Thèmes et interprétations

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Terme
ARTISTE

Les privilèges de l’artiste

 

Mirbeau se fait une haute idée de l’artiste créateur et lui assigne même une mission sacralisée. Encore convient-il de bien distinguer le véritable artiste de celui qui n’est qu’un fabricant de produits calibrés en fonction du marché et destinés à satisfaire un public dûment crétinisé et dépourvu de goût. L’artiste digne de ce nom, c’est « un être privilégié par la qualité intellectuelle de ses jouissances » et qui, « plus directement que les autres hommes en communication avec la nature, voit, découvre, comprend, dans l’infini frémissement de la vie, des choses que les autres ne verront, ne découvriront, ne comprendront jamais » (« Le Chemin de la croix », Le Figaro, 16 janvier 1888). S’il est arrivé à ce stade de pénétration et de jouissance, c’est qu’il a opposé, dès l’enfance, une résistance opiniâtre à toutes les tentatives d’éducastration perpétrées par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église, ou bien, plus rarement, parce qu’il est parvenu à s’en libérer au terme d’une ascèse longue, difficile et douloureuse. Une des formes de cette résistance peut être la paresse à l’école, qui permet à l’élève de ne rien retenir des préjugés « corrosifs » dont ses professeurs voudraient l’enduire, ni des connaissances rébarbatives et répulsives dont ils souhaiteraient l’emplir pour mieux étouffer son imagination et sa créativité. Dans la continuité de Baudelaire, Mirbeau semble considérer que tout enfant porte en lui un génie potentiel, mais que seuls de rarissimes happy few parviennent à préserver l’étincelle du génie jusqu’à l’âge adulte. Il faut pour cela posséder une forte personnalité, ou, comme il disait plutôt, un fort « tempérament ».

Mais, avant d’être en mesure de réaliser des œuvres un tant soit peu dignes d’estime ou d’admiration, le jeune artiste devra acquérir la maîtrise de son métier : elle n’est certes pas suffisante, mais elle n’en est pas moins absolument nécessaire, sans quoi les moyens mis en œuvre n’auront aucune chance de permettre de s’approcher un tant soit peu de l’œuvre telle que l’a conçue l’imagination de l’artiste. Bien sûr, ces moyens eux-mêmes devront nécessairement évoluer au fur et à mesure que l’artiste fera une œuvre vraiment personnelle et suivra sa propre voie : il devra alors les adapter aux nouveaux objectifs qu’il se sera fixés : « Il appartient à l’homme de génie de créer de nouvelles ressources à son art, de reculer les limites du possible, de faire mieux, plus fort, que les devanciers » (« Le Salon IV », La France, 17 mai 1885). C’est seulement au terme de longues périodes d’apprentissage, de recherches et d’expériences que l’artiste pourra enfin s’épanouir et réaliser ses potentialités.

 

« De continuelles désespérances »

 

Mais ce « privilège » de voir, de sentir et de comprendre, qui le distingue du commun des mortels, l’artiste le paie au prix fort. Car il est condamné à « de continuelles désespérances », que Mirbeau a évoquées dans son roman Dans le ciel, à travers la tragédie du peintre Lucien, inspiré de Van Gogh.  . 

* La première raison en est que l’idéal auquel il aspire est inaccessible et que l’instrument dont il dispose est toujours pathétiquement inapte à rendre la complexité de ce qu’il perçoit et de ce qu’il porte en lui : « Devant le mystère qu’est le frisson de la vie, et qu’il est impossible d’étreindre complètement pour le fixer en un vers, sur une toile, dans du marbre [...], même un Shakespeare, même un Velasquez, même un Rodin se sent bien petit et bien impuissant. C’est que la réalisation a toujours été inférieure au rêve, et c’est le rêve qu’ils poursuivent. De là leurs tortures » (« Le Chemin de la croix »). À propos de Cézanne, Mirbeau écrit en 1914 que « la joie cruelle de ceux qui ont la nature pour maître est de savoir qu’ils ne l’atteindront jamais » (Préface au catalogue de l’exposition Paul Cézanne). De surcroît, l’outil « infidèle » du peintre et du sculpteur qu’est la main n’est pas toujours apte à exprimer ce que l’imagination créatrice de l’artiste a conçu, comme s’en désespère le peintre Lucien : « À mesure que je pénètre plus profond dans la nature, dans l'inexprimable et surnaturel mystère qu'est la nature, j'éprouve combien je suis faible et impuissant devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais l'exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu'est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines » (Dans le ciel, ch. XX). Aussi finira-t-il par se couper la main, “coupable” de trahir l’idéal entrevu. Mais, s’il faut en croire les confidences rapportées par Albert Adès (La Renaissance de l’art, février 1919), le cerveau lui-même n’est pas un outil au-dessus de tout soupçon, aux yeux de Mirbeau, et peut en retour entraver la spontanéité de la main : sans son cerveau, Rodin, qui possédait une main quasiment infaillible, aurait été carrément un dieu !

* La seconde explication des souffrances de l’artiste tient à son environnement socio-culturel : du fait de sa différence, il est forcément incompris, méconnu, souvent même persécuté, par ses congénères misonéistes, qu’il effraie ; quant aux pouvoirs publics, qui se méfient de l’art comme de la peste et ne conçoivent que des artistes instrumentalisés au profit de leur ordre, ils ne supportent « qu’un certain degré d’art », selon la formule révélatrice de l’inamovible ministre Georges Leygues, que Mirbeau se plaît à citer. L’artiste novateur a donc énormément de mal à vivre de son art et à percer le mur de l’indifférence ou du rejet – d’où la nécessité, pour Monet ou Rodin, par exemple, de recourir à un panégyriste comme Mirbeau ! Dans une société bourgeoise et conformiste, où dominent les « philistins », où le beau est sacrifié au joli et où l’art est « suffrage-universalisé », on déteste tout ce qui dépasse « la moyenne » et on pratique volontiers la chasse au génie : « Dans notre société, asservie à la tyrannie toute-puissante des collectivités, l’homme de génie n’a plus que la valeur anonyme, la valeur matriculaire d’un individu, c’est-à-dire qu’il n’a plus aucune valeur. Il ne compte pour rien. Mieux que cela, on le hait, et il fait peur comme les grands fauves, et, comme eux, on le poursuit, on le traque, on l’abat sans relâche. Ceux qui ont pu détruire un homme de génie et montrer sa peau à la société touchent une prime »... (« Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899).

 

La mission de l’artiste

 

La mission de l’artiste, pour Mirbeau, c’est d’exprimer, au moyen de l’outil qui lui convient le mieux, sa perception personnelle des choses et de faire partager ses « sensations inédites » et les émotions rares que lui a procurées le spectacle de la nature : « Un artiste est celui-là qui ressent une émotion devant la nature, et qui l’exprime. [...] On lui demande seulement d’être un brave homme, c’est-à-dire, devant une fleur, un regard, un caillou du chemin, devant n’importe quoi, d’avoir entrevu une beauté, ressenti un frisson de la vie, et de nous le dire » (« Le Salon du Champ-de-Mars », Le Figaro, 6 mai 1892). Peu importe le sujet ou le motif choisi, il n’y en a pas de plus nobles que d’autres : ce qui importe, c’est l’émotion esthétique qu’il procure et qui permet à l’artiste de transcender les limites du motif et de se projeter dans son œuvre, laquelle sera dès lors une sorte de synthèse du sujet et de l’objet, un coin de nature, non seulement vu et filtré, mais transfiguré par un tempérament d’exception :  « L’unique souci de l’artiste doit être de regarder sans cesse la Vie autour de lui pour la représenter absolument telle qu’elle lui apparaît. [...] Par la force même de son tempérament, il accentuera dans la Nature les formes et les couleurs qui en expriment le mieux le sens. En représentant sincèrement la nature, il la fera comprendre à sa manière, et c’est tout l’art » (interview par Paul Gsell, La Revue,  15 mars 1907).

Aussi toute véritable œuvre d’art est-elle potentiellement subversive en soi et possède-t-elle une vertu pédagogique, puisqu’elle nous révèle des aspects insoupçonnés des choses et fait éclater les rassurants cadres préexistants. C’est ce qui fait de l’artiste un rebelle sans le savoir. Ce caractère dérangeant, inquiétant, voire subversif, de l’œuvre d’art, est totalement indépendant des intentions de l’artiste et de ses choix idéologiques ou politiques : ainsi Camille Claudel, Renoir et Degas étaient-ils anti-dreyfusards, cependant que Cézanne était un bon bourgeois conservateur et Rodin un lecteur acritique du Petit Parisien.

P. M.

 

Bibliographie : Nella Arambasin, « La Critique d’art de Mirbeau, ou l’élaboration d’une anthropologie religieuse », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 97-123 ; Christian Limousin, « Mirbeau critique d'art : de “l'âge de l'huile diluvienne” au règne de l'artiste de génie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 11-41 ; Christian Limousin,  « À quoi bon les artistes en temps de crise ? » Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 60-77 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau critique d’art », préface des Combats esthétiques, Nouvelles éditions Séguier, 1993, t. I, pp. 9-36 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur,  Presses du Septentrion, Lille, 1999, 2 volumes, 759 pages. 


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