Familles, amis et connaissances

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Terme
RODIN, auguste

RODIN, Auguste (1840-1917), célèbre sculpteur français, qui a été également graveur et dessinateur. Après avoir échoué trois fois au concours d’entrée à l’École des Beaux-Arts, il a d’abord travaillé avec Carrier-Belleuse, de 1865 à 1872, puis s’est fait remarquer, en 1877, par son Âge d’airain, qui donne une telle impression de vie qu’il lui vaut d’être accusé de surmoulage. L’année suivante, il triomphe avec un Saint Jean Baptiste grandeur nature, admiré par Mirbeau et « tel que l’avait conçu Gustave Flaubert », un « anachorète farouche, à la puissante ossature décharnée par les fatigues et les jeûnes », et « la face tout entière allumée de lueurs mystiques » (« Auguste Rodin », Le Journal, 2 juin 1895). En 1880, il installe son atelier au 182 rue de l’Université et l’État lui passe commande de la Porte de l’Enfer, d’après Dante, pour le futur musée des Arts décoratifs. En 1885, il reçoit la commande des Bourgeois de Calais, monument qui sera inauguré à Calais en 1895. Au fur et à mesure des commandes qu’il reçoit, en partie grâce à Mirbeau, et des expositions, en France (notamment en 1889, avec Claude Monet, et en 1900, pendant l’Exposition universelle) et à l’étranger, notamment en Allemagne, sa célébrité ne cesse de croître. Mais, en France, il continue de se heurter à l’incompréhension d’une grande partie du public et à de vives oppositions de la part des fonctionnaires misonéistes des beaux-arts et de confrères jaloux, car il bouscule roidement les codes de l’art académique par son expressivité, son dynamisme et heurte de plein fouet « la médiocrité ». Au cours de ses recherches expérimentales, il recourt au collage, susceptible de créer des effets imprévisibles (par exemple, Fugit amor) et à la fragmentation, qui modifie le regard du spectateur (il décompose par exemple sa Porte de l’Enfer, d’où sont extraits Le Baiser et Le Penseur).

Après son Victor Hugo, c’est sa statue de Balzac, commandée en 1891 par la Société des Gens de Lettres et achevée seulement sept ans plus tard, qui suscite un beau scandale : la S.G.D.L. refuse de prendre livraison du Balzac, que Rodin préfère garder chez lui, arrêtant la souscription, presque achevée, qui visait à le lui acheter pour l’offrir à l’État, mais qui, hors Forain, ne regroupait que des dreyfusards. En 1904, une nouvelle souscription permet d’offrir Le Penseur à l’État. Pendant ses dernières années Rodin se laisse davantage absorber par la vie mondaine et sa liaison avec la duchesse de Choiseul. Auparavant, au cours des années 1880, il avait eu une liaison amoureuse avec Camille Claudel, avec laquelle il a fini par rompre au milieu des années 1890, pour rester avec sa compagne de toujours, Rose Beuret, qu’il a accepté d’épouser sur son lit de mort, en 1917, quelques mois avant de passer à son tour l’arme à gauche.

Après sa mort, la gloire de Rodin est devenue universelle et, partout dans le monde, il est aujourd’hui considéré comme le plus grand sculpteur de l’époque moderne.

 

Mirbeau chantre de Rodin

Rodin est, avec Claude Monet, le « grand dieu » du cœur de Mirbeau, qui l’a constamment soutenu et fidèlement secondé, avec passion et efficacité, pendant un tiers de siècle. Et pourtant les deux hommes n’avaient pas les mêmes orientations idéologiques : Rodin était un bourgeois conservateur, sensible aux hochets décoratifs et étranger aux affaires de la cité, et il a été sans doute un antidreyfusard honteux et silencieux, ce qui explique son refus de la souscription pour son Balzac. Quant au côté satyre du sculpteur, qui choquait Monet, il est douteux qu’il ait beaucoup enthousiasmé son chantre attitré. Mais l’admiration sans failles de Mirbeau pour le génie de son ami et la ferveur de son dévouement ont suffi pour dissiper ces réticences, ainsi que les malentendus potentiels : chaque fois qu’il y a eu un risque de conflit entre son engagement éthique et la défense du statuaire, par exemple lors de l’affaire du Balzac, c’est toujours à Rodin qu’il a accordé la priorité, étant avant tout soucieux qu’il puisse continuer à travailler sans être perturbé par les scandales qu’il suscitait bien malgré lui. C’est aussi à Rodin que Mirbeau a consacré le plus grand nombre d’articles, plus dithyrambiques les uns que les autres : « Auguste Rodin », La France,  18 février 1885 ; « Le Salon V », La France, 26 mai 1885 ; « Le Chemin de la croix », Le Figaro, 16 janvier 1888 ; «  L’Exposition Monet – Rodin », Gil Blas, 22 juin 1889 ; « Auguste Rodin », L’Écho de Paris, 25 juin 1889 ; « Sur les commission », Le Figaro, 10 août 1890 ; « Auguste Rodin », Le Journal, 2 juin 1895 ; Interview sur l’affaire du Balzac de Rodin, Le Monde des arts, 29 janvier 1896 ; « À propos de la statue », Le Journal, 30 août 1896 ; « Préface aux dessins d’Auguste Rodin », Le Journal, 12 septembre 1897 ; « Ante porcos », Le Journal, 15 mai 1898 ; « Hommage à Auguste Rodin », Revue des Beaux-Arts et des Lettres, 1er janvier 1899 ; « Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899 ; « L’Apothéose », Le Journal, 16 juillet 1899 ; « Auguste Rodin », La Plume, 1er  juin 1900 ; « Une heure chez Rodin », Le Journal, 8 juillet 1900 ; « Es-tu content, Barrias ? », Le Journal, 23 février 1902 ; « Auguste Rodin », Mon dimanche, 29 mars 1903 ; « Auguste Rodin », L’Art et les artistes, XIX, n° 109, 1914.

C’est à l’automne 1884 que Mirbeau, revenu depuis quelques mois à Paris et chargé de la critique d’art à La France de Charles Lalou, a fait la connaissance de Rodin et a commencé à fréquenter son atelier de la rue de l’Université. Enthousiasmé par l’originalité de cet homme étrange, curieusement mal à l’aise en société et avec les mots, fasciné par son « esprit tumultueux comme un volcan » et son « imagination grondante comme une tempête », écrasé par le génie qui éclate dans toute son œuvre, il est vite devenu son promoteur attitré, voire son « prophète », selon le terme de Maurice Larve, et il lui a servi en permanence de grosse caisse médiatique, contribuant plus que personne à sa reconnaissance et à sa gloire. Il a eu aussi la dure mission de trouver les mots susceptibles de rendre accessibles au grand public les recherches et tâtonnements du sculpteur, au risque de se faire accuser de les surinterpréter. Dès le 18 février 1885, il chante le los de ce « grand artiste », dont le « génie » éclate dans la Porte de l’Enfer, dont Mirbeau nous laisse une saisissante description, la seule que nous possédions de l’état complet de ce colossal monument, avant que Rodin n’y puise des figures présentées isolément. Ce que l’on ne peut pardonner à Rodin, explique-t-il, « c’est de donner à la beauté un accent éloquent et vrai d’humanité, de faire palpiter de vie grandiose et forte le marbre, le bronze, la terre, c’est d’animer ces blocs inertes d’un souffle chaud et haletant, de couler en ces matières mortes le mouvement ». En 1886, Rodin lui rend visite au Rouvray (Orne), l’année suivante, à Kérisper (Morbihan), et par la suite séjourne à plusieurs reprises aux Damps (Eure) et à Carrières-sous-Poissy. En janvier 1888, l’acceptation, par Rodin, de la croix de la Légion d’Honneur suscite le courroux de l’écrivain qui, déçu et ab irato, fait paraître « Le Chemin de la croix » (Le Figaro, 16 janvier 1888), au risque de se brouiller avec son « dieu » : pour que se réconcilient les deux amis, il a fallu rien moins que l’intercession de leur commun ami Claude Monet. En 1888, il pousse ses deux grands amis à organiser une exposition conjointe, qui aura lieu l’année suivante, chez Georges Petit. À la demande de Goncourt, Rodin dessine trois croquetons de la tête de Mirbeau sur son exemplaire de Sébastien Roch, précisément dédié au potinier d’Auteuil. Au début des années 1890, il travaille au buste de Mirbeau, qui est présenté au Salon de 1893, mais qui, pour une fois, autant qu’on puisse en juger, ne semble guère avoir emballé le modèle.

En 1895, le critique chante de nouveau la gloire de son ami lors de l’inauguration des Bourgeois de Calais : « Ce qu'il y a de poignant dans les figures de Rodin, ce par quoi elles nous touchent si violemment, c'est que nous nous retrouvons en elles. Suivant une belle expression de M. Stéphane Mallarmé, “elles sont nos douloureux camarades”. Pour donner une idée de cette beauté d'art, grandie encore par une admirable vision d'histoire, il me faudrait de longues pages, car tout est à étudier, à retenir en cette œuvre puissante, la plus belle, la plus complètement belle, de la sculpture française, et l'originale simplicité de la composition, et la vie si intense qu'elle exprime, et la majesté tragique qui l'enveloppe comme d'une atmosphère de terreur, et surtout la maîtrise d'un métier dont M. Auguste Rodin est peut-être le seul aujourd'hui à connaître les perfections les plus secrètes » (« Auguste Rodin », Le Journal, 2 juin 1895). En 1897, Mirbeau préface le recueil des dessins de Rodin, réalisé à l’initiative d’un riche amateur, Maurice Fenaille, et manifeste, pour ce talent méconnu du sculpteur, une admiration un peu surprenante, allant jusqu’à prétendre les préférer à ses statues.

Dans une série d’articles, il intervient pour défendre Rodin dans son différend avec la Société des Gens de Lettres, et, en 1898, en pleine affaire Dreyfus (voir la notice), il quête avec une étonnante efficacité de nombreuses souscriptions pour acheter le Balzac. Puis il s’emploie, de nouveau avec succès, à secouer l’inertie d’élus majoritairement réfractaires à l’art de Rodin et peu soucieux de lui proposer un emplacement où il puisse présenter à ses frais une rétrospective de son œuvre, pendant la durée de l’Exposition universelle de 1900. Selon lui, ces réticences sont la preuve qu’« on pratique volontiers la chasse au génie » : « Dans notre société, asservie à la tyrannie toute-puissante des collectivités, l’homme de génie n’a plus que la valeur anonyme, la valeur matriculaire d’un individu, c’est-à-dire qu’il n’a plus aucune valeur. Il ne compte pour rien. Mieux que cela, on le hait, et il fait peur comme les grands fauves, et, comme eux, on le poursuit, on le traque, on l’abat sans relâche. Ceux qui ont pu détruire un homme de génie et montrer sa peau à la société touchent une prime »... (« Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899). Parallèlement, Rodin réalise une série de dessins, sans rapport avec le texte, destinés à illustrer, à sa très libre et très particulière façon, 200 exemplaires de luxe du Jardin des supplices, qui paraît chez Ambroise Vollard en 1902.

Conscient de tout ce qu’il doit à l’écrivain, Rodin lui a fait cadeau de onze de ses œuvres, en bronze ou en plâtre, et lui a écrit avec reconnaissance, en 1910 : « Vous avez tout fait dans ma vie, et vous en avez fait le succès. » Il semble néanmoins que, durant leurs dernières années, les liens amicaux se soient un peu distendus et que les visites réciproques aient été sensiblement moins nombreuses.

Si Rodin doit beaucoup à son thuriféraire, ce dernier n’est pas en reste. Car c’est au sculpteur qu’il a emprunté l’idée de recourir lui aussi, dans ses romans, aux procédés du collage, dans Le Jardin des supplices et Les 21 jours d’un neurasthénique, et de la fragmentation, dans la réutilisation fragmentaire d’œuvres antérieures ou pas encore publiées (voir les notices Collage et Fragmentation).

 

Rodin vu par Mirbeau

Comme Monet et Van Gogh, Rodin incarne, aux yeux de Mirbeau, le type de l’artiste qui a pu préserver son regard d’enfant et dont le génie résulte d’une ascèse douloureuse, qui lui a permis de rompre avec les normes académiques en vigueur, mais l’a exposé à la haine de tous les médiocres. Le critique voue à son « dieu » une sorte de vénération et admire sans réserves toutes ses œuvres, régulièrement qualifiées de chefs-d’œuvre : il s’agit en effet de clamer d’autant plus haut et fort son enthousiasme que les résistances sont nombreuses et qu’il est impératif de gagner la bataille de la malléable opinion. En voyant en lui le Michel-Ange de la modernité, il le situe dans une continuité prestigieuse qui fait de Rodin l’égal du plus grand sculpteur de la Renaissance..

Il le loue tout d’abord d’avoir « compris » et exprimé « la vie » et d’avoir « mis dans le marbre et la pierre le douloureux frissonnement de la chair et de la pensée » (« À propos de la statue », Le Journal, 30 août 1896). Si Rodin y est parvenu, c’est parce que, « sculpteur païen », il « n’a qu’un amour, l’amour et le culte de la nature » et que « la nature est la source unique de ses inspirations, le modèle sans cesse consulté par où il cherche et atteint la perfection » (« Auguste Rodin », La Plume, 1er  juin 1900). Même quand il semble sortir des proportions naturelles, pour renforcer l’impression de mouvement et l’expressivité, comme d’aucune le lui ont reproché, il n’en reste pas moins « toujours dans la nature, dans les harmonies de la nature, harmonies de formes, de mouvement et de lumière ». Et c’est ce respect de la Nature et « des lois primordiales de la Beauté » qui  lui permet de « donner toujours plus de beauté », en exprimant, par des symboles toujours parfaitement clairs, « nos inquiétudes, nos découragements, nos enthousiasmes, nos sensualités » ; bref, pour son apologiste, Rodin « aura toujours été la Nature et la Beauté » (Le Journal, 12 septembre 1897).

Les lettres de Mirbeau à Rodin, conservées au Musée Rodin, ont été publiées en 1988.

P. M.

 

Bibliographie : Jeanne Fayard, « Octave Mirbeau, Auguste Rodin et Camille Claudel », in Actes du colloque d’Angers, Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 121-129 ; Claire Black McCoy, « “This man is Michelangelo” : Octave Mirbeau, Auguste Rodin and the Image of the Modern Sculptor », site Internet de Nineteenth-Century Art Worldwide, printemps 2006 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface de la Correspondance avec Auguste Rodin, Éditions du Lérot, 1988, pp. 7-27 ; Claudine Mitchell, « Fleurs de sang : les dessins de Rodin pour Mirbeau », in Rodin – Les Figures d'Éros, Éditions du Musée Rodin, 2006, pp. 87-119 ; Joy Newton, « Octave Mirbeau and Auguste Rodin, with extracts of unpublished correspondance », Laurels, volume 58, n° 1, 1987, pp. 33-60 ;  Jean-François Nivet, « Rodin et Mirbeau : un dieu et son prophète », Figures d’ombre – Les dessins d’Auguste Rodin, Somogy, 1996, pp. 77-87 ; Anne Pingeot, « Rodin et Mirbeau », in Colloque Octave Mirbeau, Éditions du Demi-Cercle, 1994, pp. 113-135.

 


ROPS, félicien

ROPS, Félicien (1833-1898), graveur et peintre d’origine belge, exerça tout d’abord sa plume et son crayon satyriques dans des revues comme L’Uylenspiegel, qu’il fonda avec Charles De Coster en 1856, et fut reconnu comme le Gavarni ou le Daumier belges. En 1864, la rencontre avec l’éditeur français exilé, Auguste Poulet-Masassis, décida de sa carrière : créant pour lui plus de trente frontispices à l’eau-forte et entrant dans l’intimité de Baudelaire pour lequel il illustra Les Épaves (1866), Rops construisit désormais son œuvre dans un rapport étroit avec la littérature. Ses œuvres graphiques, comme La Pornocratès (1878), La Tentation de Saint Antoine (1878), le cycle de La Dame au patin (1873-1885) ou la série des Cent légers croquis (1881) ont eu une large retentissement et ont été perçues comme la peinture des obsessions physiques et morales de la modernité.  Le sommet de sa carrière se situe dans les années 1880, lorsque, installé à Paris depuis une dizaine d’années, il grave la grande série des Sataniques (1882), illustre Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly (1886) et réalise les frontispices d’œuvres de Verlaine, Mallarmé, Péladan, Villiers de l’Isle-Adam. Son inspiration satanique et érotique et sa virtuosité d’aquafortiste destinent son œuvre à un cercle d’initiés. Cependant, il souffre de la réputation sulfureuse dont il est auréolé, sans doute sous l’influence de critiques et écrivains comme Huysmans et Péladan. C’est donc un artiste à la fois au sommet de son art et en crise que Mirbeau rencontre, durant l’été 1885, dans l’atelier de Rodin.

L’influence de Félicien Rops sur Mirbeau fut décisive mais brève, comme en témoigne la correspondance qui s’étend de septembre 1885 à janvier 1887. Ce dialogue épistolaire, dont se détache une dizaine de lettres d’une particulière densité, doit se lire moins comme un échange intime que comme un mode de construction d’identités réciproque.  Mirbeau a sans doute recherché en Rops la protection d’un artiste et illustrateur reconnu, au moment où il publie Les Lettres de ma chaumière dans La France (15 juillet 1885-21 octobre 1885) et prépare son premier roman, Le Calvaire (1886). De son côté, Rops est flatté de l’admiration que lui témoigne Mirbeau et de l’influence qu’il exercera sur lui. Rops ne modifia pas profondément les conceptions esthétiques de Mirbeau, mais il lui fournit une formulation particulièrement saisissante, grâce à la plume exceptionnelle qui était la sienne.

Mirbeau souhaitait inaugurer avec Rops « un livre sur les artistes de ce temps » : « Vous ouvrez la série, et je vous mets au-dessus de tous, dans mon livre, comme vous êtes au-dessus de tous dans mon esprit » (lettre de Mirbeau à Rops, 16 octobre 1885). Cet ouvrage ne vit pas le jour, mais Mirbeau publia un article sur Rops dans Le Matin le 19 février 1886, où il décrit un art qui porte sur les corps modernes un regard d’anatomiste et, au-delà des corps, donne de l’âme contemporaine une vision implacable. Dans cet article et dans d’autres, Mirbeau n’hésite pas à reprendre ou à reformuler les propres textes de Rops, lettres ou comptes rendus de salons : « J’ai détaché de votre article les plus beaux passages pour les mettre en relief » (lettre de Mirbeau à Rops, 18 janvier 1886). Enfin, c’est dans la fiction elle-même que Rops a laissé la trace de son œuvre et de sa plume. Des extraits entiers de lettres du graveur ont été reformulés, parfois restitués tels quels, dans Le Calvaire. Le peintre Lirat emprunte à Rops de nombreux traits, et notamment la relation que l’artiste entretient avec une Nature consolatrice et inspiratrice. Rops est sans nul doute reconnaissant à Mirbeau d’avoir mis en valeur cet aspect souvent occulté de son art et de l’avoir « deviné : « Je suis plus un coureur de venelles que de ruelles » (lettre de Rops à Mirbeau, 11 octobre 1885).

On ignore pour quelle raison la relation entre Mirbeau et Rops cessa au début de l’année 1887. Est-ce à cause d’Alice Regnault ? Est-ce à cause de la préférence de plus en plus grande que Mirbeau accorde à Rodin, alors que Rops accusait le sculpteur d’imiter ses accouplements et les audaces de ses œuvres érotiques ? De fait, c’est Rodin qui, désormais, synthétisera pour Mirbeau les maladies morales et physiologiques du monde moderne.

H. V.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Félicien Rops », Le Matin, 19 février 1886 (et Art moderne, 28 mars 1886) ; Octave Mirbeau, « Félicien Rops », La Plume, 15 juin 1896 ; Hélène Védrine, « Octave Mirbeau et Félicien Rops : l'influence d'un peintre de la vie moderne », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 4, 1997, pp. 124-140 ; Hélène Védrine, « Correspondance Octave Mirbeau - Félicien Rops, 1885-1887 », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 180-205 ; Hélène Védrine, De l’encre dans l’acide, L’œuvre gravé de Félicien Rops et la littérature de la Décadence, Paris, Champion, 2002.

 


ROSNY aîné, J.-H.

ROSNY, pseudonyme de Joseph-Henri Boex, dit J.-H. Rosny aîné (1856-1940), romancier belge, naturalisé français, venu vivre à Paris après dix ans passés à Londres. Il a commencé par publier des romans de facture naturaliste (Nell Horn, 1886, Le Bilatéral, 1887, L’Immolation, 1887, Marc Fane, 1888), mais il a vite répudié  l’école zolienne – qu’il caricature dans Le Termite, roman à clefs de 1890 –, après avoir signé le Manifeste des Cinq contre La Terre. Seul ou en collaboration avec son frère cadet Justin (1859-1948), il a continué d’écrire des romans contemporains (L’Impérieuse bonté, 1894, L’Indomptée, 1895, Le Crime du docteur, 1903), mais, esprit curieux et nourri de lectures scientifiques, il a surtout tenté de créer un fantastique original, admiré par Mirbeau, avec Les Xipéhuz (1888), et s’est orienté vers le roman préhistorique – Vamireh (1892), La Guerre du feu (1911), Helgvor du fleuve Bleu (1930) – et le roman de science-fiction, s’inspirant de l’évolution de la recherche scientifique (La Mort de la Terre, 1912, La Force mystérieuse, 1914). Il a été membre de l’Académie Goncourt dès sa fondation et a laissé des volumes de souvenirs : Torches et lumignons (1927), L’Académie Goncourt et Portraits et souvenirs (posthume).

Mirbeau a manifesté une indéniable admiration pour les premières œuvres de Rosny. En 1887, il évoque les « joies inattendues, bouleversantes » que lui ont procurées « quelques paragraphes du Bilatéral » (« L’Inconnu », Le Gaulois, 24 juin 1887) et regrette qu’un écrivain de son talent ait signé le Manifeste des Cinq contre Zola : « Vous, ô Rosny, vous qui avez dit magnifiquement les grands drames du ciel, que veniez-vous faire là ? » (« Le Paysan », Le Gaulois, 21 septembre 1887). En mars 1888, il lui écrit : « Vous me passionnez comme une force de ce temps. Vous êtes de ceux qui avez apporté le plus de nouveau à la littérature d’aujourd’hui, car vous y avez fait entrer des préoccupations intellectuelles qui semblaient en être bannies. […] Et puis vous avez découvert le ciel. Aucun n’en a expliqué les grands drames, défini les innombrables et changeantes couleurs, comme vous ». En 1889, dans un article en forme de bilan sur la littérature française au présent, il signale avec intérêt ses « recherches sociologiques » (« Quelques opinions d’un Allemand », Le Figaro, 4 novembre 1889), et, l’année suivante, en accusant réception du Termite, il lui adresse de nouveaux compliments : « Vous êtes, mon cher confrère, de toute la génération montante, comme vous dites, celui, artiste et penseur, de qui je reçois les plus fortes impressions. Vous avez d'admirables dons de peintre, et un cerveau puissamment organisé. Tout, pour vous, est matière intellectuable, et dans vos émerveillantes sensations de nature, vous nous faites vivre, penser, en elle. Je vous admire profondément, car vous agrandissez le domaine de mon intelligence. Il y a dans tout ce que vous faites, et dans Le Termite, plus particulièrement peut-être, des résurrections d'humanité, des compréhensions d'âmes, aussi belles, aussi complètes, que les évocations que vous faites de la nature. » La seule réserve qu’il émette, c’est  de ne pas avoir assez montré « l'omnipotence raisonneuse de cet orgueilleux, égoïste, naïf et féroce parvenu » qu’est Zola, qui, « intellectuellement parlant », est « un Sarcey geignard et gagateux »...

Les deux écrivains se retrouveront pendant seize ans, presque tous les mois, à l’occasion des dîners de l’Académie Goncourt, mais ils ne deviendront jamais amis pour autant, et leurs votes convergeront rarement. Les témoignages tardifs de Rosny sur son aîné révèleront de sa part, une regrettable incompréhension de l’homme Mirbeau et de son œuvre : il le taxe d'incohérence, comme un vulgaire Jean Lorrain*, et qualifie son œuvre de « frénétique »...

P. M.

 

Bibliographie : J.-H. Rosny, Mémoires de la vie littéraire - L'académie Goncourt, Paris, Crès, 1927, pp. 11-24 ; J.-H. Rosny, « Les Incohérents – Octave Mirbeau », Les Nouvelles littéraires, 10 septembre 1932 ; J.-H. Rosny, Portraits et souvenirs, Paris, Compagnie française des arts graphiques, 1945, pp. 59-64.

 

 

 


ROUJON, henry

ROUJON, Henry (1853-1914), administrateur, homme de lettres et amateur d’art. Licencié en droit, il a commencé sa carrière de fonctionnaire en 1876, quand il est entré au ministère de l’Instruction publique. Il fréquentait alors les milieux de la bohème littéraire et artistique et a même été secrétaire de rédaction à La République des Lettres de Catulle Mendès. Après avoir travaillé au cabinet de Jules Ferry, dont il était le secrétaire particulier, il a été nommé en 1891 Directeur des Beaux-Arts, et l’est resté jusqu’en 1914. Élu à l’Académie des Beaux-Arts, il en est devenu le secrétaire perpétuel en 1903, avant d’être de surcroît élu à l’Académie Française en 1911. Il a aussi perpétré un roman, Miremonde (1895).

Mirbeau l’a fréquenté à la fin des années 1870, alors que Roujon collaborait à La République des Lettres, sous le pseudonyme d’Henry Laujol. Aussi, en le voyant arriver à la direction des Beaux-Arts, a-t-il caressé un temps l’espoir de le voir soutenir les artistes novateurs et modifier d’importance la politique de l’État en matière d’art, sans pour autant entretenir trop d’illusions : « Au début, il ne sera pas foncièrement pourri ; il aura le désir de faire quelque chose d’autre », confie-t-il à Pissarro, dont il s’est mis dans la tête de demander à Roujon, qu’il croit alors « sincèrement disposé », de lui faire  acheter une toile par l’État. L’administrateur lui a répondu chaleureusement, a semblé prêt à l’écouter, lui a donné rendez-vous la prochaine fois qu’il viendrait à Paris ; mais là-dessus il est tombé malade, est parti en convalescence à Arcachon, et l’affaire a eu d’autant moins de suite que le vieil anarchiste Pissarro était plus que réticent à l’idée de vendre une de ses œuvres à cet État honni. À défaut du père, Mirbeau a tenté quelque chose en faveur des fils Pissarro, Georges et Félix, qui travaillaient à des cartons d’eaux-fortes, mais il est douteux que l’affaire ait abouti. Un an plus tard, nouvel échec pour faire acheter par l’État La Valse de Camille Claudel, exposée au Salon, alors que Mirbeau avait bien pris soin d’inviter Roujon à Carrières pour le mettre dans les meilleures dispositions. Profitant du passage au ministère de Raymond Poincaré, politicien ouvert, Mirbeau a tenté un nouvel effort, couronné de succès, cette fois : le 25 juillet 1895, le ministère a bien commandé à Camille Claudel « le modèle en plâtre d’un groupe, L’Âge mûr », et le lui a bien payé 2 500 francs, mais c’est Roujon qui refusera par la suite qu’on en tire un bronze...

Dès lors, Mirbeau a perdu ses dernières illusions sur son ancien compagnon de bohème, engagé dans un inattendu cursus honorum, et il n’a plus cherché à le ménager. Dans un article du 22 janvier 1900, « Dans la sente », il oppose le Roujon d’autrefois (« un charmant jeune homme très ardent, très enthousiaste », vaguement anarchiste, et ivre de liberté) et le Roujon d’aujourd’hui : « Il n’y a pas de pire trembleur, de pire réactionnaire en art, en lettres, en toutes choses, que cet ancien anarchiste qui, jadis, dans les brasseries de la place Pigalle, chantait de si farouches vérités. Aujourd’hui Roujon, c’est le fonctionnaire, le rond-de-cuir, décrit par Rimbaud, dans toute sa beauté servile et agressive. Il se venge sur les grands artistes et sur les belles choses du talent qu’il aurait bien voulu avoir et qu’il n’a pas eu. » Mirbeau va jusqu’à imaginer que Roujon pourrait en arriver à interdire des pièces écrites naguère par Laujol (« Un peu de théâtre », Le Journal, 5 novembre 1901)... Enfin, dans ses Têtes de Turc de L’Assiette au beurre (31 mai 1902), il présente Henry Roujon en des termes ironiques et nettement dépréciatifs : il est le « chef de l’art, en France », et, à ce titre, il « l’élève, le subventionne, le développe, le protège, le vulgarise, le vend, l’achète, l’épluche, le tamise, l’accommode, le mijote, le décore et, finalement, le sert dans les musées, où les amateurs le consomment. »

P. M.

 

 

 

 

 


SACHER-MASOCH, leopold von

SACHER-MASOCH, Leopold von (1836-1895), célèbre journaliste et romancier autrichien, dont le nom est surtout passé à la postérité par le terme de « masochisme », créé par Krafft-Ebing en 1886 dans sa Psychopathia Sexualis.. Originaire de Galicie, région qu’il évoque souvent dans ses récits, il est l’auteur d’un grand cycle romanesque, Le Legs de Caïn (Das Vermächtnis Kains), resté inachevé, dans lequel figure notamment la fameuse Vénus à la fourrure (Venus im Pelz, 1870). C’est dans ce récit que s’épanouit sa conception « masochiste » des relations entre hommes et femmes. Cet idéal de liaison contractuelle entre une femme dominatrice et un homme esclave consentant, il a en vain tenté de le réaliser durablement, d’abord avec deux de ses maîtresses, ensuite avec sa femme, Aurora Rümelin, qui a pris le nom de l’héroïne du roman, Wanda von Dunajew, et avec laquelle il a passé effectivement un véritable contrat d’esclavage. Mais elle s’en est vite lassée : en 1882, elle a fini par l’abandonner pour partir avec l’aventurier  Jacques Saint-Cère (voir la notice), et ils ont divorcé en 1886. Il a dirigé une revue, Auf der Höhe, de 1881 à 1885. Il a passé ses dernières années dans son château de Lindheim.

Mirbeau et Sacher-Masoch ont fait connaissance à Paris en 1887, et Octave a alors introduit Leopold dans l’atelier d’Auguste Rodin. Sacher-Masoch a consacré à « Octave Mirbeau » un élogieux article de sa revue Magazin für die Literatur das In- und Ausland  (n° du 5 janvier 1889, pp. 30 sq.). Il y traite de  L’Abbé Jules, du Calvaire et de deux contes, « Le Veuf » et « Vers le bonheur », et juge Mirbeau bien supérieur à Zola, malgré quelques résidus naturalistes. On comprend qu’il ait été intéressé par des récits où l’homme a un comportement que l’on peut aisément qualifier de masochiste, bien qu’il n’y ait pas de contrat en bonne et due forme. Mais un thème plus important encore les rapproche : celui de la violence de l’Histoire et de la condamnation à mort qui pèse sur tous les êtres vivants, obligés de s’entre-tuer et de s’entre-dévorer pour survivre. C’est ce que Mirbeau appelle « la loi du meurtre » et Sacher-Masoch « le legs de Caïn ».

P. M.


SAINT-CERE, jacques

SAINT-CÈRE, Jacques (1855-1898), pseudonyme de Armand Rosenthal, était un aventurier et un petit escroc d'origine allemande, mais qui a opté pour la nationalité française. En exil en Allemagne, en attendant la prescription de condamnations pour grivèlerie, il dirigé avec Sacher-Masoch la revue Auf der Höhe, puis devient l'amant de Wanda von Dunajew, la propre épouse de Sacher-Masoch, et s’en sépare en 1888, après avoir fait venir en France le mari de sa compagne l’année précédente... Ayant réussi à se faire passer pour un éminent germaniste (il publie en 1886 L'Allemagne telle qu'elle est), il s’introduit au Figaro et y obtient la prestigieuse rubrique de politique étrangère. Il touche alors  des sommes énormes, qu’il gaspille en dépenses somptuaires. Début 1896 un scandale révèle qu'il n'était qu'un maître chanteur : il est incarcéré le 9 janvier pour avoir fait chanter le richissime « petit sucrier » Max Lebaudy (mort à vingt-deux ans, le 24 décembre 1895, à l'hôpital militaire d'Amélie-les-Bains). Il est néanmoins libéré quelques mois plus tard, bénéficiant d’un non-lieu, faute de preuves, mais sa santé en est fort détériorée, et il meurt prématurément le 29 mai 1898.

Au cours de cette affaire, Mirbeau s’est curieusement intéressé à lui et a pris sa défense contre la lâcheté générale, tous les anciens amis de Saint-Cère se défilant les uns après les autres, et contre ce qu’il considérait comme un lynchage médiatique, où l’antisémitisme tenait sa partie. Du coup le maître-chanteur devient à ses yeux une victime à défendre contre les charognards, au même titre que le millionnaire Max Lebaudy quinze jours plus tôt (voir « Pitié militaire », Le Journal, 29 décembre 1895). Mirbeau s'en prend violemment à la presse immonde, dont le « hideux spectacle » le révulse et lui « soulève le cœur de dégoût », dans un article au titre-choc, « La Police et la presse » (Le Gaulois, 15 janvier 1896) : « Il n'est pas de jour où la presse ne dénonce quelqu'un. Et aussitôt elle instruit son procès, juge et condamne. [...] Abandonnant sa mission, reniant son caractère, qui est de défendre les droits de la liberté humaine contre les abus de l'autorité, elle se fait l'instrument des plus basses délations, et, ce qui est pire, le réceptacle des insinuations les plus perfides. Sans contrôle, sans raisons, pour le plaisir, elle déshonore. Elle transforme en infamies les actes les plus permis, elle embrouille inextricablement les affaires les plus simples. Et si par hasard quelques uns des accusés prouvent à la Justice qu'elle s'est trompée, la tare que leur aura faite le journal n'en demeurerait pas moins, sur eux, éternellement [...]. Sous prétexte d'information, la presse est devenue quelque chose comme la succursale de la préfecture de police et l'antichambre du cabinet du juge d'instruction. » Mais Mirbeau ne se contente pas de mettre sa plume au service du réprouvé : sollicité par Saint-Cère, il intervient avec efficacité pour lui permettre de reprendre place au Gaulois et de s’introduire au Cri de Paris des frères Natanson. Dès le 7 février, Saint-Cère le remercie avec effusion pour sa solidarité : « Vous êtes le seul qui ayez eu le cœur de vous souvenir du camarade disparu –cela ne m'étonne pas de votre part. » 

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau, Jacques Saint-Cère et l’affaire Lebaudy », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, mai 1996, pp. 197-212.


SAINT-PAUL, baron de

SAINT-PAUL, Gaston Paul Verbigier, baron de (1821-1878), homme politique bonapartiste. Originaire de Fabas (Ariège), le baron de Saint-Paul est fils d’un général d’Empire anobli par Napoléon pour avoir pénétré le premier la brèche de Saragosse. Sous-préfet à Castres, puis à Brest, préfet de la Meurthe, puis du Nord, il devient sénateur de 1869 à 1870 dans les rangs des partisans du régime impérial. Candidat bonapartiste, il est élu député de l’arrondissement de Saint-Girons, en Ariège, le 20 février 1876. En pleine crise constitutionnelle, au lendemain du coup de force du 16 mai 1877, lorsque Albert de Broglie prend la tête d’un gouvernement d’union des droites, dit « d’ordre moral », il confie le Ministère de l’Intérieur à un bonapartiste à poigne, Oscar de Fourtou. Celui-ci appelle le baron de Saint-Paul, ami personnel et influent de Mac-Mahon, pour diriger le personnel, avec pour objectif d’empêcher les républicains de revenir en force à l'Assemblée nationale. Saint-Paul place alors dans son fief d’Ariège des hommes de confiance. Lasserre, un de ses anciens employés des forges de Liverdun, devient préfet, et Octave Mirbeau, qui vient de collaborer à L’Ordre de Paris, où il signait des chroniques dramatiques, est nommé chef de cabinet. Mirbeau prend ses fonctions le 29 mai 1877, à l’âge de 29 ans.

On comprend que, rejoignant les Pyrénées lointaines dans les bagages du baron de Saint-Paul, figure emblématique du saint-gironnais, Octave Mirbeau ait été crédité à tort par les observateurs parisiens du titre de sous-préfet de Saint-Girons. Une erreur tenace qui a donné lieu à quelques « témoignages » surprenants, ceux notamment de Paul Hervieu (« M. Octave Mirbeau », Le Jour, 28 avril 1883) et de Félicien Champsaur (« M. Octave Mirbeau », L'Événement, 25 novembre 1886), présentant le sous-préfet Mirbeau semant « la terreur parmi les misérables habitants de ces altitudes inclémentes ». En fait, Mirbeau vivait et travaillait à Foix, et accessoirement, collaborait anonymement au journal bonapartiste L’Ariégeois. C’est là qu’il a vécu l’échec électoral du 14 octobre 1877. Sur les trois sièges que détenaient les conservateurs, seul Saint-Paul conserve le sien, et encore, pour peu de temps, puisque son élection est invalidée et qu’il est battu le 7 juillet suivant. Contraint à la démission le 15 décembre 1877, Mirbeau se voit confier la rédaction de L’Ariégeois, où il écrira de nombreux articles de janvier 1878 à janvier 1879, certains signés, d’autres anonymes. En bon serviteur du baron de Saint-Paul, Mirbeau y combat les républicains, qu’ils soient politiciens, journalistes, instituteurs ou même curés. Était-il alors, comme il l’a laissé entendre ensuite dans Un gentilhomme, un prostitué de la plume ? Ou adhérait-il au bonapartisme (voir la notice) qui dénonçait les mensonges et tromperies de la pseudo-République et défendait sous beaucoup d’aspects la cause des sans-voix ? Ce qui est sûr, c’est qu’il prend du plaisir dans des combats locaux et querelles de clocher qui avec le recul paraissent bien insignifiants. En fait, il apprend. Il enrichit son « herbier », comme il dira dans Un gentilhomme, de personnalités humaines et il aiguise son regard sur l’administration et la politique. Le baron de Saint-Paul meurt le 25 novembre 1878 dans son château de Poudelay, près de Fabas. Octave Mirbeau consacre un long article à ses funérailles dans L’Ariégeois du 4 décembre. Le cortège qu’il décrit, où « l’on n’entendait que les cahots du char roulant sur la terre raboteuse, un piétinement vague et confus, des murmures de prières, de sanglots étouffés, et dans le lointain, des voix tristes qui chantaient », évoque la procession de Sainte-Anne d’Auray qu’il décrira plus tard, dans Sébastien Roch.


J. P.

 

Bibliographie : Sharif Gemie, « Un raté. Mirbeau, le bonapartisme et la droite »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, pp. 75-86 ; Pierre Michel,, « Mirbeau et l’Empire », in Actes du colloque de Tours L’Idée impériale en Europe (1870-1914),  Littérature et nation, n° 13, 1994, pp. 19-41  ; Pierre Michel, « L’Itinéraire politique de Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 96-109 ; Octave Mirbeau, Chroniques ariégeoises, recueillies par Jean Philippe, Labarre, L’Agasse, 1998 ; Jean Philippe, « Octave Mirbeau en Ariège (1877-1879) », in Société ariégeoise - Sciences, lettres et arts, Foix, 1997, t. LXI, pp. 27-40 ; Jean Philippe, « L’herbier humain », préface des Chroniques ariégeoises, loc. cit., pp. 13-29.

 

 

 


SAINT-POL-ROUX

SAINT-POL-ROUXPierre-Paul Roux, dit – (1861-1940), poète et dramaturge. Né à Saint-Henri, près de Marseille, il monte dans la capitale, en 1882, pour suivre des études de droit qu’il n’achèvera pas, préférant à l’Université les théâtres et la vie de bohème. C’est la découverte de l’œuvre de Mallarmé, entre 1884 et 1885, qui, l’éloignant de ses premières amours parnassiennes, lui indique la voie poétique à suivre. En 1886, il fonde, avec Ephraïm Mikhaël, Rodolphe Darzens et Pierre Quillard, La Pléiade, petite revue symboliste, « grand-mère violette du Mercure de France ». À cette date, il a déjà développé une théorie personnelle, qu’il présentera en juin 1891 dans sa réponse à l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret : le Magnificisme ou Idéoréalisme. Au Mercure de France, il donnera la plupart de ses œuvres majeures : des drames, L’Âme noire du Prieur blanc, l’Epilogue des Saisons humaines (1893), La Dame à la Faulx (1899), des recueils de poèmes en prose, Les Reposoirs de la Procession, première série (un tome, en 1893), et nouvelle série (trois tomes, en 1901, 1904, 1907), un recueil de vers, Anciennetés (1903). Déçu par les mœurs de la capitale, il s’installe dans le Finistère, à Roscanvel (1898-1905) puis à Camaret-sur-Mer où il fait bâtir un manoir dominant l’océan avec l’argent que lui a rapporté la cession de ses droits sur Louise de Gustave Charpentier, dont il a écrit le livret. Isolé, il entre progressivement dans l’oubli ; l’hommage que lui offrent les jeunes surréalistes en 1925 ne l’en tire que temporairement. Dans la solitude et le silence éditorial, il travaille à sa Répoétique, grand œuvre protéiforme et visionnaire. L’invasion nazie l’empêchera d’achever et de publier son travail. Le Magnifique meurt à Brest le 18 octobre 1940.

Dans l’entretien qu’il accorda à Jules Huret à l’occasion de l’Enquête sur l’évolution littéraire, Mirbeau avait mentionné Saint-Pol-Roux parmi les auteurs du Mercure de France qui « vraiment méritent mieux que le dédain de Zola ». Touché par cette marque d’estime, le poète le remercia en le signalant, dans sa propre réponse des 17 et 18 juin 1891 au journaliste de L’Écho de Paris, comme l’un des maîtres de la « Renaissance de demain », l’associant à Copernic, comme pour souligner le courageux combat de Mirbeau contre l’obscurantisme moderne. Mais c’est en mars 1892 que les relations entre les deux hommes se nouèrent véritablement, alors que ce dernier avait décidé de poser sa candidature, avec Gustave Charpentier et Georges Rochegrosse, à la direction de l’Odéon, laissée vacante par Porel. Le Magnifique écrivit alors à Mirbeau pour lui demander son soutien ; l’auteur du Calvaire y répondit favorablement, écrivant même un article destiné au Figaro. Malheureusement, la nomination précipitée de Marck et Desbeaux rendit l’aide de Mirbeau inutile, et l’article lui fut renvoyé. Des quatre lettres de Saint-Pol-Roux qui ont été retrouvées, les trois premières concernent la campagne odéonienne, mais la quatrième, datée du 23 avril 1892, témoigne de relations, moins intéressées, et plus amicales, le « cher Monsieur Mirbeau » cédant place au « cher ami ». Les deux hommes semblent en effet, à cette date, s’être rapprochés et quelques signes, à défaut des lettres, prouvent une estime réciproque et qui dura. Mirbeau fut ainsi le témoin de mariage de Saint-Pol-Roux célébré, le 5 février 1903, à la mairie du XIe arrondissement de Paris. L’année suivante, le poète lui dédia son recueil, De la Colombe au Corbeau par le Paon. Et Mirbeau fera partie des signataires, en 1909, de la pétition adressée à Jules Claretie pour que La Dame à la Faulx fût représentée à la Comédie-Française.

M. L.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et Saint-Pol-Roux », in Saint-Pol-Roux, Lettres à Octave Mirbeau, Ed. A l’Ecart, 1994 ; Mikaël Lugan, « Octave Mirbeau et Saint-Pol-Roux », Cahiers Octave Mirbeau, n°13, 2006, pp. 238-241.


SAINT-SAËNS, camille

SAINT-SAËNS, Camille (1835-1921), compositeur français d’inspiration néo-classique plus que post-romantique. Il était hostile au wagnérisme et se voulait très patriote. Il est l’auteur de dix concertos (cinq pour piano, trois pour violon et deux pour violoncelle), de poèmes symphoniques (La Danse macabre), de la célèbre Symphonie avec orgue (1886), d’une abondante musique de chambre, de musique religieuse, notamment un Requiem (1878), et de plusieurs opéras : Le Timbre d’argent (1877), Samson et Dalila (1877), son chef-d’œuvre lyrique, et Henri VIII (1883).

Mirbeau n’a parlé de Saint-Saëns que lors de ses débuts journalistiques et avec un regard extrêmement critique qui surprend un peu. C’est ainsi que, le 30 novembre 1876, il propose, sur le ton de la plaisanterie, d’appliquer la peine de mort « sans pitié ni merci » au compositeur et à quelques autres personnalités du monde culturel qu’il exècre pour leur médiocrité, en même temps qu’aux notaires et aux concierges... Plus sérieusement, il accuse ce compositeur, si « incontestablement dépourvu de talent » et qui « malmène et torture la musique si fort », d’avoir mené des « intrigues sourdes » pour parvenir à faire montrer ce « malencontreux ouvrage » qu’est Le Timbre d’argent, dont il souhaite la chute. Mais, plus que d’être dépourvu de l’étincelle du génie, ce qu’il reproche à Saint-Saëns, c’est de s’employer, en tant que critique musical, à étouffer dans l’œuf les gloires naissantes (« Chronique de Paris », L’Ordre de Paris, 14 décembre 1876). Le 25 janvier 1877, nouvelle attaque contre Saint-Saëns, dont il qualifie d’« impudente » la « ténacité des médiocres qui s’ignorent » à vouloir être joué à tout prix. Dans un article de souvenir paru le 19 février 1911 dans L’Écho de Paris, Saint-Saëns rappellera qu’« un jeune journaliste », qu’il ne nomme pas, avait, dans « deux avant-premières », préparé « la chute de [son] ouvrage ».

Six ans plus tard, le ton de Mirbeau a complètement changé quand il parle d’Henri VIII  : il en juge « la partition superbe, d’un talent et d’une inspiration soutenus », et voit alors en Saint-Saëns, « sans contredit, notre premier compositeur français » (« Coulisses », Paris-Midi Paris-Minuit, 6 mars 1883). On a l’impression qu’il ne juge plus, ab irato, sur la base du comportement déplaisant de l’homme, mais en fonction de l’émotion procurée par le compositeur.

P. M.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


SARCEY, francisque

SARCEY, Francisque (1827-1899), célèbre critique dramatique. Ancien normalien et condisciple de Taine, professeur puis journaliste républicain sous l’Empire, il doit sa célébrité aux feuilletons dramatiques qu’il a chèrement vendus pendant quatre décennies au Temps et à d’autres quotidiens (dont Le XIXe siècle et, un temps, La France), et qui ont été recueillis après sa mort dans les huit volumes de Quarante ans de théâtre (1900-1902). Il a aussi publié une étude sur Paul-Louis Courier (1876) et deux volumes de notices biographiques de comédiens. Violemment anti-communard, ce bourgeois ventripotent et féroce a appelé à une répression sanglante. Malgré ses allures bonhommes, il a exercé, sur le théâtre de son temps, une dictature tout aussi féroce, quoique moins sanglante, et notamment combattu impitoyablement Henry Becque, Maurice Maeterlinck, Ibsen et le théâtre scandinave. Au nom du « bon sens » et de la « moyenne », il a abaissé le théâtre au niveau d’un public amateur de simples divertissements et dont il faisait siennes les opinions, parce que le public était supposé avoir toujours raison et que le succès est le critère suprême. Amateur de la pièce bien faite sur le modèle de celles d’Eugène Scribe, allergique aux nouveautés et à tout ce qui donne à réfléchir et risque de perturber la digestion, il représentait tout ce que Mirbeau abominait : le culte du vaudeville qui fait « se tordre » les spectateurs (voir « Il faut se tordre ! », L’Écho de Paris, 10 octobre 1893) ; la priorité accordée à  « la scène à faire » au détriment de la vie et de la vérité humaine ; le modèle de la pièce bien formatée et recourant à de grosses ficelles ; l’exclusivité accordée à des spectacles anesthésiante, parce que destinée à un public bourgeois dépourvu de toute sensibilité esthétique et de toute véritable éthique.

Mirbeau, pour qui il incarnait, en dépit de son apparence débonnaire, l’infrangible et féroce stupidité bourgeoise, a fait de Sarcey, « Son Auguste Triperie », une de ses têtes de Turc préférées. Il n’a cessé, dans de multiples chroniques, de vilipender son « absolue vulgarité », sa haine du génie, la bassesse de ses goûts et de ses critères, « la pauvreté de son esprit, la petitesse de ses conceptions, l’étroitesse de son jugement » (« La Victime de M. Sarcey », Le Gaulois, 22 septembre 1884). Il a régulièrement dénoncé le dangereux magistère dictatorial exercé par ce « feuilletoniste prolixe, rageur et verbeux » (« Quand on n’a rien à dire », Le Journal, 20 février 1898), qu’on appelait familièrement « mon oncle ». Il l’a notamment démystifié d’importance dans des interviews imaginaires volontiers scatologiques, dont une, post mortem, constitue une notice nécrologique au vitriol (« Apparition », L'Aurore, 18 mai 1899). Dans une de ces interviews, « Une visite à Sarcey » (Le Journal, 2 janvier 1898), Mirbeau lui annonce sa mort prochaine dans des conditions particulièrement grotesques (« Votre destinée est de mourir un soir, tout d’un coup, dans un fauteuil d’orchestre », mais sans que son cadavre  puisse passer par des portes trop étroites pour sa bedaine) et tire un bilan totalement négatif de ses quarante années d’abêtissement de ses lecteurs : « Vous avez été un être malfaisant et vil, toute votre vie vous avez accompli une besogne laide et sale... et lâche, comme l’impuissance dont elle sort. [...] Tous les efforts qui méritaient d’être soutenus, vous les avez découragés... Vous avez craché ignominieusement sur tout ce qui est beau... Votre bonhomie hypocrite ? Du fiel et de la haine... Votre bon sens ? Du caca !... » Et Sarcey d’avouer : « Du caca ?... C’est vrai !... J’aime ça !... Je suis une vieille canaille. J’ai exalté tout ce qu’il y a de bas dans l’esprit de l’homme. J’ai adoré l’ordure et divinisé la stupidité... Tout ce que j’ai commis d’infamies, moi seul le sais !... »

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau critique dramatique », in Théâtre naturaliste - Théâtre moderne ? Éléments d’une dramaturgie naturaliste au tournant du XIXe au XXe siècle, Presses universitaires de Valenciennes, 2001, pp. 233-245 ; Octave Mirbeau, Gens de théâtre, Flammarion, 1924.


SARDOU, victorien

SARDOU, Victorien (1831-1908), prolifique auteur dramatique devenu immensément riche grâce à ses nombreux succès. Après des débuts difficiles, il a fait représenter un grand nombre de comédies, qui manquent de vis comica, et de drames « historiques » aux ficelles éprouvées et efficaces. Il a connu ses principaux triomphes avec Les Pattes de mouches (1860), La Famille Benoîton (1865), Patrie (1869), La Haine (1874), Divorçons (1880), Fédora (1882), Théodora (1884) , La Tosca (1888), mis en musique par Puccini, et Madame Sans-Gêne (1893). Thermidor (1891), qui met en cause Robespierre et la Terreur, a été un temps interdit, au nom de la défense de la Révolution qui constitue « un bloc », selon l’expression de Clemenceau. Il a aussi fait jouer des pièces à intentions morales et sociales : Séraphine (1869), Rabagas (1872), Dorah (1877), Daniel Rochat (1880), Spiritisme (1897). Il a été élu à l’Académie Française en 1877.

Sardou incarne une conception du théâtre qui n’avait, semble-t-il, guère de chances de plaire à Mirbeau, car il en voit tous les gros sabots, les invraisemblances psychologiques et les effets fabriqués, comme cela apparaît dès son compte rendu de Ferréol, le 23 novembre 1875. Reste que des pièces bien dialoguées et ficelées, avec un indubitable savoir-faire, peuvent plaire même à un public qui cherche au théâtre un peu plus qu’un simple divertissement, pour peu qu’on y trouve quelques personnages fortement charpentés qui donnent une impression de vie. Sans doute est-ce le cas de Mirbeau, quand il rédige le dithyrambique qu’il consacre à Théodora le 29 décembre 1884 dans Le Gaulois : il qualifie ce drame de « véritable et pur chef-d’œuvre », car le « génie » du dramaturge « sait nous faire respirer, en même temps que les plus délicieux parfums de l’art idéal, des odeurs effrayantes d’humanité » ; quant aux personnages, ils « vivent, avec leur cerveau, leur chair et leur âme. Ces compliments paraissent aujourd’hui quelque peu excessifs, mais le but de l’article étant de dénoncer les méfaits de la critique, responsable de « l’infériorité si constatée du théâtre », il est probable que l’outrance des compliments sert à mieux faire ressortir le danger de ces incompétents et ignorants notoires que sont les critiques dramatiques, incapables de « discerner un ouvrage remarquable ». Dans un article de la même époque, « L’Indiscrétion » (Le Gaulois, 5 décembre 1884), Mirbeau exprime son admiration pour la vie discrète et retirée de Sardou, qui ne compte que sur son talent pour se faire reconnaître, loin de la réclame dont abuse Alexandre Dumas fils (« L’Indiscrétion », Le Gaulois, 5 décembre 1884). Mais là encore, Mirbeau n’encense Sardou que pour mieux dégommer Dumas. Reste qu’un an plus tard il lui  dédie une de ses Lettres de ma chaumière, « Le Tripot aux champs », ce qui constitue un signe de considération. Par la suite son admiration a visiblement décliné et, en 1897, sous le masque de Jean Salt, il se moque du spiritisme commercial d’un dramaturge dépourvu d’âme, dans une fantaisie intitulée « Spirisardonisme ».

Sardou a eu le mérite d’être dreyfusard, dans une Académie massivement anti-dreyfusarde. Au cours de la bataille du Foyer, en 1908, consulté par le ministre de l’Instruction Publique, il a pris parti pour Mirbeau et Thadée Natanson contre Jules Claretie et la Comédie-Française au nom du respect du contrat passé entre le théâtre et les auteurs.

P. M.


SATIE, érik

SATIE, Érik (1866-1926), compositeur et ésotériste français, dont l’œuvre la plus mondialement célèbre est les Gymnopédies pour piano.  Après avoir fréquenté le Chat Noir, il entre, en 1891, dans l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, fondé par Péladan, et en devient le maître de chapelle. Mais il rompt avec le « sâr » et fonde sa propre église, l’Église métropolitaine de l’art de Jésus Conducteur, dont il est le seul fidèle, ce qui lui permet de se décerner les plus hautes et incongrues fonctions (Parcier, maître de chapelle et Épée bouillante). Il est connu pour ses multiples excentricités et pour son humour provocateur, qui contraste avec l’apparent sérieux de ses débuts.

Mirbeau a tourné en dérision Ésotérik Satie, comme on le surnommait, dans une cocasserie signée Jean Salt, « Mage » (Le Journal, 18 mai 1896), puis dans un passage de la troisième livraison de « La Livrée de Nessus »  : « Nous gravîmes Montmartre pour aller chez un drôle de type, un nommé Érik Satie, où l’on avait dit à mon maître  qu’il y avait d’étonnants éteignoirs khaldéens, faits d’un métal inconnu et ornés d’inscriptions magiques. C’était de la blague. Il se trouva que ces éteignoirs n’étaient autres que les boutons de porte de l’ancien appartement d’un nommé Joséphin Péladan » (Le Journal, 30 mai 1897). Cette « blague » a valu à Mirbeau d’être maudit et excommunié pour impiété caractérisée par le Parcier de l’Église métropolitaine de l’art de Jésus Conducteur, qui lui adresse, le 2 juin 1897, une missive ahurissante, où  il lui ordonne de « commencer dans le moment même les lamentations des pénitences qui seules peuvent impétrer la complète rémission de [ses] fautes ».

Le 10 août 1897, Érik Satie adresse à Mirbeau une nouvelle missive stupéfiante, mais d’absolution cette fois, où il « le couvre de baisers » et luis « remet [ses] injures », « en égard aux chrétiennes réjouissances célébrées dans la catholicité à l’occasion de l’Enlèvement miraculeux de la Vierge », mais après l’avoir dûment « écrasé d’un seul coup, sans effort, sans [le] regarder ».

P. M.

 


SCHOPENHAUER, arthur

SCHOPENHAUER, Arthur (1788-1860), célèbre philosophe allemand, idéaliste, athée et radicalement pessimiste, auteur de Le Monde comme volonté et comme représentation (1819). Ses Pensées et fragments, traduits en français par Burdeau en 1880, ont vulgarisé sa pensée et lui ont permis d’exercer une influence considérable sur la littérature fin-de-siècle, alors que, de son vivant, il était très largement ignoré.

Comme tous les écrivains de sa génération, Mirbeau a été fortement influencé par le pessimisme de Schopenhauer. Il lui doit tout d’abord sa conception subjectiviste du monde, qui n’a pas d’existence autre que la perception ou représentation qu’on en a, et, par voie de conséquence,  de l’œuvre d’art, qui ne peut être qu’une représentation totalement subjective de ce que l’artiste ressent, et non la simple copie d’une réalité extérieure. Ainsi écrit-il au chapitre V de La 628-E8 (1907) : « Tous les êtres et toutes les choses n'ont pas d'autre vieillesse que la nôtre... Ils n'ont pas, non plus, d'autre mort que la nôtre, puisque, quand nous mourons, c'est toute l'humanité, et c'est tout l'univers qui disparaissent et meurent avec nous. » Dès l’entrée en matière, il semait le doute chez le lecteur en écrivant qu’il n’était pas en état d’affirmer l’existence objective des événements rapportés dans son récit ou journal de voyage : « Est-ce bien un journal ? Est-ce même un voyage ? [...] Il y a des moments où, le plus sérieusement du monde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, et quelle, la part de la réalité. Je n'en sais rien. » Il s’ensuit que l’œuvre d’art, qui doit exprimer « toute la vie », ne peut être aussi qu’éminemment subjective : « Il ne suffit pas que la vie soit racontée dans un livre pour qu’elle devienne de la littérature. Il faut encore que cette vie ait été pressurée, minimisée, falsifiée, dans tous les alambics où l’écrivain la fait passer : son imagination, sa philosophie, son esthétique », confie-t-il à Albert Adès à la fin de sa vie. Et, trente ans plus tôt : « En art, l’exactitude est la déformation et la vérité est le mensonge. Il n’y a rien là d’absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d’individus » (« Le Rêve », Le Gaulois, 3 novembre 1884).

L’empreinte de Schopenhauer est également perceptible dans le pessimisme métaphysique de Mirbeau, face à l’universelle souffrance, au sein d’un univers privé de sens, et dans son aspiration, faute de pouvoir trouver un bonheur stable et des plaisirs qui ne soient des illusions, à l’extinction du vouloir-vivre, au nirvana et à la dissolution dans le Grand Tout – il est symptomatique à cet égard que Mirbeau ait signé ses Lettres de l’Inde de 1885 du pseudonyme de Nirvana. Mais elle est aussi notable dans sa vision très noire de la nature humaine, dominée par des instincts qui la rapprochent des animaux, où le sexe et le meurtre ont partie liée et contre lesquels la raison de l’homme se révèle impuissante ; dans sa conception de l’amour comme dépossession, aveuglement, illusion et souffrance ; et dans l’idée que la contemplation de l’œuvre d’art constitue un moyen d’échapper, fût-ce provisoirement, à la Volonté qui anime indistinctement tout ce qui vit. Il n’est pas jusqu’à la gynécophobie du romancier français qui ne témoigne de la marque du philosophe allemand.

Néanmoins il existe entre eux une grosse différence : le pessimisme de Schopenhauer le conduit au détachement et à l’inaction, alors que Mirbeau est un perpétuel révolté, qui incarne l’intellectuel engagé, parce que, même lucide et désespéré, il ne cesse de se battre, dans le très vague espoir de changer l’homme et la société.

Voir aussi Pessimisme, Meurtre, Sexe, Amour et Gynécophobie.

P. M.

 

Bibliographie : Anne Briaud, « L’Influence de Schopenhauer dans la pensée mirbellienne », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 219-227.

 

 

 


SCHWOB, marcel

SCHWOB, Marcel (1867-1905), écrivain, traducteur et linguiste. Malgré une courte carrière littéraire, il a suscité l’admiration de ses contemporains (Mallarmé, E. de Goncourt, Anatole France) et inspiré des auteurs comme Breton, Artaud, Leiris, Mac Orlan, et surtout Borges. Son audience et son influence sont importantes à l’étranger, notamment en Italie (Wilcock, Tabucchi) et dans le monde hispanique (Bolaño, Arreola) où il est considéré comme un maître du récit bref. Il est l’auteur de contes symbolistes, d’histoires fantastiques (Cœur double, 1891 ; Le Roi au masque d’or, 1892), de poèmes en prose (Mimes, 1893) et d’une satire du journalisme (Mœurs des diurnales, 1903). Il a écrit une des œuvres majeures du symbolisme (Le Livre de Monelle, 1894) et n’a cessé d’élaborer de nouvelles formes littéraires, récit polyphonique (La Croisade des enfants, 1896) et biographies fictionnelles (Vies imaginaires, 1896) considérées désormais comme un jalon essentiel de l’histoire du genre. À côté d’une œuvre polymorphe et originale, ses traductions font toujours autorité : Defoe (Moll Flanders, 1895), De Quincey (Les Derniers jours d’Emmanuel Kant, 1899) et Shakespeare (La Tragique histoire d’Hamlet, 1900). Polyglotte, il fascine ses contemporains par son érudition et sa connaissance de la littérature anglaise. Il est le seul correspondant français de Stevenson, dont il cherche le tombeau lors d’un voyage dans le Pacifique (Vers Samoa, 2002). Il se passionne pour les bandes de malfaiteurs du passé et les criminels de son temps et, en disciple de Saussure et de Bréal, il laisse des essais sur l’argot et sur Villon qui font date (Étude sur l’argot français, 1889 ; Spicilège, 1896). Ses chroniques dans Le Phare de la Loire, journal nantais dirigé par son père puis son frère, montrent un esprit républicain épris de liberté, de laïcité, de progrès social et de justice.

Comme Mirbeau, il est l’un des collaborateurs à L’Écho de Paris dont il codirige le Supplément littéraire illustré de mai 1891 à août 1893 aux côtés de Catulle Mendès. À cette époque, Mirbeau siège au jury du concours mensuel de littérature et Schwob se lie d’amitié avec lui. Il lui dédie l’un de ses rares contes ancrés dans le monde contemporain, « La Charrette » (Le Roi au masque d’or), lui envoie un des dix exemplaires hors commerce de la première édition de Mimes et lui rend plusieurs visites. Les deux hommes aiment à s’entretenir des écrivains qu’ils admirent (Shakespeare, Whitman, Ibsen et Maeterlinck), des peintres impressionnistes et de Camille Claudel. Schwob cherche à aider cette sculptrice dont il est proche, en proposant de faire acheter La Valse par l’État grâce aux relations de Mirbeau. Toujours prêt à favoriser la carrière des jeunes écrivains qu’il fréquente (Renard et Jarry lui en sont redevables), Schwob fait connaître et aimer Tête d’or et La Ville de Paul Claudel à Mirbeau. En 1903, il lui recommande aussi Le Petit ami de Léautaud afin que ce dernier obtienne le premier prix Goncourt. Mirbeau n’a pas écrit l’article sur Schwob qu’il projetait mais leur correspondance témoigne de leur belle amitié. Schwob y exprime son admiration pour les livres de son aîné (les romans autobiographiques, Le Journal d’une femme de chambre et surtout Dans le ciel). À une lettre de Mirbeau sur l’absence de nécessité de tout comprendre en art, Schwob répond en dévoilant un aspect important de son esthétique : « Je me suis décidé pour les œuvres obscures, parce qu’on peut y voir tant de choses. L’œuvre d’art a l’obscurité inconsciente du tubercule qui germe. Il n’est pas besoin de tout comprendre. Les prescriptions confuses sont aussi belles que les claires. Et rien n’est plus extraordinaire qu’un Villon, dont nous ne comprenons plus une ligne, parce qu’il est bourré d’allusions et de satires personnelles, mais où les fautes de lecture même sont admirables. » (Lettre de Schwob à Mirbeau, 23 janvier 1893).

B.F.



Bibliographie : J. A. Green, Marcel Schwob, Correspondance inédite, Genève, Droz, 1985 [des erreurs dans les dates] ; Valérie Michelet-Jacquod, « Octave Mirbeau et Marcel Schwob : autour de Dans le ciel », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, L. Himy-Piéri et G. Poulouin (dir.), Caen, P.U.C., 2007, p. 135-149.


SERVAIS, franz

SERVAIS, Franz (1846-1901), violoncelliste et compositeur belge. Il fut, pendant deux ans, à partir de 1889, chef d’orchestre au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, où il dirigea notamment plusieurs opéras de Wagner. Son œuvre principale est un drame lyrique sur un poème de Leconte de Lisle, L’Apollonide, auquel il consacra quinze ans de sa vie. Crée à Karlsruhe le 27 janvier 1899, il souleva l’enthousiasme de son grand ami et mentor Ferenc Liszt, cependant que Mirbeau y vit une « œuvre parfaite et grandiose ». Mais il n’a jamais été monté à l’Opéra de Paris, Servais ayant repris son manuscrit, exaspéré par les retards. Il est mort à Asnières le 14 janvier 1901.

Nous ne savons pas à quelle époque et dans quelles circonstances Mirbeau a fait la connaissance de Franz Servais. Toujours est-il que, dans La 628-E8 (1907), il dit l’avoir « aimé » et que, au lendemain de sa mort prématurée, il lui a consacré un bel et émouvant article du Journal, où il retrace sa carrière, aux prises ave toutes les « cruautés » imaginables, et exprime son « admiration » pour l’homme et le compositeur. Il voit en Servais « un des plus considérables artistes de cette époque », totalement personnel et toujours resté fidèle à ses idées. Servais « avait toutes les forces, toutes les séductions, toutes les intelligences, toutes les bontés » et était possédé par la « folie sublime de l’artiste », prêt à tous les sacrifices, à toutes les misères et à toutes les luttes pour son œuvre. Mais il s’est heurté à l’ « ignorance » et à la « lourde stupidité » des « marchands de spectacles ». Mirbeau n’en est pas moins bien convaincu qu’un « chef-d’œuvre » tel que L’Apollonide vivra et connaîtra un triomphe.

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Sur Franz Servais »,  Le Journal, 27 janvier 1901.. 


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