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DOMESTICITE

DOMESTICITÉ

 

            Le roman le plus mondialement célèbre de Mirbeau est Le Journal d’une femme de chambre (1900), dans lequel le critique de La Revue blanche, Camille de Sainte-Croix, voyait « une épopée de la servitude civilisée », car le romancier y stigmatise l'une des turpitudes les plus révoltantes de la société bourgeoise du temps :  la domesticité. Ce faisant, il règle aussi des comptes avec son passé et se libère des rancœurs accumulées pendant les treize années où il a été lui aussi le domestique des grands, comme secrétaire particulier, journaliste à gages et “nègre”. Il se venge de toutes les humiliations et avanies qu'il a subies en tant que « prolétaire de lettres », c'est-à-dire « ce qui, dans l'ordre de la domesticité, existe de plus réellement dégradant, de plus vil », comme il l’écrira dans son roman posthume et inachevé, Un gentilhomme. De même que la chambrière Célestine perd son identité et doit endosser les noms que ses maîtres lui infligent comme autant de défroques douloureuses, symboles de son aliénation, de même le secrétaire, le journaliste aux ordres et l’écrivain stipendié perdent tout droit sur leurs propres écrits, puisque tout ce qu'ils rédigent est signé d'un autre nom que le leur, comme Mirbeau le déplorait dès 1882 dans un conte fort amer, « Un raté » (Paris-Jounal, 19 juillet 1882).

 

L’esclavage domestique

 

À travers le regard acéré de sa femme de chambre, Célestine, Mirbeau nous fait découvrir, dans la condition des « gens de maison », comme on disait, une forme moderne de l'esclavage : « On prétend qu'il n'y a plus d'esclavage... Ah ! voilà une bonne blague, par exemple... Et les domestiques, que sont-ils donc, sinon des esclaves ?... Esclaves de fait, avec tout ce que l'esclavage comporte de vileté morale, d'inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines. » Et les trafiquants d'esclaves modernes, les marchands de chair humaine de la prétendue République, ce sont ces officines scandaleuses, mais légales, que sont les bureaux de placement, stigmatisés tout au long du chapitre XV du roman, et qui sont relayés au besoin par des sociétés qui se prétendent « charitables » ou « philanthropiques », mais qui, en réalité, au nom de Dieu ou de l'amour du prochain, s'engraissent impunément et sans vergogne de la sueur et du sang des nouveaux serfs. On est bien loin, chez Mirbeau, de l’image édulcorée de la domesticité donnée par Lamartine dans Geneviève, dont l’héroïne, dotée d’un nom symptomatique, s’épanouit dans le sacrifice voulu et la servitude revendiquée !...

Le domestique nous est présenté comme un être déclassé et  « disparate », voire comme « un monstrueux hybride humain », parce qu’il « n'est plus du peuple, d'où il sort », sans être pour autant « de la bourgeoisie où il vit et où il tend ». L'instabilité est son lot, comme le met en lumière l’incipit du roman. À l’instar de Célestine, les femmes de chambre sont ballottées de place en place, au gré des caprices des maîtres, sans autre possibilité de promotion sociale que de devenir servantes-maîtresses, comme Rose auprès du capitaine Mauger, au risque de se laisser tromper par le miroir aux alouettes d’un testament en leur faveur. Elles sont également victimes d’humiliations constantes de la part de leurs maîtres, qui sont bardés d’une inébranlable bonne conscience et qui traitent leur valetaille comme du cheptel. Elles sont de surcroît surexploitées économiquement : leurs gages, de dix à quarante francs (soit de trente-cinq à cent-quarante euros) sont dérisoires, alors qu'elles doivent être disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre et qu’elles vivent en permanence sous le regard de leurs maîtres, qui ne leur laissent aucun espace de vie privée et qui leur interdisent toute vie familiale et tout plaisir sexuel.

Ce qui n’empêche pas que, par-dessus le marché, elles soient bien souvent traitées comme des travailleuses sexuelles à domicile, à qui il est interdit de dire “Non” sous peine d’être renvoyées : exutoires pour des maris frustrés, qui n’ont fait qu’un mariage d’argent, et/ou  initiatrices pour les fils à déniaiser ou à retenir à la maison pour éviter la dilapidation du patrimoine. Cette exploitation sexuelle tend à rapprocher leur condition de celle des prostituées des maisons closes, et l’on comprend que Célestine soit maintes fois tentée de franchir le pas et pèse les avantages et les inconvénients de la galanterie et des bordels.



L’œil du domestique

 

Grâce à sa soubrette de charme et de choc, qui, selon Mme Paulhat-Durand, « n’a pas les yeux dans [ses] poches », Mirbeau fait de son roman une belle entreprise de démolition et de démystification. En donnant la parole à une chambrière, ce qui est déjà en soi une transgression des codes littéraires en usage, car une femme de chambre n’est pas supposée prendre la plume, il parvient à nous faire percevoir le monde par le trou de la serrure. Comme il la dote de surcroît de qualités fort précieuses pour son propos – charme, qui ne manque pas d'opérer sur les hommes qu'elle sert et qui se montrent à nu devant elle ; regard fouineur qui ne laisse rien échapper des « bosses morales » de ses maîtres ; plume acérée, apte à faire ressortir, en quelques traits aigus, les ridicules de ces fantoches odieux et sinistres que sont les bourgeois –, il peut arracher le masque de respectabilité des nantis, nous révéler la sordide réalité cachée de la société, nous faire pénétrer dans les nauséeuses coulisses du théâtre du “beau” monde. Et il nous amène peu à peu à faire nôtre le constat désenchanté, mais vengeur, de Célestine : « Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens. »

Par le truchement de son héroïne picaresque transmuée en procureur, Mirbeau peut enfin réaliser l'objectif qu'il s'était fixé dès 1877 : obliger la société, qui pratique l'aveuglement volontaire, à découvrir en elle « des abîmes plus nombreux que ceux que Dante a comptés », et,  du coup, à « se regarder » en face et à prendre « horreur d'elle-même ». Le roman est donc conçu comme une exploration pédagogique de l'enfer social, et Célestine, nouveau Virgile, a pour fonction de nous en faire traverser les cercles et de nous en exhiber les turpitudes.



Aliénation

 

À l’exception de Célestine, qui a conservé beaucoup de lucidité, même si elle a aussi bien des préjugés, les serfs des temps modernes sont pour la plupart dominés idéologiquement par leurs employeurs, et, par conséquent, incapables de se battre à armes égales, parce que hors d'état de trouver une nourriture intellectuelle qui leur ouvre des horizons nouveaux et leur laisse un espoir de révolte et d'émancipation. À en croire la diariste, ils ont tous, y compris elle-même, « la servitude dans le sang ». Façon de parler, bien sûr, car l’hérédité n’y est pour rien, et leur résignation atavique est simplement le produit de leur asservissement et de leur conditionnement. Aussi sont-ils condamnés à de dérisoires velléités de vengeance sans lendemain – cette « folie d'outrages » dont parle Célestine –, et oscillent-ils en permanence entre la soumission à des règles iniques, qu'ils ont tendance à intérioriser, et des formes de rupture, sans conséquences pour leurs maîtres, mais ruineuses pour ceux et celles qui, telle Célestine, rêvent de promotion et échafaudent des projets.

Le dénouement du roman révèle le profond pessimisme de Mirbeau, qui n’attend rien de la gent domestique : devenue patronne d’un « petit café » à Cherbourg, Célestine houspille à son tour ses bonnes, et, après avoir été abondamment volée, profite de la richesse mal acquise de son mari, Joseph, et se dit prête à le suivre « jusqu’au crime ». Mais sa véritable vengeance, ce n’est pas dans la fiction romanesque et grâce à son élévation sociale qu’elle va la réaliser, mais dans l’acte civique de dénonciation que constitue, dans la réalité historique, la publication de son pseudo-journal, qui va éclabousser la France de la Belle Époque.

            En posant de la sorte le problème social de la servitude domestique au tournant du siècle, Mirbeau espère peut-être aider certains des opprimé(e)s à prendre conscience de leur misérable condition et à se révolter, quoiqu’il n’ait pas la moindre illusion sur leurs capacités d’action collective. Mais, au risque de se heurter à la même conspiration du silence que lors de la publication de Sébastien Roch (1890), il entend surtout susciter dans l'opinion publique un scandale tel qu'il oblige les gouvernants à intervenir pour mettre un terme à cette turpitude permanente. En faisant de Célestine son porte-parole sur ce sujet – ce qui ne veut pas dire que tout ce qu’elle écrit reflète la pensée de l’auteur  – et en nous obligeant à « regarder Méduse en face », il nous amène à découvrir la règle sous l'abus, et, sous le vernis des apparences et des habitudes, des horreurs sociales insoupçonnées. La domesticité en est une, bien sûr, mais la peinture qu’il en donne  peut du moins contribuer à dessiller bien des yeux.

            P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « Fétichisme et domesticité : Freud, Mirbeau, Buñuel », Poétique, n° 70, avril 1987, pp. 143-166 ; Serge Duret, « Éros et Thanatos dans Le Journal d'une femme de chambre », Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses universitaires d’Angers, pp. 249-267 ; Serge Duret, « Le Journal d'une femme de  chambre ou la redécouverte du modèle picaresque », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, mai 1995, pp. 101-124 ; Serge Duret, « L'Odyssée de la femme de chambre », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 27-36 ; Uri Eisenzweig, « Le Capitaine et la femme de chambre – L'Affaire Dreyfus et la crise de la vérité narrative », Romantisme,  n° 84, octobre 1994, pp. 79-92 ; Aleksandra Gruzinska,  « Humiliation, haine et vengeance : le rire de Célestine », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 223-235 ; Pierre Michel, « Le Journal d’une femme de chambre, ou voyage au bout de la nausée », introduction au Journal d’une femme de chambre, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Camille de Sainte-Croix, « Le Journal d'une femme de chambre », Revue blanche, 1er septembre 1900, pp. 72-79 ; Anita Staron « “La servitude dans le sang”. L'image de la domesticité dans l'œuvre d'Octave Mirbeau », in Statut et fonctions du domestique dans les littératures romanes, Actes du colloque international des 26 et 27 octobre 2003, Lublin, Wydawnictwo UMCS, 2004, pp. 129-140 ; Francis Vanoye,  « Trois femmes de chambre (note sur deux adaptations du Journal d’une femme de chambre. d’Octave Mirbeau) », Actes du colloque de Nanterre, Relecture des “petits” naturalistes, Université Paris X, octobre 2000, pp. 451-455 ; Yannick Lemarié, « Mirbeau et le cinéma : Le Journal d’une femme de chambre de Jean Renoir », Cahiers Octave Mirbeau, n°8, mars 2001, pp.373-384 ; Arnaud Vareille, « L’Œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 78-94. 


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