Thèmes et interprétations

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Terme
SADISME

Le terme a été créé par Richard von Krafft-Ebing à partir du nom du marquis de Sade, célèbre écrivain du XVIIIe siècle, en référence à ses écrits, notamment Justine. Le sadisme est défini comme une perversion de l'instinct sexuel qui fait dépendre la volupté de la souffrance physique ou morale de l'autre. Cette manifestation de la pulsion sexuelle peut se traduire par la volonté de domination ou d’humiliation d’autrui.

Octave Mirbeau, dans son œuvre, a rassemblé un grand nombre de scènes de sadisme ordinaire. Ce sadisme est tantôt directement physique, tantôt indirectement moral ;  il est le plus souvent individuel, mais parfois il peut aussi être collectif ; il est, en revanche, universel. Ainsi, dans Le Calvaire (1886), le père du narrateur fait aux oiseaux une chasse impitoyable, c’est lui aussi qui tue les petits chats. Dans les Contes cruels, sont recueillis nombre de ces récits où figurent des êtres cruels, des sadiques “ordinaires”. Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), Joseph jouit de la souffrance d’un canard agonisant et Marianne supprime un nouveau-né sans aucun scrupule ; lors de la sortie du roman, Robert de Montesquiou écrivit que ce livre valait bien Justine et que son auteur méritait l’emprisonnement qui avait frappé Sade. C’est surtout dans Le Jardin des supplices (1899) que Mirbeau collectionne tous les types de sadiques et semble faire l’inventaire des formes du sadisme.

 

« La femme domine et torture l’homme »

 

Dans ses récits, il met en scène de nombreuses femmes cruelles, fidèle en cela à la littérature fin-de-siècle. C’est une des thèses de l’époque, soutenue par un des protagonistes du Jardin des supplices, qui s’interroge : « Alors pourquoi courent-elles, les femmes aux spectacles de sang, avec la même frénésie qu'à la volupté ?... Pourquoi, dans la rue, au théâtre, à la cour d'assises, à la guillotine, les voyez-vous tendre le col, ouvrir des yeux avides aux scènes de torture, éprouver, jusqu'à l'évanouissement, l'affreuse joie de la mort ? ». Dans « Paradoxe sur les Fenayrou » (Le Figaro, 12 octobre 1882), il écrit que la femme  « obéit à son instinct […], qui est de tromper toujours et de tuer toujours, sinon des corps, au moins des âmes ».

Il reprend même le stéréotype de la femme anglaise (cruelle), dans Le Jardin des supplices, avec Clara, prénom que l’on retrouve dans « Pauvre Tom » (Gil Blas, 1er juin 1886), récit dans lequel une femme oblige son mari à tuer son chien. Dans « Le Bain » (Gil Blas, 10 mai 1887), Clarisse pousse son mari à prendre un bain, d’où un malaise mortel de ce dernier, qui précisément s’en inquiétait. Dans certains récits de Mirbeau, c’est par le chantage sexuel que la femme domine l’homme : elle se refuse à lui tant qu’il n’a pas exaucé ses désirs. Dans Le Jardin des supplices, Mirbeau met en scène ce processus. Certes, le sadisme de Clara est d’abord et surtout passif : elle prend du plaisir, en regardant des spectacles de souffrance et de mort, en écoutant des récits de tortures et de mise à mort, et même en se les  remémorant. Mais il devient actif lorsqu’il est dirigé vers le narrateur. Clara utilise alors la raillerie et l’infantilisation : la parole féminine est castratrice, tout comme son regard. Les « yeux de supplice et de volupté » de Clara terrifient le narrateur, qui décrit un regard scalpel, renvoyant aussi bien au chirurgien qu'au tortionnaire. Dans ces récits, le sadisme des femmes se traduit rarement en violence physique : c’est moralement qu’elles torturent les hommes. On peut penser que Mirbeau parle aussi de sa propre expérience, surtout de son mariage avec Alice Regnault, comme pourrait bien le traduire (trahir ?) la variation sur les noms de Clara et de Clarisse (Clarisse = Clara + Alice ?).

 

Le sadisme masculin

 

Si « la femme domine et torture l’homme », comme l’écrit Mirbeau dans « Lilith » (Le Journal, 20 novembre 1892), les hommes ne s’en laissent pas compter. Dans de nombreux textes insérés ensuite dans Le Jardin des supplices, l’écrivain met en scène leur sadisme à travers différentes activités reconnues par la société occidentale, comme la fête foraine, la chasse ou la guerre. « L’instinct du meurtre » et le plaisir de tuer sont soulignés.  

Dans Le Jardin des supplices, Clara et le narrateur rencontrent un bourreau chinois, qui leur décrit les supplices qu’il a infligés à des prisonniers. Son sadisme est illustré par le plaisir qu’il a éprouvé lors des supplices qu'il leur fait subir : « J’ai retaillé un homme, des pieds à la tête, après lui avoir enlevé toute, la peau » ; « D’un homme, j’ai fait une femme ». Il leur décrit tranquillement ses actes atroces tout en caressant un chat. La description du bourreau permet de caractériser la psychologie du sadique : c’est un être orgueilleux qui se sent supérieur à ses victimes. Le rire, l’humour et le mépris traduisent ce sentiment de supériorité – sentiment que Clara a justement vis-à-vis du narrateur. Mirbeau rejoint ainsi Baudelaire, qui soulignait, dans De l'essence du rire, que « le rire vient de l'idée de sa propre supériorité ». Ainsi, le bourreau est un monstre d'orgueil  qui qualifie ses supplices de «  travail extraordinaire » ; le récit du « supplice du rat » – un « pur chef d'œuvre » d’après lui –, dont on trouve une variante chez Sade dans les Cent vingt Journées de Sodome, lui permet d’affirmer sa science de la torture, de souligner son professionnalisme : il se pose en expert. Ce plaisir “froid” se retrouve dans la manière dont le narrateur du « Colporteur » (Gil Blas, 15 juin 1886) décrit les tortures qu’il a infligées à un pauvre colporteur. Alors que, chez Clara, le plaisir sadique se traduit en plaisir sexuel, chez le bourreau il est intellectualisé : c’est un plaisir d’esthète.

Kafka dans La Colonie pénitentiaire, nouvelle inspirée par le roman de Mirbeau, poussera cette idée jusqu’à son paroxysme. Un voyageur se voit présenter par un officier une machine chargée des exécutions capitales et qui « grave » la sentence sur le corps du condamné jusqu’à ce qu’il meure. L’officier responsable du châtiment est l’incarnation de sa fonction ; complètement déshumanisé, il fait une description clinique du processus de mise à mort et du comportement du condamné, comme s’il s’agissait d’un compte rendu d’expérience. Dans ce récit, la technologie a pris le pas sur l’artisanat et sur l’art tel que le conçoit le bourreau chinois de Mirbeau : le rationalisme occidental s’oppose à la pensée orientale, et le déroulement de la torture, chez Kafka, est toujours le même. Kafka, dans La Colonie pénitentiaire, nous montre ce que peut produire la science quand elle est mise au service de la loi répressive.

            Le sadisme masculin se traduit souvent par des actes de torture physique, contrairement aux femmes, qui utilisent plutôt le harcèlement moral, le chantage sexuel ! Par cette différence, Mirbeau fait découvrir le vrai visage de l’amour, loin de l’image romantique généralement admise : ainsi écrit-il, dans « Lilith » (loc. cit.) que « l’homme, dans l’immense besoin d’aimer qui est en lui, […], accepte l’inconscience de la femme, son insensibilité devant la souffrance, […], son absence totale de bonté, son absence de sens moral […]. Il accepte tout cela, à cause de sa beauté ». C’est aussi une illustration de sa gynécophobie. Si, dans Le Jardin des supplices, Octave Mirbeau délocalise son récit, c’est afin de mieux universaliser son constat de la cruauté des humains : les propos des différents protagonistes confirment l’idée qu’« il y a des supplices, partout où il y a des hommes ». L'homme est naturellement cruel et les cultures, y compris dans les pays qui se prétendent civilisés, ne font qu’exacerber ce trait de caractère.

            Voir aussi les notices Meurtre, Masochisme, Sexualité, Amour, Gynécophobie, Contes cruels et Le Jardin des supplices.

F. S.

 

Bibliographie : Michel Delon, « L'Ombre du Marquis », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 393-402 ; Pierre Michel,  « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216 ; Elena Real, « L'Imaginaire fin-de-siècle dans Le Jardin des supplices », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 225-234 ; Fabien Soldà, La Mise en scène et en images du sadisme dans “Le Jardin des supplices” d'Octave Mirbeau, mémoire de D. E. A., Université de Besançon, 1991, 150 pages ; Robert Ziegler, « Utopie et perversion dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 91-114.


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