Familles, amis et connaissances

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BERNHARDT, sarah

BERNHARDT, Sarah (1844-1923), célèbre actrice française, surnommée « la Divine » et qui s’est surtout distinguée dans des rôles tragiques. Sortie du Conservatoire en 1862, elle entre alors à la Comédie-Française une première fois, puis une seconde fois dix ans plus tard, et s’y illustre notamment dans le rôle de Phèdre, ce qui lui vaut de vifs éloges de Mirbeau, néanmoins tempérés par une réserve (L’Ordre de Paris, 6 juillet 1875). Elle en claque la porte définitivement en 1880, au prix d’un énorme dédommagement de 160 000 francs, et fait aux États-Unis une grande tournée, qui sera suivie de beaucoup d’autres à travers l’Europe. En 1893, elle prend la direction de théâtre de la Renaissance, où elle monte  et interprète notamment Les Mauvais bergers, de Mirbeau, en décembre 1897. Un an plus tard, elle obtient de la ville de Paris la disposition du théâtre des Nations, qu’elle rebaptise de son nom. En 1915, on doit l’amputer d’une jambe. Toute sa vie elle a alimenté la chronique scandaleuse par ses excentricités, sa vie tapageuse et ses multiples liaisons (notamment avec Paul Bonnetain et Jean Richepin), dont certaines grassement rémunérées, comme l’attestent les archives de la police des mœurs. Mais son talent supérieur d’actrice a toujours fait l’unanimité, et elle a fait preuve de lucidité et de détermination en s’engageant courageusement dans la bataille dreyfusiste – même si, contrairement à ce qu’affirme Louis Verneuil, ce n’est pas elle qui a convaincu Mirbeau de s’engager !

            Les jugements de Mirbeau sur la grande Sarah sont globalement admiratifs, mais toujours atténués par des réserves, car il est sans illusions sur une femme impossible et capricieuse et une cabotine toujours à court d’argent, mais jamais à court de réclame. En 1882, dans un de ses Petits poèmes parisiens signés Gardéniac, « Lendemain d’hyménée », il présente son mariage avec le bellâtre Damala comme une façon originale de regagner la faveur du public. En décembre 1883, il prend néanmoins la défense de l’actrice, parce qu’elle est méchamment diffamée dans le roman à clefs et à scandale de la théâtreuse Marie Colombier, Les Mémoires de Sarah Barnum, et il va jusqu’à se battre en duel avec le “nègre” et préfacier de la Colombier, Paul Bonnetain, le 18 décembre 1883 (voir « Un crime de librairie », Les Grimaces, 15 décembre 1883). Tout en appréciant son courage littéraire quand elle monte La Glu d’après le roman de Richepin (voir « Entr’actes », Le Gaulois, 1er février 1883), il n’en rappelle pas moins, un an plus tard, que, « dans la vie de Mme Sarah Bernhardt », on ne trouve nullement la folie de l’idéal et de l’art pur auquel elle prétend avoir tout sacrifié, mais « beaucoup de calcul » et « la passion de l’argent » : « Il n’est pas un acte de Mme Sarah Bernhardt qui n’ait eu l’argent pour mobile impérieux. […] Elle a dépassé la mesure permise, même à ces enfants gâtés et prodigues qu’on appelle des artistes » (« La Fin d’une apothéose », Le Gaulois, 29 septembre 1884). Un mois plus tard, dans « Jouets de Paris », il la compare à Paris, avec ses « fugitifs caprices », son « vertige du bruit » et son « détraquement cérébral » (Le Gaulois, 27 octobre 1884,  ). 

Lorsque Mirbeau commence à travailler à ce qui deviendra Les Mauvais bergers, Lucien Guitry se fait fort de faire représenter ce drame au théâtre de la Renaissance. Et de fait, à peine la pièce est-elle achevée que Sarah demande à l’auteur de la lui lire, le 30 octobre 1897, et décide de la monter sans attendre : « Bref Sarah dit : “Qu'on arrête la répétition de La Ville Morte ! Une dépêche à d'Annunzio. Nous répétons Mirbeau demain !” Et elle est prise d'une crise de nerfs, elle se tord sur son fauteuil. On lui jette des bouteilles de vinaigre à la tête, etc,. etc. », écrit le dramaturge, un peu surpris, à son confident Paul Hervieu. Il lui en sera évidemment fort reconnaissant et ne manquera pas de lui rendre hommage, peu après la première (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897), puis lors de la publication de la pièce en volume : « Il faut aimer, il faut acclamer Mme Sarah Bernhardt, non seulement d’avoir incarné en d’inoubliables figures tous nos rêves, toutes nos ivresses, tout notre amour, et aussi toute notre haine du médiocre, du vulgaire et du laid, il faut l’aimer, il faut l’acclamer parce que, dans ce temps si plein de lâchetés, parmi tous ces théâtres qui se sont faits si docilement les serviteurs soumis, les esclaves d’un art transitoire et bas, elle seule a osé le grand, le noble, le sublime drame, décrié parce qu’il pense, honni parce qu’il pleure » (« Sarah Bernhardt », Le Journal, 20 avril 1898). Un an plus tard, il l’aidera comme il pourra pour lui permettre d’acquérir le théâtre des Nations.

Et pourtant il se repent amèrement d’avoir donné sa tragédie prolétarienne dans un théâtre de boulevard, devant un public de nantis. Et surtout d’avoir cédé aux exigences de la diva et d’avoir ajouté, à sa demande, des répliques particulièrement emphatiques et « de mauvais goût » qui, par la suite, lui donneront envie de supprimer sa pièce de la liste de ses œuvres. C’est ce qui ressort d’une lettre de décembre 1900 à Suzanne Desprès, qui doit reprendre le rôle de Madeleine : « Je verrai, enfin, une Madeleine telle que je l’ai rêvée, telle que je l’ai conçue… Il faudra que je supprime dans le quatrième acte quelques déclamations de mauvais goût, et que j’avais ajoutées lâchement, pour Mme Sarah Bernhardt. » Comme quoi la reconnaissance obligée n’interdit pas la lucidité et l’esprit critique...

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave, Sarah et Les Mauvais bergers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 227-231 (http://start5g.ovh.net/~mirbeau/darticlesfrancais/PM-Octaveetsarah.doc) ; Octave Mirbeau, Gens de théâtre, Flammarion, 1924 ; Gilles Picq, « Mirbeau au XXe siècle », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 187-197 (http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Picq-Articles%20de%20Mirbeau%20au%20XXe%20siecle.pdf).




BERNSTEIN, henry

BERNSTEIN, Henry (1876-1953), dramaturge français, qui a remporté de grands succès sur les théâtres de boulevard et a été productif pendant un demi-siècle. Il a voulu porter à la scène des conflits intérieurs et des problèmes sociaux, mais en ne situant ses pièces que dans la grande bourgeoisie et en abusant des situations fortes et des coups de théâtre. Sa réputation de brutalité était bien établie et sa richesse ostentatoire faisait jaser. Parmi ses pièces de la Belle Époque, citons : Le Détour (1902), Le Bercail (1904), La Rafale (1905), Le Voleur (1906), Samson (1907), Israël (1908), Après moi (1911), qui donna lieu à des manifestations antisémites, etc.

Mirbeau a été deux fois aux prises avec Bernstein, en qui il voyait un requin de la scène. D’abord, à l’automne 1906, quand, après le refus du Foyer par Claretie, il a accepté de donner sa comédie à Lucien Guitry, qui lui proposait de la monter au Théâtre de la Renaissance.  Malheureusement, il fallait attendre la saison suivante, le temps que fût créé Le Voleur de Bernstein, qui exigeait la priorité pour sa pièce, apportée du Gymnase, et pour son interprète féminine, Mme Le Bargy, future Madame Simone, ce qui risquait de renvoyer la première du Foyer aux calendes grecques. Dès le 20 octobre, Mirbeau s’est donc résigné à reprendre son manuscrit, sans pour autant exiger de Guitry les indemnités auxquelles il avait droit et que ce dernier voulait lui verser. Ce mauvais coup de Bernstein trouva sa conclusion un an plus tard, en décembre 1907, dans l’hôtel de la Société des auteurs : Thadée Natanson, co-signataire du Foyer, refusa de rendre son salut à Bernstein qui s’en offusqua, d’où une vive altercation et un duel, dans lequel le dramaturge fut légèrement blessé.

Mirbeau, lui, refusa de se battre avec l’auteur du Voleur, qui l’avait pourtant insulté bassement en le comparant à Monsieur Alphonse, personnage de la pièce homonyme de Dumas fils (créée au Gymnase en 1873), et qui exigeait une réparation par les armes pour un article paru le 25 octobre 1907 dans Comoedia, « Le commissaire est sans pitié », où il était critiqué en tant que commissaire de la Société des Auteurs dramatiques, à la fois juge et partie. Aux injures du jeune blanc-bec, Mirbeau répondit par une très sèche lettre publique admirée de Léautaud, « À Henry Bernstein »  (Comoedia, 26 octobre 1907) : « Monsieur, / Si ordurier que soit le ton de votre provocation, il ne pouvait ajouter au mépris que j'ai pour vous. Vos menaces me laissent aussi indifférent que votre talent. Je suis résolu à ne pas vous fournir l'occasion d'une réclame de plus. Je me suis battu assez souvent pour que personne ne se méprenne au sens de mon refus. / Octave Mirbeau ».

P. M. 

 

 

 

 

 

 

 

 


BESNARD, paul-albert

BESNARD, Paul-Albert (1849-1934), peintre, pastelliste, décorateur, graveur, illustrateur, a été un artiste très fécond et de renommée internationale. En 1874, il remporta le premier Grand prix de Rome avec La Mort de Timophane, tyran de Corinthe, ce qui lui valut par la suite des commandes de décors, aux grandes heures des embellissements monumentaux de la Troisième République (de 1870 à la Première Guerre mondiale). Portraitiste recherché, il rapporta également des toiles et des dessins d’Espagne, du Maroc et surtout d’Algérie. Mais c’est avant tout son voyage aux Indes en 1910-1911, qui le rangea parmi les orientalistes. La rétrospective de son œuvre en 1905 n’avait pas égalé le triomphe, qu’il remporta à la galerie Georges Petit en 1912, avec ses travaux indiens qui firent l’unanimité. Désormais au faîte de sa gloire, durant le dernier tiers de son existence, Albert Besnard fut comblé d’honneurs et de charges : c’est à cette période que commença réellement sa carrière officielle. Il devint membre de l’Académie des Beaux-Arts en 1912, directeur de la Villa Médicis de 1913 à 1921, membre de l’Académie Française en 1924, directeur de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de 1922 à 1932. À sa mort, survenue le 4 décembre 1934, il fut, bien avant Georges Braque, le premier peintre auquel le gouvernement de la République fit des funérailles nationales (voir le site consacré à l’association Le Temps d’Albert Besnard).

En 1886, Besnard scandalisa les visiteurs du Salon en exposant un grand portrait en pied, celui de Madame Roger Jourdain. Jugée des plus osées par nombre de ses contemporains, l’huile déconcerta aussi Octave Mirbeau, bien que ce dernier lui ait reconnu des qualités picturales. Dans ses Combats esthétiques (« Salon IV-7 juin 1886 », tome 1, p. 281) l’écrivain raconte plaisamment le tollé général : « Me voici devant le portrait de Mme R. Jourdain, par M. Besnard. La foule ricane. Il n’est pas de bons mots dont on ne l’accable. Les rates se dilatent devant cette toile : d’horribles grimaces se tordent sur les physionomies bourgeoises : on voit des ahurissements prodigieux figer dans l’immobilité les regards des jeunes visiteuses et des promeneurs élégants ». L’artiste y montrait en effet son attrait pour les éclairages artificiels et rares, le jeu des lumières et des reflets, les vibrations de la couleur, quêtes qu’il poursuivit toute sa vie. Mais s’il donna dans ces recherches modernes, il les subordonna toujours au dessin, car le trait restait primordial chez lui : c’est ce que lui reprocha Mirbeau, qui privilégiait en art la sensation et préférait des incorrections de dessin à une œuvre dépourvue d’émotion. Par là le critique fustigeait l’ancien élève des Beaux-Arts et, à travers lui, l’enseignement de l’Ecole. En outre, il considérait que plusieurs des tableaux du créateur étaient étranges, d’une bizarrerie qui, selon lui, risquait de le faire sombrer dans des excentricités identiques à celles des préraphaélites.

Somme toute Mirbeau ne fut pas invariablement convaincu par l’art d’Albert Besnard, comme il ne le fut jamais par celui des préraphaélites et des symbolistes, par exemple. S’il se montra, à plusieurs reprises, réticent envers la production du créateur, il le soutint cependant dans certains de ses combats, tout particulièrement quand il fallut décorer le nouveau plafond de la Comédie-Française, l’ancien ayant été détruit par l’incendie qui ravagea le bâtiment en 1900. Octave Mirbeau le recommanda chaleureusement à l’administrateur du théâtre, Jules Claretie,  en ces termes : « Mais je vous supplierai, cher Monsieur, de penser pour ce nouveau plafond, à ce grand peintre décorateur, le seul que nous ayons depuis Puvis de Chavannes, à Albert Besnard ».

Les rapports entre les deux protagonistes ont donc été parfois conflictuels : Albert Besnard, comme d’autres, craignait celui que Philippe Besnard appelait « ce démolisseur trop réaliste ». Pourtant Mirbeau ne resta pas indifférent aux recherches et au tempérament du peintre. De son côté Albert Besnard avait, à coup sûr, de la considération pour l’homme de lettres. Octave et Alice Mirbeau vinrent souvent chez les Besnard, 17 rue Guillaume-Tell (17e arrondissement), soit pour dîner, soit aux réceptions du dimanche après-midi.

C. Be.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Combats esthétiques, Paris, Séguier, 1993, t. I, pp. 179-180, 210-212, 281-282 et 481-482, et t. II, pp. 91-92 et 187 ; Chantal Beauvalot, « Un critique d’art et un peintre. Octave Mirbeau et Albert Besnard : une relation ambivalente », Cahier Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 125-138.


BESSON, george

BESSON, George (1882-1971), est un critique d'art et un collectionneur français. Fils d’un fabricant de pipes de Saint-Claude, il a longtemps travaillé comme représentant de la coopérative de son père, avant d’être directeur artistique des éditions Crès. Introduit dans le monde des arts et des lettres par Francis Jourdain, il a fondé Les Cahiers d'aujourd'hui, en 1912, et en a repris la direction après la guerre (1920-1924). Il possédait notamment des œuvres d’Albert Marquet et Pierre Bonnard  – auxquels il a consacré des plaquettes – et aussi d’Auguste Renoir, André Minaux, André Lhote, Albert André, etc. Léguée à l’État français, sa collection, qui comporte 350 œuvres, est exposée au musée de Besançon et au musée de Bagnols-sur-Cèze. Écrivain engagé à gauche et compagnon de route du Parti Communiste à partir de 1936, il a collaboré à L’Humanité, à La Vie ouvrière et surtout aux Lettres françaises, où il a été pendant vingt ans le chroniqueur artistique attitré. Comme Mirbeau, il refuse l’intellectualisme, se méfie des écoles et des manifestes, et pratique une critique « d’humeur ».

            Besson était très lié à Léon Werth et à Francis Jourdain et a fait partie des derniers jeunes amis de Mirbeau, qui ont continué à venir le voir autant qu’ils le pouvaient pendant la guerre. Comme eux, il a dénoncé le faux « Testament politique d’Octave Mirbeau ». Grand admirateur de l’écrivain, il lui est resté fidèle toute sa vie et lui a consacré, en 1922, un numéro entier de ses Cahiers d’aujourd’hui, où figure son propre témoignage. Lorsqu’il a adhéré à la S.F.IO., en 1912, Mirbeau, qui était réfractaire à la forme partidaire, l’aurait désapprouvé (témoignage oral, 1968).

P. M.

 

Bibliographie : George Besson, « Octave Mirbeau vivant » , Les Cahiers d’aujourd’hui, n° 9, 1922, pp. 149-154 ; George Besson, « Il y a cinquante ans mourait Octave Mirbeau », Les Lettres françaises, 2 mars 1967.


BJORNSON, bjornstjerne

BJØRNSON, Bjørnstjerne (1832-1910), écrivain norvégien, qui a été tout à la fois poète (il a composé des ballades folkloriques), romancier (il est l’auteur d’histoires paysannes), critique littéraire et surtout auteur dramatique. Ses principales œuvres sont Marie Stuart en Écosse (1863), Une faillite (En fallit, 1875) Le Rédacteur (Redaktøren, 1875, longtemps interdit), Laboremus (1901), Lorsque le vin nouveau fleurit (Når den ny vin blomstrer, 1906), et surtout Au-delà des forces humaines (Over ævne, første stykke, 1883-1895). Il a milité pour la constitution et l’adoption d’une langue vraiment norvégienne, distincte du danois, et pour la dissolution de l’union entre la Norvège et la Suède. Engagé à gauche, il a participé à tous les grands débats politiques et idéologiques de l’époque et a été un dreyfusard très actif. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1903. Il est mort à Paris, au cours d’un voyage.

Mirbeau ne connaît probablement que deux pièces de Bjørnson, Une faillite, monté par Antoine en 1893, et Au-delà des forces humaines, qui a été représenté en deux fois, au théâtre de l’Œuvre : la première partie le 13 février 1894, la seconde partie le 26 janvier 1897. C’est cette dernière représentation qu’il évoque dans deux de ses chroniques du Journal : le 24 janvier, dans « Entracte à l’Œuvre », il fait dialoguer, pendant une répétition du drame, auquel ils avouent ne rien comprendre, un critique et un abonné, aussi stupides l’un que l’autre et tout aussi hostiles à ce qu’ils perçoivent comme une invasion de pièces norvégiennes ; le 7 février suivant, dans « Après le rêve », il imagine que le pasteur Bratt, le personnage principal, est venu lui rendre visite, vêtu d’un costume miteux, et s’est vanté de lui avoir « procuré, durant deux longues soirées, la sensation du sublime ». Bien qu’il connaisse beaucoup moins Bjørnson qu’Ibsen, Mirbeau associe les deux dramaturges dans un même hommage, parce qu’ils ont, selon lui, révélé au public français qu’« il existe des âmes humaines aux prises avec elles-mêmes et avec la vie sociale » et qu’il lui ont procuré « de fortes joies et de nobles émotions » (La Revue blanche, 15 février 1897).

P. M.

 

 

 


BLANCHE, jacques-émile

BLANCHE, Jacques-Émile (1861-1942), peintre autodidacte français, fils du Dr Blanche, le célèbre aliéniste. Il a été encouragé à ses débuts par Manet et Degas. Auteur de quelques paysages et de L’Hôte (1892), il est surtout connu comme portraitiste mondain : il a notamment portraituré son père, Yvette Guilbert, Pierre Louÿs, Beardsley, André Gide et Marcel Proust. Romancier à ses heures, il publie Aymeris en 1922. Il a aussi fait paraître en 1928 un livre de souvenirs, Mes modèles.

Mirbeau n’avait guère d’accointances avec ce « vilain hongre », comme il le qualifiait dans une lettre à son confident Paul Hervieu, qui, de son côté, voyait en lui un « fripouillard ». Dans son  « Salon » de 1892, il esquinte la première des toiles qu’il expose : « De quelles fabriques anglaises viennent Les Arabesques de M. Jacques-Émile Blanche, ces trois jeunes filles qui, la main dans la main, en robe blanche derrière une montagne, et le soir, je suppose, vont courant à quelque inévitable et whistlérienne surprise ? » Mais c’est surtout L’Hôte qui suscite ses sarcasmes : « Si M. Béraud peint des Christs bien parisiens, M. Jacques-Émile Blanche peint, lui, des Christs bien japonais. Voici l’ordonnance de cette mystique imagination. Dans une salle à manger bourgeoise, le Christ, poitrinaire, en robe japonaise à ramages bleus, est assis devant la table servie. Il élève en l’air le bras, par qui le monde sera bientôt sauvé, et il parle. Quelques vieilles dames, des enfants, un Turc, regardent l’hôte divin, d’un air consterné. Dans un angle de la salle, un monsieur se navre, baigné d’ennui ; il a l’air de se dire : “Comme je voudrais bien m’en aller !” Derrière le Christ est un buffet, rempli d’argenterie, de vaisselles, de plats anciens et, sur la table, devant le Christ, une bouteille de chartreuse verdit la nappe. Je n’essaierai pas d’expliquer ce symbole. Des journaux amis et très chrétiens ont tenté de le faire, et cela n’a pas paru très clair. Ce que je puis dire, c’est que rien ne tient, et que, en termes de métier, “tout fiche le camp”, dans cette toile sensationnelle » (Le Figaro, 9 mai 1892).

Le jour même, Blanche écrit au critique une lettre émouvante, de nature à toucher celui qui va bientôt rédiger un roman précisément consacré à la tragédie de l’artiste, Dans le ciel : « Si j’écrivais un Salon, ma critique ressemblerait un peu à la vôtre, car nous avons tous les deux le goût des belles choses et l’horreur des médiocres ; j’aurais même pu dire de mon tableau ce que vous en dites [...]. Vous vous étonnez peut-être qu’un artiste intelligent continue à produire quand il sait que son œuvre est si inférieure à ce qu’il entrevoit ; pourtant, Monsieur, je suis convaincu que vous souffrez du même mal que moi. Il est abominablement triste, quand on est doué d’un esprit critique aigu, de peiner à faire des choses dont on est condamné à ne jamais être un peu satisfait ; néanmoins, on continue, parce que l’effort, au moment où il est donné, procure certaines illusions que vous devez connaître. » Nous ignorons si Mirbeau lui a répondu. Par la suite, il suggèrera que Blanche s’inspire trop visiblement de Gainsborough.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Jacques-Émile Blanche », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 222-227.

 

 


BLOY, léon

BLOY, Léon (1846-1917), célèbre romancier et pamphlétaire catholique, qui a en commun avec Mirbeau la soif d’absolu, un verbe flamboyant, et aussi le refus des compromissions, ce qui l’a souvent condamné à la misère, nonobstant son habitude de taper tout un chacun à tour de rôle. Il a collaboré à la Revue du monde catholique, au Chat noir, au Figaro, au Gil Blas et à L’Événement, mais il a toujours trouvé le moyen de se brouiller avec tout le monde :  il n’était pas pour rien « le mendiant ingrat ». Le volume qui l’a lancé, en 1884, était de programmatiques Propos d’un entrepreneur de démolitions. Il est aussi le fondateur, le 4 mars 1885, d’un pamphlet hebdomadaire, Le Pal, dont la tonalité est proche de celle des Grimaces et qui n’aura que cinq numéros, que Mirbeau avait dans sa bibliothèque ; il y a notamment évoqué l’affaire Gyp-Alice Regnault (voir ces notices) dans celui du 11 mars 1885. Ses deux romans les plus célèbres sont Le Désespéré (1887), roman largement autobiographique et à clefs, où il apparaît sous le nom de Caïn Marchenoir, et La Femme pauvre (1897), dont Mirbeau a rendu compte très élogieusement. Citons encore ses récits sur la guerre de 1870, Sueur de sang (1893), ses Histoires désobligeantes (1894), La Chevalière de la mort (1896), ses articles de polémique recueillis dans Belluaires et porchers, Le Salut par les juifs (1892) et l’Exégèse des lieux communs (1902). On a publié récemment son Journal intégralement (la première partie avait paru en 1898 sous le titre Le Mendiant ingrat).

            Les relations entre Bloy et Mirbeau sont complexes. Car s’ils manifestent une même exécration pour la société bourgeoise et toutes ses fausses gloires, ce n’est pas du tout pour les mêmes raisons ; s’ils sont tous deux des « entrepreneurs de démolitions », ils n’ont pas pour autant le même projet de reconstruction ; si leur tempérament est « analogue », ils ne servent pas les mêmes causes ; et s’ils sont tous deux assoiffés d’idéal, leurs valeurs sont en réalité antipodiques. Pour Bloy, Mirbeau est un impie, auteur de « livres absolument criminels », et, pour Mirbeau, Bloy est un égaré qui s’est trompé d’époque, pour ne pas dire un fou ou un fanatique : « plusieurs abîmes » les séparent bel et bien. Comment pourraient-ils se comprendre ? Quant à la célébrité et à la richesse du journaliste le mieux payé de son temps, ils ne pouvaient qu’irriter un écrivain aigri, condamné à une misère noire et qui se voit en victime expiatoire. Il faut croire néanmoins que Bloy espérait quelque chose de son confrère mieux gâté par la Fortune, puisqu’il lui adresse deux volumes dédicacés. En 1892,  Le Salut par les Juifs, agrémenté de cet envoi : « À Octave Mirbeau / auteur du Calvaire, offert par celui qui est seul contre tous depuis dix ans et dont les plus intrépides craignent de parler / Léon Bloy » En 1894, ses Histoires désobligeantes : « À Octave Mirbeau / D’un solitaire biblique dont la / main est levée contre tous, et contre / qui la main de tous est levée / Léon Bloy ».

  En 1897, il accepte qu’un admirateur de Rodin, le capitaine Bigand-Kaire, établisse le premier contact avec Mirbeau lors de la publication de La Femme pauvre. Sollicité par Bigand, Mirbeau donne son accord de principe pour rédiger un article, et Bloy l’en remercie le 30 mai 1897, car il connaît la puissance de conviction du critique et sa capacité à lancer des écrivains et des artistes qu’il admire  : « Vous paraissez aimer la Justice pour laquelle je meurs depuis dix ans. L'occasion n'est pas banale et vous ne chercherez pas en vain le cœur du réprouvé quand vous chercherez son cœur.  / Une page au moins de la Femme pauvre fut écrite pour vous. C'est la page 311-12, quand je raconte mes propres funérailles sous le pseudonyme autobiographique et presque célèbre de Caïn Marchenoir. Oui, à cet endroit-là, j'ai pensé à vous, Mirbeau, avec un peu d'amertume, je le confesse, mais non pas, peut-être, sans espérance, j'ose l'avouer. » L’article de Mirbeau, intitulé « Léon Bloy »,  paraîtra le 13 juin dans Le Journal (http://www.scribd.com/doc/8448794/Octave-Mirbeau-Leon-Bloy-). Il commence par ironiser sur les « braves gens » qui ont déversé sur l’auteur du Désespéré les plus absurdes et les plus injustes des calomnies. Puis il exprime son admiration pour « un homme d’une rare puissance verbale, le plus somptueux écrivain de notre temps, dont les livres atteignent parfois à la beauté de la Bible », et qui est « en état permanent de magnificence ». Il en loue « les fulgurantes images », dont il cite quelques exemples. Puis il déplore que, à une époque où tant d’« écrivailleurs » encombrent les rayons des librairies et les « cervelles bourgeoises », Bloy soit le seul « à qui il soit interdit de vivre de son métier ». Aussi invite-t-il les lecteurs à lire La Femme pauvre, sans se laisser arrêter par les rancunes des uns, le lâche silence et l’incompréhension des autres. Le malentendu vient de ce que « Bloy n’est pas quelqu’un de notre temps : il est dépaysé dans ce siècle qui ferme ses oreilles à la parole ardente des vieux prophètes ».

Le jour même, Bloy remercie Mirbeau : « Monsieur, je viens de lire votre généreux article et je ne veux pas attendre une heure pour vous remercier. La page 311 est glorieusement démentie. Vous remercier ! hélas ! comment le pourrais-je sans sottise ? Votre tempérament est trop analogue au mien pour que vous ne sentiez pas ce que votre vaillance a dû me faire éprouver. / Vous êtes le premier. Cela dit tout. J'ignore ce que vous avez risqué pour moi, car il n'y a pas de feuille plus hostile à Léon Bloy que le Journal, et tous les Xau de la boutique ont dû frémir J'admire que vous ayez pu vous arranger de mon Absolu chrétien. Car enfin l'auteur de vos livres est séparé de moi par plusieurs abîmes. [...]  / Vous avez très-bien vu, du moins, que je ne suis pas de ce siècle, et je n'aurais pu le dire mieux. Ah ! certes, non, je n'en suis pas ! [...] Il est possible que ma situation, uniformément épouvantable depuis treize ans, soit modifiée par votre article. Mais combien il aura fallu souffrir ! » 

Trois ans plus tard, l’anti-dreyfusard Bloy dédiera au dreyfusard Mirbeau son pamphlet Je m’accuse : « À Octave Mirbeau, contempteur célèbre des faux artistes, des faux grands hommes et des faux bonshommes ». Mais cette dédicace apparemment élogieuse est en réalité ironique, comme Léon Bloy l’explique à un sien ami, Paul Jury, le 26 mars 1902 : « Personne n’est plus indigné que moi de l’impiété de Mirbeau, auteur de quelques livres absolument criminels. Cette impiété furieuse, entretenue et exaspérée par une espèce de rage contre le sixième commandement, a pris à son service – en la payant excessivement cher – une milice ou garde varangienne des lieux communs les plus invincibles de l’anticléricalisme le plus ignare et le plus fangeux. / Mais l’homme est un animal compliqué. Celui-là, dévoyé autant qu’il se peut, ne manque pourtant pas d’une certaine générosité, et il a parfois, en matière d’art, une clairvoyance magnanime. / À l’apparition de La Femme pauvre, ce journaliste célèbre, que je n’avais jamais vu ni imploré, fit un article enthousiaste et l’imposa au Journal, où je suis détesté. Cet article ne fit pas le succès du livre, et c’est une bizarrerie ajoutée à tant d’autres, car ledit article était une charge de cavalerie à fond, exécutée avec la plus éclatante bravoure, et qui devait, semble-t-il, écraser toutes les résistances. [...] / Après cela, gardez-vous bien de croire que la dédicace qui vous étonne ait été un effet de ma gratitude. / Au contraire. C’est la plus cinglante et la plus féroce ironie. »

 P. M.

 

   Bibliographie : Pierre Michel, in Correspondance générale de Mirbeau, L’Age d’Homme, 2009, t. III, pp. 303-309 ; Anne-Cécile Thoby, « Sous le signe de Caïn – Les moblots de Léon Bloy et d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 2000, pp. 86-99 (http://start5g.ovh.net/~mirbeau/darticlesfrancais/Thoby-cain.pdf) ; Émile Van Balberghe,  « “Comme une goutte d’encre trop lourde”. Une dédicace de Léon Bloy à Mirbeau », La Presse littéraire, hors série n° 3, mars-mai 2007, pp. 135-136.

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BLUM, léon

BLUM, Léon (1872-1950), écrivain et homme politique français. Ancien normalien, fort cultivé et porté sur la littérature et le théâtre, il a mené parallèlement une carrière de conseiller d’État, à partir de 1895, de critique littéraire et dramatique et d’intellectuel engagé. Dreyfusard ardent, il a été amené au socialisme par Jean Jaurès et sera par la suite, au lendemain de la guerre,  leader de la S.F.I.O., député, puis Président du Conseil du gouvernement du Front Populaire, en 1936. Au tournant du siècle, il a collaboré notamment à la Revue blanche, de 1892 à 1901, et à L’Humanité de Jaurès dès sa fondation, en avril 1904. Ses chroniques dramatiques ont été recueillies en quatre volumes dans Au théâtre (1909-1911). En 1901, ont paru ses Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann ; en 1907, son essai Du mariage, qui suscite quelque scandale, parce qu’il y préconise les expériences pré-conjugales ; et en 1914 son brillant et pénétrant essai sur Stendhal et le beylisme.

Blum aimait beaucoup Mirbeau et, malgré ses goûts classiques, a fini par admirer également son œuvre, dont il parle avec beaucoup de finesse et de compréhension, révélant la fraternité littéraire qui les unit. Il est particulièrement sensible au mélange très personnel de violence, d’ironie, de pitié, de tendresse et d’amour qu’il sent chez le romancier et le polémiste. Le 15 juillet 1899, dans la Revue blanche, il traite du Jardin des supplices, où son classicisme est certes mis à mal et renâcle quelque peu, mais qu’il avoue finalement aimer quand même, pour la colère, l’amertume et la bonté qu’il y devine. En 1900,  il adresse à son ami une lettre de six pages, malheureusement non retrouvée, sur Le Journal d’une femme de chambre. Enthousiasmé par Les affaires sont les affaires, il en fait un compte rendu dithyrambique, où il admire la résurrection de la grande comédie moliéresque de mœurs et de caractères (La Renaissance latine, 15 mai 1903). En 1904, il fait découvrir à Mirbeau, d’abord réticent, le talent d’Anna de Noailles (voir « À Léon Blum », L’Humanité, 1904). En 1906, il apporte à Mirbeau son soutien dans la bataille du Foyer et, lors de la création de cette nouvelle comédie, deux ans plus tard, ne marchande pas ses compliments dans son article de Comoedia (8 décembre 1908). En 1909, il prend l’initiative d’organiser, dans le plus grand secret, un banquet en l’honneur de son ami et contacte à cet effet Claude Monet et Jules Huret. De son côté, Mirbeau a une totale confiance dans le jugement littéraire de Blum, à qui il écrit, dans sa lettre publique de 1904 : « Je connais la sûreté de votre goût, la qualité si précieuse de vos émotions, et jusqu'à la sévérité indulgente – mais pénétrante et ferme – de votre justice. »

P. M.

            Bibliographie : Léon Blum, Au théâtre, Paris, Ollendorff, 1909, t. II, pp. 268-282 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Léon Blum », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 178-196.


BOFA, gus

BOFA, Gus (1883-1968), dessinateur, illustrateur, affichiste, écrivain, critique, dramaturge, crée en 1919 le Salon de l’Araignée, pour pousser les dessinateurs ayant quelque chose à dire et une façon personnelle de le dire. Deux pamphlets féroces, Chez les Toubibs et Le Livre de la Guerre de Cent Ans, qui fustigent la folie guerrière, lui valent le respect de ses pairs. La vogue du livre d’art, dans les années 20, lui permet d’illustrer de façon décorative et cérébrale de grands classiques de la littérature, tels Don Quichotte ou L’Assassinat considéré comme un des beaux-arts, mais aussi des auteurs contemporains, partageant sa vision inquiète et misanthrope de l’existence, comme Georges Courteline ou Pierre Mac Orlan. Gus Bofa va ensuite démontrer que le dessin est une écriture en développant une œuvre singulière et solitaire, lucide et désespérée. Malaises, La Symphonie de la Peur ou La Croisière incertaine montrent une humanité désolante et désolée, animée par la Peur, en route vers des catastrophes plus ou moins décoratives.  

Les chemins de Bofa et Mirbeau se croisent d’abord par hasard, le dessinateur réalisant en 1910 une campagne publicitaire iconoclaste pour Charron Ltd (fabriquant de la désormais fameuse 628-E8) et dirigeant entre 1911 et 1914, la rubrique « La Vie drôle » au Journal, le quotidien où Dingo paraît en feuilleton en 1913.

En 1923, Synthèses littéraires et extra-littéraires invente la critique littéraire graphique et présente Mirbeau sous les traits d’un démiurge compatissant, tentant de rafistoler ses infortunées créatures. Bofa partage avec l’auteur du Jardin des Supplices, qu’il décrit comme « un bâton de guimauve, peint au minium comme du fer », une sensibilité exacerbée. Regardant en face l’horreur de la condition humaine, ils dissimulent sous un rire sans joie la violence de leur colère et de leur pitié.

En 1935 les Éditions Nationales publient les Œuvres illustrées d’Octave Mirbeau. Deux volumes, Dingo et le Théâtre, sont confiés à Bofa, qui évoquait, dans le Crapouillot en 1929, la difficulté d’illustrer Mirbeau : « L'âpreté douloureuse du parti pris psychologique, et l'humeur joyeusement féroce, sont les deux foyers du style de Mirbeau. Dualité dangereuse où sombrèrent maints illustrateurs. J'entends ceux qui étaient capables de la connaître. »

À Dingo, Bofa apporte sa tendresse pour ces animaux qui « ne savent pas qu’ils ont une âme […] et pas davantage qu’ils ont une Famille, une Patrie et qu’il y a un Dieu. » Grand dessinateur animalier, comme le prouvent Zoo et les Fables de La Fontaine, il donne ce commentaire « honnêtement canin » que voulait Mirbeau et, contrairement au romancier, ne cède jamais à l’anthropomorphisme ou au symbolisme. Dingo est d’abord un chien, et rien d’autre qu’un chien. Ainsi, il n’y a rien d’humain dans la façon dont il observe son maître au chevet de sa femme, mais une inquiétude toute animale.

            Le Théâtre ne propose en fait que trois pièces : Les Mauvais bergers, Les affaires sont les affaires et Le Foyer. Retrouvant la simplicité du théâtre de marionnettes d’Alfred Jarry, Bofa plante les personnages sur une scène esquissée, dans un décor minimaliste, et les représente, non comme le dramaturge les décrit, mais tels que la lecture les lui fait voir. La vérité des attitudes mène à celle des caractères, même si, pour l’obtenir, Bofa torture sans pitié le corps humain.

Son trait spontané et expressionniste, tout en repentirs et en mouvements, est décrit, a priori, dans Dingo : « Ce sont les disproportions de ses formes et leur apparent désaccord, “ses fautes de dessin”, dirait l’École des Beaux-Arts, son aspect radieusement caricatural qui me ravissent et qui rendent si émouvants, pour moi, barbare, cette fleur d’esquisse, ce prestige tout neuf d’une chose qui commence. »

Si  le frontispice du Théâtre aligne les personnages, bons et méchants, riches et pauvres, tels les pantins d’un jeu de massacre, Bofa, plus pessimiste au fond que Mirbeau, fait entrer, à la fin des Mauvais bergers, ce deus ex machina : un lignard attend docilement l’ordre de tirer sur les grévistes, avec cette légende cruelle : « Le soldat inconnu ».

E. P.-D.

 

            Bibliographie : Gus Bofa, Synthèses littéraires et extra-littéraires, éditions Cornélius, 2003 ; Octave Mirbeau, Dingo, dessins de Gus Bofa, les Éditions nationales, 1935 ; Octave Mirbeau, Théâtre, dessins de Gus Bofa, les Éditions nationales, 1935 ; Emmanuel Pollaud-Dulian, « D’un pessimisme l’autre : Gus Bofa illustrateur d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n°12, 2005, pp. 206-231 ; Emmanuel Pollaud-Dulian, « Gus Bofa et la publicité Charron Limited », L’Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, pp. 137-150.


BONNARD, pierre

BONNARD, Pierre (1867-1947), peintre, affichiste, lithographe, il fréquente les Beaux-Arts et l’Académie Julian, où il se lie d’amitié avec Vuillard, Denis, Ranson, Vallotton, Sérusier. Dès 1888, il fait partie du groupe des Nabis, mais indifférent aux théories symboliques et mystiques et étranger à toute préoccupation littéraire, il s’éloigne progressivement de ce cercle pour développer un art personnel, où se mêlent scènes intimistes et spectacles de rue. Influencé par Gauguin et les estampes japonaises, il simplifie la ligne, exalte la couleur, malmène la perspective et supprime le modelé. Son style s’affirme non seulement dans ses tableaux de chevalet, mais aussi dans ses grands panneaux décoratifs, ses paravents, ses lithographies, ses illustrations, ses affiches. Passionné par les arts graphiques, il publie des lithographies dans l’Estampe à partir de 1891, puis collabore à La Revue Blanche, où Vollard le remarque et lui commande des illustrations pour des éditions de luxe. Avec la maturité et l’éloignement de Paris, les nus comme les vues de jardin prennent une plus large place dans son œuvre ; sa peinture devient un chant d’allégresse, ivre de lumière et de couleurs.

Mirbeau apprécie Bonnard qu’il côtoie à La Revue Blanche, comme en témoigne le portrait que le peintre fait de lui et de Régnier dans les locaux du journal pendant l’affaire Dreyfus. L’écrivain est enchanté par les illustrations de La 628-E8 et  il se montre ravi quand il apprend que Vollard choisit à nouveau de confier à Bonnard le soin d’illustrer l’édition de Dingo. Malheureusement la publication tarde (1924) et Mirbeau meurt sans avoir vu les superbes dessins exécutés par l’artiste. Il possède également une de ses toiles (Enfant au bassin, 1899),  qui sera mise aux enchères par sa femme lors de la vente de sa collection. Pourtant, le critique  ne consacrera jamais un seul article à ce peintre. Son nom apparait pour la première fois en 1900 (Le Journal, 15 avril), mais il faut attendre plusieurs années pour que le journaliste ne se contente pas de le mentionner et lui accorde un succinct commentaire : « une spirituelle, incisive imagerie de Bonnard » (La Revue, 1er avril 1905).  À deux autres reprises, il fera l’objet de propos louangeurs. Dans son article pour promouvoir la vente de son ami Thadée Natanson qui, en proie  à d’importantes difficultés financières, est contraint de se séparer de sa collection, Mirbeau admire l’originalité et la maitrise de son art : « Son dessin, spontané, profondément original, aigu, inoubliable, est particulièrement évocateur. […] L’intention qui paraît dans le plus léger de ses traits et le plus frêle en apparence de ses accents de couleur, fait du moindre de ses croquis un objet complet, autonome. » (Le Figaro, 9 juin 1908) Quelques années plus tard, en janvier 1910, dans la préface qu’il rédige pour  le catalogue de l’exposition Vallotton, il salue la fraîcheur et la grâce qui émanent de ses toiles : « M. Pierre Bonnard, perpétuellement inventif, tout fleuri de joies, comme un jeune arbre de printemps, […] nous étonne, chaque fois davantage, par ses trouvailles de grâce et de force. » Force est de constater, cependant, que Mirbeau n’individualise pas vraiment ses remarques. Ce sont toujours des portraits de groupe que Mirbeau réalise. Il ne peut pas faire l’éloge de Bonnard sans féliciter les autres Nabis. Le critique insiste, en effet, sur les rapports qu’ils entretiennent, il les loue d’avoir su échapper à la structure étouffante de l’école pour créer un « cercle choisi » de précieux artistes où chacun a pu développer un art propre. Il admire cette fraternité qui, loin d’être un frein à leur propre création, est une stimulation de chaque instant.

L. T.-Z.


BONNETAIN, paul

BONNETAIN, Paul (1858-1899), écrivain aujourd’hui méconnu,  à la personnalité complexe,  et aux prises de position souvent contradictoires. Il a laissé une œuvre importante qui marqua ses contemporains et lui apporta le succès et le reconnaissance de ses pairs.  Il eut une existence nomade, riche en expériences (on le disait opiomane) et en déboires financiers. Après un volontariat  dans l’Infanterie de Marine, il débute dans la presse grâce à Catulle Mendès, qui publie ses premières nouvelles alliant souvenirs exotiques et réalisme. Marqué par l’influence de Zola et Goncourt, qu’il ne tarde pas à fréquenter, Bonnetain devient un fervent naturaliste. Il reste célèbre pour son Charlot s’amuse (1883), roman sur l’onanisme, mal desservi par un titre trouvé par Zola, roman qui lui valut le surnom tenace de « Bonnemain » et d’être inquiété par la justice.  Par la suite, ses oeuvres  sont marquées par ses tentatives de renouvellement des théories zoliennes à travers notamment le recours à l’exotisme colonial  auquel l’a familiarisé ses nombreux voyages. L’Opium (1886), Le Nommé Perreux (1888), Passagère (1892) sont des romans pionniers à plus d’un titre. Il fut aussi l’instigateur du « Manifeste des Cinq » (Figaro du 18 août 1887), protestation par laquelle ceux que Jules Huret nommera les « néoréalistes » reniaient Zola, lui reprochant son obscénité ! Bonnetain fut mêlé à de nombreuses polémiques à cause de prises de position souvent passionnées (défense de Jean Grave contre la Société des Gens de Lettres, critiques des institutions militaires et coloniales). Écœuré par la vie parisienne, les coteries littéraires et les compromissions de la presse, il devint administrateur colonial (en Afrique puis en Indochine). Il continua à écrire, notamment des nouvelles et des poèmes en prose, Dans la brousse, sensations du Soudan (1895) et un   dernier roman,  L’Impasse (1898), qui passa inaperçu. Il trouva la mort dans des circonstances encore mystérieuses – épuisement d’après la version officielle, suicide, selon certains, dont Rosny. Peu avant sa mort, alors qu’il était lui-même en conflit avec ses supérieurs militaires, Bonnetain avait apporté son soutien à  Zola au moment de l’Affaire Dreyfus.

Les relations entre Mirbeau et Bonnetain restent mal connues. Elles semblent avoir débuté autour d’une controverse. Critiquant un vocabulaire fait de mots obscènes et de néologisme incongrus, Mirbeau révélait  dans « Un crime de librairie »  que Bonnetain ne s’était pas contenté de signer la préface des Mémoires de Sarah Barnum (1883), roman calomnieux dans lequel  Marie Colombier, sa maîtresse, réglait ses comptes avec son ancienne camarade Sarah Bernhardt. Mirbeau et Bonnetain s’affrontèrent en duel le 17 décembre, mettant fin à un contentieux vraisemblablement plus ancien (Mirbeau aurait découvert que Bonnetain avait égratigné son article Le Comédien). Par la suite, Mirbeau, qui avait  blâmé le « Manifeste des Cinq », témoigne à nouveau du peu d’enthousiasme que lui inspire l’écriture de  Bonnetain : « Que dites-vous du Nommé Perreux ? Cela me semble une pâle copie de Zola avec des choses bêtes qui sentent leur Bonnetain d’une lieue. » (lettre à Paul Hervieu de septembre 1887).  Quelques mois plus tard, il félicitera pourtant Bonnetain à propos du même roman : « Le commencement en est très joli de sentiment, d’observation, de netteté des choses et des êtres. » Il est vrai qu’entre-temps Bonnetain, qui était devenu secrétaire de la rédaction du Supplément littéraire du Figaro, y avait fait publier le 18 mars 1888  « Histoire d’une minute ».  Les deux écrivains semblent suffisamment intimes pour que Mirbeau invite Bonnetain à venir le voir chez lui à Kérisper durant l’été de cette même année. Mais il semble qu’ils se soient définitivement brouillés à cause  d’un feuilleton sur la Bretagne qui sera refusé par le Supplément littéraire du Figaro, que Mirbeau utilisera dans Sébastien Roch : « Le Figaro m’irrite, et j’en suis avec Bonnetain presque aux gros mots. Figurez-vous qu’il ne publie pas mon feuilleton, et qu’il ne veut pas me le rendre. […] Je vais réclamer mon article par huissier. » (lettre à P. Hervieu, 30 août 1888).

F. D.

 

Bibliographie : Frédéric Da Silva, « Mirbeau et l’affaire Sarah Barnum – un roman inavoué de Paul Bonnetain ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 176-189 ; Octave Mirbeau, « Un crime de librairie », Les Grimaces, 15 décembre 1883 ; Anonyme, L’Affaire Maire Colombier – Sarah Bernhardt. Pièces à convictions, Paris, Chez tous les libraires, 1884.  


BONNIERES, robert de

BONNIÈRES, Robert de (1850-1905), journaliste et romancier mondain. Chroniqueur au Figaro et au Gaulois sous les pseudonymes de Janus et de Robert Estienne, il y était grassement payé (30 000 francs par an !). Il était amateur d’art, se targuait d’être un connaisseur en matière de langue et tenait un salon littéraire fort couru. Ses chroniques ont été publiées de 1885 à 1888 sous le titre Mémoires d'aujourd'hui. Romancier, il a publié en 1885 Les Monach – dont Mirbeau a fait le compte rendu le 14 janvier, dans La France, occasion pour lui de battre sa coulpe pour l'antisémitisme des Grimaces –, en 1886 Le Baiser de Maïna, dont Mirbeau fait l’éloge obligé à la demande de son patron Arthur Meyer, en 1887 Jeanne Avril, et en 1890 Le Petit Margemont, que Mirbeau juge nul. Bonnières a effectué en 1885 un long voyage en Inde, d’où il a rapporté des « Notes sur l’Inde », pré-publiées dans la Revue bleue en 1886, puis insérées en 1888 dans le tome III des Mémoires d’aujourd’hui.

Malgré ses premiers éloges, Mirbeau n’a aucune estime particulière pour un « pschutteux » dépourvu, à es yeux, de tout talent, qui l’agace prodigieusement et qui ne doit sa réputation qu’à son influence sur les patrons de presse et l’éditeur Ollendorff. Aussi, quand son ami François Deloncle lui demande de mettre en forme ses rapports expédiés d’Orient à Jules Ferry et que, au cours de l’hiver, il les publie, en feuilleton dans Le Gaulois, sous le titre de Lettres de l’Inde signées du pseudonyme de Nirvana, Mirbeau a-t-il la satisfaction de damer le pion à Bonnières en faisant paraître avant lui de pseudo-reportages sur l’Inde, alors qu’il n’y a jamais mis les pieds. Nouvelle occasion de se payer sa tête six ans plus tard, quand Bonnières, le 22 février 1891, fait paraître, dans Le Figaro, sous le titre « Le Cas de M. de Goncourt », un méchant article, où il accuse le potinier d'Auteuil d’impuissance et de malveillance dans son Journal. Mirbeau est alors le seul à prendre vigoureusement la défense de Goncourt dans un article portant le même titre, qui paraît dans L'Écho de Paris daté du 17 mars, où il ironise sur le compte de son confrère : « Que vient faire en ce débat M. de Bonnières, dont la brusque et furieuse irruption a paru inconcevable, après le long silence, si bien accueilli de tous, où cet homme du monde, écrivain agréable et peu fécond, semblait devoir se confiner désormais ?  [...] M. Robert de Bonnières est un auteur difficile à contenter, voilà tout. Il ne trouve bons que ses livres et ceux de M. Brunetière qui publie ses livres. C’est une opinion un peu exclusive, mais, à tout prendre, respectable, et si inoffensive. En réalité, elle ne peut nuire qu’au seul M. de Bonnières, car, ses livres et ceux de M. Brunetière étant peu nombreux, ses joies littéraires doivent être assez rares et sans surprises... ». Goncourt écrit aussitôt avec reconnaissance, dans son journal : « Un article de Mirbeau, dans L'Écho de Paris, prenant ma défense contre de Bonnières, un article du tact le plus délicat et de la méchanceté la plus distinguée. C'est à l'heure qu'il est le seul valeureux dans les lettres, le seul prêt à se donner un coup de torchon. Ç'a été mon seul défenseur, mon seul champion. »  

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface des Lettres de l’Inde, L’Échoppe, Caen, 1991, pp. 7-22.


BONVIN, françois

BONVIN, François (1817-1887), peintre français d’inspiration réaliste. Issu du peuple, il a été ouvrier, puis employé, avant de se vouer à la peinture. Il a peint quelques paysages et, surtout, des natures mortes de petit format, des scènes intimistes de la vie quotidienne des travailleurs et des gens du peuple, et aussi des objets jugés vulgaires, par exemple des souliers, d’où l’accusation de prosaïsme de la part de certains critiques. On l’a souvent situé dans la continuité de Chardin et des peintres de genre flamands.

Mirbeau l’a connu à la fin de sa vie, peut-être par l’intermédiaire de sa future épouse, Alice Regnault, qui possédait une toile du « vieux maître », Le Réfectoire (aujourd’hui au Musée d’Orsay). Il lui a consacré trois articles. Dans le premier, à l’occasion d’une exposition de 139 toiles, il rend hommage à sa probité et à son obscurité, « loin des officines à succès », à la dignité de sa vie, faite « de renoncement et d’abnégation », et à son art, puisé « aux sources mêmes de la vie » et qui donne à ses modestes toiles des « prolongements infinis », parce qu’il ne s’est pas embarrassé de modèles professionnels et qu’il a voulu « surprendre la nature chez elle » (« François Bonvin », Le Gaulois, 14 mai 1886). Dans le second, il reformule son analyse admirative et lance un appel à l’aide en faveur d’un « admirable artiste » resté extrêmement pauvre et désormais malade et presque aveugle (« François Bonvin », Gil Blas, 21 décembre 1886). Enfin, le 26 avril 1887, il  évoque de nouveau « le drame poignant » de ce vieillard, « l’un des plus purs artistes de ce temps », totalement dévoué à son art et condamné aux tortures physiques et à une grande détresse morale, mais à qui Turquet, le secrétaire d’État aux Beaux-Arts, a oublié de remettre la décoration promise, qui lui aurait fait tellement plaisir (« La Croix de François Bonvin », Gil Blas, 26 avril 1887).

P. M.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


BOUGUEREAU, william

BOUGUEREAU, William (1825-1905), symbole de l’académisme et du salon officiel, ce peintre français connut une notoriété considérable grâce à ses nus allégoriques et ses scènes mythologiques. Après des débuts aux Beaux-arts de Bordeaux, il intégra l'atelier de Picot. Prix de Rome en 1850, il demeura en Italie jusqu’en 1854. De retour en France, il prit part à l’Exposition Universelle de 1855. Travailleur infatigable, ses compositions furent remarquées et achetées par l'État et les collectionneurs. Grâce au soutien du galeriste Durand-Ruel, son succès s’étendit à l’étranger (de nombreux acheteurs américains). À la célébrité s’ajoutèrent les reconnaissances officielles (Légion d’Honneur, membre de l’Institut, professeur à l’École des Beaux-Arts et à l’Académie Julian), qui consacrèrent son talent et lui conférèrent une autorité incontestée sur l'ensemble de la production artistique soumise aux jurys dont il faisait partie.

 

Bouguereau, l’artiste officiel dans toute sa gloire


Si Mirbeau châtie tous les artistes qui font le jeu du pouvoir, il frappe, plus durement encore, Bouguereau, car il est la plus parfaite incarnation de cette compromission. En phagocytant toutes les organisations officielles, il s’affirme, en effet, comme l’ambassadeur le plus zélé de l’État. Rendu célèbre grâce à ses “nus en saindoux” à la matière lisse et comme vitrifiée, il est de tous les Salons, de toutes les manifestations institutionnelles. Ce peintre, qui a obtenu toutes les récompenses et les plus hautes distinctions, n’inspire à Mirbeau qu’horreur et damnation. Si pour Huysmans, Bouguereau était la négation absolue de l’art, pour Mirbeau il est le paradigme de l’anti-artiste. En tous points, il est l’exemple à ne pas suivre. Assoiffé d’honneurs, il est l’un des peintres les plus prisés du Salon et son nom figure dans toutes les listes des manifestations officielles. « Dans la séance annuelle de l’Académie des Beaux-Arts, M. Bouguereau a prononcé un discours et proclamé les noms des lauréats des prix de Rome. Cela s’est passé avec beaucoup de solennité et beaucoup d’ennui, ainsi qu’il convient à l’Académie des Beaux-Arts, aux prix de Rome, à M. Bouguereau et à ses nymphes, ces fameuses nymphes où l’on s’ennuie » (La France, 3 novembre 1885). Artiste à la mode, il inonde le Tout-Paris de sa production. Il n’est pas un endroit à la mode où ne gambade une de ses nymphettes. Faisant feu de tout bois et cimaise de tout mur, il sévit dans tous les lieux bien fréquentés : « Pourquoi n’exposerions-nous pas dans les égouts ? dit celui-ci. Les égouts sont à la mode. On y joue du Beethoven... On pourrait bien y accrocher du Bouguereau, ce semble » (Le Journal, 18 avril 1897). Mirbeau qui, aux rumeurs de la foule, préfère le silence de ses fleurs, se fait un devoir de stigmatiser la conduite vénale de cet homme qui, d’après lui, ne considère la peinture que comme un lucratif gagne-pain. Il dénonce également « ses nymphes, ses vierges, ses apôtres, ses petits amours, ses petits saint-Jean soufflés de crème et poudrés de sucre, toute cette pâtisserie fadasse, toute cette sirupeuse confiserie » (L’Écho, 25 juillet 1889), qui l’écœure mais qui séduit les foules. Même si cette admiration l’agace, il la comprend. En effet, il reconnaît à Bouguereau, à défaut de talent, du métier. La foule inculte a besoin d’admirer. Concevoir les découvertes déterminantes de Monet ou le génie de Van Gogh n’est pas donné à tout le monde. L’art nécessite une éducation. Il faut que l’œil s’habitue à ces artistes révolutionnaires qui déchirent l’espace pictural pour en créer un nouveau. Chez l’auteur de La Naissance de Vénus (1879), rien de comparable, ses sujets sont éculés et son exécution plate. Sa peinture banale et pseudo-classique n’a rien de déroutant, elle est accessible à tous. Le public, face à ces œuvres, est heureux. Il connaît les épisodes de la Bible auxquels il est fait référence, il n’est pas perdu devant ces grandes figures allégoriques et la grâce de Vénus lui est tellement familière qu’il peut se permettre d’admirer le travail et s’exclamer « Mon Dieu, que c’est donc charmant ! » (L’Ordre, 19 mai 1874). Au grand désespoir du Mirbeau, les heures passées à effacer tout signe de vie, à dissimuler la moindre trace de pinceau sont plus éloquentes pour les néophytes que les virgules colorées de Pissarro ou les larges aplats de Manet. Si l’engouement du public pour cette peinture “poildecutée” ne l’étonne donc pas, la notoriété de Bouguereau ne le surprend pas davantage : l’État a toujours eu besoin de fiers représentants et il en a trouvé un en la personne de l’illustre artiste, bardé de décorations, médaillé comme un veau gras.

 

Bouguereau, la fin d’un règne


Mais cette course aux honneurs l’horripile, il se gausse de ce besoin frénétique de considération. Non sans causticité, le critique résume ainsi les théories du peintre de l’Institut : « Pour M. William Bouguereau, l’art n’est […] qu’une question de places, de médailles et de jury. Et, là où il n’y a plus de médailles, ni de gens qui les distribuent à M. William Bouguereau, il n’y a plus d’art »,  il jubile de voir le dépit du peintre quand, à l’occasion de l’Exposition centennale de l’art français, la première place est attribuée à Manet et non à lui-même : « Il eût été pourtant si simple de tout concilier en attribuant toutes les places de cimaise et toutes les médailles disponibles au seul M. Bouguereau » (L’Écho, 25 juillet 1889). Sa vanité ne l’étonne pas, elle est même, pour lui, l’apanage de tout académicien qui se respecte, mais ce que le critique n’admet pas, c’est son intolérance et sa médiocrité : sectaire et péremptoire, il juge les autres en fonction de ses propres critères esthétiques, tout art qui essaye d’échapper à la pâle copie des anciens ou au pitoyable plagiat des classiques est irrémédiablement condamné, l’authentique semblant l’effrayer, il opte pour l’illusion. Comme il manque d’imagination et n’a aucun sens de l’observation, son art se borne à une imitation servile de l’antique. Cette manière factice d’exprimer les sujets qu’il traite exaspère Mirbeau. Tout ce qu’il touche semble mourir sous ses doigts. Qu’il exécute des tableaux de genre, des peintures historiques ou religieuses, le résultat est identique : cela sonne faux. Il ment, quelque thème qu’il aborde. Alors que les Pissarro, les Renoir, les Degas, savent le plus souvent trouver le ton juste, rendre la vérité des corps et des décors dans lesquels ils évoluent, Bouguereau, lui, se leurre et abuse les autres. D’ailleurs, quand le critique veut faire des comparaisons humiliantes, quand il cherche à rabaisser un  artiste ou quand, à court d’arguments pour exprimer un effroi devenu indicible, il tente d’exprimer le paroxysme du mauvais goût, il cite son nom : « À ce compte, je ne vois pas pourquoi on ne commanderait pas à M. Bouguereau l’exécution des cartons de Raphaël » (Le Journal, 29 décembre 1901). Mais avec le temps, l’illusion finit par disparaître et cette peinture sans vie par expirer. Quelle joie pour le chantre de l’impressionnisme de voir que les artistes qu’il a toujours aimés et défendus supplante enfin les académiques ! Devant la chute de leurs côtes, certains peintres pompiers, redoutant le sort qui les attend, décident de se mettre au goût du jour et d'adopter la manière impressionniste. Que leur importe le reniement pourvu qu'ils continuent de plaire ! Malheureusement pour eux, il ne suffit pas de rehausser par des couleurs violentes des toiles médiocres pour en faire des chefs-d'œuvre. Mirbeau se réjouit donc du désarroi de Bouguereau qui ne sait plus quoi faire pour donner un deuxième souffle à sa carrière et une deuxième chance à « ses mythologies encaustiquées, [à] ses bondieuseries cireuses » (Le Journal, 29 avril 1893). Aux dires du critique, Bouguereau est prêt à tout, même à changer les cuisses celluliteuses, qui avaient fait le succès de ses nymphes aux faux airs de Rubens, contre des jambes meurtries d’ecchymoses pour paraître avant-gardiste : « Et M. Bouguereau restait sombre, songeant à enduire les cuisses de ses nymphes de violets brutaux et de bleus hurleurs » (L’Écho, 8 février 1889). Pourtant, et en dépit de ses tentatives désespérées pour “moderniser” sa peinture, ses toiles demeurent banales et éculées. Quoi qu’il fasse, il reste enlisé dans les marécages académiques et son art, faute d’air et de lumière, finit par s’évanouir avec lui. Constatant l‘inanité de ses efforts pour paraître moderne, il essaie alors de déprécier, allant même jusqu’à les calomnier, les artistes réellement novateurs : « M. Bouguereau, l’autre jour encore, ne se répandait-il pas en injures violentes et profondément comiques contre les peintres qui préparèrent cette évolution, [celle de l’art contemporain] » (Le Journal, 13 mai 1894). Mais, malgré toutes ses démarches, il ne parvient à sauver ni la face ni l’honneur. Les attaques des critiques, puis celles du temps, vont finir par pousser ce peintre et ses toiles dans la trappe des oubliés, comme Mirbeau l’avait prophétisé.

L. T.-Z.

 

Bibliographie : Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau – Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, pp. 160-168, 184-190 et 228-233.


BOULANGER, gustave

BOULANGER, Gustave (1824-1891), peintre académique français. Prix de Rome en 1849 avec Ulysse reconnu par sa nourrice, professeur à l’École des Beaux-Arts, il a été élu à l’Institut en 1882. Il est l’auteur de toiles à sujets antiques (Phryné, César arrive au Rubicon, Le Marché aux esclaves, Lesbia) et orientalistes (Le Harem du palais, Les Cavaliers sahariens). Il s’est distingué par sa virulente hostilité à l’égard des peintres impressionnistes.

Dès son premier « Salon », en 1874, Mirbeau s’est moqué des « personnages » que Boulanger « fait soit en cire, soit en chocolat » et, à propos de sa Via Appia au temps d’Auguste, assène que « cela ne vit pas, n’a jamais vécu et ne peut pas vivre » (L’Ordre de Paris, 23 mai 1874). L’année suivante, ce sont les femmes de son Gynécée, « léché très surabondamment » et « poli comme un couvert en ruolz », qui sont les unes « en sucre », les autres « en chocolat » (L’Ordre de Paris, 5 mai 1875). En 1885, dans un article ironiquement intitulé « La Tristesse de M. Boulanger » (La France, 13 avril 1885), Mirbeau se gausse du manifeste ou « profession de foi », digne d’un « discours de distribution des prix », que Boulanger a adressé à ses « élèves », où il « expose les doctrines de l’art infécond et servile » et qui révèle crûment « l’adoration de toute une coterie pour sainte Routine, la sainte la plus fêtée de tout le calendrier académique » : « M. Boulanger n’a jamais rencontré dans la nature que des Romaines et des Grecques en carton et en péplum, debout sur des péristyles de temples ou bien assises sur des colonnes de marbre tronquées, un luth à la main. [...] Et M. Boulanger adjure les jeunes élèves de rentrer dans le droit chemin, de revenir aux saines traditions de “fil à la patte”, de ne se laisser jamais envahir par l’imagination, par l’émotion, et de regarder les choses, non plus avec leurs yeux propres, ce qui est condamnable, mais à travers les lunettes des vieux professeurs de l’Institut »... Heureusement, ajoute le critique, « les doctrines de M. Boulanger n’ont aucune action, aucune influence, bonne ou mauvaise, sur les hommes », ni pour « donner du talent à ceux qui en manquent », ni pour enlever « le génie à ceux qui en ont ». En conclusion de cette chronique où apparaît en creux la doctrine d’art de Mirbeau, il ne s’émeut pas outre mesure du manifeste de Boulanger, qui est « de plus en plus embourbé dans l’ornière de la peinture académique » et qui « n’ouvrira jamais les yeux aux seules leçons fécondes que donne la nature ».

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « La Tristesse de M. Boulanger », La France, 13 avril 1885 (Combats esthétiques, t. I, pp. 150-153).

 


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