation, Mirbeau transforme, avec Les Dialogues tristes, le théâtre de marionnettes rêvé par le premier, en scène grotesque qu’inaugurera le second.

Faut-il parler pour Les Dialogues tristes de « chroniques dialoguées », comme Mirbeau le fait lui-même, ou bien simplement de dialogues, voire de saynètes ? La série prend place dans l’effervescence des genres qui agite la fin de siècle. Le théâtre de société n’a pas disparu, et le théâtre d’amateurs est en plein essor. Empruntant au genre du monologue mis à la mode par les frères Coquelin et aux saynètes, qui fournissent l’essentiel du répertoire privé, les textes ne se réduisent pourtant pas à une essence théâtrale : la part d’artifice y est trop importante. Chaque dialogue débute par une didascalie externe présentant les personnages et les lieux. Plusieurs traditions se trouvent condensées dans cette convention. Sous leur aspect le plus succinct, ces informations servent à camper rapidement le contexte et sont héritières des textes écrits pour le cabaret ; d’autres, très minutieuses, renvoient à l’esthétique naturaliste, notamment à l’objet « vrai » qui tend à supplanter l’artifice des décors antérieurs ; d’autres encore se développent outrancièrement pour former un véritable incipit descriptif de type romanesque. À bien y regarder, si elle emprunte au théâtre, la série appartient à ce théâtre impossible, récurrent depuis Musset. Sa fonction principale est, ici, la démystification via ce genre extrêmement souple dont la dimension orale est bien faite pour capter l’attention d’un lecteur de plus en plus sollicité par les multiples voix de la presse.

 

Une matrice de l’œuvre à venir

 

En donnant le jour à plusieurs textes que l’auteur réinvestira, selon un usage de plus en plus fréquent, dans des compositions futures, cette série constitue une véritable matrice des ouvrages de cette seconde période de Mirbeau qui fait suite aux textes dits autobiographiques. Romans ou théâtre, l’œuvre à venir est présente, en germination.

A. V.

 

Bibliographie : Arnaud Vareille, « Les Dialogues tristes, ou le laboratoire de l’écriture », préface des Dialogues tristes, Eurédit, 2005, pp. 7-42.

 


LES ECRIVAINS

Il s’agit d’une publication posthume, parue chez Flammarion, en 1925 et 1926, en deux volumes de 270 et 280 pages.

Les Écrivains est un recueil de 73 articles de critique littéraire, réalisé sur les directives d'Alice Mirbeau, qui a trié d’une façon extrêmement discutable dans l’immense production mirbellienne. Ainsi y trouve-y-on plusieurs articles sur Zola, mais non « La Fin d’un homme », du 9 août 1888, ni l’article sur La Terre, sans doute pour cause de réconciliation avec l’auteur de J’accuse. Mais cela ne représente qu'une petite partie de la production critique du journaliste. La totalité des textes de Mirbeau sur la littérature, le journalisme et l’édition, au nombre de 187, a été recueillie dans Combats littéraires.

P.M. 


Bibliographie : voir celle des Combats littéraires


LES GRIMACES

Les Grimaces est un hebdomadaire, petit format et à couverture de feu, qui a paru du 21 juillet 1883 au 12 janvier 1884. Le rédacteur en chef en était Octave Mirbeau, qui disposait de trois collaborateurs : Paul Hervieu, Étienne Grosclaude et Alfred Capus. Les fonds du journal étaient fournis par Edmond Joubert, vice-président de la Banque de Paris et des Pays-Bas, et par les frères de Mourgues, imprimeurs. Joubert a rapidement mis fin à l’expérience, sans qu’on en connaisse exactement les raisons. Peut-être a-t-il considéré que Mirbeau n’était pas assez docile, ou que ses appels à l'émeute sanglante et libératrice étaient devenus trop dangereux pour le maintien de l’ordre nécessaire à ses affaires.

Au cours des six mois de vie de cet organe pamphlétaire, Mirbeau s’est généralement acquitté des éditoriaux. Mais il a aussi tenu la rubrique théâtrale, signée du pseudonyme transparent d’Auguste. Des notes de lecture ont aussi paru anonymement. Quelques-unes de ses plus célèbres chroniques politiques ont été publiées par sa veuve en 1928, chez Flammarion, sous le titre Les Grimaces et quelques autres chroniques. Les articles  et notes de lecture ayant trait à la littérature ont été recueillis dans ses Combats littéraires (L'Age d'Homme, 2006). Mirbeau y tresse des éloges à Barbey d’Aurevilly, Jules Vallès, Guy de Maupassant, Tourgueniev, Paul Bourget et Georges de Peyrebrune. Mais il est sans pitié pour Alphonse Daudet, Maizeroy et Georges Ohnet.

 

Un organe de combat



Pour Mirbeau et ses commanditaires, Les Grimaces est avant tout un organe de combat contre les opportunistes au pouvoir, qu’il accuse d’être « une bande de joyeux escarpes » qui ont fait main basse sur la France. Dans son « Ode au choléra », qui ouvre le premier numéro, à défaut de « l’émeute libératrice », il en appelle au choléra vengeur, « notre dernier sauveur », pour débarrasser le pays de « la horde de bandits qui déshonorent la France ». Ce faisant, il sait qu’il peut toucher un très vaste public : aussi bien des lecteurs de gauche et d’extrême gauche, qui détestent la République des Jules, accusée d’avoir trahi les espérances mises en elle, et qui saluent une œuvre de salubrité publique, que des monarchistes de toutes obédiences, qui apprécient un organe perçu comme anti-républicain, et donc susceptible de servir la cause de la restauration.

Mirbeau conçoit son hebdomadaire comme un moyen privilégié de faire éclater les scandales étouffés par une presse complaisante ou vénale (voir par exemple « Le Procès de la finance républicaine », 1er septembre 1883), de mettre à nu la pseudo-République, et de démasquer les puissants en révélant les hideux ressorts de leurs âmes, derrière leurs avantageuses « grimaces » de respectabilité – terme emprunté à Pascal pour désigner tout ce qui vise à frapper et duper l’imagination des faibles. L’affiche de lancement des Grimaces, placardée au cours du mois de juillet 1883, est très claire sur ses objectifs d’émancipation intellectuelle d’un public « dupé » et « perverti » : « Si tu veux t’affranchir de cette servitude, [...], à travers ces pages, tu verras grimacer tout ce faux monde de faiseurs effrontés, de politiciens traîtres, d’agioteurs, de cabotins et de filles, toutes ces cupidités féroces, qui te volent non seulement tes écus, mais jusqu’à ta virilité, jusqu’à ta nationalité, jusqu’à ton amour de la Patrie. L’heure est sombre. Il faut lutter – ou tomber. Les Grimaces paraissent pour donner le signal du branle-bas ! » Ce travail de démystification des mensonges sur lesquels repose l’ordre bourgeois, Mirbeau le poursuivra dans toute son œuvre à venir.

L’un des moyens mis en œuvre, dans Les Grimaces, est la dérision, à laquelle Mirbeau restera fidèle. Mais ici il recourt plus souvent, dans ses éditoriaux, à l’emphase et à la violence rhétorique, dont témoigne notamment l’article liminaire, la fameuse « Ode au choléra », et qu’il ne tardera pas à abandonner. Pour l’heure, il se complaît parfois dans l’évocation des catastrophes qui, inévitablement, s’abattront un jour sur la France moribonde et des révoltes populaires qui ne manqueront pas d’abattre un régime exécré (voir notamment « La Fin », 16 octobre 1883).

 

L’antisémitisme



Malheureusement Les Grimaces comportent aussi un certain nombre d’articles antisémites, qui ont contribué à ternir durablement l’image du futur justicier et qu’il ne s’est jamais pardonnés. Les uns sont anonymes, ou signés de correspondants, réels ou fictifs, en France ou à l’étranger ; les autres sont signés Mirbeau et dénoncent, notamment « l’invasion » (15 septembre 1883) et la déplorable cosmopolitisation de la France qui en résulte et qui en parachève la décadence. Il fera un premier et modeste mea culpa un an plus tard, le 14 janvier 1885, dans « Les Monach et les Juifs », et un deuxième, le 15 novembre 1898, au cours de l’affaire Dreyfus, dans « Palinodies ! ». Ce qui est le plus choquant, dans ces pages affligeantes, c’est la reprise de stéréotypes racistes développés par Alphonse Toussenel dans Les Juifs, rois de l'époque : histoire de la féodalité financière (1847), et qui seront popularisés par Édouard Drumont dans La France juive (1886).

Ces articles sont évidemment inexcusables. Mais il convient tout de même de les resituer dans leur contexte historique, antérieur à l’affaire Dreyfus, pour éviter tout jugement anachronique :    l’antisémitisme est alors extrêmement répandu, sur tout l’échiquier politique, non seulement à droite et à l’extrême droite, catholique et nationaliste, comme il continuera de l’être après l’Affaire, mais aussi à gauche et à l’extrême gauche, où il rime bien souvent avec anticapitalisme et anti-oligarchie, de sorte qu’il faudra attendre l’affaire Dreyfus pour que les anarchistes et les socialistes renoncent définitivement à ce thème mobilisateur et consensuel. Par ailleurs, pour le banquier commanditaire des Grimaces, l’antisémitisme est une arme dans la concurrence entre Paribas et la banque Rothschild, que l’on accuse alors d’être responsable du récent krach de la grande banque catholique, l’Union Générale (janvier 1882). Comme Mirbeau n’est pas encore maître de sa plume, force lui est de se soumettre aux directives de son employeur, quitte, dans le n° du 15 décembre, à appeler ses frères, « les prolétaires de lettres,  ceux qui sont venus à la bataille sociale avec leur seul outil de la plume », à « serrer leurs rangs et poursuivre sans trêve leurs revendications contre les représentants de l’infâme capital littéraire ».

Voir aussi Grimaces et Antisémitisme.

P. M.

 

Bibliographie : Claude Herzfeld,   « Méduse et Les Grimaces », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, avril 2000, pp. 87-94 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, 1990, pp. 157-174 ; Jean-François Nivet,  « L'Antisémitisme d'Octave Mirbeau », L’Orne littéraire, juin 1992  pp. 47-59.

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LES MAUVAIS BERGERS

Les Mauvais bergers est un drame en cinq actes et en prose, créé le 14 décembre 1897 au théâtre de la Renaissance, par Sarah Bernhardt et Lucien Guitry, les deux plus grandes stars du théâtre de l’époque. Elle a paru en volume chez Fasquelle en mars 1898.

C’est une tragédie prolétarienne, sur un sujet proche de celui de Germinal. Tragédie, parce que, une fois posée la situation de départ, le dénouement sanglant est inscrit dans le rapport de forces initial entre les classes antagonistes. Prolétarienne, car l’action est située dans une région industrielle et met aux prises des ouvriers d’usine qui partent en grève et se confrontent à l’inflexibilité de leur patron, Hargand. Longtemps passifs et résignés, comme le vieux Thieux, qui vient de perdre sa femme et qui est lui-même usé et vieilli prématurément, ils se mettent en branle sous l’impulsion et la houlette d’un rouleur doté du nom symbolique de Jean Roule, bientôt suivi par la jeune Madeleine, fille de Thieux, qui tombe vite amoureuse du jeune étranger et si éloquent et si révolté. Jean Roule parvient à susciter une grève et par présenter toute une liste de revendications. Mais la grève s’éternise, parce que Hargand, encouragé par les autres industriels, refuse toute discussion. La faim commence à produire ses effets, la zizanie s’introduit parmi les ouvriers, Jean Roule est même mis en accusation pour avoir refusé le soutien des députés socialistes, et on s’apprête à lui faire un mauvais sort, lorsque Madeleine se dresse et, grâce à son éloquence soudaine, parvient à retourner la situation et à sauver son amant. Hargand fait appeler la troupe, qui tire sur les grévistes, comme à Fourmies le 1er mai 1891 : Jean Roule est tué, ainsi que Madeleine enceinte, et aussi le fils d’Hargand, Robert, jeune bourgeois idéaliste qui a en vain essayé de servir d’intermédiaire et qui a été rejeté aussi bien par Jean Roule que par son père et les autres industriels de la région.

Comme dans Germinal, la grève ouvrière est donc écrasée dans le sang. Mais, à la différence des dernières lignes du roman de Zola, qui laissent miroiter les germinations futures, le dénouement est totalement nihiliste et ne laisse subsister aucun espoir : car avec Madeleine meurt l'enfant de Jean Roule, qui aurait pu symboliquement incarner les promesses du futur. Cette absence totale de perspectives a soulevé la colère de Jean Jaurès, qui s’offusque de surcroît de la mise en accusation des députés socialistes, jugés par Jean Roule irresponsables et indifférents (« Effarant », titre-t-il son article). Et aussi l'incompréhension de l'anarchiste Jean Grave, pour qui, faute de la moindre lueur d’espoir, il ne resterait plus alors qu’à aller piquer une tête dans la Seine. Mais cela n’empêchera pas maints groupes anarchistes de la jouer et de la diffuser à travers l’Europe, notamment à Barcelone, Anvers et Berlin (dans une traduction de Gustav Landauer).

Comme Zola, Mirbeau fait alterner les actes situés dans les deux univers antagonistes et si radicalement étrangers l’un à l’autre. La misère et la dignité des uns contrastent éloquemment avec le luxe et la bonne conscience homicide des autres. Pour autant il refuse tout manichéisme : s’il est vrai qu’il peint des patrons odieux et stupides à l’acte II, leurs propos sont directement inspirés par l’enquête de Jules Huret sur la question sociale ; en revanche, le patron, Hargand, est humanisé, il souffre réellement, et il n’est ni ridicule, ni vraiment antipathique, malgré son intransigeance ; quant à Madeleine et Jean Roule, ce sont eux aussi des « mauvais bergers », puisqu’ils conduisent leurs frères à un sacrifice inutile, comme  Mirbeau le reconnaît lui-même (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897), au risque de se faire de nouveau critiquer par Jean Grave, pour qui les anarchistes ne sont pas des bergers.

Quant à l'esthétique théâtrale mise en œuvre, elle est beaucoup plus proche du symbolisme que du naturalisme, et le 5e acte se ressent de l'influence du 5e acte de La Princesse Maleine, de Maurice Maeterlinck, que Mirbeau a lancé à grand fracas en août 1890. Mirbeau se détachera très vite de cette pièce aux dialogues souvent emphatiques – selon les exigences de Sarah Bernhardt ! –, et il souhaitera même la biffer de la liste de ses œuvres. Même si ce n’a pas été véritablement un échec, car il y a eu 38 représentations, et nombre d’articles dithyrambiques ont paru dans la presse, il a tout de même eu le sentiment d’avoir fait fausse route : ce n’est pas devant des mondains venus, en attendant le souper,  éprouver des sensations fortes au spectacle de prolétaires massacrés et de la grande Sarah mourant dans les règles de l’art, qu’il faut proposer ce genre de pièce, mais au peuple lui-même, qui est e,ncore exclu de théâtres réservés aux nantis. Aussi bien Mirbeau va-t-il bientôt s’engager dans le mouvement pour un théâtre populaire. D’autre part, il a compris que l’émotion n’est pas compatible avec la réflexion : il va donc désormais choisir le genre comique, fût-il grinçant, châtier les mœurs par le rire et distancier les spectateurs pour mieux toucher leur esprit.

P. M. . 

 

 

Bibliographie : Wolfgang Asholt, « Les Mauvais bergers et le théâtre anarchiste des années 1890 », in Octave Mirbeau, Actes du colloque d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 351-368 ; Philippe Baron, « Les Mauvais bergers au Vieux-Colombier », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 277-285 ; Monique Dubar, « Mirbeau, de Curel, Hauptmann : forces, faiblesses, luttes ouvrières à la scène », in Karl Zieger, Théâtre naturaliste – théâtre moderne, Presses de l’Université de Valenciennes, 2001, pp. 51-68 ; Walter Fähnders  et Christoph Knüppel,  « Gustav Landauer et Les Mauvais bergers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, mai 1996, pp. 207-211  ; Jules Huret, « Les Mauvais bergers », Le Théâtre, 1er janvier 1898 (http://www.scribd.com/doc/8710568/Jules-Huret-Les-Mauvais-Bergers-dOctave-Mirbeau-) ; Pierre Michel,  « Les Mauvais bergers et Le Repas du lion », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, mai 1996, pp. 213-220 ; Pierre Michel,  « Introduction » aux Mauvais bergers, in Théâtre complet, Eurédit, 2003, t. I, pp. 25-35 ; Pierre Michel, Pierre, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 68 pages ; Pierre Michel, Pierre, « Octave, Sarah et Les Mauvais bergers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, mars 2006, pp. 232-237 ; Pierre Michel, «  Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Manipulation, mystification, endoctrinement, Actes du colloque de Lódz, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 157-169 : Fernand Vandérem, Gens de qualité, Paris, Plon, 1938, pp. 131-150.      

 

 


LES MEMOIRES DE MON AMI

Récit publié du 27 novembre 1898 au 30 avril 1899 dans Le Journal, Les Mémoires de mon ami constitue l’une des étapes essentielles du retour à la littérature que ne cesse de préparer Mirbeau depuis la crise morale qui l’a affecté au début des années 1890. Accaparé par la presse, à laquelle il donne d’innombrables contes et chroniques, il n’a rien publié depuis Sébastien Roch (1890). Sa dernière tentative romanesque, Dans le ciel, parue en feuilleton dans les colonnes de L'Écho de Paris en 1892-1893, lui a donné si peu satisfaction qu’il décide de ne pas la publier en volume. Par leur ampleur, Les Mémoires de mon ami renouent avec le désir de littérature. 

L’intérêt de ce récit est multiple. Au niveau formel, tout d’abord, Mirbeau use dans l’incipit, de l’artifice du manuscrit arrivé fortuitement entre les mains du narrateur-éditeur. Procédé classique destiné à attester de l’authenticité des pages à suivre, il servira, paradoxalement, de plus en plus à l’auteur pour ménager un seuil avant le récit lui-même, dans le but de préparer le lecteur à une approche critique et distanciée de la diégèse. Le texte livre ensuite un récit plutôt décousu dans lequel l’auteur du manuscrit passe en revue son existence. Les épisodes se succèdent au gré des souvenirs et le texte s’achève d’une manière aussi brutale que frustrante pour le lecteur, accoutumé à la complétude des récits finalistes exposant les tenants et les aboutissants de leurs péripéties.

Au niveau thématique ensuite, Mirbeau compile, dans ce recueil de situations existentielles, toutes les problématiques qui alimentaient déjà son œuvre et qui fourniront les motifs à la deuxième partie de sa carrière romanesque. L’incommunicabilité homme-femme en est le thème dominant, dès les premières pages, où la femme de Charles L…, l’auteur du manuscrit, porte le document au narrateur, ami de ce dernier. L’incompréhension dont elle témoigne relativement aux écrits de son mari défunt fait pendant aux propos de celui-ci dans son œuvre, évoquant leur dissentiment perpétuel. Un second thème, récurrent depuis les débuts littéraires de Mirbeau, est également présent. Si l’existence de Charles L…  se réduit à un état larvaire, ce n’est pas faute d’avoir essayé d’y échapper. L’aspiration à l’idéal en butte aux affres du quotidien alimente tous ses efforts et imprègne le récit. Créateur stérile, âme trop sensible rejetée dans le tourbillon de l’existence, Charles L… n’est qu’un noyé en sursis. Son inadaptation à la société et le décalage qu’il ne cesse de ressentir entre lui et les choses en font un précurseur de Meursault, ainsi que l’a relevé Pierre Michel. Reste la tentation de la révolte mais qui, elle aussi, avorte pour laisser place à la résignation. C’est là que Les Mémoires de mon ami se sépare des romans à venir. Accentuant la déconstruction du récit entamée avec ce bref texte, les œuvres futures en conserveront essentiellement la dimension testimoniale pour inciter le lecteur à la réflexion critique et à une prise de conscience salvatrice. En ce sens seulement, Charles L… préfigure Clara, Célestine, le narrateur des Les Vingt et un jours d’un neurasthénique ou celui de La 628-E8. L’hypocrisie morale, la mesquinerie petite-bourgeoise de ses beaux-parents comme des siens, l’incurie des juges désignent les cibles sur lesquelles va se focaliser l’engagement de Mirbeau. Enfin, la pitié qui imprègne plusieurs passages ajoute à l’unité d’inspiration d’une écriture autant préoccupée d’esthétique que d’éthique.

A. V.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Les Mémoires de mon ami, in Chez l’Illustre Écrivain, Flammarion, 1920, pp. 133-298 (et collection « Une heure d’oubli », Flammarion, 1920) ; Pierre Michel, présentation des Mémoires de mon ami, in Contes cruels, II, Les Belles Lettres/Archimbaud, 2000, pp. 565-569 ; Arnaud Vareille,  préface aux Mémoires de mon ami, L’Arbre Vengeur, 2007, pp. 7-17 ; Robert Ziegler, « Jeux de massacre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8,  2001, pp. 172-182.

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LETTRES A BANSARD

Les lettres de Mirbeau à son ami de jeunesse Alfred Bansard des Bois ont été achetées par Pierre Michel en 1967 et publiées par ses soins en 1989, à Montpellier, aux Éditions du Limon, dans la collection « Ego scriptor » (175 pages). Leur édition critique comporte une préface, des notes, une petite bibliographie, aujourd’hui dépassée, et un index.

Ces quelques soixante lettres de jeunesse couvrent une période allant de 1862, alors que le jeune Octave est interne chez les jésuites de Vannes, dans ce qu’il appelle « un véritable enfer », jusqu’en 1874, quand il envoie à son ancien confident une banale lettre de condoléances révélant que leurs voies ont divergé et que l’amitié de naguère n’existe plus qu’à l’état de vestige. La plupart des lettres ont été écrites dans les trois années qui précèdent la mort de sa mère et son départ à la guerre de 1870.

Elles présentent un triple intérêt.

* Tout d’abord, elles constituent pour le jeune écrivain en herbe un terrain d’exercice et d’expérimentation : il s’entraîne, il fait ses gammes, il met en œuvre tout un arsenal de procédés rhétoriques et stylistiques qui lui seront fort utiles dans la suite de sa carrière de chroniqueur, de polémiste et d’auteur dramatique. D’où un ébouriffant festival de cocasseries verbales et d’inventions lexicales, telles qu’on en retrouvera en particulier dans ses romans “nègres”.

* Ensuite, elles permettent de beaucoup mieux connaître le jeune Mirbeau, de suivre la genèse de sa personnalité d’adulte et d’écrivain et de mieux comprendre son œuvre littéraire à venir. Il dispose déjà d'une plume acérée et efficace et d'un humour corrosif, qui constitue aussi la meilleure des carapaces. Mais il est aussi rongé par la neurasthénie, il alterne les phases d'agitation frénétique et les périodes d'inertie contemplative, comme il en aura souvent par la suite, et il s'avère d'autant plus incapable de s'astreindre à une existence mortifère, dans le cercueil notarial de Me Robbe, qu'il est fasciné par Paris, la ville-poison, la Babylone moderne, qui est aussi la ville-remède, où il espère assouvir enfin ses désirs mal comprimés et ses ambitions sociales et littéraires. Le Mirbeau de la maturité est déjà tout entier dans le jeune provincial ambitieux, Rastignac doublé de Mme Bovary, pour qui l’ami Alfred ne sert guère que de réceptacle à confidences.

* Enfin, elles ont constitué une révolution dans la connaissance du jeune Mirbeau et dans la compréhension des douze années de prostitution politico-journalistique, qui vont suivre et qui étaient jusque là insoupçonnées. Car, loin d’être le conservateur catholique que les commentateurs ont longtemps prétendu, il apparaît déjà révolté contre la société bourgeoise, contre la langue de bois des politiciens, contre la chape de plomb du conservatisme et du conformisme provinciaux, contre la politique belliciste du Second Empire, et surtout contre l'Église romaine et les superstitions religieuses, tout juste bonnes pour des pensionnaires de Charenton ; et il en arrive à souhaiter la chute de l’Empire. L’intellectuel engagé et le libertaire passionné sont déjà tout entiers dans le jeune ambitieux, révolté et idéaliste, qui fait ses armes dans son bourg de Rémalard en rêvant d’évasion vers Paris.

Voir aussi les notices Bansard des Bois et Rémalard.

P. M.

 

Bibliographie : Alexandre Lévy, « Mirbeau épistolier : Lettres à Alfred Bansard des Bois », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 33-45 ; Pierre Michel, préface des Lettres à Alfred Bansard, Éditions du Limon, 1989, pp. 9-32 ; Pierre Michel,  « Octave Mirbeau de Rémalard », Colloque Octave Mirbeau, Actes du colloque du Prieuré Saint-Michel de Crouttes, Éditions du Demi-Cercle, 1994, pp. 19-34.

 

 

 


LETTRES A TOLSTOÏ

Plaquette de vingt pages, publiée à Reims, en 1991, par les Éditions à l'Écart, dans la collection « Lettres d'écrivains », et dont le tirage était limité à cent exemplaires numérotés. Elle comporte une importante lettre datée du 27 mai 1903, où Mirbeau oppose la clarté réductrice de « l'art latin » à la complexité vivante du roman russe, auquel il est redevable. Elle est suivie de la brève réponse de Tolstoï, datée du 12 octobre 1903. La présentation est de Jean-François Nivet et Pierre Michel.


LETTRES DE L'INDE

C’est sous ce titre qu’ont été publiés, en 1991, aux éditions de L’Échoppe, à Caen, onze pseudo-lettres prétendument envoyées d’Inde et qui ont été publiées en 1885 en deux temps, dans deux quotidiens supposés sérieux : Le Gaulois, où elles sont signées Nirvana (du 13 février au 22 avril), et Le Journal des débats, où la signature se réduit à N. (le 31 juillet et le 1er août). Le pseudonyme de Nirvana est particulièrement révélateur de l’idéal de sagesse dont rêve Mirbeau à cette époque, où il aspire à parvenir à un état de parfaite quiétude et de total détachement, qui aille au-delà l’ataraxie des stoïciens et des épicuriens. Mais, pas plus que l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, il n’a la moindre chance d’y parvenir, étant beaucoup trop sensible et passionné pour pouvoir être indifférent à quoi que ce soit.

Les Lettres de l’Inde constituent une mystification littéraire, car en réalité Mirbeau n'a jamais mis les pieds en Inde. Et, lorsque paraissent les quatre dernières lettres, où il rapporte une randonnée censée avoir été effectuée dans le Sikkim, les seuls rhododendrons de douze mètres qu’il aperçoive n’ont rien d’himalayen : ce sont ceux qu’il découvre de sa fenêtre, dans sa chaumière normande du Rouvray, près de Laigle (Orne).... Il vient alors d’achever sa mue et entreprend sa rédemption par le verbe en entamant ses grands combats pour son idéal de Justice et de Vérité dans tous les domaines, mais, étant lourdement endetté, il n’en a pas encore fini avec les besognes alimentaires, dont font précisément partie ces pseudo-lettres. Par la même occasion, il a le plaisir de damer le pion à un journaliste mondain qu’il n’apprécie guère, Robert de Bonnières (voir la notice), qui, lui, au même moment part réellement pour l’Inde, mais dont les reportages, fades et anodins, ne paraîtront que bien après ceux de Niirvana.

Travaillant sans vergogne pour un politicien opportuniste, son ami François Deloncle (voir la notice), à des conditions pécuniaires que nous ignorons, Mirbeau y met intelligemment à profit les rapports que celui-ci a adressés à Jules Ferry, alors président du Conseil, lors des missions officieuses qui lui ont été confiées en 1883, en vue d'inciter le gouvernement français à contrecarrer l'expansionnisme britannique. Son rôle de nègre consiste à donner une forme littéraire et à conférer le plus d’écho possible aux recommandations de son commanditaire, dont les rapports sont conservés dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Dans les années 1960, ils ont été photocopiés, puis reliés en un volume, par les soins du petit-fils de Deloncle, Michel Habib-Deloncle, alors ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle, lequel a accepté aimablement de me les confier pour les besoins de cette édition.

Dans ses lettres, le pseudo-Nirvana fait le récit de son voyage vers l’Inde mystérieuse à bord du Saghalien (dont Mirbeau reprendra le nom dans Le Jardin des supplices). Il fait d’abord escale à Aden, puis fait route vers Ceylan, visite Colombo et Kandy et rend notamment visite à un sage bouddhiste du nom de Sumangala. Puis il gagne Pondichéry, présenté comme le joyau de la colonisation française, avant de se rendre, en train et en sept jours, à Peshavar, aux confins de l’Afghanistan, puis dans l’Himalaya, à Darjeeling, et d’entreprendre la randonnée qu’il évoque dans les dernières lettres. Les lettres VI et VII sont des tentatives de synthèse sur l’Hindou, qui souffre certes de la faim infligée par les Anglais et qui, pour l’heure, se résigne à sa misère, mais qui, grâce au système des castes, finira bien par recouvrer sa liberté, et sur l’Afghan, fanatique et ignorant, qui a su arrêter quatre fois les Anglais et leur préfère les Russes, beaucoup moins brutaux..

Porte-plume de Deloncle, qui est un partisan convaincu des conquêtes coloniales et qui est doublement soucieux d’étendre la domination française et de stopper l’expansion anglaise, Nirvana se plaît à opposer le colonialisme homicide et ethnocide des Anglais à la conquête coloniale française, supposée civilisatrice et respectueuse des hommes et des cultures, notamment à Pondichéry – opposition que l'on retrouve, la même année, dans certaines des Chroniques du Diable. Néanmoins, il est beaucoup moins interventionniste que son commanditaire, qui a élaboré un vaste plan englobant notamment l’annexion rampante du Siam et une espèce de partage de la Perse avec la Russie. Il est difficile de savoir si cette modération du nègre résulte d’un partage des tâches entre un faucon et une colombe, ou bien est due à la libre initiative de Mirbeau, qu’auraient effrayé les projets de son ami. Reste qu’en donnant une image idéalisée du colonialisme français, il contribue, à sa façon, à la mystification colonialiste qu’il combat par ailleurs…

Par-delà la besogne alimentaire et la prostitution idéologique qu'elle implique, Mirbeau y exprime sa fascination pour la civilisation indienne, qui lui a inspiré, en 1885, une douzaine d’articles, dans La France et Le Gaulois. Il en admire en particulier le détachement, qui constitue une force admirable sur laquelle viendront buter les Anglais, et manifeste son intérêt pour le bouddhisme cinghalais, incarné par Sumangala, qui lui apparaît comme une forme de sagesse athée, bien préférable à l’intolérance des chrétiens et au fanatisme des musulmans du Soudan ou d’Afghanistan.

Voir aussi Inde, Colonialisme, Mystification, Deloncle et Bonnières.

P. M.

 

Bibliographie : Ioanna Chatzidimitriou, « Lettres de l’Inde : Fictional Histories as Colonial Discourse », Dalhousie French Studies, Halifax, Canada, n° 84, automne 2008, pp. 13-21  ; Pierre Michel et  Jean-François Nivet, préface des Lettres de l’Inde, L’Échoppe, Caen, 1991, pp. 7-22 ; Pierre Michel,  « Les Mystifications épistolaires d’Octave Mirbeau », Revue de l’Aire, n° 28, décembre 2002, pp. 77-84 ; Christian Petr, L'Inde des romans, Éditions Kailash, Paris-Pondichéry, 1995, pp. 39-47 ; Christian Petr, « L’Être de l’Inde », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, mai 1997, pp. 329-337 ; Jean-Luc Planchais, « Les Tribulations d’un Normand aux Indes », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy de septembre 2005, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 35-44.

 

 


LETTRES DE MA CHAUMIERE

Les Lettres de ma chaumière sont un recueil de contes paru chez Laurent en novembre 1885 (bien que figure la date de 1886). Le tirage n’était que de mille exemplaires, mais, à en croire Mirbeau, qui exagère probablement pour les besoins de la cause, le volume se serait fort peu vendu.  

Il s’agit de la première œuvre littéraire signée du nom de Mirbeau. Il l’a rédigée, pour l'essentiel, au cours d'un séjour au Rouvray, près de Laigle, dans l'Orne – d'où l'allusion à la chaumière. Mais il n’a pas retenu tous les textes parus en feuilleton dans La France sous ce titre générique dans les mois précédents et qui comportaient des articles d’une tout autre inspiration (par exemple « Le Homestead », « Notes tristes » ou « Le Suicide »).

Le volume comporte 21 textes de tonalités et de statuts différents. On y trouve :

- Des contes où l'auteur se met lui-même en scène :  « Ma chaumière », « La Bonne », « Le Petit mendiant » – où il réutilise un de ses Petits poèmes parisiens signés Gardéniac, « Le Petit modèle » –, « Un Poète local », situé en Bretagne, et « Le Crapaud ».

- Des contes du prétoire : « L’Enfant », sur le mode terrible, et « La Justice de paix », sur le mode comique.

- Une longue nouvelle qui couvre toute la vie du personnage principal, petit paysan percheron :  « La Mort du père Dugué »).

- Des dialogues : « La Guerre et l'homme », sur le mode allégorique, et « La Table d'hôtes », sur le mode satirique.

Des récits qui évoquent avec réalisme la brutalité de la condition des marins bretons (« Les Eaux muettes ») et des paysans normands (« L’Enfant »,  « Le Père Nicolas ») alternent avec des descriptions poétiques ou impressionnistes (« Ma chaumière », le début des « Eaux muettes »), des séquences qui flirtent avec le fantastique ((« La Tête coupée ») et des textes polémiques (« Le Tripot aux champs »).

Chaque texte est dédié à un ami de l'auteur et tâche d'en refléter l'esprit : relevons notamment les noms de Félicien Rops (« L’Enfant »), Auguste Rodin (« Le Père Nicolas »), Paul Bourget (« Veuve »), Paul Hervieu (« La Mort du chien »), Henri Lavedan (« La Bonne »), Émile Zola (« La Mort du père Dugué »), J.-K.Huysmans (« Un Poète local »), Jules Barbey d'Aurevilly (« La Tête coupée ») et Guy de Maupassant (« La Justice de paix »). Mirbeau s’emploie à pasticher quelque peu leur manière, dans les lettres qui leur sont dédiées.

Le titre ne saurait manquer de faire penser aux Lettres de mon moulin, d'Alphonse Daudet, que Mirbeau a vigoureusement attaqué dans la presse depuis deux ans. Il lui reproche, d'une part, d'avoir un talent « pillard » et d'emprunter à quantité d'auteurs, et, d'autre part, de donner, des hommes et de la société contemporaine, une image beaucoup trop édulcorée, afin de plaire au grand public, français et étranger. Pour sa part, il nous donne une vision beaucoup plus cruelle et pessimiste de la condition humaine et de la misère du plus grand nombre, dans une société fort injustement organisée.

Les récits les plus remarquables, dans des genres différents, sont « L’Enfant », qui traite des infanticides dans un misérable hameau du Perche où des naissances non désirées constituent une menace pour l'équilibre alimentaire (c'est un plaidoyer indirect pour le droit au contrôle des naissances : position néo-malthusienne qui restera celle de Mirbeau, notamment dans sa série d'articles parus dans Le Journal à l'automne 1900, « Dépopulation », voir la notice Néo-malthusianisme) ; et « La Justice de paix », conte du prétoire, qui illustre plaisamment la totale absence de moralité de paysans normands qui font argent de tout. À noter aussi « Agronomie », où apparaît pour la première fois le personnage caricatural du parvenu milliardaire, exploiteur cynique et sans scrupules, qui ne s'en proclame pas moins « socialiste » : Lechat, alors prénommé Théodule, et qui sera rebaptisé Isidore dans Les affaires sont les affaires (1903).

Mirbeau reprendra dix de ses lettres dans les Contes de la chaumière, en janvier 1894. Toutes les lettres du recueil seront recueillies en deux volumes dans les Contes cruels (1990).

Voir aussi les notices Contes de la chaumière et Contes cruels.

P. M.

 

Bibliographie : voir celle des Contes cruels.

 

 


MEMOIRE POUR UN AVOCAT

Mémoire pour un avocat  est une longue nouvelle, parue en feuilleton dans Le Journal, du 30 septembre au 18 novembre 1894, et publiée en 2006 par les Éditions du Boucher, sous la forme d’un livre électronique. Elle a été préalablement recueillie en 1990 dans les Contes cruels, mais, par erreur, le mot Mémoires y était écrit au pluriel, comme s’il s’agissait de souvenirs autobiographiques, alors qu’il est question d’un mémoire (traduit par appunti en italien) destiné à permettre à un avocat de défendre son client dans une procédure de divorce.

Lorsqu’il rédige Mémoire pour un avocat, Mirbeau se trouve alors au fond de l’abîme : depuis plus de trois ans, il traverse une interminable crise, où le sentiment lancinant de son impuissance littéraire, son profond dégoût de la politique menée pat les républicains au pouvoir et son habituel pessimisme existentiel se doublent d’une grave crise conjugale. Marié depuis plus de sept ans à une ancienne théâtreuse, Alice Regnault, plus souvent célébrée pour sa beauté que pour son talent, il a une claire conscience de gâcher sa vie et son talent à ses côtés, tout en se sentant incapable de briser le lien qui l’attache masochistement à elle. Après sa nouvelle intitulée ironiquement « Vers le bonheur », et publiée au lendemain même de son mariage (1887), et un article à la consternante et vengeresse gynécophobie, « Lilith » (1892), Mémoire pour un avocat constitue un nouvel exutoire à sa souffrance et un nouveau règlement de comptes avec son incompréhensive compagne.

Mémoire pour un avocat est en effet le récit d'un asservissement conjugal : Mirbeau imagine un homme qui, marié par amour et plein d’illusions, est rapidement devenu l’esclave d’une femme qu’il s’est mis à détester et qu’il prend plaisir à mépriser, mais dont l’emprise sur lui est telle que toute révolte s’avère impossible. Il est difficile de ne pas y voir un acte d'accusation lancé par Mirbeau contre sa propre femme, en même temps qu'un mea culpa pour certaines de ses propres lâchetés, difficilement compréhensibles. Car, comme le narrateur, il a le sentiment d’avoir trop souvent cédé devant Alice : par masochisme peut-être, à cause, probablement aussi, de leur commun passé, très vraisemblablement encore à cause d’un indéracinable sentiment de culpabilité. Et c’est en avouant sa honte que, comme huit ans plus tôt dans Le Calvaire,  il espère parvenir à se libérer du poids de ses fautes.

Mais, par-delà les confessions indirectes qu’on est tenté de lire à travers la fiction, ce texte a bien une portée générale qui lui confère sa permanente actualité : le grand romancier, lucide arracheur de masques et féroce démystificateur, y exprime sa très pessimiste vision du monde et des hommes, qui lui inspire son « immense tristesse et [son] immense découragement », et y procède une nouvelle fois à une double démythification en règle de “l’amour” et du mariage monogamique, tous deux porteurs d’illusions dangereuses pour les individus et pour une organisation sociale pourrissante.

P. M.

 

Bibliographie :Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, loc. cit., 2006, pp. 3-15.

 

 


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