Thèmes et interprétations

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Terme
VIOLENCE

Octave Mirbeau passe pour un écrivain « féroce » et violent, voire « ultra-violent ».  Mais ce qualificatif accusatoire ne permet pas de faire le départ entre la violence sociale, qui constitue pour lui un thème littéraire et qui est dénoncée par un écrivain d’inspiration anarchiste, et la violence du pamphlétaire et du critique engagé dans des combats politiques ou esthétiques qui requièrent le maximum d’efficacité. Et surtout il ne permet pas de distinguer la fin et les moyens, comme si la violence du polémiste et la cruauté du conteur étaient à mettre sur le compte de la personnalité de l’écrivain, sans tenir compte de ses objectifs, littéraires, éthiques ou politiques.

 

La violence sociale

Libertaire de cœur et d’esprit depuis sa jeunesse, Mirbeau n’a cessé de dénoncer la violence exercée par les institutions sur les individus, et au premier chef par l’État (voir ce mot), « assassin et voleur », qu’il voudrait réduire à son « minimum de malfaisance » (Le Gaulois, 25 février 1894) : « L'État pèse sur l'individu d'un poids chaque jour plus écrasant, plus intolérable. De l'homme qu'il énerve et qu'il abrutit, il ne fait qu'un paquet de chair à impôts. Sa seule mission est de vivre de lui, comme un pou vit de la bête sur laquelle il a posé ses suçoirs. L'État prend à l'homme son argent, misérablement gagné dans ce bagne : le travail ; il lui filoute sa liberté à toute minute entravée par les lois ; dès sa naissance, il tue ses facultés individuelles, administrativement, ou il les fausse, ce qui revient au même » (Préface à La Société mourante et l'anarchie, de Jean Grave, 1893).  La violence la plus évidente exercée par l’État est celle de son bras armé (voir la notice Armée). C’est en effet au sein de l’armée que les jeunes gens sont initiés à « toutes les violences criminelles » dont « l‘éducation militaire » fait l’apologie, et c’est là que l’on « fabrique des assassins » (Préface d’Un an de caserne,  1901). Deuxième violence étatique : l’appareil répressif nommé “Justice”, sans doute par antiphrase, est entre les mains d’individus que Mirbeau qualifie de « monstres moraux », parce qu’ils sont dépourvus de pitié et d’humanité, courbent le dos devant les puissants et écrasent les pauvres de leur pouvoir arbitraire, à la faveur de lois iniques qu’ils ont pour mission d’appliquer impitoyablement.

À la violence exercée par les institutions étatiques s’ajoute celle exercée par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église (voir ces mots), qui vise à crétiniser les enfants pour en faire des larves (voir ce mot) et celle qui résulte du système économique : car, quel que soit l’incontestable développement des forces productives, le capitalisme industriel et financier constitue une monstrueuse violence exercée sur la majorité de la population par une poignée de patrons de droit divin, tel Hargand des Mauvais bergers (1897), ou de cyniques affairistes et prédateurs, tels qu’Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires (1903). 

La violence comme moyen

Si Mirbeau dénonce ainsi la violence sociale sous toutes ses formes, c’est parce qu’il a pour idéal une société harmonieuse, juste et égalitaire, où règneraient entre tous les citoyens des relations pacifiées et d’où la violence serait exclue. Dans une chronique de 1883, c’est-à-dire bien avant son ralliement officiel à l’anarchisme, il imagine déjà une société qui se passerait avantageusement de toutes les institutions oppressives qu’il exècre : bref, l’anarchie idéale, du moins sur le papier, car ce n’est là, bien sûr, qu’une utopie (« Royaume à vendre », Le Gaulois, 29 avril 1883). Pour ceux qui caressent cet idéal de fraternité et de justice, la question se pose de savoir comment passer d’une société inégalitaire, oppressive et violente, à une communauté pacifique d’hommes libres et égaux. Quels moyens mettre en œuvre ? Est-il concevable que les nantis et les puissants se retirent d’eux-mêmes, sans combattre, et laissent poliment leur place au soleil aux sans-voix, aux sans-le-sou et aux sans-toit ? Évidemment non. Dès lors, sauf à capituler avant même de commencer la lutte, force est d’envisager de mettre en œuvre les moyens de les y contraindre. À la violence des oppresseurs pourrait bien s’ajouter, en retour, celle des opprimés en révolte.

Dans l’espoir de faire s’effondrer l’édifice étatique, certains anarchistes ont eu recours à ce qu’ils ont appelé « la propagande par le fait », en s’imaginant naïvement que quelques attentats, bien ciblés de préférence – mais ce n’est pas le cas de celui perpétré par Émile Henry au Café Terminus, en janvier 1894, et aussitôt condamné par Mirbeau (« Pour Jean Grave », Le Journal, 19 février 1894) – contribueraient à ouvrir les yeux des larges masses et à les mettre en branle, jusqu’à la victoire finale et à la fin de toute exploitation de l’homme par l’homme. Non seulement cette stratégie a échoué, mais elle a entraîné immédiatement un sacré retour de bâton : les lois liberticides de 1893-1894, aussitôt qualifiées de « scélérates » et que Mirbeau n’a évidemment pas manqué de stigmatiser. Reste qu’il éprouve alors un tel dégoût des politiciens sans scrupules, des prédateurs en tous genres et de cette pseudo-République qui trahit sa mission, qu’il en arrive à souhaiter son renversement. En 1883 il en appelait au choléra vengeur pour débarrasser le pays des « joyeux escarpes » opportunistes qui, à l’en croire, avaient fait main basse sur la France (« Ode au choléra », Les Grimaces,  22 juillet 1883). À défaut, neuf ans plus tard,  il aimerait bien que tout puisse sauter, comme il l’avoue au compagnon Pissarro : « Ah ! que tout saute ! Que tout croule ! L’heure où nous sommes est trop hideuse ! » Dans cette période de sa vie on a comme l’impression que la tentation est forte de voir l’édifice social s’effondrer sous quelques coups de dynamite bien placés.

Mais sa lucidité lui interdit de croire à ce genre de rêve, et, a fortiori, de donner un coup de main à ceux qui n’hésitent pas à se salir les mains au nom d’une cause qui, à leurs yeux, légitime leur action. Dès sa chronique sur Ravachol (« Ravachol », L’Endehors, 1er mai 1892 ), il a pris clairement ses distances avec les attentats terroristes : d’une part, en réaffirmant qu’il a « horreur du sang versé, des ruines de la mort », que « toute vie [lui] est sacrée » et qu’il attend au contraire de l’anarchie « l’amour la beauté, la paix entre les hommes » ; et, d’autre part, en précisant que la seule « bombe » qui fera crouler « le vieux monde sous le poids de ses propres crimes » sera « d’autant plus terrible qu’elle ne contiendra ni poudre, ni dynamite », mais « de l’Idée et de la Pitié : ces deux forces contre lesquelles on ne peut rien ».

À la « propagande par le fait » il oppose donc clairement la propagande par le verbe, la seule susceptible de faire germer « l’Idée et la Pitié ». Et c’est naturellement dans cette voie qu’il s’est engagé en tant que journaliste, romancier et dramaturge, en mettant en œuvre une pédagogie de choc, dans l’espoir de secouer l’inertie de ses aveugles contemporains et de les forcer à ouvrir les yeux sur des horreurs méduséennes qu’ils ont peur de regarder en face, parce que cela bousculerait leurs bonnes consciences et perturberait leurs digestions. Mais c’est parce qu’il n’a cessé de dénoncer vigoureusement le scandale de la violence sociale qu’il est lui-même devenu scandaleux. Et tous ceux qu’il a stigmatisés et fait trembler ont cru se venger en retournant contre lui l’accusation de violence, parce que ses mots sont des armes, et des armes diablement efficaces, puisqu’elles servent à révéler au grand public les innombrables turpitudes sociales. Si Mirbeau peut apparaître comme « le Ravachol de la littérature », c’est uniquement parce que son projet éthico-politique est de dynamiter les bonnes consciences assassines et de faire table rase de tous les mensonges meurtriers accumulés dans la société de son temps.

Qualifier Mirbeau de violent ou de féroce, alors qu’il est pacifiste et non-violent, c’est une manière de mettre la passion avec laquelle il s’est engagé au service de valeurs éthiques et esthétiques sur le compte de prédispositions, voire de perversions, relevant de la psychologie, voire de la psychiatrie, et de dédouaner du même coup la société des violences effectives qu’elles n’a cessé d’exercer en toute impunité.

Voir aussi les notices Anarchie, Politique, Exagération et Ravachol.

P. M.

 

Bibliographie : Céline Beaudet, « Zola et Mirbeau face à l’anarchie – Utopie et propagande par le fait », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 147-156 ; Sharif Gemie, « Anarchism and analysis of violence in the works of Octave Mirbeau », Violence and conflict, Sheffield Academy Press, 1994, pp. 13-24 ; Isabelle Genest, « Octave Mirbeau : the Ravachol of literature ? – The case of an anarchist intellectual from 1884 to 1898 », Modern and contemporary France, n° 46, juillet 1991, pp. 17-27 ; Pierre Michel, « Les Contradictions d’un écrivain anarchiste », in Littérature et anarchie, Actes du colloque de Grenoble, Presses de l’Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 ; Pierre Michel, « La Violence d’un anarchiste non-violent : le cas Octave Mirbeau », in Actes du colloque de Nanterre Écrire et penser la violence politique en littérature au XIXe siècle (1800-1914), à paraître en 2011 ; Philippe Oriol, « Littérature et anarchie : le cas Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 298-305 ; Lawrence Schehr, « Mirbeau’s Ultraviolence », Substance, n° 86, vol. 27, 1998, pp. 106-127.

 

 

 


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