Thèmes et interprétations

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Terme
ART

Le mystère de l’art

On le sait, Mirbeau a été un influent et perspicace critique d’art, doté d’un goût très sûr, voire d’une espèce de prescience, et l’art fait partie des valeurs essentielles de sa vie, au point qu’il a eu tendance à le sacraliser, ne serait-ce que dans l’espoir d’inspirer à ses lecteurs le minimum de respect et d’attention que méritent les artistes créateurs. Encore convient-il de préciser que l’art qu’il vénère par-dessus tout, celui qui suscite en lui une émotion esthétique interdite au profanum vulgus, n’a rien à voir avec la production commerciale des artistes primés au Salon et des vulgaires fabricants de grandes machines historiques, de portraits insignifiants ou de bibelots de mauvais goût, tout juste bons à susciter l’admiration béate des masses abruties. Le seul art qui soit digne d’intérêt, « ce sublime mystère, cette parcelle de divinité tombée dans le cerveau et le cœur de l’homme » (« Rengaines », L’Écho de Paris, 23 juin 1891), c’est en effet celui qui permet à « quelques personnalités très rares » d’accéder à des domaines inaccessibles à l’individu moyen, condamné à se contenter de ses seules ressources, de voir et de sentir ce que les autres jamais ne verront ni ne sentiront, et de découvrir, par la magie des moyens qu’elles se donnent pour rendre ce qu’elles ont vu et senti, ce qu’il y a derrière et au-delà des apparences superficielles des êtres et des choses. Par le truchement de leurs œuvres, ces artistes, dotés d’un « tempérament » exceptionnel, ouvrent à leur tour aux « âmes naïves » – c’est-à-dire les individus qui, par leur résistance, ou grâce à leur force d’inertie, n’ont pas été complètement laminés par la crétinisation programmée – une chance de découvrir le Beau et de ressentir à leur tour une émotion esthétique.

Pour un pessimiste radical tel que Mirbeau, nourri de Schopenhauer, et de surcroît en proie à une neurasthénie récurrente, la contemplation de l'œuvre d'art semble être, avec celle des fleurs, une des très rares consolations offertes aux âmes d'élite. Pour s'extraire de la boue d’une société où tout va à rebours de la justice, pour s'évader de cet épouvantable chaos qu’est la vie vouée à la « loi du meurtre », pour s’extraire d’un environnement larvaire et misonéiste, rien de tel que de posséder un sentiment esthétique permettant de jouir des belles formes créées par ces « esprits fraternels » que sont les grands artistes, dont la langue est universelle et qui peuvent ainsi communiquer par-dessus les frontières et par-delà les siècles. Car les plus grands créateurs d’une époque donnée, le plus souvent incompris et moqués de leur vivant, comme l’ont été les premiers impressionnistes dans les années 1870, « forment les anneaux de la grande chaîne qui relie l'art d'aujourd'hui à l'art d'autrefois » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884).

L’art tel que le conçoit Mirbeau, c’est l’expression d’une émotion personnelle et d’une vision originale des choses : grâce, d’une part, à un regard neuf, affranchi des œillères du conditionnement (ainsi Monet est-il arrivé « à se débarrasser des conventions, des réminiscences, à n’avoir qu’un parti pris, celui de la sincérité, qu’une passion, celle de la vie », « Claude Monet », Le Figaro, 10 mars 1889) ; et grâce, d’autre part, à un outil dont l’artiste s’est rendu maître et qu’il adapte à ses besoins et à ses intentions (« la science de ce que l’on fait »). Il ne suffit donc pas de copier bêtement la nature, comme se l’imaginent naïvement les peintres naturalistes frappés de « myopie », dont il se gausse, mais de lui emprunter des éléments, des motifs, qui, transmués par le « tempérament » d’exception  de l’artiste, lui permettent de se projeter dans son œuvre et de réaliser une espèce de synthèse du sujet et de l’objet : « La nature n’est visible, elle n’est palpable, elle n’existe réellement qu’autant que nous faisons passer en elle notre personnalité, que nous l’animons, que nous la gonflons de notre passion » (« La Nature et l'art », Gil Blas, 29 juin 1886). De fait, « par la force même de son tempérament, [l’artiste] accentuera dans la Nature les formes et les couleurs qui en expriment le mieux le sens. En représentant sincèrement la nature, il la fera comprendre à sa manière, et c’est tout l’art » (interview par Paul Gsell, La Revue,  15 mars 1907).

Mais, quand il est parfait, c’est-à-dire complètement adapté à la représentation qu’entend donner l’artiste, son art – au sens de « ensemble de moyens techniques mis en œuvre » – se fait oublier et cesse de s’interposer entre l’amateur d’art, l’œuvre qu’il contemple et la nature qui s’y trouve transfigurée : « Et il nous arrive cette impression que bien des fois j’ai ressentie en regardant les tableaux de Claude Monet : c’est que l’art disparaît, s’efface, et que nous ne nous trouvons plus qu’en présence de la nature vivante, complètement conquise et domptée par ce miraculeux peintre » (« L’Exposition Monet-Rodin », Gil Blas, 22 juin 1889). Ce qui ne facilite évidemment pas le travail du critique désireux de mettre des mots sur son émotion : « Il y a dans l’art un moment où la méthode, se voilant, pour ainsi dire, sous le résultat, la critique elle-même manque de terme pour exprimer ce que l’artiste atteint et réalise et ce que ressent l’amateur qui regarde. C’est le côté mystérieux de l’art » (« Le Salon II », La France, 9 mai 1885). Ce « mystère » de l’art et de l’émotion esthétique qu’il procure ne relève pas de la raison, mais de la sensibilité, toute subjective, et il est réfractaire à l’analyse, à l’explication et à la verbalisation : « L’œuvre d’art ne s’explique pas et on ne l’explique pas. L’œuvre d’art se sent et on la sent. Paroles et commentaires n’y peuvent rien ajouter, et ils risquent, en s’en mêlant, d’en altérer l’émotion simple, silencieuse et délicieuse » (« Claude Monet », L’Humanité, 8 mai 1904).

 

Une mystification ?

Et pourtant il arrive paradoxalement à Mirbeau, chantre attitré de Monet, de Van Gogh et de Rodin, de penser que l’art, tout autant que la littérature, l’histoire ou la philosophie, pourrait bien être, lui aussi, une mystification. Car il sait pertinemment que l'art n’a rien de miraculeux et que, loin de restituer « toute la vie », il ne fait jamais, en réalité, que nous donner « l'illusion complète de la vie », comme il le reconnaît à propos de son « dieu » Monet (« Claude Monet », Le Figaro, 10 mars 1889). Quand le journaliste Paul Gsell viendra l'interviewer à Cormeilles-en-Vexin, en 1907, Mirbeau commencera à chanter, comme à l’accoutumée, le los des grands artistes qui seuls donnent un sens à la vie, mais, quinze jours plus tard, il lancera à la face de son interviewer ahuri qu'il n'aime plus l'art (« Ne me parlez plus d’art ! Je n’aime plus l’art ! À quoi servent les artistes, puisqu’on n’a qu’à regarder soi-même la nature ? ») et que « l'homme n'est fait que pour vivre heureux matériellement... » (La Revue, 15 mars 1907). Treize ans plus tôt, dans Mémoire pour un avocat, le peintre Pierre Lucet, qui représente ici une des tendances de Mirbeau, considérait que l'art constitue lui aussi « une corruption », « une déchéance », un « salissement de la vie » et une « profanation de la nature » ! Pourquoi ? Tout simplement parce que l'artiste ne peut en donner qu'une « interprétation fatalement restreinte, à la faiblesse de [ses] organes, à la pauvreté de [ses] sens ». Déjà, dans L'Abbé Jules (1888), le héros éponyme adressait à l’art le même type de critique, dans les leçons données à son neveu : « Ils [les poètes] ne servent qu'à salir la nature de leurs découvertes et de leurs mots, absolument comme si, toi, tu allais barbouiller un lys ou une églantine avec ton caca ! » Comment comprendre cette apparente contradiction, qui confirme, une fois de plus, que Mirbeau n’est jamais dupe de ses propres passions, ni a fortiori de ses propres mots, et que, sensible à l’universelle contradiction, il refuse toute vision unilatérale et manichéenne des choses ?

* Il semble, tout d’abord, que, comme tous les artistes exigeants, tels Monet, qui a crevé tant de toiles, ou Cézanne, condamné à « la joie cruelle de ceux qui ont la nature pour maître : savoir qu’ils ne l’atteindront jamais » (« Cézanne », préface au catalogue de l’exposition chez Bernheim, 1914), ou encore le fictif peintre Lucien de Dans le ciel, qui, désespéré, finit par se suicider, Mirbeau soit douloureusement conscient de disposer de moyens, intellectuels, physiologiques et matériels, insuffisants pour permettre de réaliser parfaitement, dans l’œuvre créée, le rêve que l’artiste a porté en lui : c’est là une des tragédies de l’artiste, toujours en quête de perfection et toujours trahi par son cerveau ou par sa main « coupable » – celle, précisément, que Lucien se coupe, au dernier chapitre de Dans le ciel.

* D’autre part, la nature lui apparaît comme tellement merveilleuse, tellement complexe, avec de multiples effets tellement éphémères, impalpables et insaisissables, qu’il semble vain de prétendre la fixer et, a fortiori, l’exprimer, fût-ce dans les séries de l’ami Monet : « Est-ce qu’aucun peintre serait capable de faire danser cette gaie lumière sur ces feuillages amoureux de la vie ? », confie Mirbeau à Paul Gsell. Mais celui-ci remarque alors avec finesse que « son amour de la nature », ce n’était « après tout » que « l’effort d’art que fait son âme pour jouir du paysage » (loc. cit.). Ce qui revient à dire que rien n’est donné, que l’artiste et l’amateur d’art œuvrent pareillement, que l’art et la nature nécessitent, de leur part, le même « effort » pour voir et pour « jouir » et qu’il serait donc vain de les opposer, de les mettre en concurrence et de mésestimer l’un au profit de l’autre.

En créant de la beauté et de l’harmonie, à défaut de « vraie vie », en communiquant des émotions intenses par la suggestion et la magie des couleurs et des formes, en nous aidant à mieux voir et à mieux sentir, en enrichissant notre perception et notre expérience, les grands créateurs satisfont notre aspiration à l’idéal, consolent des laideurs de la vie quotidiennes et des cruautés des hommes, font momentanément oublier le tragique de notre condition, et donnent à la vie une dignité qui fait tout son prix. Loin d’être une mystification, comme Mirbeau le dit parfois en guise de provocation pédagogique, l’art est alors la forme suprême de révolte, comme l’affirme Christian Limousin : « L’art, qui est peut-être bien la vraie essence de l’homme, est une protestation, grandiose et dérisoire, lancée au vide de l’univers et à l’absurdité de la vie. »

Voir aussi les notices Artiste, Critiques, Impressionnisme, Dans le ciel et Combats esthétiques.

P. M.

 

Bibliographie : Nella Arambasin, « La Critique d’art de Mirbeau, ou l’élaboration d’une anthropologie religieuse », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 97-123 ; Laure Himy, « La Description de tableaux dans les Combats esthétiques de Mirbeau »,  in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 259-268 ; Samuel Lair, « L’Art selon Mirbeau : sous le signe de la nature », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 133-138 ; Christian Limousin, « Mirbeau critique d'art : de “l'âge de l'huile diluvienne” au règne de l'artiste de génie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 11-41 ; Christian Limousin,  « À quoi bon les artistes en temps de crise ? » Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 60-77 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau critique d’art », préface des Combats esthétiques, Nouvelles éditions Séguier, 1993, t. I, pp. 9-36 ; Laurence Tartreau-Zeller,

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