Thèmes et interprétations

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Terme
REVOLTE

On peut toujours discuter pour savoir si Mirbeau, une fois devenu riche, mondialement célèbre et doté d’une influence certaine, peut quand même être qualifié de « révolutionnaire tout court », comme il l’affirme en 1911 à Georges Docquois, parce qu’il est bien intégré socialement et que, face à la laideur et à la décourageante bêtise des bipèdes, il a cessé de croire la révolution « possible » et n’a, de toute façon, jamais eu d’idée bien précise de ce qu’il aurait aimé mettre à la place de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste. En revanche personne ne songera à discuter de sa qualité de révolté, qui semble bien lui être consubstantielle, et toute sa production, journalistique et littéraire, est là qui en apporte une éclatante confirmation : c’est bien d’une œuvre de révolte qu’il s’agit, aucune institution n’y est épargnée et l’humanité y est peinte sous les couleurs les plus noires. Dès sa jeunesse et ses lettres à Alfred Bansard, il est en révolte contre le régime impérial, dont il souhaite la chute, contre les infantiles inepties de l’Église catholique, tout juste bonnes pour des pensionnaires de Charenton, contre l’esprit borné des petits-bourgeois de province, contre l’organisation militaire qui ramènerait l’homme à la sauvagerie, contre l’apartheid social qui règne dans son village de Rémalard, contre une « morale » hypocrite et contre l’inhumaine compression sexuelle dont il souffre dans son cercueil notarial. Près d’un demi-siècle plus tard, il confie à Louis Nazzi que son état de révolte est permanent :  « Je n’ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées... Et je le dis »  (Comoedia, 25 février 1910). Aussi bien, pendant toute sa vie de révolté, aura-t-il choisi le camp des petits, des faibles, des pauvres, des démunis, des opprimés, des exploités, des sans-toit et des sans-voix, contre toutes les forces d’oppression, contre toutes les institutions étatiques ou économiques et contre les bourreaux de tout poil qui les écrasent, les humilient, les mutilent et les tuent, comme il le rappelle au chapitre VI de La 628-E8 (1907) : « Et puisque le riche – c'est-à-dire le gouvernant – est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l'assommé contre l'assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort. Cela est peut-être un peu simpliste, d'un parti pris facile, contre quoi il y a sans doute beaucoup à dire... Mais je n'entends rien aux subtilités de la politique. Et elles me blessent comme une injustice. »

Chez lui la révolte résulte d’un sentiment spontané d’indignation qui le saisit chaque fois qu’il constate une injustice, et elle est inséparable de la pitié que lui inspirent toutes les victimes. Elle est étrangère à la politique, si l’on entend par là le souci d’accéder au pouvoir ou de le conserver, de gérer l’ordre en place ou de se fixer des objectifs ou des revendications en conséquence : elle n’a pas d’autre objectif qu’elle-même, elle est à elle-même sa propre fin. Et peu importe, à la limite, qu’à l’expérience elle puisse se révéler « impuissante » face à la force brute, comme Mirbeau pense l’avoir démontré dans le dénouement décourageant de son drame Les Mauvais bergers (1897), qui s’achève dans un bain de sang, puisqu’elle manifeste du moins le sursaut de dignité de celui qui proteste avec l’énergie du désespoir contre cela même qui va le tuer : elle constitue alors un acte d’accusation en même temps que de désespoir. Pour qui, comme Mirbeau, est doté d’une conscience éthique, elle est bien « le plus saint des devoirs », face à toutes les monstrueuses iniquités qu’exhibe la société moderne (« Les Petits martyrs », L'Écho de Paris , 3 mai 1892).

Dans sa révolte contre les lois qui prétendent légitimer l’oppression des majorités, l’idéaliste Mirbeau en arrive à éprouver une sorte de solidarité avec d’autres types de révoltés, qui se marginalisent ou se mettent carrément hors la loi. Par exemple, les braconniers, tel Victor Flamant de Dingo (1913), qu’il « aime comme tous les révoltés » et qui sont souvent « généreux et courageux » (« Dans la forêt », L'Écho de Paris, 3 février 1891). À propos de Jean Richepin, qu’il considère alors comme un faux révolté, Mirbeau explique, lors même qu’il n’a pas achevé sa mue : « Il ne me déplaît pas qu’un homme se mette au-dessus des routines, des préjugés, des lois même, qu’il entre hardiment, les poings tendus, dans la révolte humaine » (« Jouets de Paris », Le Gaulois, 27 octobre 1884). À plus forte raison, quand il se sera rallié à l’anarchie comme idéal, ne manquera-t-il pas de manifester sa sympathie à ceux qui ont choisi de vivre hors la loi pour ne pas être hors la vie, parce que, dans la lutte pour la vie qu’impose une organisation sociale darwinienne, celui qui ne se révolte pas est sûr d’être impitoyablement écrasé. Certes, Mirbeau n’approuve pas le terrorisme d’un Ravachol, mais il lui accorde du moins des circonstances atténuantes, car ce n’est à ses yeux qu’un produit de la société bourgeoise et de la misère qu’elle sécrète et contre laquelle Ravachol s’est justement révolté. Certes, les apaches et les souteneurs, ces « hyènes humaines », ne sont pas des gens bien fréquentables ; mais, dans une société qui repose sur le meurtre et qui fait du vol l’activité la plus rémunératrice et la plus honorée, à condition d’être exercée sous des dehors plus présentables, il serait mal venu de leur reprocher de faire ce que tout le monde fait, mais hypocritement ; un gentleman-cambrioleur tel que celui de Scrupules (1902) ne peut manquer d’attirer la sympathie du lecteur ou du spectateur, parce qu’il exerce franchement et avec brio une profession qui devient dangereuse dès lors qu’elle ne se camoufle plus sous une apparence de respectabilité ; et si un voleur et un sadique, peut-être même un assassin, tel que Joseph, dans Le Journal d’une femme de chambre, exerce une si forte attirance sur la chambrière Célestine, c’est parce qu’elle préfère de beaucoup de franches « canailles » comme lui aux « honnêtes gens » qui lui répugnent. En se plaçant au-dessus des lois, fût-ce d’une façon criminelle, et en assumant de véritables risques, à la différence des « honnêtes gens » qui perpètrent leurs crapuleries à l’abri des lois et en toute tranquillité, tous ces personnages peu ragoûtants n’en méritent pas moins le respect du romancier parce que, à leur manière dévoyée, ils sont, eux aussi, des révoltés. Il n’est pas jusqu’aux condamnés à mort qui ne méritent ce respect, parce qu’ils paient au plus haut prix leur transgression : cas extrême, ce condamné qui monte à l’échafaud « en riant aux larmes » après avoir « mangé le nez » de l’aumônier qui l’exhortait à une exemplaire repentance, car celui-là au moins aura toujours refusé de se soumettre et sera resté fidèle à sa révolte jusqu’à son dernier rire de triomphe (« Notes pessimistes », La France, 26 avril 1885). 

Chez Mirbeau, la révolte n’est ni une question de morale, ni une question politique, mais plutôt un état d’esprit que l’on ne trouve que chez des hommes dotés d’un fort tempérament, qui les élève infiniment au-dessus des « larves » humaines qui peuplent ses contes et ses romans.

Voir aussi les notices Indignation, Éthique, Anarchie, Politique, Intellectuel, Engagement, Armée, Famille, École, Capitalisme et Marginalité.

P. M. 

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau : les contradictions d’un écrivain anarchiste », in Actes du colloque de Grenoble, Littérature et anarchie, Presses de l'Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la marginalité »,  cahier n° 29 des Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’Université d’Angers, 2002, pp. 93-103 ; Lawrence Schehr, « Mirbeau’s ultraviolence », Sub-stance, Madison (États-Unis), 1998, vol. 27, n° 86, pp. 106-127 ; James Swindlehurst,  « Mirbeau et l’écriture de la révolte », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 316-322.

 

 

 

 

 

           


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