Thèmes et interprétations

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Terme
HYSTERIE

HYSTÉRIE

 

            Mirbeau, à l’instar de ses contemporains, est conscient d’évoluer dans une époque convulsive, déchirée entre ses aspirations nostalgiques pour le passé et la tentation angoissante de la modernité. Ainsi écrit-il sous le pseudonyme du « Diable », dans une chronique de L’Événement publiée le 29 mai 1885 : « Ce siècle sera celui des maladies nerveuses, à un double point de vue : d’abord, parce qu’elles auront été maîtresses et causes de tous ses actes ; ensuite, parce qu’il aura étudié à fond et connu les secrets de son mal. » En matière de maladies nerveuses, Jean-Martin Charcot s’impose, on le sait, comme une référence absolue à partir des années 1880. L’incontournable « Paganini de l’hystérie » use de son aura pour mener à bien une ingénieuse stratégie de l’annexion et du rayonnement. L’hystérique, en même temps que le Maître qui en dirige les représentations, est invité(e) à sortir des hôpitaux pour investir, à la manière d'un incontournable paradigme, les scènes politique, idéologique et esthétique sur lesquelles évoluent les principaux acteurs du XIXe siècle.

Comme Maupassant, Daudet ou Edmond de Goncourt, Mirbeau fréquenta le salon du neurologue, dans son hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés, et surtout assista à ses savantes démonstrations, dans l’amphithéâtre comble de la Salpêtrière. « La névrose au village », autre « Chronique du Diable » publiée le 29 mars 1885, est le compte rendu de « la pièce jouée », un de ces fameux vendredis, devant le tout-Paris avide de sensations fortes. Mirbeau n’échappe pas tout à fait à la fascination exercée par le Maître, mais s’efforce de prendre du recul et d’analyser les ressorts dramatiques grâce auxquels la clinique verse insensiblement dans le spectaculaire et l’onirisme. L’hypnotisme expérimental et les manipulations sous catalepsie nourrissent l’idéal anatomopathologique des chairs pétries, modelées à l’égal d’une « cire » humaine, et des corps manœuvrés, habilement réduits à l’état d’« automate[s] ». En outre, l’assujettissement des esprits à la volonté d’un deus ex machina consacré par la science inspire une réflexion plus inquiétante sur la manipulation des foules et l’hystérie collective. Le « peuple hypnotisé » évoqué dans « Le siècle de Charcot » trouve un écho politique, le 28 novembre 1888, dans un article du Figaro appelé à devenir célèbre parmi les anarchistes. L’Imprécateur y appelle à la grève des urnes et stigmatise l'esprit grégaire de ses contemporains : « Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ? et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? » Mirbeau, en se demandant « à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant », semble mettre en garde, sur le mode d’une remarquable prémonition, contre ce que seront les propagandes criminelles du XXe siècle.

En matière de névrose, l’originalité de Mirbeau réside par ailleurs dans son intérêt pour « l’hystérie des mâles », ainsi qu’il la nomme dans un article du 20 mai 1885. Il y est notamment question du railway spine, une pathologie nerveuse liée au mode de vie des ouvriers dont le « cerveau [est] sans cesse chauffé à blanc [par] l[es] machine[s] » ferroviaires. Certes, la dimension ironique inhérente aux « Chroniques du Diable » invite à se méfier du compte rendu objectif pour en extraire la veine essentiellement satirique. La popularité du nervous shock, en faisant espérer des indemnités généreuses, ouvre la voie aux supercheries pathologiques et fait ressurgir le spectre de la simulation. Mais cette méfiance à l’égard des récupérations frauduleuses n’empêche pas la reconnaissance d’une hystérie de type masculin. Trois ans avant la publication de L’Abbé Jules, Mirbeau s’inscrit en porte-à-faux contre les clichés, particulièrement tenaces, hérités de l’ancestrale fureur utérine. Pour autant, faut-il en déduire que le « mâle » éponyme du roman, figure protéiforme par excellence, est indiscutablement hystérique ? La question du diagnostic ne trouve aucune réponse définitive dans le récit. L’abbé est fréquemment qualifié par son entourage de « fou, [d’]exalté » (éd. Mercure de France, coll. « Mille Pages », 1991, p. 347) et souffre régulièrement de crises qui le laissent « semblable à un épileptique terrassé par son mal » (ibid., p. 381). Mais cette maladie que le narrateur laisse deviner à défaut d’expliciter, dont on pourrait croire qu’elle est tout de même la clé de l’« indéchiffrable énigme » (ibid., p. 384) posée par Jules Dervelle, la voici, la seule et unique fois où elle est nommée, retourner à ses origines, du côté des « vieilles dévotes hystériques » (ibid., p. 434). Sans doute faut-il justement décrypter l’ambiguïté grimacière du récit pour y lire la preuve fantasque, à rebours, de symptômes eux-mêmes flottants. Achevons, pour nous en convaincre, de lister chez l’abbé quelques uns des signes hystériquement connotés de son être-au-monde, symptômes régis par une poétique des limites et du dépassement, de l’en deçà et de l’au-delà. Parmi eux : la démesure pathologique qui fait passer d’une lubie à une autre ou « de l’excessif enthousiasme à l’excessive fureur » (ibid., p. 610) ; l’histrionisme du comédien voué à cultiver le mystère de son personnage et, sans cesse, à « inventer de nouvelles farces » (ibid., p. 417) ; l’impressionnabilité de l’esthète doté d’un « cerveau de sensitif » (ibid., p. 470) et réceptif aux moindres tintements du monde ; le dédoublement de la personnalité, enfin, qui incline à faire de l’être un prisme changeant aux mille facettes.            

            L’hystérie féminine, dans les romans de Mirbeau, est beaucoup moins problématique dans son repérage, beaucoup plus schématique et prévisible aussi. Dans La Belle Madame Le Vassart, publié en 1884 sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne, Mirbeau met en scène une femme frustrée, poussée au crime par « l’hystérie, qui la travaillait depuis des mois » et qu’une passion inassouvie a transformée en pulsion sanguinaire (Œuvre romanesque, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000, t. II, p. 858). Un an plus tard et quelques mois après avoir assisté à l’une des leçons du Maître, le romancier convoque à nouveau la représentation traditionnelle de la femme névrosée, désormais sur les modes stéréotypés du bovarysme, de l’aboulie et de la mélancolie suicidaire. Dans Le Calvaire, dont la conception remonte à juin 1885, la mère du narrateur est une femme à la « volonté […] paralysée » (Œuvre romanesque, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000, t. I, p. 128), victime d’« incidents nerveux inquiétants » (ibid., p. 126), fréquemment investie d’une « rage de tendresse » suspecte envers son fils (ibid., p. 136) et hantée par la crainte justifiée du poids de l’hérédité (sa propre mère s’est pendue). Enfin, Le Jardin des supplices propose la version amplifiée, presque parodique, d’une pathologie parfaitement identifiable sur le plan clinique. Le lecteur reconnaît aisément en Clara, de même que Charles-Edmond Cornille dans sa thèse de médecine, une « dégénérée hystérique avec perversion profonde de l’instinct sexuel » (Sur quelques dégénérés dans les œuvres d’Octave Mirbeau, Lille, Faculté de médecine et de pharmacie, 1922, p. 47). La « crise terrible » (édition de Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1991, p. 266) sur laquelle se clôt le récit est en tout point conforme à la fameuse grande attaque décrite par Charcot. L’hysteria major du personnage débute par une phase épileptoïde – l’« évanoui[ssement] », « une plainte », des « secousses nerveuses », la « face crispée », « un peu d’écume [aux] lèvres » –, suivie de mouvements clowniques – « Dans une dernière convulsion son corps s’arqua, des talons à la nuque. » –, d’attitudes passionnelles – « elle pleura, pleura » – et de la résolution finale : « Clara […] dormait et, de temps en temps, [parlait] en son sommeil » (ibid., pp. 265-270).   

            Mais Le Jardin des supplices, publié six ans après la mort de Charcot, se referme aussi sur une image beaucoup moins académique que celle de cette crise codifiée à l’envi : « une sorte de singe de bronze, accroupi dans un coin de la pièce, tendait vers Clara, en ricanant férocement, un sexe monstrueux » (ibid., p. 270). C’est effectivement dans la grimace, la déformation et la monstruosité qu’il importe de chercher la clé des représentations de l’hystérie développées par Mirbeau. La « maladie du siècle » permet de somatiser les traumatismes conscients ou refoulés imputables aux fractures historiques (l’après 1789, 1830, 1848, 1870) et aux bouleversements impulsés par le progrès. L’imprécation est une prière engagée au nom des furies contemporaines, incantation révoltée dont l’hystérie, tout à la fois, est l’un des réservoirs à fantasmes, la syntaxe convulsive et le message ricanant.

C. G.

 

Bibliographie : Ian Geay,  « Le Prêtre et l'Hystérique, le prêtre est l'hystérique », in Le Malheureux bourdon : la figuration du viol dans la littérature finiséculaire, thèse dactylographiée, Université de Paris VIII,  2005, pp. 222-247  ; Céline Grenaud, L'Image de l'hystérie dans la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle, thèse de doctorat dactylographiée, Université de Paris IV-Sorbonne, 2004, pp. 47-54, 118-129, 223-238, 824-828 ; Céline Grenaud, « Tintement et bourdonnement dans l'imaginaire mirbellien : une esthétique impressionniste du morbide et de la volupté », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 172-184 ; Céline Grenaud, « Les Doubles de l'abbé Jules, ou comment un hystérique peut en cacher un autre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 4-21 ; Céline Grenaud, « Le monstre féminin dans les romans de Mirbeau », in Octave Mirbeau : Passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (28 septembre-2 octobre 2005), publiés sous la direction de Laure Himy-Piéri et Gérard Poulouin, Caen, Presses universitaires de Caen, 2007, pp. 57-67 ; Bertrand Marquer, L'Hystérie dans “L'Abbé Jules”  et “Le Jardin des supplices” d'Octave Mirbeau, mémoire de D.E.A. dactylographié, Université de Paris VIII, 2001, 79 pages ; Bertrand Marquer, « Mirbeau et Charcot : la vision du Diable », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 53-67 ; Bertrand Marquer, « L'Hystérie comme arme polémique dans L'Abbé Jules et Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 52-68  ; Pierre Michel, , « Les Hystériques de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 17-38 ; Pierre Michel, « Mirbeau et l'hystérie », in Écrire la maladie : Du bon usage des maladies, Actes du colloque d'Angers, Imago, 2002, pp. 71-84 ; Pierre Michel, « Le Calvaire et L'Âme errante : Mirbeau, Paul Brulat et l'hystérie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11,  2004, pp. 68-78.


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