Thèmes et interprétations

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Terme
FLEURS

Le goût de la culture des fleurs s’est considérablement développé dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le mouvement s’accélère à la Belle Époque : les sociétés horticoles se multiplient, les expositions et concours de fleurs sont nombreux ; sous l’impulsion des nouvelles techniques de communication maritime et terrestre, le marché des fleurs se mondialise progressivement. De plus en plus, de grands pépiniéristes élargissent leur offre grâce à la maîtrise des techniques d’hybridation des plantes avec un catalogue affriolant, les revues d’horticulture deviennent accessibles… Dans l’éditorial du premier numéro du Journal d’horticulture créé en 1887 et publié par la Maison Godefroy-Lebeuf, revue à laquelle Mirbeau se fera un plaisir de collaborer, on peut lire : « Jamais à aucune époque le goût des fleurs, des plantes n’a été aussi général : elles président à toutes les cérémonies, elles sont de toutes nos fêtes, leur consommation a centuplé depuis vingt ans et leur culture industrielle est devenue une source de profits pour bien des régions autrefois déshéritées. »

Comme son ami Monet, Mirbeau aime les fleurs « d’une passion presque monomaniaque » (« Le Concombre fugitif »). C’est ce qui frappe les journalistes et les écrivains qui vont à leur rencontre dans leurs jardins : ils sont fous de peinture et de jardinage, avec une addiction plus marquée pour les fleurs.  Mais, ce n’est pas au hasard de la lecture des catalogues de fleurs qu’ils choisissent leurs variétés pour leur jardin, pas plus qu’ils ne peignent ou ne dépeignent leurs fleurs de façon improvisée : sans avoir besoin d’apprendre la loi des couleurs et des contrastes élaborée par le chimiste angevin Chevreul à l’adresse des jardiniers et des peintres, ou de consulter les manuels pratiques sur des mix-borders de Gertrude Jekill, en artistes, ils  choisissent chaque plante en fonction de l’harmonie des couleurs recherchée dans leur composition florale et en fonction des saisons. Ils tiennent  compte aussi des conseils pratiques de culture donnés de vive voix par les horticulteurs. Pour cela ils savent, avec leur ami Caillebotte, s’attirer les meilleurs spécialistes : Alexandre Godefroy-Lebeuf, Bory Latour-Marliac, Victor Lemoine, Charles de Vilmorin, GeorgesTruffaut,… et échanger les meilleures adresses de pépiniéristes étrangers ainsi que des plantes rares pour compléter leurs collections : « Je pars chercher des bégonias que Godefroy-Lebeuf m’envoie. Il paraît qu’il sont apprêtés pour fleurir comme ceux que nous avons vus à l’exposition », écrit Mirbeau à son ami Monet. « J’espère que vous allez bientôt venir, tous. Et puis, arrangez donc une journée chez Caillebotte avec Godefroy. Il me plaît ce Godefroy. Il va falloir que je m’enquière d’un tas de choses. Je viens de voir, dans un catalogue japonais qu’il m’a envoyé, qu’il y avait des lis noirs… Hé hé !... Il faudra nous payer cela. Allons, allons, ça va bien » (lettre à Monet, juin 1892). Cette folie des plantes, ajoutée aux salaires des jardiniers, pèse très lourd dans leur budget, particulièrement dans celui de Monet qui ne cesse d’acquérir de nouvelles plantes florales depuis son installation à Giverny jusqu’à sa mort (1883-1926), et des wagons entiers de terre horticole.

Les fleurs sont, pour Mirbeau, des « amies fidèles et sincères et violentes ». Il n’aime pas les plantes « bêtes », tels le bégonia et la balsamine  – bien qu’il en ait dans son jardin).Les plantes en alignement dans des jardins symétriques ou les plantes bourgeoisement asservies lui sont insupportables ! Il ressent le besoin d’une anarchie discrètement orchestrée dans son jardin pour produire l’effet  recherché d’une harmonie naturelle et irrégulière, comme celle qu’il décrit dans Le Jardin des supplices : « L’emplacement de chaque végétal avait été, au contraire, laborieusement étudié et choisi, soit pour que les couleurs et les formes se complétassent, se fissent mieux valoir l’une par l’autre, soit pour ménager des plans, des fuites aériennes, des perspectives florales et multiplier les sensations en combinant les décors. »  Cet effet correspond en partie à l’expression  Shawaradgii, que William Temple décrit en 1692 dans son ouvrage  Upon the gardens of Epicurus, Essay on Garden’s arts.

Outre l’effet esthétique, Octave Mirbeau cultive une sincère passion botanique qui ne manque pas d’impressionner, voire de provoquer ses visiteurs. Jules Huret, qui prépare une enquête sur les écrivains de son époque, est gratifié, quelques jours après son inoubliable visite aux Damps, d’une généreuse liste de fleurs à acheter et à mémoriser grâce à des associations mnémoniques ; Goncourt reçoit une liste de pépiniéristes étrangers ; Robert de Montesquiou se voit promettre une hybridation de delphinium qu’il désignera en son honneur ; Marguerite Audoux, ne pouvant mémoriser les noms latins, se voit soupçonnée de ne pas aimer les fleurs…

Les fleurs de Mirbeau sont également facétieuses, tout comme les jardiniers qui sont, selon lui, des gens parfois excessifs et exubérants. Tel Hortus qui joue du Wagner pour accélérer la formation des fleurs d’hibiscus, ou encore le faux embryologiste du Jardin des supplices, qui ne voit dans les cocotiers que des « arbres à cocottes ». L’humour floral, bien en phase avec celui de son ami Alphonse Allais (mise en dérision des croyances aveugles en la science, cynisme, dérision), tout en se faisant l’écho de sa poétique exubérance florale (par exemple, la description du jardin de Monet au fil des saisons fleuries, L’Art dans les deux mondes, 7 mars 1891), sert souvent de transition vers l’utilisation métaphorique des fleurs : ainsi Clara est-elle belle comme une fleur. Mirbeau compare la beauté de la femme à celle des fleurs. Or celles-ci se développent  à partir de la décomposition organique (la divine pourriture), et, dans leur phase de croissance, luttent sans merci pour leur survie (les fleurs sont belles et violentes), tout comme la beauté de la femme peut être un danger, dans la mesure où elle représente une séduction dolosive, piège dans lequel le narrateur du Jardin n’a pas manqué de tomber. Pas plus que l’espèce humaine, les fleurs n’échappent à la loi de l’évolution des espèces décrite par Darwin, ni à l’éternelle loi du meurtre. Dans Le Jardin des supplices, il est possible d’analyser l’exubérance florale qui côtoie les supplices chinois  comme un exutoire à son propre enfer conjugal et comme l’expression à peine masquée de sa gynécophobie. On ne saurait toutefois réduire la représentation mirbellienne des fleurs uniquement à sa relation douloureuse à la femme.  

En son jardin, les fleurs sont  aussi ses fidèles confidentes et  elles contribuent à tisser des liens indéfectibles avec ses amis les plus chers.

J. C.

 

Bibliographie : Emily Apter, « The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau », October, n° 47, hiver 1988, pp. 91-116 Christian Limousin, « Monet au jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 256-278 ; Claire Margat, « Ensauvager nos jardins », in Les Carnets du paysage, été 2003, pp. 27-45 ; Claudine Mitchell, « Fleurs de sang : les dessins de Rodin pour Mirbeau », in Rodin – Les figures d’Éros, Éditions du Musée Rodin, 2006, pp. 87-119 ; Elena Real, « El espacio fantasmático del jardín en El Jardín de los suplicios de Octave Mirbeau », in Actes du colloque de Lleida Jardines secretos : estudios en torno al sueño erótico, Edicions de la Universitat de Lleida, 2008, pp. 191-206.

 

 

 

 

 


FOLIE

Mirbeau s’est intéressé à la fois à la condition sociale des fous et au concept même de folie, ce qui nous oblige à repenser notre conception de la raison et de la sagesse.

 

Les asiles de fous : « des maisons de torture »

 

En tant que défenseur des plus misérables parmi les hommes, Mirbeau n’a pu que s’indigner du sort infligé aux fous, ou supposés tels, dans les asiles, et ce avant même qu’Élie Faure ne lui propose de lui servir de guide, en 1905. À plusieurs reprises, il les évoque sous les couleurs les plus noires, comme un lieu de souffrances, voire de tortures, par exemple dans « C’est tout à fait la campagne »  (Le Journal, 5 avril 1896) :   « De là, on découvre tout le tragique paysage de murs noirs, de fenêtres louches, de jours grillés, de verdures grisâtres, tout ce paysage d’effroi social, de lamentations et de tortures, dans lequel on sent une pauvre humanité enchaînée souffrir, râler, mourir… ». Ou dans Les 21 jours d’un neurasthénique, chapitre III, où. l’asile apparaît comme « de la pierre triste, épaisse, étouffante, percée çà et là de petits carrés vitreux, barrés de fer, et derrière laquelle l’on sentait de la souffrance, de la damnation et de la mort » : « La cour est fermée, quadrangulairement, par de hauts bâtiments noirs, percés de fenêtres qui semblent, elles aussi, vous regarder avec des regards fous. Aucune échappée sur de la liberté et de la joie; toujours le même carré de ciel vide. Et l’on entend un sourd lamento de cris étouffés, de hurlements bâillonnés venant on ne sait de quelles chambres de torture, on ne sait de quelles invisibles tombes et de quelles limbes lointaines… » Les séquestrés y sont comme des morts en sursis : « Quelques fous se promènent sous les arbres, tristes ou hagards ; quelques fous sont assis sur des bancs, immobiles et têtus. Contre les murs, dans les angles, quelques fous sont prostrés. Il y en a qui gémissent ; il y en a qui sont plus silencieux, plus insensibles, plus morts que des cadavres » (ibid.).

Dans « L’Enfermé » (Le Journal, 9 octobre 1898), Mirbeau traite du cas tragique d’un praticien de Rodin, Jean-Alexandre Pezieux, trouvé mort, dans des conditions plus que suspectes, dans une maison de repos d’Épinay où il était entré pour soigner une dépression.  Au-delà de ce cas particulier, il s’interroge : « Comment se fait-il qu’on puisse, en ce temps, sur une simple ordonnance de médecin, enfermer un tas de gens qui ne sont pas plus fous que vous et moi ? Comment, une fois entrés là, n’en peuvent-ils jamais sortir ? Et pourquoi la Justice ne veut-elle jamais mettre son nez dans tous ces drames horribles qui, chaque jour s’accomplissent entre les murs de tous ces établissements, où le crime est si visiblement encouragé et protégé  » et « qui sont, la plupart, des maisons de mystère et des maisons de torture » ?  Réponse d’un juriste qu’il interroge : « Ces maisons sont autant de petites bastilles où les “honnêtes gens”, sans être inquiétés par les gendarmes, peuvent .supprimer ceux qui les gênent »...

 

Sagesse et folie

 

Nombreux dans les contes de Mirbeau, les “fous” apparaissent toujours comme des êtres inoffensifs, rêveurs et douloureux, tel ce Jean Loqueteux qui se croyait naïvement millionnaire et qui, « dans sa nouvelle carrière de fou – de fou officiel –, se montra infiniment doux, serviable, utile et sensé » : « Séquestré d'abord dans le quartier des fous tranquilles, après deux années d'observation pendant lesquelles nulle crise de démence dangereuse ne se manifesta en lui, on le laissa, pour ainsi dire, libre ; j'entends qu'on en fit une sorte de domestique et qu'on l'accabla de travaux de toute sorte. On l'employait même, parfois, au dehors, à des besognes délicates, auxquelles s'attachait de la responsabilité morale, et il s'en acquittait au mieux, avec intelligence et probité. » (« Les Millions de Jean Loqueteux » Le Journal, 26 décembre 1897). Il s’agit, en l’occurrence, d’un “vrai” fou, s’il convient de qualifier ainsi des individus qui confondent trop souvent la réalité objective et les produits de leur imagination détraquée. Cela ne l’empêche pourtant pas d’être, non seulement inoffensif, mais aussi serviable et honnête, et par conséquent bon à exploiter, aux yeux des gens censés le soigner, de sorte que le lecteur est en droit de se demander si ce ne sont pas plutôt les gestionnaires de l’asile qu’il conviendrait d’enfermer... Lorsque le narrateur des 21 jours visite un asile, il note que les malades « n’ont pas l’air plus fous que les autres » et que « ça ressemble à la Chambre des députés, avec plus de pittoresque ». L’un d’eux, avec qui il cause, ne lui paraît « pas plus fou – il l’est peut-être moins, qui sait ? – que les autres poètes, les poètes en liberté qui prétendent avoir des jardins dans leur âme, des avenues dans leur intellect, qui comparent les chevelures de leurs chimériques maîtresses à des mâtures de navires … et qu’on décore, et auxquels on élève des statues… » (Les 21 jours, loc. cit.).

Si ces fous « officiels » sont tenus soigneusement à l’écart des individus normalisés, c’est pour ne pas risquer de les contaminer. Ils pourraient, par exemple, poser, comme les enfants, des questions gênantes, auxquelles la société serait bien en peine de répondre. Aussi   la tendance est-elle forte de considérer comme fous tous les individus originaux qui, par leur comportement en dehors des normes, sont perçus comme des dangers pour l’ordre en place. A fortiori ceux qui contestent les fondements mêmes de cet ordre social, présenté comme “naturel” ou “normal”, bien qu’il soit visiblement pathogène. Même si tous ne sont pas séquestrés comme Pézieux ou Camille Claudel, le qualificatif de « fous » dont on les affuble contribue à les discréditer aux yeux des gens dits “normaux”, histoire de désamorcer la bombe qu’ils représentent. On comprend dès lors que ces prétendus fous présentent un intérêt éminent, pour le projet littéraire de Mirbeau, car ils sont potentiellement subversifs par le regard qu’ils jettent, et qu’ils nous obligent à jeter à notre tour, sur les hommes et sur la société.

Mais Mirbeau va plus loin encore, en affirmant que ceux qui passent pour fous aux yeux du criminologue italien Cesare Lombroso – et de sa caricature, le docteur Triceps, au chapitre XIX des 21 jours –, ce sont en réalité les grands génies du passé et du présent, les Molière, Pascal, Tolstoï, Zola, Van Gogh, ceux-là mêmes qui nous apportent les lumières qui nous manquent si cruellement. Mirbeau consacre à Tolstoï un article précisément intitulé  « Un fou » (Le Gaulois, 2 juillet 1886). Pourquoi le romancier russe passe-t-il pour fou ? Parce qu’il a choisi de renoncer au luxe, de vivre pauvrement comme un simple paysan, d'évangéliser les prostituées, d'alphabétiser les moujiks et « de faire comprendre que la guerre était une barbarie » et « la justice humaine une monstruosité » : « Dès qu’un homme, supérieur à son temps, combat par la littérature, par l’art, par la philosophie, par la science sociale, les routines stérilisantes de la convention, alors c'est un farceur ou un fou. [...] Pour être jugé comme de bon sens, il est nécessaire de ne pas dépasser la moyenne d’une agréable inintelligence bourgeoise, de ne point heurter de front les superstitions et de vivre heureux, soumis, optimiste, complaisant, au milieu de l’universelle sottise et de l’ignorance universelle ; pour que vos idées aient quelque chance de plaire et d’être admises comme possibles et fécondes, il faut penser ce que tout le monde pense, c’est-à-dire ne penser à rien ; écrire ce que tout le monde écrit, c’est-à-dire des banalités et des bêtises ; faire ce que tout le monde fait, c’est-à-dire du mal. » Et Mirbeau de conclure : « Comme on regrette qu’il n’y ait pas plus de fous sur la terre, et comme on voudrait surtout qu’il y eût moins de sages ! »

On serait tenté d’en conclure qu’il suffit d’inverser les habituels jugements des imbéciles qui déterminent la fatidique moyenne : les vrais sages seraient ceux qui passent pour fous, et les individus bien normalisés seraient les vrais fous. La tentation existe chez lui, par exemple quand, lors du suicide de Syveton, il répond au reporter : « Lorsqu'on étudie un homme, il ne faut pas de logique. Voyez Dostoïevski, un des plus grands écrivains que je sache, il a vu tous les hommes comme des fous. Il avait raison. [...] Toujours, partout, les preuves abondent que l'homme a plus d'aptitude à la folie qu'à la raison » (interview sur l’affaire Syveton, L'Aurore, 10 janvier 1905). Et de fait Les 21 jours nous présente un pays qui semble pris de folie. Pourtant Mirbeau ne cède généralement pas à cette tentation manichéenne et entretient une dérangeante ambiguïté. Car nombre des personnages étiquetés fous par les médecins le sont effectivement, si l’on en juge par leur comportement, et ne sauraient donc constituer un modèle alternatif : par exemple le fou qui se plaint qu’on lui ait volé son nom, ou Jean Loqueteux qui trimballe ses millions fictifs, ou encore le père Pamphile, qui mendie pendant des décennies sur toutes les routes d’Europe dans l’absurde espoir de reconstituer l’ordre des Trinitaires pour pouvoir continuer à  racheter les captifs des Barbaresques (L’Abbé Jules, I, 3). Fort troublant est ce cas : car il s’avère que ce fou de Pamphile, sans s’en douter, est parvenu à un total détachement, qui est le comble de la sagesse pour Mirbeau ! Où est alors la sagesse, où commence la folie ? La frontière est bien difficile à déterminer, et le cas de l’abbé Jules ne fait que renforcer notre incertitude : s’il est diabolisé par le regard des autres, c’est à cause de sa saine révolte contre les idéaux et les institutions homicides de la société et par fidélité à l'être naturel et « gonflé de vie » qu'il eût aimé préserver en lui ; mais, en même temps, il a un comportement incohérent et tient bien souvent des propos qui ne sont que de la bouillie. Peut-il servir de boussole à qui que ce soit ? Le lecteur se voit alors contraint de remettre en question les concepts mêmes de raison et de folie, puisque ce qu'il est convenu d'appeler “la raison” se révèle inapte à comprendre et à diriger le comportement des hommes. 

Contester la primauté de la raison, comme le fait Mirbeau, c'est du même coup remettre radicalement en cause le bien-fondé de la société, de ses institutions, de ses valeurs et de ses idéaux, que l'on nous présente toujours – abusivement – comme conformes à la raison, afin de mieux nous mystifier et de nous les faire accepter sans discussion.

Voir aussi les notices Lombroso, Marginalité, L’Abbé Jules et Les 21 jours d’un neurasthénique.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel,  « Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, Angers, n° 6, 1999, pp. 4-31 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau critico di Lombroso », Actes du colloque Cesare Lombroso de Gênes, septembre 2004 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Lombroso », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 232-246 ; Octave Mirbeau, Les 21 jours d’un neurasthénique, Fasquelle, 1901.

 

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FOULE

Lecteur de Gabriel Tarde et de Gustave Le Bon (La Psychologie des foules, 1895), Mirbeau accorde au phénomène collectif de la foule une place non négligeable dans son œuvre, aussi bien dans des romans tels que Sébastien Roch (1890) ou Dingo (1913) que dans une pièce comme Les Mauvais bergers (1897) ou des contes ou dialogues explicitement consacrés à ce sujet : dans « L’Âme de la foule » (Le Journal, 1er juillet 1894), une foule moutonnière applaudit stupidement une voiture où ne passe certainement pas le nouveau président Casimir-Périer, élu pour succéder à Sadi Carnot ; dans « Paysage de foule » (Le Journal, 30 décembre 1894),une foule pousse des « clameurs de mort » et, sans autre forme de procès, accuse et fait arrêter comme assassin un paisible bourgeois dont la sœur vient de se fendre le crâne accidentellement et qui sort tout hébété de chez lui pour appeler au secours ; dans un second « Paysage de foule » (Le Journal, 30 décembre 1900), c’est une dame élégante qui se fait insulter et houspiller par une foule en colère parce qu’elle refuse de porter plainte contre un pauvre hère qui vient de lui piquer son sac à main : « Ce fut une explosion dans la foule... La colère, l'indignation qui s'étaient portées sur le mendiant, se reportèrent sur la dame... Des outrages orduriers se précisèrent... des menaces ignobles se dessinèrent... Durant quelques secondes, elle eut à subir quelque chose de hideux, comme le viol de toute sa personne par cette foule frénétique... Un gamin, la bouche tordue d'insultes, se précipita à la bride des chevaux. [...] Vous êtes des sauvages !... s'écria la dame. »

Mirbeau donne toujours de la foule une image fort négative. Les deux traits essentiels qui s’en dégagent sont le grégarisme et la cruauté.

* Mal informées et dépourvues de tout esprit critique, les foules sont moutonnières et toujours prêtes à suivre celui qui parle le plus fort, ou qui a le plus d’autorité, ou qui sait leur parler le langage qui correspond le mieux à leurs pulsions du moment. Elles sont par conséquent capricieuses et versatiles, comme on le voit à l’acte IV des Mauvais bergers, où Madeleine réussit à retourner les grévistes prêts à faire un mauvais sort à leur ancien meneur, Jean Roule. Elles sont aussi, par voie de conséquence, aisément manipulables par les « mauvais bergers » de toute obédience, comme Mirbeau en a fait la triste expérience au cours de l’affaire Dreyfus, où il a stigmatisé la responsabilité de la presse de désinformation, qui véhiculait auprès des larges masses les mensonges du haut État-Major. Il s’avère en effet que le patriotisme, ou supposé tel, constitue un excellent levier, entre les mains des démagogues de tout poil, pour mettre dangereusement en branle les masses amorphes, comme Mirbeau le déplore dans sa préface du Calvaire : « Au jour des fêtes nationales, des deuils publics, des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener d'irréparables malheurs ». Son porte-parole Sébastien Roch, du roman homonyme de 1890, en fait aussi l’expérience, lors de la déclaration de guerre, en 1870 :  « J'ai remarqué que le sentiments patriotique est, de tous les sentiments qui agitent les foules, le plus irraisonné et le plus grossier : cela finit toujours par des gens saouls... » Regardant « la foule grossi[r], poussée là par un même instinct sauvage », il la juge « absolument hideuse » : « Jamais encore, il me semble, je n'ai si bien compris l'irréductible stupidité de ce troupeau humain, l'impuissance de ces êtres passifs à sentir les beautés naturelles. Pour les faire sortir de leurs trous, pour amener sur leurs visages ces épais sourires de brutes ataviques, il leur faut la promesse des spectacles barbares, des plaisirs dégradants qui ne s'adressent qu'à ce qu'il y a de plus bas, de plus esclave en eux. » Le pire, pour lui, c’est de découvrir que l’être pensant lui-même risque de se laisser contaminer et entraîner, malgré lui, par cette foule prête à se laisser mener à toutes les aventures et à tous les massacres : « Un sentiment, plus fort que ma volonté, s'empare de moi, malgré moi, qui n'est ni de l'orgueil, ni de l'admiration, ni un élan quelconque vers l'idée de la patrie ; c'est une sorte d'héroïsme latent et vague, par lequel ce qu'il y a dans mon être de bestial et de sauvage, se réveille au bruit de ces armes ; c'est le retour instantané à la bête de combat, à l'homme des massacres d'où je descends . Et je suis pareil à cette foule que je méprise. Son âme, qui me fait horreur, est en moi, avec ses brutalités, son adoration de la force et du meurtre.» (Sébastien Roch, II, 2).

* Car les foules sont également cruelles et semblent bien obéir à des pulsions de mort : elles sont toujours prêtes à lyncher ceux qu’on leur désigne comme des criminels, ou comme des ennemis,  ou comme des êtres dangereux, ou simplement ceux qui sont différents de la majorité de leurs congénères. Cette cruauté, qui a souvent des allures de vengeance, est sans doute en partie instinctive (cet  « instinct sauvage » dont parle Sébastien Roch), parce que la « loi du meurtre » conditionne tous les êtres vivants, d’après Mirbeau, qui note par exemple que, si la foule est toujours prête à « écharper un innocent », c’est parce que « l’homme est ainsi fait que le moindre cri, mal entendu, le moindre geste, mal interprété, réveillent en lui tous les abominables instincts du chasseur qu’il a été. À deux cent mille ans de distance, pour avoir vu le mouvement d’une fuite, pour avoir flairé l’odeur d’une proie, il se retrouve la même brute féroce qui ne connaît plus qu’une loi, celle du meurtre » (« La Police et la presse », Le Gaulois, 15 janvier 1896). Mais cette pulsion homicide s’explique certainement aussi par les conditions sociales infligées au plus grand nombre par une société profondément inégalitaire et oppressive : la misère, les frustrations et les humiliations quotidiennes ne peuvent qu’inciter nombre de démunis à se défouler sur de pratiques boucs-émissaires. La guerre, civile ou étrangère, peut constituer alors un excellent défoulement collectif.

P. M.

 

Bibliographie : Claude Herzfeld, « La Foule, figure mythique, selon Octave Mirbeau », in La Foule : Mythes et figures, de la Révolution à aujourd’hui, Presses .Universitaires. de Rennes, 2004, pp. 77-93.

 

 

 

 


FRAGMENTATION

La fragmentation est un des moyens mis en œuvre par Octave Mirbeau dans sa tentative de renouvellement du genre romanesque, en même temps qu’elle lui permet de réutiliser des textes déjà publiés sous une autre forme et sous un autre titre. Elle consiste à décomposer un ensemble, préexistant ou en devenir, roman ou longue nouvelle, plus rarement pièce de théâtre, en éléments simples, publiés indépendamment les uns des autres. C’est ainsi que plusieurs extraits du futur Jardin des supplices ont paru dans Le Journal sous le titre symptomatique de « Fragments », le 3 avril 1898, puis le 1er mai, le 8 mai, le 5 juin, le 12 juin et le 19 juin suivants. De même  deux chapitres du Journal d’une femme de chambre paraissent dans Le Journal, les 7 et 17 janvier 1900, sous le titre de « Petite ville », sans qu’il soit précisé qu’ils sont extraits d’un roman à paraître. Il en va de même de la première mouture des deux premières scènes de Les affaires sont les affaires, qui sont pré-publiées, toujours dans Le Journal, le 12 novembre et le 19 novembre 1899, sous le titre de « Scènes de la vie de famille », sans indication de destination à venir – mais la mère, future Mme Lechat, est alors nommée Mme Naturel. Le cas de Dans le ciel  est quelque peu différent : il s’agit d’un roman paru en feuilleton dans L'Écho de Paris du 20 septembre 1892 au 2 mai 1893 et que le romancier n’a pas publié en volume. Il en réutilise donc sans vergogne des chapitres entiers dans les « Souvenirs d’un pauvre diable », feuilleton qui paraît dans Le Journal du 28 juillet au 1er septembre 1895, puis dans « Kariste parle » (Le Journal, 25 avril et 2 mai 1897).

Bien sûr, on ne saurait négliger l’explication la plus évidente de cette pratique de recyclage : la réutilisation de textes anciens garantit des piges élevées sans le moindre effort. Financièrement, le journaliste y trouve largement son compte ; psychologiquement, il est libéré de l’angoisse du chroniqueur qui doit chaque semaine trouver un sujet nouveau, et pour Mirbeau, qui est si durablement dégoûté de toutes ses tâches alimentaires, le gain n’est pas mince. Mais le recours à la fragmentation ne s’en inscrit pas moins dans le cadre d’une remise en cause du genre romanesque tel qu’il triomphe au dix-neuvième siècle, avec sa prétention à enfermer des pans entiers de la vie dans un récit bien structuré, où tout se tient et où tout obéit à une fin, celle du romancier qui tire les ficelles et joue le rôle d’un dieu créateur au milieu de sa création. Athée et matérialiste, Mirbeau souhaite rompre avec le finalisme mensonger inhérent à cette conception du roman. La fragmentation lui en offre l’occasion, avec un avantage supplémentaire : celui d’élargir considérablement son lectorat en offrant aux deux millions de lecteurs du Journal des textes qui, insérés dans un volume à paraître, n’en toucheront qu’un nombre largement inférieur.

Mais ce qui, sans doute, l’intéresse au premier chef, c’est que l’approche que va avoir le lecteur du journal va être extrêmement différente de celle du lecteur du roman. En découvrant un simple « fragment » dont il ignore les tenants et les aboutissants, il n’a d’autre choix que de le juger en lui-même, indépendamment des chapitres qui, dans le roman publié, précèdent et suivent le fragment, et sans être tenu de s’intéresser au passé ou au devenir des personnages. Il est ainsi plongé in medias res et peut jeter sur le texte un regard neuf, qui n’a pas été conditionné par toutes les impressions produites par les chapitres précédents. Le prix à payer, pour cette virginité du regard, c’est la brièveté de l’effet produit : en effet, la lecture du journal ne nécessite qu’un temps restreint et, sans transition, le lecteur, passant du coq à l’âne, va enchaîner avec d’autres articles sans le moindre rapport. L’image du monde qui en ressort va être éclatée et sans cohérence. Mais cela ne saurait évidemment choquer un romancier bien convaincu que rien n’a de sens dans un univers dépourvu de toute transcendance.

Le procédé de la fragmentation a été mis en œuvre par une des plus vives et plus durables admirations de Mirbeau : Auguste Rodin. C’est ainsi que l’illustre statuaire a en partie démembré sa Porte de l’Enfer – dont Mirbeau nous a laissé la seule description complète, dans son article « Auguste Rodin » du 18 février 1885 – pour en extraire des morceaux qui, exposés indépendamment de l’ensemble, donnent forcément une impression fort différente. C’est le cas, notamment, du célébrissime Baiser. Le romancier et le sculpteur ont parallèlement entrepris des recherches comparables, chacun dans son domaine.



P. M

 

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FUMIER

D’un matériau l’autre, la valeur et l’imaginaire attachés à la substance connaissent chez Mirbeau des évolutions sensibles. De la boue génératrice de dégoût et d’angoisse, au fumier, source de fécondité et d’émerveillement littéraire, toute une représentation symbolique se trouve modifiée. « Toute matière molle est exposée à d’étranges renversements de valeur », note Bachelard. La sensibilité écologiste de Mirbeau n’est pas à exclure dans cette valorisation du fumier qui parcourt l’oeuvre, comme en témoigne par exemple la correspondance avec Monet. En outre, si Mirbeau n’assimile pas, comme il le fait de la boue, fumier et analité, c’est qu’une définition de l’art est en jeu, qui s’enrichit et se précise par le biais de cette thématique du fumier.

Ce qui intéresse la critique et l’amateur de Mirbeau, c’est avant tout la grande souplesse polysémique du terme et de son emploi métaphorique. Il est ainsi requis dans le discours social, quand il s’agit de vilipender les excès des possédants et des maîtres. Les pauvres sont en effet selon Célestine cet « engrais humain où poussent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement contre nous ». Mais le traitement romanesque du fumier est surtout l’image privilégiée d’une esthétique. Si dans Dans le ciel, Lucien s’extasie face à un tas de pourriture, c’est que dans ce désordre fécond, lui, artiste, discerne la perspective d’un ordre secret qui figure, au vrai, le travail du créateur.

« As-tu quelquefois regardé du fumier ?... C’est d’un mystère ! Figure-toi… un tas d’ordures, d’abord avec des machines […] Des formes apparaissent, des formes de fleurs, d’êtres, qui brisent la coque de leur embryon…C’est une folie de germination merveilleuse, une féérie de flores, de faunes, de chevelures, un éclatement de vie splendide !... »

Les jardiniers chinois du Jardin des supplices ne feront pas autre chose, qui transmuent la richesse de ce matériau ingrat – il est fait de la putréfaction des corps des suppliciés enterrés sur place – en le lieu de contemplation que l’on connaît. Cette prodigieuse alchimie, l’écrivain Mirbeau doit lui aussi la réaliser, se nourrissant de la substance corrompue des vicissitudes sociales alentour, des ordures sécrétées par l’humanité. Une telle dimension cathartique, excrétrice presque, de la littérature mirbellienne, serait confirmée par la portée de libération confiée à la parole des personnages, dont le discours à l’occasion ordurier, s’épanche et débonde en une évacuation qui fait suite à une sorte de digestion des immondices rencontrés : les personnages du Journal d’une femme de chambre évacuent une sorte de trop-plein par le recours à une parole avilie, dégradée et dégradante. Loin d’épouser les implications de la littérature naturaliste, cependant, Mirbeau fait à l’occasion sienne une rhétorique anti-naturaliste en convoquant le registre stercoraire, sommant la littérature de ce dégager de ce modèle de « la vie telle qu’ils nous l’expriment […] vide et raidie dans l’ordure. », preuve que sur le terrain de l’imagination de la matière, la parole et l’écriture de Mirbeau ne sont jamais univoques.

 

S.L.

 

Bibliographie : Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, PuR, 2004, pp.61-62 ; Éléonore Roy-Reverzy : « Mirbeau et le roman : de l’importance du fumier », Un moderne, Octave Mirbeau, Eurédit, 2004, Mont-de-Marsan, p.97-106.


FUTURISME

Le futurisme est un mouvement littéraire et artistique né en Italie et porté sur les fonts baptismaux par le poète Filippo Tommaso Marinetti dans un manifeste qui a paru, en français, dans Le Figaro du 20 février 1909. Comme l’indique le nom de baptême choisi, il prétend rejeter le passé et sa culture morte (« Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques ») et se veut tourné vers l’avenir et les techniques nouvelles qui bouleversent le monde. Il se caractérise notamment par l’amour de la vitesse (« Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ») et, par conséquent, de la merveilleuse machine qu’est l’automobile, allant jusqu’à pronostiquer la « prochaine et inévitable identification de l’homme avec le moteur » : « Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive... Une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. » Le futurisme se réclame aussi de la violence révolutionnaire, sur un mode annonciateur du fascisme : « La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing. [...] Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d'oeuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme. » Aboutissement logique de ce goût de la violence, les futuristes se déclarent partisans de la guerre, qui est supposée permettre à l’homme de se dépasser par « l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité » : « Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde –, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme. »

On comprend, en lisant le Manifeste du futurisme, que Marinetti ait pu voir dans La 628-E8, paru quinze mois plus tôt, une œuvre pré-futuriste (voir Le Futurisme, qu’il publie en 1911) et en Mirbeau un précurseur qui, par certains aspects, semblait annoncer ses propres préoccupations :

- Mirbeau non plus n’était pas tendre avec les musées : « Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées. » Quant à sa bibliothèque, « où les livres fermés dorment sur les rayons », il envisage « sans en être troublé sa dispersion » et considère que sa voiture lui apporte plus « d’enseignements ».

- Mirbeau aussi s’était mis à rejeter les vieilles choses encrassées : « Je n’aime plus les vieux ponts sous lesquels dorment des eaux noires et putrides. Si le pittoresque m’en plaît tout d’abord ; si je suis tout d’abord séduit par le dessin souple et compliqué de ces arabesques, par cette patine, faite de crasses accumulées, que le temps polit et modela ; si ce faux “sentiment artiste” que je dois à une éducation régressive, me retient quelques minutes devant ce spectacle de la détresse, de la déchéance, et de la mort, un autre sentiment – un sentiment de révolte et de dignité humaine – m’en éloigne bien vite avec horreur. Car j’y vois le triomphe de l’ordure, de la maladie, de la paresse, où croupit toute la poésie du passé, où s’étiolent misérablement les réalités du présent… » D’une façon générale, il affecte de rejeter le passé comme chose morte : « À quoi bon regarder derrière nous. [...] Le Temps et l’Espace sont morts hier. »

- Mirbeau aussi chantait l’ivresse de la vitesse, qui transfigure le monde, qui entraîne un « continuel rebondissement sur soi-même » et qui est une source de « vertige », mais qui oblitère aussi ses « sentiments humanitaires » et le transforme en « une sorte d’être prodigieux, en qui s’incarnent la Splendeur et la force de l’élément ».

- Enfin Mirbeau se faisait également le chantre de l’automobile, au point de dédier son récit au constructeur Fernand Charron (voir ce mot), à qui il rend un très long hommage dans la dédicace qui sert d’introduction, et de voir dans « l’automobilisme le plus grand progrès de ces temps admirables ».  L’auto présente en effet l’extraordinaire privilège d’associer la plus totale liberté à la vitesse, ce qui bouleverse toute sa perception du monde : « L’automobile, c’est le caprice, la fantaisie, l’incohérence, l’oubli de tout » Et d’expliquer que « le goût qu’[il a] pour l’auto » a son origine « dans cet instinct, refréné par notre civilisation, qui nous pousse à participer aux rythmes de toute la vie, de la vie libre, ardente, et vague, vague, hélas ! comme nos désirs et nos destinées… » Par-dessus le marché, sur le plan ocial comme sur le plan économique, « l’automobilisme est un progrès, peut-être le plus grand progrès de ces temps admirables ».

Malgré ces rapprochements, il semble abusif de considérer La 628-E8 comme une œuvre d’inspiration pré-futuriste.

- D’abord, évidemment, parce que le bellicisme de Marinetti, futur partisan de Mussolini, est en totale contradiction avec le pacifisme de Mirbeau. Cela seul suffirait à rendre tout rapprochement impossible.

- Ensuite, parce que, pour Mirbeau, les musées ne sont pas seulement des vieilleries poussiéreuses et de la culture morte : non seulement ils offrent à la jouissance des vrais amateurs tous les chefs-d’œuvre du passé, mais ils sont aussi à l’origine d’une expérience individuelle exceptionnelle, au même titre que la machine qu’est l’automobile : comme l’explique Claude Foucart, le musée « est l’autre monde, celui de l’émotion poussée à son paroxysme », « la découverte d’une sensation extrême qui échappe à la parole » et qui « arrache » le visiteur « aux objets et lui donne ainsi l’impression d’un vécu nouveau ». Cette expérience constitue alors une « libération de l’esprit par l’imagination ».

- En troisième lieu, parce que Mirbeau ne se contente pas de chanter la machine : il en voit aussi les dangers. Quand il écrit, par exemple : « Alors, étant l’Élément, étant le Vent, la Tempête, étant la Foudre, vous devez concevoir avec quel mépris, du haut de mon automobile, je considère l’humanité… que dis-je ?... l’Univers soumis à ma toute puissance ? »,  il est clair qu’il ne s’agit pas d’un délire mégalomaniaque, mais bien d’une mise en garde contre la déshumanisation de l’homme par et au profit de la machine. Il ne semble pas que Marinetti ait été sensible à l’autodérision de son aîné.

- Enfin, parce que le progrès tel que l’entend Mirbeau n’a rien à voir avec l’idéal de science-fiction et en toc de Marinetti : il s’agit d’un progrès humain et d’un progrès social, et non simplement d’un progrès de la technologie en vue de mécaniser le monde.

Si Marinetti a cru devoir se référer à Mirbeau comme précurseur, cela participe de sa campagne de promotion, mais n’implique aucune proximité idéologique. L’humour de Mirbeau et son refus de tout manichéisme lui ont visiblement échappé. Certes, des points communs peuvent bien être relevés. Mais ils sont dans l’air du temps et ne permettent pas

P. M.

 

Bibliographie : Anne-Cécile Thoby, « La 628-E8 : opus futuriste? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 106-12

GRIMACES

GRIMACES

 

Un terme polysémique

 

            Le terme de « grimaces » est particulièrement affectionné par Mirbeau. Il est polysémique, ce qui contribue à sa richesse et à l’intérêt de son emploi. Il peut, naturellement, désigner des signes extérieurs de souffrance ou de dégoût, ou au contraire d’amusement, de moquerie et de dérision, l’un pouvant d’ailleurs entraîner l’autre : ainsi Mirbeau prend-il plaisir à « faire grimacer » les nantis, les bourgeois, les politiciens et les « honnêtes gens », plus crapuleux encore à ses yeux que les pires canailles, en les démasquant et en les livrant à la risée de ses lecteurs. Mais l’acception la plus riche est celle que l’on trouve chez Pascal : l’ensemble des moyens visant à impressionner l'imagination des faibles, afin de les duper et de les aveugler, en leur en imposant par de faux-semblants. Toute la respectabilité des puissants ne repose, pour Mirbeau, que sur un ensemble de « grimaces », c’est-à-dire des apparences avantageuses, mais trompeuses : de belles manières, un mode de vie qui fascine, des façons de s’exprimer qui distinguent, des vêtements coûteux et à la mode, un apparat impressionnant, etc., qui tendent à faire croire au bon peuple que ces gens-là méritent effectivement d’exercer le pouvoir et d’être richissimes et honorés. Dans des domaines différents, les cérémonies officielles, les célébrations en grande pompe, les décorations distribuées comme des hochets, les salons de peinture, les prix littéraires, les réceptions réservées aux happy few, les rubriques mondaines des journaux, etc., participent de cette comédie donnée en permanence ad usum populi. Mais, selon Mirbeau, il en va de même du suffrage universel, qu’il dénonce, comme tous les libertaires, parce qu’il n’y voit qu’une duperie qui n’a d’autre fonction que d’aliéner le docile troupeau d'électeurs abêtis et de le conditionner à la soumission et au respect de l’ordre établi (voir « La Grève des électeurs », Le Figaro, 28 novembre 1888).

            Dans toue son œuvre de démystificateur, Mirbeau s’est donc employé à faire découvrir à ses lecteurs la réalité camouflée derrière le theatrum mundi, pour les obliger à « regarder Méduse en face ». En faisant apparaître les puissants de ce monde dans leur hideuse nudité, en arrachant leurs masques, en révélant leurs pensées sordides, en démystifiant les institutions les plus prestigieuses ou les plus respectées, telles que l'Armée ou l'Institut, l'Église ou la “Justice”, et les valeurs consacrées, telles que le patriotisme,, le suffrage universel ou les millions des Rothschild, il permet à son lectorat d'ouvrir enfin les yeux et de juger sur le fond des choses, et non sur leur simple apparence. C’est ainsi que, dans Le Journal d’une femme de chambre, il recourt à une domestique qui n’a pas ses yeux dans sa poche et qui perçoit les riches à travers le trou de la serrure, dans leur intimité nauséeuse, tels qu’en eux-mêmes enfin..., dépouillés de tout ce qui les distingue et contribue à leur respectabilité. C’est éminemment subversif, et les critiques de l’époque ne s’y sont pas trompés, qui ont scrupuleusement respecté la loi du silence autour d’un livre aussi sulfureux.

 

Les Grimaces de 1883

 

Ce n’est évidemment pas par hasard si Mirbeau a appelé Les Grimaces un hebdomadaire de combat, petit format et à couverture de feu, qui n’a vécu que six mois, du 21 juillet 1883 au 12 janvier 1884. L’objectif du commanditaire, Edmond Joubert, vice-président de la Banque de Paris et des Pays-Bas, était de ratisser très large, en concentrant les critiques sur la cible prioritaire qu’étaient les opportunistes au pouvoir, accusés d’avoir fait main-basse sur la France et de crocheter impunément les caisses de l’État. De la sorte, ce pamphlet attrape-tout pouvait plaire à la gauche radicale et à l’extrême gauche socialiste et anarchiste (il a été applaudi par Jules Vallès, Henry Bauër et Gustave Geffroy) aussi bien qu’à la droite monarchiste et bonapartiste.

Octave Mirbeau était le rédacteur en chef de cet hebdomadaire, qui entendait accomplir une œuvre de salubrité publique en démasquant les forbans de la politique, les pirates des affaires et les grimaciers des lettres, selon le programme exposé dans l’affiche placardée dans tout Paris en juillet 1883. Il s’agit de « faire grimacer tout ce faux monde de faiseurs effrontés, de politiciens traîtres, d’agioteurs, d’aventuriers, de cabotins et de filles », et de permettre ainsi au public de s’affranchir « de cette servitude » et de reconquérir sa « fierté » : « Il faut lutter – ou tomber. Les Grimaces paraissent pour donner le signal du branle-bas. » Beau programme, en vérité, et on ne saurait dire qu’il n’a pas été suivi à la lettre. Dès l’éditorial du numéro inaugural,  la provocatrice « Ode au choléra », Mirbeau en appelle au choléra vengeur, à défaut de « l’émeute libératrice », pour chasser les « misérables » et les « criminels » qui ont mené la France à la décadence. Après quoi Mirbeau et ses quatre associés – Paul Hervieu, Alfred Capus, Étienne Grosclaude et Louis Grégori – s’emploient à faire éclater nombre de scandales, par exemple celui des « financiers opportunistes » et des tramways parisiens, à stigmatiser les politiciens adeptes du « pot-de-vinat » et à déboulonner des tas de fausses gloires, parmi les gens de lettres et de théâtre, pour accorder la préférence à des écrivains qui honorent le pays, tels Barbey d’Aurevilly, Paul Bourget, Guy de Maupassant ou Élémir Bourges. Il arrive aussi à Mirbeau de se faire prophète et de rêver du jour où,, en l’absence d’un dictateur ou d‘une victoire des radicaux, qui seuls pourraient mettre un terme au chaos, à la gabegie et à la « déroute », on pourrait bien voir la foule parisienne en révolte promener « au bout d’une pique la tête de Jules Grévy, sanguinolente et livide » (« La Fin », 6 octobre 1883)...

Malheureusement cette mission de salubrité publique a été gravement ternie par des dérapages antisémitiques (voir la notice Antisémitisme) tout à fait inexcusables et que Mirbeau lui-même, faisant un public mea culpa, qualifiera rétrospectivement de « barbarie » au cours de l’affaire Dreyfus (voir «Palinodies », L’Aurore, 15 novembre 1898). Dans ses propres éditoriaux comme dans d’autres rubriques, les Juifs sont accusés de s’être immiscés à des postes de commande dans tous les secteurs de la société, et pas seulement dans la finance : ils seraient devenus également les maîtres des villes et étendraient leur domination sur des campagnes (voir « L’Invasion » et « Encore l’invasion », 15 et 22 septembre 1883) Le théâtre n’échapperait pas davantage à leur emprise délétère (voir « Le Théâtre juif », 3 novembre 1883).

Dès le 14 janvier 1885, soit exactement un an après le dernier numéro des Grimaces, Mirbeau a fait un premier mea culpa, encore insuffisant, dans un article de La France sur Les Monach, de Robert de Bonnières. Le second, beaucoup plus tranchant, aura lieu treize ans plus tard, dans « Palinodies ». Mais ils n’ont pas suffi, et ces articles déplorables ont fait beaucoup de tort à son image de justicier. Sans prétendre excuser le moins du monde une faute grave que lui-même ne se pardonnera jamais, il convient, pour les comprendre, de les resituer dans leur contexte :

* Contexte historique, tout d’abord : l’antisémitisme n’était pas le monopole des milieux catholiques ou nationalistes, pour des raisons de race ou de religion, mais était aussi, à l’époque, extrêmement répandu à gauche et à l’extrême gauche, pour des raisons politiques et sociales, étant bien souvent synonyme d’anti-capitalisme et d’anti-oligarchie. De sorte que l’antisémitisme était un élément fédérateur, qui faisait consensus au sein de l’hétéroclite lectorat dont ont bénéficié Les Grimaces.

* Contexte du journal, ensuite : le commanditaire des Grimaces, le banquier Edmond Joubert se servait visiblement de l’antisémitisme, renforcé un an plus tôt par le krach de l’Union Générale (fin janvier 1882), comme d’une arme visant à contrecarrer la banque Rothschild que l’on accusait d’avoir ruiné la banque catholique de Bontoux.

C’est Edmond Joubert lui-même qui a mis fin à l’expérience au début janvier 1884, sans que les raisons en soient bien claires : l’indépendance de Mirbeau, dont il avait demandé qu’on fasse disparaître le nom des derniers numéros, n’aurait-elle pas commencé à le desservir ?

P. M.


Bibliographie : Claude Herzfeld, « Méduse et Les Grimaces », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 87-94 ; Claude Herzfeld, Octave Mirbeau – Aspects de la vie et de l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 23-37 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, 1990, pp. 157-174.

 

 

 


GUERRE

Tout au long du XIXe siècle, la France a été confrontée à la guerre et, qu’il s’agisse de guerres révolutionnaires, de guerres de conquêtes, de guerres défensives, de guerres civiles ou de guerres coloniales, elles ont suscité des mythes qui se sont très largement répandus et qui en ont donné une image positive et héroïsée, en dépit du lourd tribut à payer en terme de destructions, de souffrances et d’innombrables morts et blessés. La débâcle de 1870 a suscité en retour un revanchisme belliciste qui a contaminé de larges franges de la société française et qui est dominant dans la presse et chez les responsables politiques de la fin du siècle. Quant à la Commune, qui a fait craindre aux nantis un renversement de l’ordre bourgeois, elle a laissé chez eux une telle peur qu’ils sont tout prêts à recourir de nouveau au sabre et au massacre de masse pour préserver à n’importe quel prix leurs intérêts menacés. Ainsi Mirbeau fait-il dire à un de ces honorables bourgeois : « Moi, j’aime la guerre. La guerre est nécessaire aux peuples qui s’amollissent. Nous avons besoin d’une large saignée » (« Autour de la colonne », L’Écho de Paris, 3 mars 1891).

Il faut avoir en tête cette image mystificatrice de la guerre, de l’armée française et de l’héroïque troupier, pour mieux saisir l’ampleur du scandale qu’a causé, en novembre 1886, le chapitre II du Calvaire. Car la démythification de la guerre qu’y entreprend le romancier pacifiste va bien au-delà de la modeste tentative des Soirées de Médan, six ans plus tôt. La guerre y est présentée, non seulement comme une succession d’horreurs – que la réalité historique a très rapidement dépassées –, mais aussi comme totalement absurde, parce que dépourvue de toute signification et de toute justification : la « Patrie » apparaît comme un mot vide de sens pour la plupart des combattants (voir la notice Patrie) et l’armée française est perçue par les paysans comme une armée d’occupation qui, au lieu de les protéger, les traite comme du bétail et leur impose un terrifiant racket. Si le baiser au Prussien a tant fait hurler les “patriotes”, c’est parce que le romancier y symbolisait l’amour de l’humanité par-delà toutes les frontières et le plaçait infiniment au-dessus de l’amour de la meurtrière  patrie.

Pour obliger ses lecteurs à déshéroïser la guerre, Mirbeau veut la leur faire apparaître sous un jour nouveau : celui de meurtres en grand et de massacres organisés et planifiés, auxquels les guerres modernes donnent une ampleur industrielle, à la différence des guerres artisanales d’autrefois, comme, la Guerre s’en vante elle-même auprès de l’Humanité souffrante, dans une prosopopée démystificatrice : « On me dresse plus de temples qu’à Dieu ; compte donc les forts, les bastions, les casernes, les arsenaux, tous ces chantiers effroyables où l’on façonne le meurtre, comme des bibelots, où l’on chantourne la destruction comme des meubles de prix. C’est vers moi que tendent tous les efforts humains ; pour moi que s’épuise la moelle de toutes les patries. L’industrie, la science, l’art, la poésie se font mes ardents complices pour me rendre plus sanguinaire et plus monstrueuse » (« La Guerre et l’homme », Lettres de ma chaumière, 1885). Les responsables de ces crimes abominables n’en sont pas moins honorés et statufiés, contre toute logique et toute justice : « On condamne à mort le meurtrier timide qui tue le passant d’un coup de surin, au détour des rues nocturnes, et l’on jette son tronc décapité aux sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent pour le hisser sur des pavois monstrueux ; en son honneur on dresse des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans les cathédrales, les foules s’agenouillent pieusement autour de son tombeau de marbre béni que gardent les saints et les anges, sous l’œil de Dieu charmé !… » (Le Calvaire, chapitre II). De fait, si le meurtre en petit continue d’être, « dans presque tous les États, rigoureusement interdit », en grand il cesse de l’être « aux militaires et marins dans l’exercice de leurs fonctions » (« La Marmaille », Paris-Journal, 30 janvier 1910). Et les peuples sont immanquablement entretenus dans l’idée que la guerre est grande, belle et nécessaire.

De surcroît, les motivations des criminels fauteurs de guerres ne sont pas plus dignes que celles du meurtrier, qui tue pour s’approprier le bien d’autrui, et les guerres ne sont jamais que des « brigandages », que l’on glorifie au lieu de les réprimer comme devraient l’exiger la loi et la morale, si elles étaient ce qu’elles prétendent être : « Un homme en tue un autre pour lui prendre sa bourse ; on l’arrête, on l’emprisonne, on le condamne à mort et il meurt ignominieusement, maudit par la foule, la tête coupée sur la hideuse plate-forme. Un peuple en massacre un autre pour lui voler ses champs, ses maisons, ses richesses, ses coutumes ; on l’acclame, les villes se pavoisent pour le recevoir quand il rentre couvert de sang et de dépouilles, les poètes le chantent en vers enivrés, les musiques lui font fête ; il y a des cortèges d’hommes avec des drapeaux et des fanfares, des cortèges de jeunes filles avec des rameaux d’or et des bouquets qui l’accompagnent, le saluent comme s’il venait d’accomplir l’œuvre de vie et l’œuvre d’amour. À ceux-là qui ont le plus tué, le plus pillé, le plus brûlé, on décerne des titres ronflants, des honneurs glorieux qui doivent perpétuer leur nom à travers les âges » (« La Guerre et l’homme », Lettres de ma chaumière, 1885). Quant à ceux qui refuseraient de tuer au nom de la Patrie sacralisée, leur compte est bon : « Comment ! tu ne veux pas tuer, misérable ? Alors la loi vient t’arracher à ton foyer, elle te jette dans une caserne, et elle t’apprend comment il faut tuer, incendier, piller ! Et si tu résistes à la sanglante besogne, elle te cloue au poteau avec douze balles dans le ventre, ou te laisse pourrir, comme une charogne, dans les silos d’Afrique. »  Dans ces conditions, la guerre est bien la « négation du Droit »  et la « négation de la Justice (ibid.).

Mirbeau désacralise aussi le génie militaire des grands meneurs d’hommes, en montrant, après Tolstoï, que le hasard joue un rôle prédominant dans les victoires militaires : « La guerre est une brute aveugle. On dit : “La science de la guerre”. Ce n’est pas vrai. Elle a beau avoir ses écoles, ses ministères, ses grands hommes, la guerre n’est pas une science ; c’est un hasard. La victoire, la plupart du temps, ne dépend ni du courage des soldats, ni du génie des généraux, elle dépend d’un homme, d’une compagnie, d’un régiment qui crie : « En avant ! » de même que la défaite ne dépend que d’un régiment, d’une compagnie, d’un seul homme qui aura, sans raison, poussé le cri de : “Sauve qui peut !” Que deviennent les plans des stratèges, les combinaisons des états-majors, devant cette force plus forte que le canon, plus imprévue que le secret des tactiques ennemies : l’impression d’une foule, sa mobilité, sa nervosité, ses enthousiasmes subits ou ses affolements ? La plupart des batailles ont été gagnées, grâce à des fautes fortuites, à des ordres non exécutés ; elles ont été perdues par un entêtement dans la mise en œuvre de plans admirables et infaillibles » (ibid.).

Quant à l’héroïsme du troupier, il convient de le relativiser : « L’héroïsme ni le génie ne sont dans le fracas des camps ; ils sont dans la vie ordinaire. Ce n’est point difficile de se faire trouer la poitrine, au milieu des balles qui pleuvent et des obus qui éclatent ; c’est difficile de vivre, bon et juste, parmi les haines, les injustices, les tentations, les disproportions et les sottises humaines. Oh ! comme un petit employé qui lutte, sans défaillance, à toutes heures, pour procurer à sa famille la maigre nourriture de chaque jour, me paraît plus grand que le plus glorieux des capitaines qui ne compte plus les batailles gagnées ! Et, comme je préfère contempler un paysan qui, le dos courbé et les mains calleuses, pousse la charrue, péniblement, dans le sillon de la terre nourricière, plutôt que de voir défiler des généraux au costume éclatant, à la poitrine couverte de croix ! C’est que le premier symbolise tous les sacrifices inconnus et toutes les vertus obscures de la vie féconde, tandis que les autres ne me rappellent que les tristesses stériles » (ibid.). Néanmoins, pendant la Première guerre mondiale, Mirbeau exprimera sa pitié et son admiration pour les poilus, mais parce que c’est bien contre leur gré qu’ils ont été envoyés à la boucherie : « J’abhorre la guerre, et c’est pour cela que j‘admire ceux qui la font, ne l’ayant pas voulue » (Interview par Jean Lefranc, Le Petit Parisien, 13 août 1915).

Malheureusement, pour les raisons les plus diverses, bon nombre d’hommes continuent d’attendre de la guerre des satisfactions : les uns de la gloire et des honneurs, les autres des émotions fortes ou un bon divertissement, d’autres encore de juteux profits : « On fait des affaires (quand on est intelligent), on peut gagner beaucoup d’argent. – Et se faire décorer », avouent cyniquement deux bourgeois (« Autour de la colonne », L’Écho de Paris, 3 mars 1891). Et puis, ce qu’on appelle, par antiphrase, l’éducation civique, entretient chez l’homme la « haine nationale » et le goût du meurtre : « Les vertus par où il s’élèvera au-dessus des autres, et qui lui valent la gloire, la fortune, l’amour, s’appuieront uniquement sur le meurtre… Il trouvera, dans la guerre, la suprême synthèse de l’éternelle et universelle folie du meurtre, du meurtre régularisé, enrégimenté, obligatoire, et qui est une fonction nationale. » (« Frontispice » du Jardin des supplices, 1899). La guerre a donc encore de beaux jours devant elle...

Pourtant, en dépit de son habituel pessimisme, Mirbeau ne peut s’empêcher d’espérer qu’« un instinctif sentiment de révolte, entretenu par les littérateurs et les philosophes libres, entre dans nos âmes contre les brigandages des pasteurs de peuples », et que  « des millions d’êtres humains, las de donner leur vie pour des combinaisons territoriales, diplomatiques ou financières, auxquelles ils ne comprennent rien, poussent ce cri : “La paix, le désarmement ! Nous voulons travailler, nous voulons aimer, nous voulons vivre !” » (« La Gaîté de demain », Le Figaro, 13 décembre 1888). Malheureusement les pulsions homicides, sous l’effet de « la loi du meurtre », ont de bonnes chances de toujours l’emporter sur ce « sentiment de révolte ».

Voir aussi les notices Armée, Patrie, Meurtre, Morale, Le Calvaire et Sébastien Roch.

P. M.

 

 

 


GYNECOPHOBIE

GYNÉCOPHOBIE

 

            La gynécophobie, ou gynophobie, est, littéralement, la peur morbide des femmes, qui s’accompagne le plus souvent de haine. Appliqué à Mirbeau, le terme de gynécophobie a été employé par Léon Daudet, dans un article paru dans Candide, le 29 octobre 1936. Et force est de reconnaître, à lire les articles, les contes et les romans de Mirbeau, qu’il paraît assez justifié.

 

Infériorité des femmes

 

Il lui arrive en effet, et ce à plusieurs reprises, de  théoriser l’infériorité congénitale des femmes. Par exemple, dans son article sur Séverine, pour laquelle il est pourtant élogieux : « La femme, être de sensation nerveuse et d’inconsciente pitié, généralement enfermée dans une sorte de particularisme intellectuel et moral, trouve dans le fait particulier un élément suffisant aux besoins de son esprit, un champ assez vaste aux expansions de son cœur. Cette forme, d’anatomie psychique, la condamne à ne voir et à ne juger la vie que dans une perspective brève, et sous un angle très restreint, qui lui cache les grands horizons, les grands ensembles, les totalités de la lumière » (Le Journal, 9 décembre 1894).

Mais il y a bien pire encore dans l’article que lui inspire la Lilith de Remy de Gourmont (Le Journal, 20 novembre 1892), où l’on découvre avec stupeur des lignes effarantes, qu’il reprendra néanmoins presque textuellement huit ans plus tard dans un autre article du Journal, « Propos galants sur les femmes » : « La femme n’est pas un cerveau : elle est un sexe et c’est bien plus beau. Elle n’a qu’un rôle dans l’univers, mais grandiose : faire l’amour, c’est-à-dire perpétuer l’espèce. Selon les lois infrangibles de la nature, dont nous sentons mieux l’implacable et douloureuse harmonie que nous ne la raisonnons, la femme est inapte à tout ce qui n’est ni l’amour ni la maternité. Quelques femmes – exceptions très rares – ont pu donner, soit dans l’art, soit dans la littérature, l’illusion d’une force créatrice. Mais ce sont, ou des êtres anormaux, en état de révolte contre la nature, ou de simples reflets du mâle dont elles ont gardé, par le sexe, l’empreinte. » Ainsi en va-t-il, apparemment, de deux femmes auxquelles il voue pourtant une vive admiration : Camille Claudel, qualifiée de « révolte de la nature » et chez qui se ressentirait le « reflet » de deux mâles, son maître et amant Auguste Rodin et son frère Paul Claudel ; et la journaliste Séverine, qui est parvenue, selon lui, à briser « les chaînes que la nature a mises à l’esprit de la femme ». Mais ce ne sont là, à ses yeux, que de « très rares » exceptions !

 

Cruauté de la femme et masochisme

 

 Ce n’est pas tout. Commentant Lilith en 1892, Mirbeau concluait que, selon les « voies impénétrables » de la Nature, la femme « possède l’homme », « le domine » et « le torture ». Sept ans plus tard, dans le Frontispice du Jardin des supplices (1899), l’homme à la figure ravagée, sur la base de sa propre expérience, qu’il s’apprête à narrer à ses auditeurs, présente de la gent féminine une image terrifiante : pour lui, « la femme a en elle une force cosmique d'élément, une force invincible de destruction, comme la nature » ; « étant la matrice de la vie, elle est, par cela même, la matrice de la mort » ; et les charmantes créatures du sexe se révèlent, à l’occasion, d’« incomparables virtuoses » et de « suprêmes artistes de la douleur », qui, toujours, « préfèrent le spectacle de la souffrance à celui de la mort, les larmes au sang »... Dès lors, pour lui, « dans la bataille éternelle des sexes », les hommes sont « toujours les vaincus », et « nous n'y pouvons rien », conclut-il avec fatalisme...

Cette peur morbide de la femme, soumise aveuglément à la Nature et porteuse de souffrance et de mort, on la retrouve omniprésente dans l’œuvre de Mirbeau, dans des romans comme Le Calvaire, Sébastien Roch et, bien sûr, Le Jardin des supplices, et aussi dans quantités de contes et de nouvelles, telles que « Vers le bonheur », au titre amèrement ironique, publié en juillet 1887, au lendemain de son mariage, et Mémoire pour un avocat, rédigé en guise d’exutoire, en pleine crise conjugale, à l’automne 1894. Elle pourrait bien expliquer le masochisme dont font preuve nombre de protagonistes mâles de ses récits confrontés à des femmes qui les subjuguent : on comprend que cela intéresse au plus haut point Leopold von Sacher-Masoch (voir la notice), même si, chez Mirbeau, on ne trouve jamais de contrat d’esclavage en bonne et due forme, comme en rêve le Galicien.

Mais cette gynécophobie explique très certainement aussi le masochisme de Mirbeau lui-même, tant face à Judith Vimmer (modèle de la Juliette Roux du Calvaire), au début des années 1880, que face à Alice Regnault, qu’il finira par épouser en 1887 malgré le qu’en dira-ton, et qui le rendra fort malheureux pendant un tiers de siècle. Comment un homme aussi courageux et déterminé que Mirbeau a-t-il pu accepter d’être ainsi dominé par ces deux femmes, sans avoir apparemment plus de force pour rompre le lien assujettissant que le narrateur du Mémoire pour un avocat ? Sa veulerie ne manque pas d’étonner et fait fâcheusement contraste avec l’image qu’il donne de lui par ailleurs, dans les beaux combats qu’il mène, avec sa vaillance coutumière, sur tous les terrains.

 

Mirbeau défenseur des femmes ?

 

Doit-on pour autant en conclure qu’il prend au premier degré les très misogynes et rétrogrades affirmations citées plus haut ? On est en droit d‘en douter. Car, quand il ne réagit pas avec ses tripes et ne recourt pas aux mots pour se venger de ses propres maux, il retrouve comme par hasard sa lucidité et son esprit critique. Et il doit alors jeter sur ses propres égarements un œil aussi critique que sur ceux du dramaturge suédois August Strindberg, qui a exposé, en janvier 1895, des thèses bien proches des siennes, dans les colonnes de la Revue blanche. Or Mirbeau les tourne en dérision dans une réponse à une enquête du Gil Blas, où elle paraît le 1er février 1895, sur-titrée paradoxalement « Les défenseurs de la femme » : « M. Strindberg tombe dans l'erreur commune à beaucoup d'hommes qui appliquent à la femme une tare d'infériorité en ce qu'elle n'a pas la même forme d'esprit, les mêmes qualités de sensations, les mêmes aptitudes que l'homme, c'est-à-dire en ce qu'elle n'est pas un homme. Cela m'a toujours semblé un fâcheux raisonnement. La femme n'est point inférieure à l'homme, elle est autre, voilà tout. Et c'est pour n'avoir point voulu comprendre cette différence, créée par la nature et nécessaire au mécanisme de la vie, que les hommes perpétuent ce malentendu douloureux et terrible qui, la plupart du temps, fait de l'homme et de la femme deux êtres ennemis, séparés l'un de l'autre jusque dans la communion des sexes. Quant à moi, je pense que la mission de la femme est une chose admirable et – dût M. Strindberg me trouver un bien misérable gynolâtre – sacrée, puisque c'est dans les flancs de la femme que s'enfante l'avenir. [...] Je ne vous parlerai pas des expériences scientifiques, pesées, mensurations, analyses chimiques, descriptions micrographiques, etc., toute cette cuisine de laboratoire à laquelle se livre M. Strindberg dans l'espoir de découvrir au fond d'une éprouvette un précipité d'infériorité féminine ou le bacille de la supériorité masculine. Tout cela me paraît d'un snobisme assez caractérisé. La vérité est que M. Strindberg a dû beaucoup souffrir de la femme. Il n'est pas le seul et c'est peut-être de sa faute. » Comment ne pas voir, dans cette dernière phrase, un aveu de Mirbeau sur sa propre responsabilité dans les misères que ses maîtresses successives lui ont infligées ?

Certes, il continue d’affirmer la différence naturelle et irréductible entre les sexes, comme les féministes différencialistes d’aujourd’hui. Mais, s’il est hissé par le Gil Blas au rang des défenseurs du sexe prétendu faible, c’est bien parce qu’il affirme avec force son égalité foncière et sa complémentarité avec le sexe dominant et qu’il conteste très efficacement les élucubrations de l’indécrottable gynophobe Strindberg, qui ne sont pas plus scientifiques, malgré les apparences qu’elles se donnent, que les recherches anthropométriques et autres « cuisines de laboratoire » de Cesare Lombroso (voir la notice). Force est d’en conclure que l’habituel gynécophobe se double à l’occasion d’un inattendu « gynolâtre », comme il dit plaisamment.

Comment une semblable dualité est-elle possible ? Tout simplement parce que, comme tous ses congénères, Mirbeau subit des flux d’émotions qui conditionnent ses façons de percevoir les choses et de concevoir leurs rapports, et qui contribuent sans doute à expliquer certaines de ses déroutantes voltes-faces, qualifiées de « palinodies » par ses ennemi. En l’occurrence, c’est aussi l’interprétation que donne un médecin, dans le Frontispice du Jardin des supplices, dans l’espoir de réconcilier les deux camps en présence, les « misogynes » et les « féministes » : « C'est une chose admirablement amphibologique où chacun trouve son compte, car chacun peut tirer des conclusions très différentes, exalter la pitié de la femme ou maudire sa cruauté, pour des raisons pareillement irréfutables, et selon que nous sommes, dans le moment, prédisposés à lui devoir de la reconnaissance ou de la haine... » Quand Mirbeau souffre à cause d’une femme et s’accuse in petto de ne pas lui résister comme il le devrait, il se venge d’elle en se défoulant par le verbe et en généralisant à toutes les femmes. Et il retrouve tout “naturellement” le ton des imprécateurs misogynes des vieilles religions patriarcales. À d’autres moments, il laisse heureusement parler sa raison et juge des choses avec distance et lucidité. 

P. M.

 

            Bibliographie : Emily Apter, « Sexological Decadence : The Gynophobic Visions of Octave Mirbeau », The Decadent Reader - Fiction, Fantasy, and Perversion from Fin-de-Siècle France , New York, Zone Books,  1998, pp. 962-978 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : “gynécophobe” ou féministe ? », in Christine Bard (dir.), Un Siècle d’antiféminisme, Fayard, 1999, pp. 103-118 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : ¿ Ginecófobo o Feminista ?  », in Un siglo de antifeminismo, Biblioteca nueva, Madrid, 2000, pp. 93-104 ; Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat,  Éditions du Boucher, 2006 ; Jean-Luc Planchais, « Gynophobia : le cas Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 190-196.


HANDICAP

Dans une réflexion générale sur la norme et les écarts, telle que le XIXe l’a élaborée, le  handicap est un sujet épistémologique de choix ; il fait partie de ces nouveaux champs de recherche et de réflexion que la science explore avec un intérêt soutenu. Les romanciers ne pouvaient donc s’en désintéresser, d’autant moins que le médecin était devenu un personnage récurrent de leurs univers respectifs. Mirbeau n’échappe pas à la règle et, après Balzac, Hugo, Zola, entre autres,  met volontiers scène les individus contrefaits, notamment :

- les bossus : François Pinchard, le petit cordonnier (Sébastien Roch, 1890) ;

- les bancals : Sorieul (Le Calvaire, 1886), le fils Tarabustin (Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, 1901) ;

- les culs de jatte ou les manchots : Fusier (La Belle Madame Le Vassart, 1884) ;

- les paralytiques : Rosalie Roch (Sébastien Roch), les deux enfants voisins (Dans la vieille rue, etc.).

 

Entre pitié et rejet

Face au handicap, Mirbeau repère deux sentiments contradictoires : la pitié et le rejet. Comment, en effet, ne pas s’attendrir devant un corps supplicié ? C’est en tout cas ce que ne manque pas de faire Jean Mintié, le narrateur du Calvaire devant le jeune Sorieul. Pourtant, Mirbeau – pudique de nature – se méfie d’un sentiment proche, par bien des aspects, de la pitié : il y voit une forme d’égoïsme. En côtoyant un voisin estropié, Mintié satisfait doublement son ego : d’une part, il s’assure qu’il ne ressemble pas à celui qu’il aide ; d’autre part, il pleure sur son propre sort. Le lecteur n’échappe pas à ce reproche, comme le prouve l’épisode de Coquereux dans Dingo (1913). Quiconque découvre le chemineau éprouve, d’emblée, de la compassion pour le « petit homme déjà vieux » qui « boite », tout en tirant derrière lui  une charrette à bras « chargée d’une vieille malle, d’un bois de lit, d’un matelas, toute sa richesse sans doute ». Or, Mirbeau  nous prend au piège de nos éventuels « bons sentiments », de notre possible « politiquement correct », lorsqu’il raconte, quelques lignes plus loin, l’arrestation de l’individu pour viol et assassinat.

La pitié est un sentiment ambigu : elle « convainc l’esprit sans l’éclairer » et finit par confondre les aspirations secrètes avec la vérité. Ému par le handicap de Coquereux (« il boite si fort »), on pleure  son sort,  mais sans   prendre conscience qu’on abdique toute analyse au profit d’une sensibilité déplacée, d’un aveuglement coupable et d’une perte de sa liberté !

Un autre sentiment guette : la haine. Il suffit d’observer la vie de Geneviève, l’héroïne de Dans la vieille rue (1885), pour comprendre de quoi il retourne. Parce qu’elle a la charge de son frère paralytique et qu’elle connaît « ce torturant amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu », elle n’a plus la possibilité de vivre sa vraie vie. Elle est prisonnière d’un lien dont elle ne peut se défaire et qui la conduit au sacrifice. Dans ces conditions, Mirbeau comprend que soient enfouis, dans le secret de son cœur, les mots que le narrateur  des 21 jours d’un neurasthénique écrira plus tard  à propos du fils Tarabustin : « Quand on est auprès de lui, on souffre vraiment de ne pouvoir le tuer ».

Cette présentation mirbellienne –  juste et lucide – du handicap  n’est pas inutile, car elle oblige à considérer les handicapés comme des individus à part entière et non comme des malades auxquels il faudrait tout passer. Si Mirbeau ressent de la compassion (bien différente de la pitié), c’est parce qu’il voit, dans les contrefaits, des frères en humanité.

 

Handicap social

Pour Mirbeau, le handicap n’est pas uniquement une déformation physique : il est aussi le signe d’une fêlure intime ou d’un déclassement social. Devant les questions insistantes d’un riche coreligionnaire dont chaque parole sue la morgue, Sébastien Roch se sent ainsi rougir d’instinct et « se tât[e] la poitrine, les flancs, les genoux, pour bien s’assurer qu’une bosse ou quelque dégoûtante infirmité ne lui avait pas, soudainement poussé sur le corps ». Sa gêne est telle qu’il éprouve même envers son père de « la honte, cette espèce de honte, basse et lâche, qui s’attache à l’idée de la difformité physique » ; la seule pensée de son géniteur au travail lui répugne autant que « s’il eût été bossu ou cul de jatte ».

Dans le même ordre d’idée, toute personne qui ne joue pas le jeu social,  ou qui peine à s’intégrer à un groupe, est immédiatement marqué. Le peintre, dont on sait quel mépris il suscitait dans la société marchande du XIXe siècle,  est ainsi assimilé à une créature monstrueuse, à tel point que « les gens spirituels et gais dépos[ent] des sous sur le rebord des cadres, comme on fait dans la sébile d’un cul de jatte » (Le Calvaire).

 

L’eugénisme

Dans une société où la norme s’impose, tout le monde n’est pas comme Mirbeau ; tout le monde n’a pas le respect de la différence. On ne s’étonnera donc pas de l’idée secrète des bien-pensants, du rêve inavouable des gens normaux  tel qu’il est décrit par l’aviculteur des 21 jours d’un neurasthénique : l’eugénisme. « Vous comprenez ? J’ai des sujets qui ont des qualités… mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, que diable !... Alors, j’augmente les qualités, et je détruis les tares. » C’est également ce type d’argument que reprend le narrateur d’Un homme sensible (1901), lorsqu’il réclame l’élimination de « tous les organismes inaptes à une vie harmonieuse et forte ».  Le combat mirbellien pour le respect du handicapé n’en était que plus nécessaire !

Voir aussi Eugénisme, Monstruosité et Darwin.

Y. L.

 

Bibliographie : Yannick Lemarié, « Faits et contrefaits, la monstruosité physique chez Zola et Mirbeau », in Particularités physiques et marginalité dans la littérature, cahier n° XXXI des Recherches sur l’imaginaire de l’université d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, automne 2005, pp. 106-118.


HISTOIRE

HISTOIRE

 

            Octave Mirbeau n’a aucune confiance dans l’Histoire. Non pas qu’il ne s’intéresse pas au passé : bien au contraire, il est un lecteur passionné de mémoires et de témoignages en tous genres, sur lesquels les historiens font reposer leurs reconstitutions, et il est toujours soucieux de tirer, des expériences du passé, des leçons pour le présent. Mais ce qu’il ne cesse de stigmatiser, c’est la manipulation du passé par les régimes en place, c’est l’instrumentalisation des historiens par les gouvernants, c’est l’idéologie sous-jacente aux récits des historiens, qui reflètent inévitablement les préjugés d’une époque et sont utilisés par tous les nationalistes fauteurs de guerre, comme il le montre dans La 628-E8, où l’on voit s’opposer, des deux côtés du Rhin, deux histoires nationales bien différentes. Déjà bien convaincu que les sciences de la nature ne pourront jamais éclaircir tous les mystères de la vie, Mirbeau l’est bien davantage encore, à plus forte raison, quand il s’agit de sciences humaines, et tout particulièrement de l’histoire, soupçonnée d’être toujours mensongère parce que fabriquée.

Lui-même a participé à cette fabrication lorsque, secrétaire particulier de Dugué de la Fauconnerie, il a travaillé à mettre en forme ses Calomnies contre l’Empire, publiées en septembre 1874. Il avait alors pour mission de s’y employer à innocenter le Second Empire de toutes les accusations lancées contre lui par les républicains, au lendemain de la désastreuse guerre de 1870. Quitte à triturer les faits, il y opposait donc, mais avec une apparence d’objectivité, un chef d'État prudent et prévoyant, d'un courage à toute épreuve, comptable du sang de ses soldats et exclusivement soucieux de l'intérêt de la patrie, d'un côté, et, de l'autre, les médiocres politiciens républicains, qui ne voyaient pas plus loin que leurs appétits, hypocrites et lâches, grotesques et foireux, et dont l'irresponsabilité criminelle avait précipité le pays dans une guerre à laquelle ils avaient empêché de le préparer. Il ne saurait, bien sûr, être dupe de ce manichéisme obligé, à une époque où il n’est pas du tout maître de sa plume. Aussi sa conclusion sera-t-elle définitivement arrêtée : ce qu’on appelle « histoire » n’est en réalité qu’une mystification, c’est-à-dire une manipulation visant à légitimer le pouvoir et à faire avaler au bon peuple les mythes qui permettront, le moment venu, de l’expédier sur les champs de bataille au nom de la Patrie sacralisée.

 Une anecdote cocasse a donné à Mirbeau l’occasion de convaincre son public de cette mystification. Sur la foi du maire des Damps, il consacre au philosophe mondain Elme Caro un article vaguement à décharge, où il le montre retournant chaque week-end à la campagne pour retrousser ses manches et biner son jardin (« La Maison du philosophe », L’Écho de Paris le 21 septembre 1889). S’appuyant sur ce témoignage, qui est devenu une référence incontestable, Jules Simon, dans un discours académique, reprend à son compte cette image d’Épinal d’un philosophe pour dames du monde qui s’est régénéré par le travail manuel au contact de la nature. Persuadé que cette nouvelle vision de Caro ne manquera pas de faire désormais autorité, Mirbeau conclut, désabusé, l’article où il rapporte sa mésaventure : « Et vous savez, toute l’histoire est comme ça » (« Une page d’histoire », Le Figaro le 14 décembre 1890). La leçon paradoxale que le mystificateur malgré lui tire de cette anecdote plaisante, c’est qu’il n’y a rien à attendre de l’histoire, où des erreurs involontaires, non corrigées, deviennent des articles de foi, à quoi s’ajoutent, bien sûr les affabulations et les faux caractérisés, comme au début de l’affaire Dreyfus : l’Histoire est toujours mise en récits en fonction de l’intérêt de ceux qui la fabriquent ou de ceux qui donnent les directives et qui la commandent. 

Les fausses confidences que Mirbeau a faites à Edmond de Goncourt, un soir de 1889, apportent une nouvelle confirmation expérimentale du caractère fictif des reconstitutions historiques, qui reposent bien souvent sur des erreurs ou de pures inventions. Les calembredaines notées aussitôt dans son journal par le diariste d’Auteuil feront autorité pendant plus d’un siècle... Le lecteur du Journal des Goncourt qui, aujourd’hui, en est informé, ne peut que faire sienne la perception de l’Histoire que lui communique le mystificateur Mirbeau.

À la grande Histoire mythifiée par les gouvernants, il oppose les histoires, souvent courtes, piquantes et pittoresques, qui ont le très grand mérite de révéler les bas-côtés, et les à-côré, du passé, et qui  ont donc infiniment plus de chances de se rapprocher de la réalité vécue par les hommes d’autrefois que les grands récits historiques, artificiellement composés selon des critères littéraires et politiques qui leur confèrent un puissant parfum d’insincérité. C’est pourquoi il en parsème volontiers ses chroniques et ses lettres, mais aussi ses romans en forme de patchwork, qui n’obéissent plus qu’à sa fantaisie, et non à des règles arbitraires de composition. La 628-E8, par exemple. On sait que le romancier y a notamment inséré trois sous-chapitres hors-d’œuvre sur la mort de Balzac. Ils ont fait scandale, et, à la demande de la fille de Mme Hanska, Mirbeau a finalement accepté de retirer in extremis les passages incriminés. Les balzacologues s’inscriront en faux contre les calomnies colportées par Mirbeau sur la foi de prétendues confidences du peintre Jean Gigoux, plus de quarante ans après les faits. Mais qu’importe au romancier que l'anecdote soit controuvée, pour peu qu'elle permette de mettre en lumière des vérités qui lui sont chères et que l’on tient trop souvent sous le boisseau des préjugés et du politiquement correct ? Rapporter, comme il le fait, la mort du génial visionnaire de La Comédie humaine, ce n’est pas le rabaisser, bien au contraire, mais c’est s’inscrire en faux contre les images édulcorées et mystificatrices qui sont données des grands hommes et des grands écrivains par les manuels d’histoire et de littérature, qui sont chargés d’apporter au peuple les bobards dont on croit devoir l’abreuver.

Ce qui compte, aux yeux de Mirbeau , ce n’est pas une très improbable vérité historique, mais la vérité humaine, telle qu’intuitivement la perçoivent les grands créateurs et telle qu’elle ressort d’une multitude d’anecdotes symptomatiques, pour peu qu’on sache les lire et en tirer un enseignement. 

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau, Dugué de la Fauconnerie et Les Calomnies contre l’Empire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 185-189 ; Pierre Michel, préface de La 628-E8, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Jacques Noiray, « Formes et fonctions de l’anecdote dans La 628-E8 », in L’Europe en automobile – Octave Mirbeau, écrivain voyageur, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, pp. 23-36.

 


HOMOSEXUALITE

Mirbeau a une attitude ambiguë face à l’homosexualité. Surtout face à l’homosexualité masculine, à vrai dire, car le saphisme, qui est un thème abondamment traité dans la littérature fin-de-siècle, ne semble pas lui poser de problème particulier : ainsi Célestine parle-t-elle comme d’une chose toute naturelle de ses épisodiques relations sexuelles avec Cléclé, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900) : « Comme nos deux lits étaient l'un près de l'autre, nous nous mîmes ensemble, dès la seconde nuit... Qu'est-ce que vous voulez ?... L'exemple, peut-être... et, peut-être aussi le besoin de satisfaire une curiosité qui me trottait par la tête, depuis longtemps... C'était, du reste, la passion de Cléclé... depuis qu'elle avait été débauchée, il y a plus de quatre ans, par une de ses maîtresses, la femme d'un général... » (chapitre XIII).  De même Clara avec Annie, dans Le Jardin des supplices (1899). On a l’impression que les caresses échangées entre femmes sont anodines et sans conséquence – du moins entre personnes adultes et consentantes, ce qui n’est évidemment pas le cas dans Le Foyer (1908), où la directrice d’un foyer pour orphelines, Mlle Rambert, offre des récompenses très spéciales à ses préférées, se rendant ainsi coupable d’abus sexuels.

Il n’en va apparemment pas de même de l’homosexualité masculine. Car Mirbeau en a, semble-t-il, une véritable phobie, qui est sans doute le résultat de ce qu’il a vécu au collège de Vannes et qu’il a transposé dans son roman Sébastien Roch (1890). Ce traumatisme du viol a entraîné chez lui une profonde répulsion pour l’homosexualité masculine et, plus encore, une révolte indignée contre les abus sexuels perpétrés sur des enfants et contre le trafic sexuel d’adolescents (voir la notice Pédophilie). Dans une de ses Chroniques du Diable de 1885, le diablotin aux pieds fourchus qui signe l’article exprime son « écœurement » et son « dégoût » pour les « messieurs bien mis » qui vont acheter les faveurs de « gamins » à des « familles d’ouvriers » dans la misère, et il en appelle à « la protection de l’enfance », avant de conclure : « Oh ! le balai, le grand balai, pour ceux qui sont pourris sans espoir » (« De Paris à Sodome », L’Événement, 9 mars 1885).

Et pourtant, lorsque, dix ans plus tard, Oscar Wilde est arrêté et condamné au hard labour, Mirbeau est un des rares à oser prendre courageusement sa défense, dans deux articles du Journal : le 16 juin 1895, dans « À propos du hard labour », et le 7 juillet suivant, dans « Sur un livre ». Ce sont, concède-t-il, « des actes fâcheux » qu’on lui reproche, mais que « était libre de commettre et dont personne n’avait à lui demander compte, car, je ne cesserai de la répéter, ils ne relèvent que de sa conscience et de notre dégoût ». Autrement dit, la vie privée de Wilde ne regarde que lui, les goûts, en matière de sexualité comme dans les autres domaines, ne sont qu’une affaire personnelle, et ce n’est pas à la société d’imposer des règles et des normes. Le « dégoût » que lui inspirent certaines pratiques ne saurait suffire pour que Mirbeau accepte la monstruosité leur condamnation pénal, a fortiori aussi totalement disproportionnée, et à une peine aussi barbare que le hard labour, dans un pays qui se prétend civilisé, mais qui est en réalité fort hypocrite, puisque, comme il le rappelle, l’Angleterre continue de célébrer Shakespeare, qui « chanta » et « commit » pourtant « le vice infâme » pour lequel Wilde a été condamné. Pour défendre Oscar Wilde en dépit de son propre « dégoût » pour ce « vice infâme », il a fallu le dépouiller de toute caractéristique sexuelle, pour ne voir en lui qu’un génie persécuté et qu’une victime à soutenir face à un ordre social gangrené, de même que, pour s’engager en faveur d’Alfred Dreyfus, il lui faudra le dépouiller de toute appartenance de classe, de caste et de « race ».

Reste qu’il n’est pas interdit d’aller plus loin, pour essayer de comprendre son intervention en faveur de Wilde. On peut, par exemple, s’interroger sur la possible ambivalence de ce « dégoût » proclamé : ne serait-il pas concevable d’y voir l’envers d’un penchant mal refoulé ? Il s’avère en effet que le jeune Sébastien, séduit et violé par le père de Kern, y a pris malgré tout du plaisir et que sa sexualité en a été à jamais déformée. N’y aurait-il pas eu un phénomène de cet ordre chez son créateur ? La stupéfiante gynécophobie de Mirbeau, d’une part, et, d’autre part, ses véritables déclarations d’amour à ses amis les plus chers, notamment Paul Hervieu, Claude Monet et Auguste Rodin, et les multiples « je vous embrasse » qui terminent immanquablement ses lettres, ne peuvent-ils être considérés comme autant de symptômes d’une attirance inavouable ? 

Voir aussi les notices Sexualité, Pédophilie, Wilde et Gynécophobie.

P. M.

 

Bibliographie : Laurent Ferron, « Le Viol de Sébastien Roch : l’Église devant les violences sexuelles », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001 pp. 287-297 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Oscar Wilde », Rue des Beaux Arts, n° 7, février-mars 2007.   

 


HUMOUR NOIR

Parmi les procédés employés par Mirbeau pour servir à la démystification des codes sociaux, l’humour noir occupe une place privilégiée.

L’ironie est une charge ; l’humour, même noir, possède une gratuité qui l’exempte de toute dimension partisane. Art d’évoquer avec détachement les événements les plus horribles, il peut s’élever au rang de morale lorsque la situation humoristique est un miroir tendu au lecteur, et à celui de catharsis quand il en reflète les angoisses existentielles. Il est donc une manière de thérapie pour Mirbeau, qui exorcise ainsi ses démons : la passion amoureuse ou la mort. Si l’humour noir a partie liée, chez Alfred Jarry, avec la Pataphysique, si pour Alphonse Allais, il représente un versant de l’absurde dont le conteur exploite toutes les facettes, il découle, chez Mirbeau, de l’humeur noire. Sa neurasthénie et son pessimisme sont, en effet,  au fondement d’une inspiration des plus sombres, dans laquelle la nature humaine est toujours décrite sous son jour le plus odieux. Les contes en fournissent de riches illustrations. « La Vache tachetée » présente un univers pré-kafkaïen, avec un emprisonnement arbitraire, des gardiens indifférents, une foule homicide par nature. Une farce, L'Épidémie (1898), souligne avec le cynisme propre à l’auteur, l’égoïsme des classes dirigeantes. Quant à celle intitulée Le Portefeuille (1902), elle porte à son comble une mécanique judiciaire abstraite.

Mirbeau avait une grande admiration pour Swift, dont on peut retrouver l’influence en maints endroits de son œuvre.  Laurent Tailhade comparait d’ailleurs le premier au second. Comme l’écrivain anglais, l’auteur du Journal d’une femme de chambre a « au même degré, le don de poursuivre, impassible et féroce, l’ironie meurtrière donnant à la justice, à la commisération, ce masque de mépris glacial et forcené » (cité par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Séguier, 1990, p. 645).

Mais le romancier apprécie également l’humour noir pour sa capacité à ériger le paradoxe en bon sens, faculté qui ramène le procédé du côté de la critique sociale. Le caractère naturel des propos insupportables de certains personnages est facilité par les mises en scène conversationnelles dans lesquelles ils prennent place. Les divers articles consacrés à la colonisation en sont les exemples les plus éclairants. L’interview du général Archinard (« Maroquinerie », Le Journal, 12 juillet 1896) introduit le lecteur dans l’intérieur de l’illustre militaire, dont la courtoisie n’a d’égal que l’atrocité de sa conversation. « Colonisons » (Le Journal, 13 novembre 1892) et « La Fée Dum-Dum » (Le Journal, 20 mars 1898) fonctionnent sur le même principe. C’est évidemment durant l’affaire Dreyfus que le recours à l’humour noir atteint son paroxysme. La folie homicide des revanchards anti-dreyfusards ridiculise des individualités (Coppée, Rochefort, Meyer, Millevoye, Drumont, etc.) mais, plus profondément, questionne la société dans son entier en obligeant chacun à prendre position.

Pour ce faire, Le Jardin des supplices et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique compilent   avec bonheur des séquences entièrement placées sous le signe de l’humour noir. La société ainsi décrite est une contre-utopie insouciante dans laquelle les personnages atteignent à « ce degré de félicité sublime qui s’appelle la faculté d’être bien trompé, à l’état paisible et serein qui consiste à être un fou parmi les coquins » (Jonathan Swift, cité par André Breton, Anthologie de l’humour noir, Le Livre de Poche, 1966, p. 21). Inversement, le lecteur est sommé de réagir devant le caractère intenable des situations et des propos.

L’humour noir est donc l’un des biais choisis par Mirbeau pour décrire la Belle Époque sous l’angle le moins glorieux. Car, dans un monde arc-bouté sur ses valeurs, sûr de ses principes au point de bafouer tous ceux qui ne s’y assimilent pas sans condition, la peinture des vices, la description de la nature humaine dans ce qu’elle a de moins noble est une tâche d’utilité publique.

A. V.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau le cynique », Dix-neuf / Vingt, n° 10, septembre 2002, pp. 11-24 ; Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Séguier, 1991 ; Octave Mirbeau, Contes cruels , Les Belles Lettres/Archimbaud, 2000.

 

 

 


HYPNOTISME

HYPNOTISME

 

            On sait que Mirbeau s’est beaucoup intéressé à l’Inde et que, outre ses Lettres de l’Inde signées Nirvana, il a consacré à l’antique civilisation indienne une douzaine d’articles au cours de a seule année 1885. Deux d’entre eux sont consacrés à l’hypnotisme et paraissent dans Le Gaulois le 23 et le 29 mars 1885, le premier signé de son nom, le second sous le pseudonyme d’Henry Lys.

. Mirbeau s’y étonne vivement de l’intérêt que l’on manifeste pour cette « science étrange », pourtant vieille de vingt siècles et que l’on redécouvre en Europe, grâce notamment à Charcot et aux séances consacrées aux hystériques à la Salpêtrière, alors qu’il s’agit d’une pratique quotidienne en Inde, pour « les ascètes du Véda et du Bouddha ». Il va jusqu’à affirmer qu’il est possible d’hypnotiser un sujet à distance, et qu’un « ascète hindou » de Calcutta peut fort bien hypnotiser quelqu’un se trouvant à Bombay, voire à Londres. Il prétend avoir été témoin de plusieurs expériences « qui confondent la raison humaine » et en comparaison desquelles les expériences de Charcot ne sont que « de plaisantes et insignifiantes farces ». Ainsi, un « chela » parisien, disciple de ces ascètes hindous, est censé avoir hypnotisé un ami de Mandalay, « à trente jours de France »... À en croire Mirbeau, il y aurait en Inde trois écoles qui, à distance, communiqueraient « hypnotiquement entre elles », comme le permettrait un téléphone sans fil.

Certes, comme dans ses Chroniques du Diable de la même année (voir « Le Siècle de  Charcot », 29 mai 1885),  il reconnaît  que « la suggestion hypnotique » peut se révéler « dangereuse » et que c’est sans doute à elle que l’on doit des actes communément attribués au fanatisme religieux. Mais, heureusement, elle n’est à la portée que de quelques hommes supérieurs, qui ont complètement renoncé « aux passions de la vie » et qui sont « plus près de la divinité que de l’homme », tels ces sages qu’il évoque au chapitre III des Lettres de l’Inde (Le Gaulois, 8 mars 1885) et qui sont arrivés à un tel point de détachement que leur cerveau peut  « s’éthériser en quelque sorte » et « franchir les immenses espaces du vide ». Mirbeau souhaite, « pour l’honneur de la littérature français, toujours si arriérée », qu’un « écrivain de talent » introduise dans un roman les phénomènes étranges de l’hypnotisme et en donne une « étude définitive et critique ».

Le débat récent sur l’hypnotisme est une occasion, pour Mirbeau, de prendre ses distances à l’égard d’une conception trop restrictive de la science occidentale qui, au nom de la raison, refuse de reconnaître des phénomènes que « nous ne comprenons point ». Il en profite aussi pour rabattre le caquet des Européens, dont la première civilisation, celle des Grecs, est bien postérieure aux civilisations orientales, et pour moucher une nouvelle fois les Français « ignorants et vantards ».   .

            Voir aussi les notices Hystérie et Chroniques du Diable.

P. M.

 

            Bibliographie : Octave Mirbeau, « De l’hypnotisme », Le Gaulois, 23 mars 1885 ; Octave Mirbeau, « Le Siècle de Charcot », L’Événement, 29 mai 1885 (Chroniques du Diable, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1995, pp. 121-127).

 


HYSTERIE

HYSTÉRIE

 

            Mirbeau, à l’instar de ses contemporains, est conscient d’évoluer dans une époque convulsive, déchirée entre ses aspirations nostalgiques pour le passé et la tentation angoissante de la modernité. Ainsi écrit-il sous le pseudonyme du « Diable », dans une chronique de L’Événement publiée le 29 mai 1885 : « Ce siècle sera celui des maladies nerveuses, à un double point de vue : d’abord, parce qu’elles auront été maîtresses et causes de tous ses actes ; ensuite, parce qu’il aura étudié à fond et connu les secrets de son mal. » En matière de maladies nerveuses, Jean-Martin Charcot s’impose, on le sait, comme une référence absolue à partir des années 1880. L’incontournable « Paganini de l’hystérie » use de son aura pour mener à bien une ingénieuse stratégie de l’annexion et du rayonnement. L’hystérique, en même temps que le Maître qui en dirige les représentations, est invité(e) à sortir des hôpitaux pour investir, à la manière d'un incontournable paradigme, les scènes politique, idéologique et esthétique sur lesquelles évoluent les principaux acteurs du XIXe siècle.

Comme Maupassant, Daudet ou Edmond de Goncourt, Mirbeau fréquenta le salon du neurologue, dans son hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés, et surtout assista à ses savantes démonstrations, dans l’amphithéâtre comble de la Salpêtrière. « La névrose au village », autre « Chronique du Diable » publiée le 29 mars 1885, est le compte rendu de « la pièce jouée », un de ces fameux vendredis, devant le tout-Paris avide de sensations fortes. Mirbeau n’échappe pas tout à fait à la fascination exercée par le Maître, mais s’efforce de prendre du recul et d’analyser les ressorts dramatiques grâce auxquels la clinique verse insensiblement dans le spectaculaire et l’onirisme. L’hypnotisme expérimental et les manipulations sous catalepsie nourrissent l’idéal anatomopathologique des chairs pétries, modelées à l’égal d’une « cire » humaine, et des corps manœuvrés, habilement réduits à l’état d’« automate[s] ». En outre, l’assujettissement des esprits à la volonté d’un deus ex machina consacré par la science inspire une réflexion plus inquiétante sur la manipulation des foules et l’hystérie collective. Le « peuple hypnotisé » évoqué dans « Le siècle de Charcot » trouve un écho politique, le 28 novembre 1888, dans un article du Figaro appelé à devenir célèbre parmi les anarchistes. L’Imprécateur y appelle à la grève des urnes et stigmatise l'esprit grégaire de ses contemporains : « Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ? et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? » Mirbeau, en se demandant « à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant », semble mettre en garde, sur le mode d’une remarquable prémonition, contre ce que seront les propagandes criminelles du XXe siècle.

En matière de névrose, l’originalité de Mirbeau réside par ailleurs dans son intérêt pour « l’hystérie des mâles », ainsi qu’il la nomme dans un article du 20 mai 1885. Il y est notamment question du railway spine, une pathologie nerveuse liée au mode de vie des ouvriers dont le « cerveau [est] sans cesse chauffé à blanc [par] l[es] machine[s] » ferroviaires. Certes, la dimension ironique inhérente aux « Chroniques du Diable » invite à se méfier du compte rendu objectif pour en extraire la veine essentiellement satirique. La popularité du nervous shock, en faisant espérer des indemnités généreuses, ouvre la voie aux supercheries pathologiques et fait ressurgir le spectre de la simulation. Mais cette méfiance à l’égard des récupérations frauduleuses n’empêche pas la reconnaissance d’une hystérie de type masculin. Trois ans avant la publication de L’Abbé Jules, Mirbeau s’inscrit en porte-à-faux contre les clichés, particulièrement tenaces, hérités de l’ancestrale fureur utérine. Pour autant, faut-il en déduire que le « mâle » éponyme du roman, figure protéiforme par excellence, est indiscutablement hystérique ? La question du diagnostic ne trouve aucune réponse définitive dans le récit. L’abbé est fréquemment qualifié par son entourage de « fou, [d’]exalté » (éd. Mercure de France, coll. « Mille Pages », 1991, p. 347) et souffre régulièrement de crises qui le laissent « semblable à un épileptique terrassé par son mal » (ibid., p. 381). Mais cette maladie que le narrateur laisse deviner à défaut d’expliciter, dont on pourrait croire qu’elle est tout de même la clé de l’« indéchiffrable énigme » (ibid., p. 384) posée par Jules Dervelle, la voici, la seule et unique fois où elle est nommée, retourner à ses origines, du côté des « vieilles dévotes hystériques » (ibid., p. 434). Sans doute faut-il justement décrypter l’ambiguïté grimacière du récit pour y lire la preuve fantasque, à rebours, de symptômes eux-mêmes flottants. Achevons, pour nous en convaincre, de lister chez l’abbé quelques uns des signes hystériquement connotés de son être-au-monde, symptômes régis par une poétique des limites et du dépassement, de l’en deçà et de l’au-delà. Parmi eux : la démesure pathologique qui fait passer d’une lubie à une autre ou « de l’excessif enthousiasme à l’excessive fureur » (ibid., p. 610) ; l’histrionisme du comédien voué à cultiver le mystère de son personnage et, sans cesse, à « inventer de nouvelles farces » (ibid., p. 417) ; l’impressionnabilité de l’esthète doté d’un « cerveau de sensitif » (ibid., p. 470) et réceptif aux moindres tintements du monde ; le dédoublement de la personnalité, enfin, qui incline à faire de l’être un prisme changeant aux mille facettes.            

            L’hystérie féminine, dans les romans de Mirbeau, est beaucoup moins problématique dans son repérage, beaucoup plus schématique et prévisible aussi. Dans La Belle Madame Le Vassart, publié en 1884 sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne, Mirbeau met en scène une femme frustrée, poussée au crime par « l’hystérie, qui la travaillait depuis des mois » et qu’une passion inassouvie a transformée en pulsion sanguinaire (Œuvre romanesque, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000, t. II, p. 858). Un an plus tard et quelques mois après avoir assisté à l’une des leçons du Maître, le romancier convoque à nouveau la représentation traditionnelle de la femme névrosée, désormais sur les modes stéréotypés du bovarysme, de l’aboulie et de la mélancolie suicidaire. Dans Le Calvaire, dont la conception remonte à juin 1885, la mère du narrateur est une femme à la « volonté […] paralysée » (Œuvre romanesque, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000, t. I, p. 128), victime d’« incidents nerveux inquiétants » (ibid., p. 126), fréquemment investie d’une « rage de tendresse » suspecte envers son fils (ibid., p. 136) et hantée par la crainte justifiée du poids de l’hérédité (sa propre mère s’est pendue). Enfin, Le Jardin des supplices propose la version amplifiée, presque parodique, d’une pathologie parfaitement identifiable sur le plan clinique. Le lecteur reconnaît aisément en Clara, de même que Charles-Edmond Cornille dans sa thèse de médecine, une « dégénérée hystérique avec perversion profonde de l’instinct sexuel » (Sur quelques dégénérés dans les œuvres d’Octave Mirbeau, Lille, Faculté de médecine et de pharmacie, 1922, p. 47). La « crise terrible » (édition de Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1991, p. 266) sur laquelle se clôt le récit est en tout point conforme à la fameuse grande attaque décrite par Charcot. L’hysteria major du personnage débute par une phase épileptoïde – l’« évanoui[ssement] », « une plainte », des « secousses nerveuses », la « face crispée », « un peu d’écume [aux] lèvres » –, suivie de mouvements clowniques – « Dans une dernière convulsion son corps s’arqua, des talons à la nuque. » –, d’attitudes passionnelles – « elle pleura, pleura » – et de la résolution finale : « Clara […] dormait et, de temps en temps, [parlait] en son sommeil » (ibid., pp. 265-270).   

            Mais Le Jardin des supplices, publié six ans après la mort de Charcot, se referme aussi sur une image beaucoup moins académique que celle de cette crise codifiée à l’envi : « une sorte de singe de bronze, accroupi dans un coin de la pièce, tendait vers Clara, en ricanant férocement, un sexe monstrueux » (ibid., p. 270). C’est effectivement dans la grimace, la déformation et la monstruosité qu’il importe de chercher la clé des représentations de l’hystérie développées par Mirbeau. La « maladie du siècle » permet de somatiser les traumatismes conscients ou refoulés imputables aux fractures historiques (l’après 1789, 1830, 1848, 1870) et aux bouleversements impulsés par le progrès. L’imprécation est une prière engagée au nom des furies contemporaines, incantation révoltée dont l’hystérie, tout à la fois, est l’un des réservoirs à fantasmes, la syntaxe convulsive et le message ricanant.

C. G.

 

Bibliographie : Ian Geay,  « Le Prêtre et l'Hystérique, le prêtre est l'hystérique », in Le Malheureux bourdon : la figuration du viol dans la littérature finiséculaire, thèse dactylographiée, Université de Paris VIII,  2005, pp. 222-247  ; Céline Grenaud, L'Image de l'hystérie dans la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle, thèse de doctorat dactylographiée, Université de Paris IV-Sorbonne, 2004, pp. 47-54, 118-129, 223-238, 824-828 ; Céline Grenaud, « Tintement et bourdonnement dans l'imaginaire mirbellien : une esthétique impressionniste du morbide et de la volupté », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 172-184 ; Céline Grenaud, « Les Doubles de l'abbé Jules, ou comment un hystérique peut en cacher un autre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 4-21 ; Céline Grenaud, « Le monstre féminin dans les romans de Mirbeau », in Octave Mirbeau : Passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (28 septembre-2 octobre 2005), publiés sous la direction de Laure Himy-Piéri et Gérard Poulouin, Caen, Presses universitaires de Caen, 2007, pp. 57-67 ; Bertrand Marquer, L'Hystérie dans “L'Abbé Jules”  et “Le Jardin des supplices” d'Octave Mirbeau, mémoire de D.E.A. dactylographié, Université de Paris VIII, 2001, 79 pages ; Bertrand Marquer, « Mirbeau et Charcot : la vision du Diable », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 53-67 ; Bertrand Marquer, « L'Hystérie comme arme polémique dans L'Abbé Jules et Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 52-68  ; Pierre Michel, , « Les Hystériques de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 17-38 ; Pierre Michel, « Mirbeau et l'hystérie », in Écrire la maladie : Du bon usage des maladies, Actes du colloque d'Angers, Imago, 2002, pp. 71-84 ; Pierre Michel, « Le Calvaire et L'Âme errante : Mirbeau, Paul Brulat et l'hystérie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11,  2004, pp. 68-78.


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