Thèmes et interprétations

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Terme
ANTISEMITISME

ANTISÉMITISME



            L’antisémitisme, en principe, devrait se définir par la haine des Sémites, et donc englober à la fois les Arabes et les Juifs. Mais, dans l’acception courante du terme, il n’est question que des Juifs, sans d’ailleurs que l’on sache, le plus souvent, si l’on met en cause une “race”, une culture ou une religion.  Nous nous en tiendrons ici au sens le plus fréquent.

            L’antisémitisme est très ancien et remonte même à l’antiquité romaine. Mais il s’est particulièrement développé au moyen-âge, dans l’Europe chrétienne, essentiellement pour des raisons religieuses, à la faveur de l’accusation de déicide lancée par l’Église romaine contre le peuple juif. Mais aussi pour des raisons économiques et sociales, à cause d’un double interdit : pour les Juifs, de posséder la terre, et, pour les chrétiens, de prêter de l’argent à intérêt, ce qui a conféré à des prêteurs juifs le monopole de l’usure et, du même coup, suscité bien des haines à l’égard de boucs-émissaires bien commodes. À la fin du XIXe siècle, il existe deux formes principales d’antisémitisme : à droite et à l’extrême droite, les anciennes motivations religieuses de l’anti-judaïsme chrétien, particulièrement répandues chez les catholiques, se doublent des récriminations haineuses des nationalistes de tout poil, qui voient dans les Juifs des « cosmopolites », s’introduisant en tous lieux et menaçant l’unité nationale, quand ce n’est pas la pureté de la “race” ; sur l’autre côté de l’échiquier politique, nombreux sont ceux qui, généralisant abusivement, des Rothschild et autres banquiers juifs, à la masse des Juifs perçus comme un peuple d’exploiteurs, ont fâcheusement tendance à identifier juiverie et oligarchie capitaliste, juifs et financiers suceurs du sang des pauvres, comme l’illustre admirablement Zola dans L'Argent (1890). On trouve des traces de cette perception des choses chez Proudhon et Jules Vallès, chez les socialistes et les anarchistes, et même chez des Juifs révolutionnaires comme Karl Marx et Bernard Lazare... Il faudra l’Affaire Dreyfus (voir la notice) pour que la gauche et l’extrême gauche se débarrassent de leurs relents d’antisémitisme – Sébastien Faure, par exemple, fera alors le mea culpa des anarchistes – et pour que l’hostilité virulente aux Juifs ne soit plus que l’apanage de la droite extrême, avec les conséquences que l’on connaît.

 

Mirbeau antisémite

 

Comme tout le monde, Mirbeau a subi les « empreintes » des différents milieux qu’il a fréquentés, dans sa jeunesse percheronne d’abord, puis pendant toutes les années où il a servi la cause bonapartiste (voir les notices Prostitution, Bonapartisme et Négritude). Il est donc plausible qu’il ait été peu ou prou contaminé par l’antisémitisme ambiant, comme tout un chacun à l’époque. Ces « empreintes », il les a évoquées dans son célèbre article « Palinodies ! » du 15 novembre 1898 : « C’est plus difficile qu’on ne pense d’effacer ces empreintes, tant elles sont fortement et profondément entrées en vous. Il faut des efforts persistants qui ne sont pas à la portée de toutes les âmes. Il faut passer par de multiples états de conscience, par bien des enthousiasmes différents, bien des croyances contraires, par des déceptions souvent douloureuses, des troubles, des erreurs, des luttes. » Si l’antisémitisme ne lui était pas étranger, pendant toutes ses années de formation, on est tenté d’en conclure que les odieux articles antisémitiques parus en 1883 dans Les Grimaces (voir la notice) exprimaient, pour une part au moins, ses idées de l’époque. Lui-même ne se les pardonnera jamais et les qualifiera plus tard de « barbarie », car l'antisémitisme politique et culturel qui s’y déploie ouvertement s’y double parfois d'un antisémitisme pire encore, qu'on pourrait qualifier de “génétique”, dans la mesure où il ne se gêne pas pour convoquer tous les stéréotypes de l'imagerie la plus éculée.

Pour une part seulement, car Mirbeau ne tardera pas, un an exactement après la fin des Grimaces, à faire publiquement un premier mea culpa, le 14 janvier 1885, dans un article de La France sur Les Monach de Robert de Bonnières : « Moi aussi, effrayé par l’envahissement des israélites dans notre politique, dans nos affaires, dans notre société, j’ai tenté un jour de sonner l’alarme.  Je ne voulais pas croire que les Juifs fussent si forts parce que nous étions si faibles, si grands parce que nous étions si petits, et s’ils prenaient notre place, c’est que nous la désertions. J’ai reconnu depuis qu’il est parfaitement ridicule de jouer les Pierre l’Ermite en ces temps où l’on ne se passionne plus que pour les cabotins. [...] Et en regardant l’élévation constante des Juifs, par le travail, la ténacité et la foi, je me suis senti au cœur un grand découragement et une sorte d’admiration colère pour ce peuple vagabond et sublime, qui a su se faire de toutes les patries sa patrie, et qui monte chaque jour plus haut à mesure que nous dégringolons plus bas. Je me suis dit qu’il fallait vivre avec lui,  puisqu’il se mêle de plus en plus à notre race, et qu’il faut croire qu’il s’y fondra complètement, comme la vigne vit avec le phylloxéra, le malade avec la fièvre typhoïde et l’intelligence humaine avec le journalisme. » Cet acte de résipiscence a toutes chances de nous paraître aujourd’hui bien insuffisant, tempéré qu’il est par une forme de résignation fataliste à un mal que l’on ne saurait plus empêcher. Mais il n’en traduit pas moins une notable évolution. Laquelle a commencé à coup sûr bien avant Les Grimaces, comme en témoignent quelques articles philosémitiques parus dans les dix-huit mois précédents.

 

Mirbeau philosémite

 

 Au cours de l’hiver 1883, quelques mois avant Les Grimaces,  Mirbeau a dirigé, et rédigé pratiquement seul, un biquotidien d’informations rapides, Paris-Midi Paris-Minuit, qui n’a vécu que trois mois. Or, le 30 janvier 1883, on y trouve un articulet qui dénonce et renvoie dos à dos les deux visages de l’antisémitisme contemporain : celui de la droite catholique et du Figaro, « qui a dénoncé la famille Rothschild à la haine publique », d’un côté, et, de l’autre, celui de La Justice, quotidien de l’extrême gauche parlementaire, où Camille Pelletan suggère d’expulser « les souverains de la fortune », et du leader socialiste Jules Guesde, « qui réclame l’expulsion des Rothschild et la confiscation de leurs biens ». Deux mois plus tard, le 31 mars, à propos d’un ouvrage intitulé La Race sémitique, Mirbeau en loue l’auteur, Théodore Vibert, pour avoir rendu « un grand service à la démocratie » en restituant « aux enfants de Sem la place qui leur appartient légitimement dans l’histoire ». Il considère donc que l’antisémitisme, dont il va pourtant reprendre prochainement le flambeau, est antinomique à la démocratie et qu’il convient de reconnaître aux Juifs la place à laquelle ils ont droit dans la société française, position qui sera de nouveau la sienne deux ans plus tard dans sa chronique sur Les Monach.

Si l’on revient encore un an en arrière, on découvre, dans Le Gaulois d’Arthur Meyer (voir la notice), quotidien mondain et monarchiste, sept articles également philosémitiques – une fantaisie et six reportages à caractère ethnographique –, signés du pseudonyme de Tout-Paris et parus dans la rubrique quasi-quotidienne intitulée « La Journée parisienne » et dont Mirbeau avait la charge, même si, bien sûr, il n’écrivait pas tout. Le rédacteur masqué tâche d’acclimater ses lecteurs, majoritairement catholiques, aux fêtes et aux rituels juifs, met en lumière les convergences entre les deux religions, souligne que la peu nombreuse communauté juive ne constitue en aucune manière une menace pour la société française, et plaide pour un rapprochement des élites sociales des deux communautés religieuses. Les Juifs, écrit-il par exemple, « ont un génie qui n'est pas encore entré dans le cerveau des catholiques » ; ils pourraient en profiter pour se venger de ce que leur « race » a été « proscrite » pendant des siècles et « errante sous tous les soleils et sous toutes les insultes ». Mais, sagement, ils se contentent d'« être arrivés », « d'avoir indiqué la marche au progrès » et « d'avoir élevé l'humanité par les arts, par l'économie sociale, par la fortune ». Dans l'avenir, « les distinctions qui subsistent encore dans l'humanité à l'état isolé, s'effaceront et disparaîtront complètement. Les Juifs seront partout ce qu'ils sont à Paris : ils se mêleront intimement à l'existence du pays. La fusion est faite. » Même si on n’y trouve aucune idéalisation des Juifs, qui ne sont, à tout prendre, ni meilleurs ni pires que les chrétiens, ce plaidoyer en faveur de leur intégration à la société française tranche avantageusement avec certains délires antisémitiques des Grimaces, qui entachent singulièrement l’image de leur auteur.  Que s’est-il donc passé ? Comment expliquer que ce qui lui semblait admirable de 1880 à 1882 lui paraisse brusquement constituer une grave menace en 1883 ?

 

La voix de ses maîtres

 

Un premier constat s’impose. Ces reportages sur les Juifs parisiens sont en fait conformes  à la ligne éditoriale fixée par Arthur Meyer, dont Mirbeau est alors le secrétaire particulier et qui, à cette époque, n’est pas encore l’antisémite forcené qui se déchaînera ignominieusement lors de l’Affaire. Sa politique est alors d'unir toutes les forces conservatrices, en y ralliant les banquiers juifs qui, en France, sont « ardemment républicains », comme il l’exposait dans un éditorial paru le 8 décembre 1880, et signé de son nom, mais naturellement rédigé par son porte-plume. Meyer voyait dans l’antisémitisme « un crime » et une « honte » et, pour toucher son lectorat de privilégiés, recourait à des arguments de type humaniste, dans le droit fil du déisme des Lumières. Espérant contribuer à la fusion des élites chrétiennes et juives, il a donc tout naturellement chargé son secrétaire de préparer le terrain en accoutumant sa clientèle à en accepter peu à peu l’idée et en lui présentant une image des Juifs bien différente des stéréotypes antisémites.

Deuxième constat : dans une revue telle que Les Grimaces, qui mange à tous les râteliers et ratisse expressément le plus large possible, conformément aux vœux du rédacteur en chef et du commanditaire, l’antisémitisme est le bienvenu, car il est le seul ciment de nature à créer un consensus entre deux types de lecteurs bien différents : d’un côté, ceux qui rêvent d’émeutes et de révolution et qui apprécient un pamphlet où sont dénoncés les scandales de la République des Jules ; de l’autre, les monarchistes de toutes obédiences, qui sont tout aussi désireux d’abattre un régime honni, mais dans l’espoir d’une restauration et d’un retour en arrière. Ils ont les mêmes ennemis et sont d’accord pour déplorer la décadence de la France tombée entre les mains d’une bande d’incapables et de prévaricateurs, mais ce n’est pas dans la même perspective qu’ils souhaitent les chasser.

Troisième constat : un an après le krach de la banque catholique de l’Union Générale, qui a ruiné des centaines de milliers d'épargnants et de spéculateurs (fin janvier 1882), et. que l’on attribuait souvent à l’époque, à tort ou à raison, à des manœuvres de la banque Rothschild, le banquier Edmond Joubert, commanditaire des Grimaces, espérait visiblement se servir de l’antisémitisme comme d’une arme dans sa concurrence avec la banque juive. Le rédacteur en chef des Grimaces est donc chargé de mettre en phrases la politique de son maître et de dénoncer inlassablement le péril juif... Cette soumission complice ne manque pas de choquer et de décevoir, sous la plume d'un esprit aussi libre de préjugés que Mirbeau. Où la spirale de la compromission n'a-t-elle pas entraîné un pamphlétaire qui, dans ses éditoriaux des Grimaces, se présentait pourtant comme un justicier ? Certes, il tente de colorier en rouge cet antisémitisme de commande pour le rendre un peu moins odieux et le faire cadrer avec un projet de subversion radicale : les Juifs, « bandes d'hommes de proie » qui se sont « abattus » sur la France en même temps que les politiciens opportunistes, s'y voient accuser de tous les maux imputables en réalité au libéralisme économique et au capitalisme financier, de sorte que,  pour remettre la France sur les rails du progrès social, il conviendrait de chasser tout à la fois « la horde de bandits » qui la rançonnent – c’est-à-dire les opportunistes au pouvoir – et les banquiers juifs, qui pompent ses forces vives et portent une lourde responsabilité dans la crise économique qui ne cesse de s'aggraver, avec son cortège de vagabonds errant sur les grands chemins en quête de pain et de travail.

Mais la conscience de Mirbeau ne doit pas cesser de le tarauder, car il sait pertinemment que ses articles ont une influence non négligeable sur l'opinion publique et qu'il a contribué ainsi à la pourrir, au lieu de l'éclairer, comme il s'en fera par la suite un impératif moral autant que politique. Aussi saisit-il la première occasion, la parution des Monach, pour exprimer publiquement son changement de ligne. Dès lors, libéré de toute contrainte directoriale, il pourra enfin commencer à dire le fond de sa pensée et aborder le problème juif avec le point de vue des Lumières, dont il se réclamait dès sa jeunesse. Il n'aura pas trop de toutes ses belles luttes à venir pour expier cette faute impardonnable et se réhabiliter quelque peu à ses propres yeux. L’affaire Dreyfus va lui permettre, non seulement de faire un second mea culpa public, beaucoup plus net et sans bavures que le premier, dans « Palinodies ! » (loc. cit.), mais surtout d’intervenir courageusement sur la scène publique, en faveur d’un Juif, le capitaine Alfred Dreyfus (voir la notice), victime innocente qu’il convient de dépouiller de tout caractère de classe et de “race”, pour ne plus voir en lui que l’humanité souffrante à défendre à tout prix. 

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Paris-Midi Paris-Minuit », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, pp. 206-222 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau philosémite », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 207-233 ; Jean-François Nivet, « L’Antisémitisme d’Octave Mirbeau », L’Orne littéraire, juin 1992, pp. 47-59 ; Yannick Lemarié, « Mirbeau ou l’œuvre d’expiation », in Bénédicte Brémard et Marc Rolland (dirs),  De l’âge d’or au regrets, Michel Houdiard éditeur, 2009, pp.334-348.

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APORIE

On désigne par aporie un raisonnement qui aboutit à des conclusions contradictoires, de sorte que le problème qui est posé se retrouve sans solution. Or, chez Mirbeau, c’est souvent le cas, car il ne se pose jamais en donneur de leçons et n’assène jamais ses propres conclusions à ses lecteurs. Il s’emploie au contraire à les inquiéter en les confrontant aux contradictions qui sont dans les choses et qui interdisent de se contenter de réponses toutes faites. Aussi se refuse-t-il à faire d’un héros de roman ou de théâtre son porte-parole, même s’il lui arrive de prêter à Célestine ou à Germaine Lechat des développements qui sont du plus pur Mirbeau, et même de mettre dans la bouche de la sadique Clara un de ses articles. De même, tous les personnages qui semblent le plus proches des idées que leur créateur développe par ailleurs pour son propre compte ne sauraient pour autant être pris pour des modèles, ni, a fortiori, pour des directeurs de conscience : tous ont trop de faiblesses et de contradictions pour qu’on puisse se rallier facilement à leurs thèses : dans Le Journal d’une femme de chambre, Célestine est fascinée par Joseph parce qu’elle s’est mis dans la tête qu’il a violé et assassiné la petite Claire ; dans Les affaires sont les affaires, Germaine Lechat est trop rigide et trop éprise d’absolu pour ne pas susciter quelques craintes, que partage son amant ; quant à l’abbé Jules du roman de 1888, il accomplit trop de vilenies tout au long du récit pour que son évangile cynique n’en soit pas entaché.

Et surtout,  les problèmes qui se trouvent posés dans ses œuvres ne débouchent sur aucune solution. Dans Les Mauvais bergers (1897), par exemple, si Mirbeau soutient bien évidemment les revendications ouvrières et stigmatise le massacre des grévistes, il n’en met pas moins en lumière, au cinquième acte, l’impossibilité de la révolte, condamnée à finir en bain de sang : la question sociale n’a aucune chance d’être résolue, et lui-même, pour sa défense, reconnaît que, s‘il l’avait eu la solution, ce n’est pas au théâtre qu’il aurait choisi de la mettre en œuvre. Dans Le Jardin des supplices (1899), s’il s’avère que la « loi du meurtre » règne à la fois dans la nature et constitue la base même et la justification des sociétés humaines, une solution alternative est-elle envisageable ? Peut-on imaginer une société pacifiée et des hommes affranchis de cette monstrueuse « loi du meurtre » ? Dans Dingo (1913), il aboutit également à une aporie, pour les mêmes raisons : nature et culture reposant également sur le meurtre, comment choisir entre le rousseauisme naïf et le radical-socialisme embourgeoisé, que le romancier renvoie dos à dos ? Il n’est pas jusqu’aux Affaires sont les affaires qui n’aboutisse à une aporie : car si Isidore Lechat est un requin sans scrupules qui sème la misère, il n’en est pas moins aussi un brasseur d’affaires audacieux qui contribue au développement des forces productives.

Voir aussi les notices Contradiction, Lucidité, Vérité, Utopie et Pessimisme.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Les Contradictions d’un écrivain anarchiste »,  in Actes du colloque de Grenoble Littérature et anarchie, Presses de l'Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 


ARBRE

En apparence, la fibre humaniste de Mirbeau ne vibre guère en présence de l’homme, mais en celle de… l’animal. Ce serait oublier qu’aux côtés du chien Dingo et de la chatte Miche, l’arbre occupe une place marquée par l’affect, dans l’œuvre mirbellien. Le premier roman signé de son nom, Le Calvaire, en 1886, laisse une large place au scandale que représentent les coupes sombres de l’armée française dans la forêt séculaire, s’acharnant sans dessein sur les arbres « lisses comme des colonnes de temple ». S’il y va d’une sorte de profanation, c’est non pas tant du fait du rapprochement physique des fûts des hêtres avec des piliers de cathédrale (analogie reprise dans l’entretien de Mirbeau, émerveillé, avec Jules Huret en 1891) qu’à cause du sentiment d’adoration manifeste de Mirbeau face à la beauté naturelle. De même, l’avènement de la conscience critique de Mintié, la naissance de sa vie psychique même, a lieu à Paris, face aux arbres, compagnons de souffrance privilégiés, dont la présence opiniâtre étonne parmi l’hostilité minérale de la capitale. C’est la même logique qui permet d’entrevoir enfin une perspective pacifiée, in fine, à travers la prosopopée des jeunes chênes et des baliveaux.

En comparaison de la fleur, il existe une symbolique bien plus claire, dans le discours sur les arbres, plus lisible, chez Mirbeau. Là où la pivoine, le bambou, la primevère ou le chèvrefeuille revêtent une portée rhétorique des plus touffues, oscillant entre la beauté du mal et l’innocence de la nature vulnérable, la parole sur l’arbre ne s’encombre pas d’une telle complexité. Elle consomme une rupture sensible avec l’esthétique décadente, par exemple : quasi absent du Jardin des supplices (1899) et de son arboretum pourtant mentionné, l’arbre réintègre l’homme dans un processus humaniste, lui fait envisager la perspective d’un enracinement fécond. La fleur mirbellienne n’est que surface et, à ce titre, tromperie possible et beauté vénéneuse. L’arbre, solidement ancré, lui, s’inscrit dans l’œuvre comme facteur d’équilibre, l’auxiliaire et le reflet de la cohorte des déracinés, des orphelins réels ou symboliques, des bafoués et des humbles.

Une scène du deuxième roman, L’Abbé Jules, en 1888, fait écho au sentiment d’indignation soulevée par cette déforestation sacrilège du Calvaire ; la folie monomaniaque du Père Pamphile s’abat, un temps, sur son cadre de vie. Sa fureur de martyre le pousse à détruire les vénérables chênes bordant l’abbaye, scène orchestrée en un récit lyrique qui vibre de la grandeur épique. La victime est ici l’arbre, et, la souffrance faite au végétal, l’on pressent intimement qu’elle est souffrance faite à Mirbeau. Ce dernier trouvera-t-il à cet égard incarnation plus cinglante de la bêtise suffisante et satisfaite d’elle-même que la rage de ce patriote peinturlurant les ormes géants aux couleurs du drapeau, relatée dans l’une des chroniques des Grimaces, « Embellissements » ? « Je voudrais bien savoir ce que les vieux arbres qui ne sont pas électeurs, eux […] pensent de l’homme », conclut, désabusé, le narrateur.

Tout au contraire, pour l’homme sensible, le créateur notamment, l’arbre est l’être silencieux, croissant en marge des impératifs sociaux, et qui élabore une matière durable et vivante qui fait résistance aux mensonges : quelle fraternité plus éloquente avec l’artiste ?

S. L.

 


ARGENT

L’argent de Mirbeau

Mirbeau appartient à une famille de notables provinciaux aisés, mais où ce qu’on appelait la « question d’argent » devait être omniprésente, si l’on en croit L’Abbé Jules (1888) et nombre de contes où sont mis en scène des spécimens gratinés de la petite bourgeoisie misonéiste et près de ses sous. Ayant interrompu ses études, il a dû un temps se contenter d’un maigre salaire de saute-ruisseau chez Me Robbe, avant d’être recruté comme secrétaire particulier par Dugué de la Fauconnerie et de le suivre à Paris. À en croire la transposition romanesque qu’il donnera de cette période de sa vie dans son roman inachevé Un gentilhomme, ses gages de secrétaire ne devaient pas être bien élevés. Mais comme il chroniquait aussi d’abondance dans L’Ordre de Paris et possédait une plume bien supérieure à celle de son pâle double romanesque, on peut supposer qu’il parvenait tout de même à s’en sortir beaucoup plus à son avantage et à assurer un certain train de vie. Le recours à la négritude, puis, pendant un temps, le boursicotage, ont dû lui permettre d’entretenir sur un pied élevé cette « créature » à la petite cervelle nommée Judith Vimmer, quitte à s’endetter lourdement pour payer ses frasques. Il lui faudra de nombreuses années pour rembourser toutes ses dettes, grâce à la montée du prix de ses chroniques (il passe de 125 à 350 francs en huit ans), grâce au succès de ventes du Calvaire (1886) et, surtout, il faut bien le reconnaître, grâce à son mariage avec Alice Regnault, en mai 1887, car, même s’ils sont mariés sous le régime de la séparation de biens et s’il paye lui-même ses dettes par des prélèvements sur ses piges, c’est elle qui, par ses propres revenus, lui permet de se loger à bon compte et de préserver son niveau de vie. C’est seulement grâce au succès de ses romans fin-de-siècle, puis grâce au triomphe mondial de Les affaires sont les affaires (1903), qu’il va finir par devenir très riche par lui-même, sans plus rien devoir à Alice. Cette richesse va lui permettre de continuer à vivre sur un grand pied et de dépenser beaucoup, notamment en automobiles, en meubles et en œuvres d’art. Mais elle lui donne aussi le moyen de soutenir la cause libertaire, de venir en aide à de jeunes écrivains et artistes et de soulager d’anonymes misères.

 

Mirbeau et l’argent

Mirbeau vit à une époque où l’« enrichissez-vous » de Guizot constitue un impératif pour nombre de personnes peu scrupuleuses, agioteurs, spéculateurs, gangsters de la finance, de la politique, de la presse et des affaires,  prédateurs en tout genre, qui, tel Isidore Lechat, ne reculent devant rien pour accumuler des richesses bien souvent tachées de sang. Tout en reconnaissant que ces requins, ces pirates, ces forbans, comme il les qualifie, peuvent contribuer au développement des forces productives, à la différence des rentiers parasites de la vieille aristocratie – voir, dans Les affaires sont les affaires, l’opposition entre Isidore Lechat et le marquis de Porcellet –, Mirbeau ne cesse de vouer aux gémonies la dictature de l’argent, symptôme de la déliquescence de la société bourgeoise. Car l’argent permet de tout acheter, y compris les consciences et les talents (voir Marchandisation) ; l’argent garantit l’impunité aux affairistes de tout poil et aux prévaricateurs et leur permet de poursuivre leurs extorsions en toute tranquillité ; l’argent pervertit les âmes, souille irrémédiablement toutes choses, notamment l’art, et transforme la si mal nommée République en une foire à l’encan, comme l’ont révélé plusieurs scandales successifs, au premier chef celui de Panama. L’argent symbolise, aux yeux de Mirbeau, l’exact contraire des valeurs éthiques et esthétiques qu’il a faites siennes et pour lesquelles il n’a cessé de se battre, le Juste, le Vrai et le Beau : « Il n’est pas bon que l’homme s’enrichisse, car il perd vite la notion de la justice et le sentiment de la pitié et de la beauté » (« Dans la forêt », L’Écho de Paris, 3 février 1891).

Comme le dit Thérèse Courtin, dans Le Foyer (1908), « c’est l’argent qui empoisonne notre existence... Il faudrait imaginer des joies différentes, un monde de satisfactions qui lui soient étrangères. » La quasi-totalité des riches, empoisonnés par leur propre fortune, n’y parviennent pas mieux qu’elle. Mais ce sont précisément ces « joies différentes » que Mirbeau a, pour sa part, cherchées dans la contemplation des fleurs et des chefs-d’œuvre de l’art et dans l’amitié des « grands dieux de [son] cœur ». Ce sont elles aussi qu’il eût aimé voir s’épanouir dans la cité idéale dont il n’a cessé de rêver, tout en la sachant hors de portée des humains.

Voir aussi les notices Affaires, Capitalisme, Économie, Marchandisation et Les affaires sont les affaires.


P.M.

ARMEE

Mirbeau a été pacifiste et antimilitariste toute sa vie. Dès 1867, il dénonce le projet de réforme militaire, qui prépare des affrontements sanglants et ramènerait l’humanité à la barbarie. Et, en 1915, pendant que se poursuit la monstrueuse boucherie, il préfère le silence à la complicité qu’impliquerait une intervention, que les bellicistes s’empresseraient de récupérer : « Tant que durera la guerre, je ne veux rien écrire » (Le Petit Parisien, 28 novembre 1915).

C’est tout d’abord dans son principe même qu’il conteste l’armée. Pacifiste dans l’âme, il a le plus grand mépris pour une institution qui a pour mission de préparer et de faire la guerre, c’est-à-dire de tuer et de détruire le plus efficacement possible. Il voit là un aberrant retour à la sauvagerie de nos lointains ancêtres, mais avec des outils de destruction infiniment plus performants, à l’instar de « la fée Dum-dum ». Alors qu’on honore généralement les généraux et qu’on glorifie leurs victoires, Mirbeau s’emploie au contraire à les dépiédestaliser en montrant le revers de leurs médailles (militaires) : « À ceux-là qui ont le plus tué, le plus pillé, le plus brûlé, on décerne des titres ronflants, des honneurs glorieux qui doivent perpétuer leur nom à travers les âges. On dit au présent, à l’avenir : “Tu honoreras ce héros, car à lui seul il a fait plus de cadavres que mille assassins” » (« La Guerre et l’homme », Le Gaulois, 1er  mai 1885). Il s’est donc employé à nous donner de l’armée une image qui lui fasse perdre son prestige et son crédit et qui suscite pédagogiquement l’indignation et le dégoût chez ses lecteurs, à une époque où la perspective de la Revanche fait taire nombre de critiques. L’affaire Dreyfus achèvera de discréditer, aux yeux de beaucoup, une institution dont quasiment tous les chefs ont trempé dans la forfaiture ou l’ont couverte..

Dès Le Calvaire (1886), Mirbeau a consacré tout un chapitre, qui a suscité un énorme scandale, à nous donner une image démystificatrice et dévastatrice d’une armée errante, déguenillée et sans âme, commandée par de fieffés imbéciles imbus de leur importance, machine à saccager, à piller et à tuer dépourvue de tout sentiment humain, et qui traite les habitants, qu’elle est supposée défendre, comme du bétail à écorcher : « Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires vagabonds, mal équipés, mal nourris – et le plus souvent, pas nourris du tout, – sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu’à soi, et poussés par un sentiment unique d’implacable, de féroce égoïsme ; celui-ci, coiffé d’un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée d’un foulard, d’autres vêtus de pantalons d’artilleurs et de vestes de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés, et pour ainsi dire, sans but. Aujourd’hui à droite, demain à gauche, un jour fournissant des étapes de quarante kilomètres, le jour suivant, reculant d’autant, nous tournions sans cesse dans le même cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. [...] Puis nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des haines. Je me souviens qu’il nous fallut, une fois, raser, jusqu’au dernier baliveau, un très beau parc, afin d’y établir des gourbis que nous n’occupâmes point. Nos façons n’étaient point pour rassurer les gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans enterraient leurs provisions : partout des visages hostiles, des bouches hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé. [...] Pendant ce temps, les plus valides d’entre nous étaient allés rôder dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L’un poussait devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l’autre balançait un mouton sur ses épaules ; celui-ci traînait au bout d’une hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre d’avoir été volés : on les hua et on les chassa. » Dans le dernier chapitre de Sébastien Roch (1890), c’est un officier imbécile qui, pour s’amuser, fait tirer un coup de canon sur les Prussiens, déclenchant une riposte qui tue absurdement l’innocent Sébastien ; quant à son ami Bolorec, le taiseux en perpétuelle révolte, il abat sans scrupules, et dans le dos, une crevure d’aristocrate qui avait frappé brutalement un soldat épuisé et malade, incapable d’avancer.

L’armée apparaît aussi à Mirbeau comme fautrice de guerre, car ses dirigeants chamarrés, bien à l’abri de tout danger dans leurs confortables Q. G. respectifs, sont prêts à tous les massacres pour se couvrir de gloire à bon compte. Le patriotisme tel qu’ils l’entendent constitue, entre leurs mains, un excellent levier pour mettre en branle les larges masses et leur faire accepter les pires monstruosités. Les guerres coloniales, qui, au nom du « progrès » et de la « civilisation », transforment des continents entiers en jardins des supplices, ou les guerres entre nations européennes, comme en 1870 et en 1914, constituent, pour ces « âmes de guerre », comme il les appelle, d’excellentes opportunités, et tout est fait pour les saisir ou les provoquer. Le mythe de la Revanche leur permet d’entretenir à bon compte la flamme patriotique qui légitimera les boucheries à venir.

À défaut de guerres contre des ennemis extérieurs, l’armée peut servir à mater le peuple de France, que ce soit lors de la Semaine Sanglante, en mai 1871, ou à Fourmies, le 1er mai 1891. Au cinquième acte de ses Mauvais bergers (1897), Mirbeau fait intervenir la troupe, qui procède méthodiquement au massacre des grévistes désarmés, et, au dénouement, c’est la mort qui triomphe, sans laisser le moindre espoir de germinations futures. C’est bien alors « l’armée contre la nation », selon le titre donné, en 1899 par Urbain Gohier à son pamphlet à scandale, dont Mirbeau a pris la défense.

Enfin, dans son fonctionnement ordinaire, de par son organisation hiérarchisée et la discipline aveugle et bestiale qu’elle impose,  l’armée apparaît à Mirbeau comme un esclavage avilissant et comme l’école du vice et du crime. Ainsi écrit-il, dans la Préface d’Un an de caserne (1901) : « L’apologie – non pas même de la Force, qui peut avoir sa beauté –, mais de toutes les violences criminelles, voilà de quoi se compose uniquement l’éducation militaire… On arrache brusquement un jeune homme à la vie tranquille des champs, à l’atelier, à la famille, à son rêve qui commence, et, sans préparation, on le jette, tout d’un coup, dans un milieu déjà pourri, que la discipline a servilisé, bestialisé, où la révolte naturelle de l’homme contre la brute, le désir de rester soi-même, dans l’anonymat d’un troupeau, sont considérés et punis comme des crimes, où toute dignité morale, toute pudeur corporelle ont disparu sous la savante et patiente abolition des vertus qui maintiennent l’être humain à un étiage normal de propreté et de conscience. / Les forces mauvaises, les bas instincts ataviques qui dormaient, on les réveille en lui, on les surexcite, on les utilise, par la peur des punitions sauvages, par l’exemple quotidien et par la menace permanente des pires tortures. Sous le prétexte fallacieux de lui apprendre à servir son pays, on ne lui apprend que le crime et qu'il n'est beau que de voler, piller, tuer... détruire quelque chose ou quelqu'un, n'importe quoi, n'importe qui... pourvu qu'il détruise au nom de la Patrie !… Le mépris de la pitié, l’effroyable haine de la vie, la monomanie du meurtre, et ce qui en dérive, le culte des grands brigands laurés, de ces dégoûtantes brutes que sont les héros militaires, telles sont les leçons qui, désormais, vont l’envelopper, le conquérir, le corrompre, l’enliser, tout entier, dans la boue sanglante… »

Enfin, l’armée a un effet délétère chez les jeunes gens qui sont amenés à y passer les trois ans de leur service militaire, qui risquent fort de devenir « des déclassés » : « La caserne ne fabrique pas que des assassins ; elle fabrique – ce qui est pire, peut-être, au point de vue social – des déclassés. Au sortir de la caserne, les jeunes soldats, en qui l’on s’est acharné à détruire toutes les facultés normales, tous les sentiments moyens, ne savent plus que faire, ne veulent plus rien faire, ne peuvent plus rien faire. C’est qu’en réalité ils sont maintenant inaptes à la vie civile… Les longues paresses, les excitations mutuelles, si énervantes, de la chambrée, la démoralisation constante produite par l’obéissance aveugle, irraisonnée, aux ordres stupides, incohérents et malfaisants des chefs, l’apprentissage de l’ivrognerie et de la sale débauche, et, souvent, la maladie qui pourrit leur chair et empoisonne leurs germes, les ont en quelque sorte déshumanisés. / N’étant plus personne, sinon de vagues numéros dans une collectivité de riens, ils ne veulent plus ou, mieux, ils ne peuvent plus s’astreindre de nouveau au travail, pour quoi il faut une individualité et une conscience. Le paysan, qui a goûté à la vie des villes, refuse de retourner à la terre, à qui, pour être fécondée, il faut des cœurs sains et des bras vigoureux… L’ouvrier trouve qu’il est inutile de s’esquinter à des besognes fatigantes et mal payées, quand on peut vivre, si plantureusement, chez les autres… [...] Elle a pris à la société l’homme sain, utile, et bon ; elle le lui renvoie, après trois ans, pourri, révolté, paresseux et féroce ; un déchet social, une scorie d’humanité. » Mirbeau en donne une illustration extrême dans « L’Homme au grenier », où l’on voit un jeune paysan, Clément Sourd, incapable de se réadapter, se transformer en « bête féroce », qui vole et tue le bétail et le dévore tout cru, à pleines dents, dans un grenier transformé en charnier à la « suffocante odeur de pourriture ». 

P. M.


ART

Le mystère de l’art

On le sait, Mirbeau a été un influent et perspicace critique d’art, doté d’un goût très sûr, voire d’une espèce de prescience, et l’art fait partie des valeurs essentielles de sa vie, au point qu’il a eu tendance à le sacraliser, ne serait-ce que dans l’espoir d’inspirer à ses lecteurs le minimum de respect et d’attention que méritent les artistes créateurs. Encore convient-il de préciser que l’art qu’il vénère par-dessus tout, celui qui suscite en lui une émotion esthétique interdite au profanum vulgus, n’a rien à voir avec la production commerciale des artistes primés au Salon et des vulgaires fabricants de grandes machines historiques, de portraits insignifiants ou de bibelots de mauvais goût, tout juste bons à susciter l’admiration béate des masses abruties. Le seul art qui soit digne d’intérêt, « ce sublime mystère, cette parcelle de divinité tombée dans le cerveau et le cœur de l’homme » (« Rengaines », L’Écho de Paris, 23 juin 1891), c’est en effet celui qui permet à « quelques personnalités très rares » d’accéder à des domaines inaccessibles à l’individu moyen, condamné à se contenter de ses seules ressources, de voir et de sentir ce que les autres jamais ne verront ni ne sentiront, et de découvrir, par la magie des moyens qu’elles se donnent pour rendre ce qu’elles ont vu et senti, ce qu’il y a derrière et au-delà des apparences superficielles des êtres et des choses. Par le truchement de leurs œuvres, ces artistes, dotés d’un « tempérament » exceptionnel, ouvrent à leur tour aux « âmes naïves » – c’est-à-dire les individus qui, par leur résistance, ou grâce à leur force d’inertie, n’ont pas été complètement laminés par la crétinisation programmée – une chance de découvrir le Beau et de ressentir à leur tour une émotion esthétique.

Pour un pessimiste radical tel que Mirbeau, nourri de Schopenhauer, et de surcroît en proie à une neurasthénie récurrente, la contemplation de l'œuvre d'art semble être, avec celle des fleurs, une des très rares consolations offertes aux âmes d'élite. Pour s'extraire de la boue d’une société où tout va à rebours de la justice, pour s'évader de cet épouvantable chaos qu’est la vie vouée à la « loi du meurtre », pour s’extraire d’un environnement larvaire et misonéiste, rien de tel que de posséder un sentiment esthétique permettant de jouir des belles formes créées par ces « esprits fraternels » que sont les grands artistes, dont la langue est universelle et qui peuvent ainsi communiquer par-dessus les frontières et par-delà les siècles. Car les plus grands créateurs d’une époque donnée, le plus souvent incompris et moqués de leur vivant, comme l’ont été les premiers impressionnistes dans les années 1870, « forment les anneaux de la grande chaîne qui relie l'art d'aujourd'hui à l'art d'autrefois » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884).

L’art tel que le conçoit Mirbeau, c’est l’expression d’une émotion personnelle et d’une vision originale des choses : grâce, d’une part, à un regard neuf, affranchi des œillères du conditionnement (ainsi Monet est-il arrivé « à se débarrasser des conventions, des réminiscences, à n’avoir qu’un parti pris, celui de la sincérité, qu’une passion, celle de la vie », « Claude Monet », Le Figaro, 10 mars 1889) ; et grâce, d’autre part, à un outil dont l’artiste s’est rendu maître et qu’il adapte à ses besoins et à ses intentions (« la science de ce que l’on fait »). Il ne suffit donc pas de copier bêtement la nature, comme se l’imaginent naïvement les peintres naturalistes frappés de « myopie », dont il se gausse, mais de lui emprunter des éléments, des motifs, qui, transmués par le « tempérament » d’exception  de l’artiste, lui permettent de se projeter dans son œuvre et de réaliser une espèce de synthèse du sujet et de l’objet : « La nature n’est visible, elle n’est palpable, elle n’existe réellement qu’autant que nous faisons passer en elle notre personnalité, que nous l’animons, que nous la gonflons de notre passion » (« La Nature et l'art », Gil Blas, 29 juin 1886). De fait, « par la force même de son tempérament, [l’artiste] accentuera dans la Nature les formes et les couleurs qui en expriment le mieux le sens. En représentant sincèrement la nature, il la fera comprendre à sa manière, et c’est tout l’art » (interview par Paul Gsell, La Revue,  15 mars 1907).

Mais, quand il est parfait, c’est-à-dire complètement adapté à la représentation qu’entend donner l’artiste, son art – au sens de « ensemble de moyens techniques mis en œuvre » – se fait oublier et cesse de s’interposer entre l’amateur d’art, l’œuvre qu’il contemple et la nature qui s’y trouve transfigurée : « Et il nous arrive cette impression que bien des fois j’ai ressentie en regardant les tableaux de Claude Monet : c’est que l’art disparaît, s’efface, et que nous ne nous trouvons plus qu’en présence de la nature vivante, complètement conquise et domptée par ce miraculeux peintre » (« L’Exposition Monet-Rodin », Gil Blas, 22 juin 1889). Ce qui ne facilite évidemment pas le travail du critique désireux de mettre des mots sur son émotion : « Il y a dans l’art un moment où la méthode, se voilant, pour ainsi dire, sous le résultat, la critique elle-même manque de terme pour exprimer ce que l’artiste atteint et réalise et ce que ressent l’amateur qui regarde. C’est le côté mystérieux de l’art » (« Le Salon II », La France, 9 mai 1885). Ce « mystère » de l’art et de l’émotion esthétique qu’il procure ne relève pas de la raison, mais de la sensibilité, toute subjective, et il est réfractaire à l’analyse, à l’explication et à la verbalisation : « L’œuvre d’art ne s’explique pas et on ne l’explique pas. L’œuvre d’art se sent et on la sent. Paroles et commentaires n’y peuvent rien ajouter, et ils risquent, en s’en mêlant, d’en altérer l’émotion simple, silencieuse et délicieuse » (« Claude Monet », L’Humanité, 8 mai 1904).

 

Une mystification ?

Et pourtant il arrive paradoxalement à Mirbeau, chantre attitré de Monet, de Van Gogh et de Rodin, de penser que l’art, tout autant que la littérature, l’histoire ou la philosophie, pourrait bien être, lui aussi, une mystification. Car il sait pertinemment que l'art n’a rien de miraculeux et que, loin de restituer « toute la vie », il ne fait jamais, en réalité, que nous donner « l'illusion complète de la vie », comme il le reconnaît à propos de son « dieu » Monet (« Claude Monet », Le Figaro, 10 mars 1889). Quand le journaliste Paul Gsell viendra l'interviewer à Cormeilles-en-Vexin, en 1907, Mirbeau commencera à chanter, comme à l’accoutumée, le los des grands artistes qui seuls donnent un sens à la vie, mais, quinze jours plus tard, il lancera à la face de son interviewer ahuri qu'il n'aime plus l'art (« Ne me parlez plus d’art ! Je n’aime plus l’art ! À quoi servent les artistes, puisqu’on n’a qu’à regarder soi-même la nature ? ») et que « l'homme n'est fait que pour vivre heureux matériellement... » (La Revue, 15 mars 1907). Treize ans plus tôt, dans Mémoire pour un avocat, le peintre Pierre Lucet, qui représente ici une des tendances de Mirbeau, considérait que l'art constitue lui aussi « une corruption », « une déchéance », un « salissement de la vie » et une « profanation de la nature » ! Pourquoi ? Tout simplement parce que l'artiste ne peut en donner qu'une « interprétation fatalement restreinte, à la faiblesse de [ses] organes, à la pauvreté de [ses] sens ». Déjà, dans L'Abbé Jules (1888), le héros éponyme adressait à l’art le même type de critique, dans les leçons données à son neveu : « Ils [les poètes] ne servent qu'à salir la nature de leurs découvertes et de leurs mots, absolument comme si, toi, tu allais barbouiller un lys ou une églantine avec ton caca ! » Comment comprendre cette apparente contradiction, qui confirme, une fois de plus, que Mirbeau n’est jamais dupe de ses propres passions, ni a fortiori de ses propres mots, et que, sensible à l’universelle contradiction, il refuse toute vision unilatérale et manichéenne des choses ?

* Il semble, tout d’abord, que, comme tous les artistes exigeants, tels Monet, qui a crevé tant de toiles, ou Cézanne, condamné à « la joie cruelle de ceux qui ont la nature pour maître : savoir qu’ils ne l’atteindront jamais » (« Cézanne », préface au catalogue de l’exposition chez Bernheim, 1914), ou encore le fictif peintre Lucien de Dans le ciel, qui, désespéré, finit par se suicider, Mirbeau soit douloureusement conscient de disposer de moyens, intellectuels, physiologiques et matériels, insuffisants pour permettre de réaliser parfaitement, dans l’œuvre créée, le rêve que l’artiste a porté en lui : c’est là une des tragédies de l’artiste, toujours en quête de perfection et toujours trahi par son cerveau ou par sa main « coupable » – celle, précisément, que Lucien se coupe, au dernier chapitre de Dans le ciel.

* D’autre part, la nature lui apparaît comme tellement merveilleuse, tellement complexe, avec de multiples effets tellement éphémères, impalpables et insaisissables, qu’il semble vain de prétendre la fixer et, a fortiori, l’exprimer, fût-ce dans les séries de l’ami Monet : « Est-ce qu’aucun peintre serait capable de faire danser cette gaie lumière sur ces feuillages amoureux de la vie ? », confie Mirbeau à Paul Gsell. Mais celui-ci remarque alors avec finesse que « son amour de la nature », ce n’était « après tout » que « l’effort d’art que fait son âme pour jouir du paysage » (loc. cit.). Ce qui revient à dire que rien n’est donné, que l’artiste et l’amateur d’art œuvrent pareillement, que l’art et la nature nécessitent, de leur part, le même « effort » pour voir et pour « jouir » et qu’il serait donc vain de les opposer, de les mettre en concurrence et de mésestimer l’un au profit de l’autre.

En créant de la beauté et de l’harmonie, à défaut de « vraie vie », en communiquant des émotions intenses par la suggestion et la magie des couleurs et des formes, en nous aidant à mieux voir et à mieux sentir, en enrichissant notre perception et notre expérience, les grands créateurs satisfont notre aspiration à l’idéal, consolent des laideurs de la vie quotidiennes et des cruautés des hommes, font momentanément oublier le tragique de notre condition, et donnent à la vie une dignité qui fait tout son prix. Loin d’être une mystification, comme Mirbeau le dit parfois en guise de provocation pédagogique, l’art est alors la forme suprême de révolte, comme l’affirme Christian Limousin : « L’art, qui est peut-être bien la vraie essence de l’homme, est une protestation, grandiose et dérisoire, lancée au vide de l’univers et à l’absurdité de la vie. »

Voir aussi les notices Artiste, Critiques, Impressionnisme, Dans le ciel et Combats esthétiques.

P. M.

 

Bibliographie : Nella Arambasin, « La Critique d’art de Mirbeau, ou l’élaboration d’une anthropologie religieuse », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 97-123 ; Laure Himy, « La Description de tableaux dans les Combats esthétiques de Mirbeau »,  in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 259-268 ; Samuel Lair, « L’Art selon Mirbeau : sous le signe de la nature », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 133-138 ; Christian Limousin, « Mirbeau critique d'art : de “l'âge de l'huile diluvienne” au règne de l'artiste de génie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 11-41 ; Christian Limousin,  « À quoi bon les artistes en temps de crise ? » Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 60-77 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau critique d’art », préface des Combats esthétiques, Nouvelles éditions Séguier, 1993, t. I, pp. 9-36 ; Laurence Tartreau-Zeller,

ARTISTE

Les privilèges de l’artiste

 

Mirbeau se fait une haute idée de l’artiste créateur et lui assigne même une mission sacralisée. Encore convient-il de bien distinguer le véritable artiste de celui qui n’est qu’un fabricant de produits calibrés en fonction du marché et destinés à satisfaire un public dûment crétinisé et dépourvu de goût. L’artiste digne de ce nom, c’est « un être privilégié par la qualité intellectuelle de ses jouissances » et qui, « plus directement que les autres hommes en communication avec la nature, voit, découvre, comprend, dans l’infini frémissement de la vie, des choses que les autres ne verront, ne découvriront, ne comprendront jamais » (« Le Chemin de la croix », Le Figaro, 16 janvier 1888). S’il est arrivé à ce stade de pénétration et de jouissance, c’est qu’il a opposé, dès l’enfance, une résistance opiniâtre à toutes les tentatives d’éducastration perpétrées par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église, ou bien, plus rarement, parce qu’il est parvenu à s’en libérer au terme d’une ascèse longue, difficile et douloureuse. Une des formes de cette résistance peut être la paresse à l’école, qui permet à l’élève de ne rien retenir des préjugés « corrosifs » dont ses professeurs voudraient l’enduire, ni des connaissances rébarbatives et répulsives dont ils souhaiteraient l’emplir pour mieux étouffer son imagination et sa créativité. Dans la continuité de Baudelaire, Mirbeau semble considérer que tout enfant porte en lui un génie potentiel, mais que seuls de rarissimes happy few parviennent à préserver l’étincelle du génie jusqu’à l’âge adulte. Il faut pour cela posséder une forte personnalité, ou, comme il disait plutôt, un fort « tempérament ».

Mais, avant d’être en mesure de réaliser des œuvres un tant soit peu dignes d’estime ou d’admiration, le jeune artiste devra acquérir la maîtrise de son métier : elle n’est certes pas suffisante, mais elle n’en est pas moins absolument nécessaire, sans quoi les moyens mis en œuvre n’auront aucune chance de permettre de s’approcher un tant soit peu de l’œuvre telle que l’a conçue l’imagination de l’artiste. Bien sûr, ces moyens eux-mêmes devront nécessairement évoluer au fur et à mesure que l’artiste fera une œuvre vraiment personnelle et suivra sa propre voie : il devra alors les adapter aux nouveaux objectifs qu’il se sera fixés : « Il appartient à l’homme de génie de créer de nouvelles ressources à son art, de reculer les limites du possible, de faire mieux, plus fort, que les devanciers » (« Le Salon IV », La France, 17 mai 1885). C’est seulement au terme de longues périodes d’apprentissage, de recherches et d’expériences que l’artiste pourra enfin s’épanouir et réaliser ses potentialités.

 

« De continuelles désespérances »

 

Mais ce « privilège » de voir, de sentir et de comprendre, qui le distingue du commun des mortels, l’artiste le paie au prix fort. Car il est condamné à « de continuelles désespérances », que Mirbeau a évoquées dans son roman Dans le ciel, à travers la tragédie du peintre Lucien, inspiré de Van Gogh.  . 

* La première raison en est que l’idéal auquel il aspire est inaccessible et que l’instrument dont il dispose est toujours pathétiquement inapte à rendre la complexité de ce qu’il perçoit et de ce qu’il porte en lui : « Devant le mystère qu’est le frisson de la vie, et qu’il est impossible d’étreindre complètement pour le fixer en un vers, sur une toile, dans du marbre [...], même un Shakespeare, même un Velasquez, même un Rodin se sent bien petit et bien impuissant. C’est que la réalisation a toujours été inférieure au rêve, et c’est le rêve qu’ils poursuivent. De là leurs tortures » (« Le Chemin de la croix »). À propos de Cézanne, Mirbeau écrit en 1914 que « la joie cruelle de ceux qui ont la nature pour maître est de savoir qu’ils ne l’atteindront jamais » (Préface au catalogue de l’exposition Paul Cézanne). De surcroît, l’outil « infidèle » du peintre et du sculpteur qu’est la main n’est pas toujours apte à exprimer ce que l’imagination créatrice de l’artiste a conçu, comme s’en désespère le peintre Lucien : « À mesure que je pénètre plus profond dans la nature, dans l'inexprimable et surnaturel mystère qu'est la nature, j'éprouve combien je suis faible et impuissant devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais l'exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu'est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines » (Dans le ciel, ch. XX). Aussi finira-t-il par se couper la main, “coupable” de trahir l’idéal entrevu. Mais, s’il faut en croire les confidences rapportées par Albert Adès (La Renaissance de l’art, février 1919), le cerveau lui-même n’est pas un outil au-dessus de tout soupçon, aux yeux de Mirbeau, et peut en retour entraver la spontanéité de la main : sans son cerveau, Rodin, qui possédait une main quasiment infaillible, aurait été carrément un dieu !

* La seconde explication des souffrances de l’artiste tient à son environnement socio-culturel : du fait de sa différence, il est forcément incompris, méconnu, souvent même persécuté, par ses congénères misonéistes, qu’il effraie ; quant aux pouvoirs publics, qui se méfient de l’art comme de la peste et ne conçoivent que des artistes instrumentalisés au profit de leur ordre, ils ne supportent « qu’un certain degré d’art », selon la formule révélatrice de l’inamovible ministre Georges Leygues, que Mirbeau se plaît à citer. L’artiste novateur a donc énormément de mal à vivre de son art et à percer le mur de l’indifférence ou du rejet – d’où la nécessité, pour Monet ou Rodin, par exemple, de recourir à un panégyriste comme Mirbeau ! Dans une société bourgeoise et conformiste, où dominent les « philistins », où le beau est sacrifié au joli et où l’art est « suffrage-universalisé », on déteste tout ce qui dépasse « la moyenne » et on pratique volontiers la chasse au génie : « Dans notre société, asservie à la tyrannie toute-puissante des collectivités, l’homme de génie n’a plus que la valeur anonyme, la valeur matriculaire d’un individu, c’est-à-dire qu’il n’a plus aucune valeur. Il ne compte pour rien. Mieux que cela, on le hait, et il fait peur comme les grands fauves, et, comme eux, on le poursuit, on le traque, on l’abat sans relâche. Ceux qui ont pu détruire un homme de génie et montrer sa peau à la société touchent une prime »... (« Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899).

 

La mission de l’artiste

 

La mission de l’artiste, pour Mirbeau, c’est d’exprimer, au moyen de l’outil qui lui convient le mieux, sa perception personnelle des choses et de faire partager ses « sensations inédites » et les émotions rares que lui a procurées le spectacle de la nature : « Un artiste est celui-là qui ressent une émotion devant la nature, et qui l’exprime. [...] On lui demande seulement d’être un brave homme, c’est-à-dire, devant une fleur, un regard, un caillou du chemin, devant n’importe quoi, d’avoir entrevu une beauté, ressenti un frisson de la vie, et de nous le dire » (« Le Salon du Champ-de-Mars », Le Figaro, 6 mai 1892). Peu importe le sujet ou le motif choisi, il n’y en a pas de plus nobles que d’autres : ce qui importe, c’est l’émotion esthétique qu’il procure et qui permet à l’artiste de transcender les limites du motif et de se projeter dans son œuvre, laquelle sera dès lors une sorte de synthèse du sujet et de l’objet, un coin de nature, non seulement vu et filtré, mais transfiguré par un tempérament d’exception :  « L’unique souci de l’artiste doit être de regarder sans cesse la Vie autour de lui pour la représenter absolument telle qu’elle lui apparaît. [...] Par la force même de son tempérament, il accentuera dans la Nature les formes et les couleurs qui en expriment le mieux le sens. En représentant sincèrement la nature, il la fera comprendre à sa manière, et c’est tout l’art » (interview par Paul Gsell, La Revue,  15 mars 1907).

Aussi toute véritable œuvre d’art est-elle potentiellement subversive en soi et possède-t-elle une vertu pédagogique, puisqu’elle nous révèle des aspects insoupçonnés des choses et fait éclater les rassurants cadres préexistants. C’est ce qui fait de l’artiste un rebelle sans le savoir. Ce caractère dérangeant, inquiétant, voire subversif, de l’œuvre d’art, est totalement indépendant des intentions de l’artiste et de ses choix idéologiques ou politiques : ainsi Camille Claudel, Renoir et Degas étaient-ils anti-dreyfusards, cependant que Cézanne était un bon bourgeois conservateur et Rodin un lecteur acritique du Petit Parisien.

P. M.

 

Bibliographie : Nella Arambasin, « La Critique d’art de Mirbeau, ou l’élaboration d’une anthropologie religieuse », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 97-123 ; Christian Limousin, « Mirbeau critique d'art : de “l'âge de l'huile diluvienne” au règne de l'artiste de génie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 11-41 ; Christian Limousin,  « À quoi bon les artistes en temps de crise ? » Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 60-77 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau critique d’art », préface des Combats esthétiques, Nouvelles éditions Séguier, 1993, t. I, pp. 9-36 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur,  Presses du Septentrion, Lille, 1999, 2 volumes, 759 pages. 


ATHEISME

ATHÉISME

 

            Quoique nourri de Pascal, et infiniment sensible lui aussi à « la misère de l'homme sans Dieu », Mirbeau est athée et matérialiste depuis son adolescence. Pour lui, Dieu est bien mort, comme le proclame son contemporain Nietzsche, dont il avait toutes les œuvres dans sa bibliothèque. Ce n'est qu'une « chimère », inventée par les dominants pour mieux écraser les faibles, et il n'existe en réalité aucune puissance supérieure, ni bienveillante, ni sadique – cette dernière interprétation serait, d’ailleurs, bien moins invraisemblable que l’autre, au vu d’un univers livré à « la loi du meurtre » et qui constitue « un crime », mais un crime sans criminel. Cependant, pas plus que Sartre ou Camus, Mirbeau ne tente de prouver l’inexistence de Dieu par des arguments philosophiques : pour lui, c’est une évidence, qui devrait sauter aux yeux de quiconque regarde le monde tel qu’il va, sans rime ni raison, sans essayer de s’aveugler en se berçant d’illusions.

            En l’absence de Dieu, il n’y a plus personne à qui remettre en toute confiance son destin. Personne non plus à qui s'en prendre, ou contre qui on puisse du moins se révolter, histoire de se défouler et de donner du même coup à sa misérable existence terrestre une dignité qui lui fait singulièrement défaut. Comme Maupassant, il arrive à Mirbeau de le regretter, comme il le confie à Camille Pissarro : « Je voudrais que Dieu existât pour l'injurier »... Mais il n'a même pas cette piètre consolation.

            Si, comme lui, on élimine d'entrée de jeu le recours illusoire à un être supérieur immatériel et néanmoins tout-puissant, alors il n’y a plus rien non plus qui donne un sens à la vie. Car, en l'absence d'un grand architecte ordonnateur de l'univers, qui l’aurait fait passer du chaos primitif au cosmos, rien ne saurait avoir la moindre signification. Les êtres et les choses se contentent d’exister, n'ont par eux-mêmes aucun sens, ne correspondent à aucun projet, ne visent à aucune fin, et il serait bien présomptueux de s'imaginer qu'ils puissent en avoir une. En bon héritier de Voltaire, Mirbeau ironise sur les naïfs partisans du finalisme : « Les choses n'ont pas de raison d'être, et la vie est sans but, puisqu'elle est sans lois. » Et d'ajouter plaisamment, pour se mettre au diapason des Pangloss de toutes les époques : « Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet étrange animal d'Edison qui s'imagine l'avoir découvert dans le pôle négatif, pourquoi les hommes auraient-ils d'inallaitables mamelles ? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipères et des limaces ? Pourquoi des critiques dans la littérature ?... » (« ? », L'Écho de Paris, 25 août 1890).

            Mais la plupart des hommes s'avèrent incapables de « regarder Méduse en face » et d’assumer le désespoir inhérent à la lucidité. Ils préfèrent pratiquer lâchement la politique de l'autruche, ce que Pascal appelait « le divertissement ». Ils tâchent de ne pas y penser et s'absorbent dans leurs agitations dérisoires et larvaires. Et ils se raccrochent tant bien que mal à des illusions, qu'ils supposent consolantes : les uns se forgent une représentation de Dieu, imaginent une providence, un destin, histoire de se rassurer en donnant un sens à ce qui n'en a pas ;  d'autres prennent bien acte de l'absence de Dieu, mais refusent pour autant la conclusion qui s'impose et font comme s’il en existait un, de peur de bouleverser un ordre mental et un ordre social dont ils jouissent confortablement. Ainsi en va-t-il des scientistes de la Troisième République, où le savant, succédané du prêtre catholique d’autrefois, tend à devenir, pour les républicains au pouvoir, l'autorité bienfaisante et infaillible dont la société bourgeoise a besoin pour se rassurer et préserver son ordre. Bien sûr, Mirbeau n'est pas de ceux qui s'effraient des lumières de la science, et il souhaite au contraire qu'elles soient aussi largement diffusées que possible, histoire de refouler ce qu’il appelle le « poison » religieux et d’éliminer définitivement l'obscurantisme au moyen duquel les puissants perpétuent leur domination sur les larves humaines, dûment anesthésiées et « chloroformées d'idéal », comme le petit Sébastien Roch. Mais il se méfie comme de la peste du scientisme, qui ne lui apparaît que comme une dangereuse dégénérescence de la vraie science (voir la notice Lombroso).

À la différence de ceux qui tentent dérisoirement de combler le vide existen­tiel par des valeurs sacralisées ou divinisées – l’argent, le pouvoir, le succès, la consommation, les honneurs, le plaisir, l’amour, etc. –, Mirbeau est un véritable athée : il n’a substitué aucun dieu nouveau à ceux des vieilles religions charlatanesques démonétisées, et il a entrepris un énorme effort de démystification, de désacralisation et de dérision en vue de dessiller les yeux de ses lecteurs et de les « dés-illusionner » comme il s’est « dés-illusionné » lui-même au cours de ses années de formation.

P. M.

         Bibliographie : Lucien Guirlinger, « Mirbeau et Nietzsche », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 228-240 ; Pierre Michel, « Le Matérialisme de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 292-312 ; Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001.


AUTBIOGRAPHIE

AUTOBIOGRAPHIE

 

         Dans une autobiographie, l’auteur, le narrateur et le personnage du récit ne sont qu’une seule et même personne, et les événements rapportés sont supposés avoir réellement eu lieu, par opposition au roman, qui affiche d’emblée son caractère fictionnel. Philippe Lejeune la définit comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » En ce qui le concerne, Mirbeau est précisément doté d’une très forte « personnalité » et il se projette totalement dans son œuvre. Son style, qui n’est autre, selon lui, que « l’affirmation de la personnalité », est donc aussi reconnaissable que celui d’un Van Gogh, dont il écrivait, en 1891 : « Il ne pouvait pas oublier sa personnalité, ni la contenir devant n’importe quel spectacle et n’importe quel rêve extérieur. Elle débordait de lui en illuminations ardentes sur tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il touchait, tout ce qu’il sentait » (L'Écho de Paris, 31 mars 1891). Et pourtant, paradoxalement,  il n’a rédigé aucune autobiographie et n’en a même laissé aucun fragment manuscrit. Mais cela n’empêche pas nombre de commentateurs de qualifier d’autobiographique ses trois premiers romans officiels, Le Calvaire (1886), L’Abbé Jules (1888) et Sébastien Roch (1890).

 

Romans autobiographiques

 

            Si l’on s’en tient à la définition de Lejeune et aux conditions qu’elle comporte, il semble envisageable de faire entrer Le Calvaire et Sébastien Roch – mais non L’Abbé Jules – dans la catégorie de l’autobiographie : ce sont tous deux des récits rétrospectifs de formation, centrés autour de « la vie individuelle » des personnages et rédigés longtemps après les faits rapportés (dix ans dans l’un, vingt ans dans l’autre, séparent la publication des événements rapportés à la fin du récit). Une différence est cependant à noter : dans Le Calvaire, le récit est de la main même du héros alors que, dans  Sébastien Roch, en dehors des extraits du journal du personnage éponyme, le récit, à la troisième personne, est l’œuvre d’un narrateur inconnu. Mais cette  exception à la règle ne suffit pas, d’après Philippe Lejeune, à lui dénier le qualificatif d’autobiographique, car, après tout, un auteur peut bien se cacher derrière un pseudonyme. Ce qui, en revanche, pose problème, c’est la « personne réelle » dont la vie est racontée rétrospectivement. Car Jean Mintié et Sébastien Roch sont des personnages fictifs, ce qui devrait, en principe, interdire de qualifier le récit de leurs vies d’autobiographie, à moins de supposer que le romancier a préféré n’avancer que masqué. Nombre de critiques de l’époque, mal intentionnés pour la plupart, se sont d’ailleurs empressés d’identifier Mintié à Mirbeau et d’attribuer à l’auteur les vilenies du personnage... Conception évidemment réductrice et malhonnête, qui fait fi de la création littéraire.

            Reste que nombre des événements rapportés dans les deux romans sont bel et bien advenus à Mirbeau, autant qu’on puisse en juger par sa correspondance. Mieux encore : à en croire ses confidences à Paul Bourget, il aurait même, dans Le Calvaire, retranscrit « telle quelle », sans aucun de ces « arrangements » téléologiques propres aux romans, la douleur de son propre « calvaire », dont le récit relèverait alors bel et bien de l’autobiographie. En réalité, il est clair, comme l’attestent ses lettres, que son roman a été longuement élaboré, remis sur le métier et abondamment travaillé, pendant plus de dix-sept mois, et qu’il répond à des intentions littéraires avouées : le dépassement du naturalisme zolien, à la lumière de la révélation d’Edgar Poe, de Tolstoï et de Dostoïevski.  Ce n’est en aucune façon une simple transcription du vécu. Quant à Sébastien Roch, ce n’est aussi qu’un roman autobiographique, et non une autobiographie stricto sensu, bien que la tentation soit forte de voir, dans l’émouvant récit du « meurtre d’une âme d’enfant » et du viol de son corps par un “père” jésuite infâme, le souvenir d’un traumatisme de l’adolescence du romancier, scandaleusement chassé lui aussi du collège de Vannes à la veille des vacances scolaires de 1863. Même si, dans la vie du jeune Octave, se sont produits des faits comparables à ceux du roman, il est clair qu’ils ont été triturés et retravaillés et qu’une décantation s’est produite au cours du quart de siècle qui a suivi.

            Même si Mirbeau s’y met en scène en tant que personnage, on ne trouve pas davantage d’autobiographie dans ses deux dernières fictions, La 628-E8 (1907) et Dingo (1913), qui s’apparentent davantage à l’autofiction (voir cette notice).

 

Pourquoi Mirbeau n’a-t-il pas écrit d’autobiographie ?

 

            Première explication concevable : Mirbeau ne croit ni à l’unité mythique du moi, ni à la possibilité de la connaissance du psychisme humain. Pour lui, l’homme, loin d’être un animal raisonnable, est tiraillé à hue et à dia par des postulations simultanées, il est en proie à une « bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités naïves », qui le rendent « si douloureux et si comique... et si fraternel », de sorte que de vouloir appliquer de la « mesure » et de la « logique » à ce qui n’est que « folie » fait de « l’art latin » un art « incomplet, quand il n’est pas faux », comme Mirbeau l’écrit à Tolstoï en 1903. Or l’autobiographie est précisément un récit rétrospectif qui donne a posteriori à la vie du narrateur une cohérence qu’elle ne pouvait avoir. En s’y refusant, et en préférant mettre en lumière le magma de ses propres contradictions dans des œuvres d’autofiction, Mirbeau-romancier est conscient de l’impossibilité de l’autoanalyse et  s’inscrit donc dans la continuité des grands Russes.

            Deuxième hypothèse : Mirbeau, chantre de l’impressionnisme, de Van Gogh et de Rodin, sait pertinemment que l’objectivité est impossible et que ce qu’on appelle la “réalité” n’est jamais réfractée qu’« à travers un tempérament créateur ». Ce n’est donc qu’une représentation, ou, dans une œuvre d’art, l’expression esthétique d’une émotion. D’où le choix, dans presque tous ses romans, de la première personne, qui permet d’exprimer la représentation du monde que se fait le narrateur-protagoniste fictif. Mais, ne croyant pas à “une” vérité objective, il n’entend pas pour autant offrir au lecteur la moindre garantie de véridicité, comme l’illustre par exemple Le Journal d’une femme de chambre, où rien ne vient confirmer la conviction purement subjective de Célestine que Joseph est l’assassin et le violeur de la petite Claire. Dans une autobiographie, au contraire, selon Philippe Lejeune, l’auteur a pour objectif « la ressemblance au vrai » et prétend donner  « l’image du réel ». Comme, pour Mirbeau, toute prétention au réalisme témoigne d’une présomption naïve, il n’était pas concevable de tomber dans le piège en nous faisant croire à un récit fidèle de sa propre vie. 

            Troisième hypothèse, complémentaire des deux précédentes : en prêtant d’étranges faiblesses à des personnages de fiction qui donnent pourtant l’impression de lui ressembler comme des frères (Jean Mintié, Sébastien Roch), ou en se peignant à contre-emploi sous son propre nom, comme dans Dingo, Mirbeau prend des distances avec lui-même, invite le lecteur à ne pas surestimer son autorité d’écrivain mondialement célèbre ; et même, au-delà de la sienne, c’est toute autorité que le romancier libertaire remet en cause. En se chargeant lui-même, que ce soit sous son propre nom, dans le cadre d’autofictions, ou à travers le masque de personnages fictifs, dans des romans autobiographiques, Mirbeau se sert de l’écriture comme d’un moyen de rendre sensible la fondamentale ambivalence de toutes choses, y compris de lui-même, au lieu de n’en donner qu’une vision unilatérale, mutilante et mensongère. Sa visée est donc pédagogique et politique et participe d’une volonté émancipatrice, qui implique de détruire toute autorité, à commencer par celle de l’écrivain, qui, pas plus que les politiciens honnis, ne saurait être a priori un bon berger.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et l’autofiction », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 121-134 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et l’autobiographie », Revue des Lettres et de Traduction, Université Saint-Esprit, Kaslik (Liban), n° 7, mars 2001, pp. 435-445 ; Patrick et Roman Wald Lasowki, « Ecce homo », préface des Romans autobiographiques, Mercure de France, collection « Mille pages », 1991, pp. I-XXVIII.

 


AUTOFICTION

AUTOFICTION

 

            Le terme d’autofiction a été forgé par Serge Doubrovsky en 1977, sur la quatrième de couverture de son roman Fils. Pourtant il n’est pas interdit d’employer ce mot à propos des deux derniers récits de Mirbeau, La 628-E8 (1907) et Dingo (1913).

Comme l’autobiographie, l’autofiction implique l’identité de trois instances : le romancier, le narrateur et le personnage. Mais, dans une autobiographie, les événements racontés sont supposés avoir réellement eu lieu, alors que, dans une autofiction, les faits relatés sont d’entrée de jeu présentés comme une fiction, ce qui laisse à l’auteur-narrateur les mêmes droits et la même latitude qu’à un romancier. Si le cas de Mirbeau est singulièrement intéressant, c’est parce que, dans toute l’œuvre d’un écrivain aussi traversé de contradictions assumées, se combinent des tendances et des formes d’inspiration qui ne vont pas spontanément de pair : anarchisme et décadence, engagement éthique passionné et détachement stoïcien, pessimisme de la raison et optimisme de la volonté, impressionnisme à la Monet et expressionnisme à la Van Gogh, réalisme à la Maupassant et frénétisme à la Barbey d’Aurevilly, horreurs cauchemardesques à la Goya et caricatures féroces à la Daumier. Son cas  est également captivant parce que, conscient des apories du naturalisme et convaincu de l’incurable vulgarité du roman, Mirbeau n’a cessé de chercher à frayer des voies nouvelles pour renouveler un genre romanesque qu’il jugeait moribond. L’autofiction avant la lettre, qu’il va mettre en œuvre sur le tard, constitue l’un des outils, parmi bien d’autres, de ce renouvellement générique.

Dans La 628-E8, qui se présente sous la forme d’un récit de voyage en automobile, outil qui bouleverse la perception du monde, et Dingo, qui a les apparences d’une fable rabelaisienne, il parachève la mise à mort du roman traditionnel en renonçant carrément au sacro-saint héros de roman et en choisissant pour héros, non des êtres humains, mais sa propre voiture, la 628-E8, et son chien, Dingo, qui est son double fraternel. De surcroît, après nombre de romans où il n’avançait que masqué et devait emprunter la voix de ses personnages pour s’exprimer, il se met lui-même en scène. Non pas en tant qu’auteur chargé de nous délivrer un message, ni même en tant que narrateur soucieux de nous restituer un récit bien structuré et qui ait du sens, ni a fortiori en tant que personnage central doté de qualités rares et supérieures. Mais simplement en tant que témoin des exploits des deux véritables héros, devant lesquels il s’efface : dans La 628-E8, il n’est qu’un voyageur trimballé par son « nouveau jouet » automobile, sur les routes de Belgique, de Hollande et d’Allemagne, et soumis aux bouleversements imposée par sa machine, qu’il subit plus qu’il ne la dirige ; dans Dingo, il se transmue en banal gentleman-farmer transplanté dans le Vexin, il n’est plus qu’un citoyen bien formaté de la France radicale et il perd même le contrôle de son propre récit au profit d’un animal, qui se permet en outre de lui donner des leçons d’humanité... D’emblée, on le voit, l’autofiction mirbellienne arbore ses spécificités.

            Le narrateur-auteur-personnage ne se cache pas d’y évoquer, avec toute la précision nécessaire, nombre d’épisodes attestés de la vie de Mirbeau. Mais d’emblée on se rend compte que les faits, tels qu’on a pu les établir, ont subi une singulière distorsion. La fantaisie et le goût de Mirbeau pour l’outrance et la caricature peuvent s’y donner libre cours, et la fictionnalité des deux récits est assumée, tant pour les événements de sa vie que pour sa propre image : de la personnalité historique de l’intellectuel engagé, du justicier sans peur et sans reproche, on est passé à un individu médiocre et peu engageant, souvent veule, stupide, aveugle et conformiste, mais qui n’en porte pas moins le même nom que le grand écrivain respecté. Mirbeau-personnage y est véritablement à contre-emploi, et tout se passe comme s’il prenait plaisir à s’afficher dépourvu des qualités qui l’ont fait admirer des uns et craindre des autres, pour n’être plus qu’un pauvre hère, ondoyant et divers au gré de son automobile et de son chien, et bien en peine d’assumer la moindre responsabilité, fût-elle celle d’un romancier soucieux de contrôler sa production. Ainsi, dans Dingo, l’anarchiste impénitent, le cynique contempteur des pseudo-valeurs de la société bourgeoise s’est-il mué en un apologiste de la Troisième République et de ses « justes lois » ; quant au rousseauiste qui, par la voix de l’abbé Jules, avait jadis présenté les animaux comme un modèle de beauté et d’harmonie, il n’est plus qu’un mauvais maître, acharné à dénaturer son chien pour en faire un homme et un bon citoyen : « Je ne lui demandais pourtant que peu de chose, je ne lui demandais, à ce chien, que de devenir un homme. C'était si facile, il me semble ». Dans La 628-E8, notre humaniste en arrive même à se muer en « Force aveugle » et en écraseur sans scrupules, au nom du Progrès sacralisé : « Il ne faut pas que leur stupidité [celle des villageois rétrogrades] m'empêche d'accomplir ma mission de progrès... Je leur donnerai le bonheur malgré eux ; je le leur donnerai, ne fussent-ils plus au monde ! – Place ! Place au Progrès ! Place au Bonheur ! / Et pour bien leur prouver que c'est le Bonheur qui passe, et pour leur laisser du bonheur une image grandiose et durable, je broie, j'écrase, je tue, je terrifie ! »...

 En mettant en lumière le magma de ses propres contradictions, c’est son autorité d’écrivain qu’il remet en cause : comment, en effet, faire confiance à un “auteur” qui avoue aussi ingénument ses faiblesses et ses contradictions et qui adopte, par rapport à lui-même, un tel regard ironique ? Cet autoportrait-charge de Mirbeau en forme de déboulonnage apparaît comme une sorte de règlement de comptes avec lui-même. Il bien plus audacieux que celui de Rousseau, qui ne confessait les fautes de Jean-Jacques que pour mieux démontrer qu’il n’en était pas moins, tout bien pesé, le meilleur de tous les hommes ayant jamais existé. Car, à la faveur de l’autofiction mirbellienne, ce sont tout à la fois l’homme et l’écrivain qui risquent de se trouver discrédités. Plus encore : par-delà la sienne propre, c’est toute autorité qu’il nous incite à contester. En refusant d’être lui-même un berger alternatif digne de foi, et en se moquant de ses propres prétentions à l’apostolat, il pousse son anarchisme radical jusqu’à ses conséquences extrêmes. Il déconcerte un lectorat en quête de réponses toutes faites, il frustre son attente, et, en ébranlant toutes ses certitudes sans rien lui proposer de sécurisant à la place, il contribue à faire table rase de tous ses préjugés et, partant, à l’émanciper intellectuellement.

En se mettant directement en scène comme personnage de fiction, à la place de héros de roman, Mirbeau franchit une nouvelle étape dans sa mise à mort du roman dit « réaliste ». Cela lui permet aussi d’exprimer directement nombre de ses émotions, de ses idées, de ses contradictions et de ses doutes torturants sans l’habituelle médiation obligée de porte-parole. Enfin, grâce à l’autofiction, il maintient avec son double une distance critique indispensable à l’émergence des questionnements des lecteurs. Sa visée n’est plus seulement thérapeutique – soigner les maux au moyen des mots. Elle est aussi pédagogique et politique et participe d’une volonté émancipatrice, qui implique de détruire toute autorité, à commencer par celle de l’écrivain.

P. M.



Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et l’autofiction », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 121-134 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et l’autobiographie », Revue des Lettres et de Traduction, Université Saint-Esprit, Kaslik (Liban), n° 7, mars 2001, pp. 435-445 ; Pierre Michel, « De la fiction de l’auto à l’autofiction », préface de La 628-E8,, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Pierre Michel, « Dingo : de la fable à l’autofiction », introduction à Dingo, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-28 ; Pierre Michel, « L’autofiction façon Mirbeau », Dalhousie French

AUTOMOBILE

Inventée à la veille du XXe siècle en même temps que le cinéma qui confère l’ubiquité et l’immortalité, l’automobile ouvre à l’individu la liberté de circuler loin et rapidement. Elle aura, à l’égal du septième art, bénéficié à plus de gens dans le monde entier tout au long du siècle dernier, qu'aucune autre des réalisations techniques dont ce siècle fut prodigue. Dans L’Aventure automobile,  J.-A.Grégoire évoque « le très brillant et rapide développement de la construction automobile entre 1900 et 1914, lorsque la France se trouvait au premier rang » : avec 2 000 voitures en 1900, 14 000 en 1905, 30 000 en 1910 puis 38 000 en 1913, dont une partie importante était exportée « l’industrie française étant, à l’époque, la première du monde ».  On comprend l’enthousiasme de Mirbeau, adepte du progrès technique, fortifié encore par sa rencontre avec Fernand Charron, prestigieux sportif angevin, champion cycliste, puis coureur automobile, victorieux dans nombre d’épreuves, dont la première et emblématique coupe Gordon Bennett de 1900, avant de devenir un  constructeur inspiré : « le génial Charron » auquel est dédié   le premier roman-automobile de la littérature, La 628-E8, numéro d’immatriculation de sa C.G.V.

Profondément attaché à son indépendance, Mirbeau ne pouvait qu’être passionné par ce nouvel  instrument de liberté après la bicyclette et la marche à pied. Longtemps cette liberté sera très coûteuse, d’autant plus que la conduite délicate et l’entretien permanent de ces véhicules très coûteux, lourds et fragiles, impose l’emploi à demeure d’un mécanicien, dont le statut social et le prestige le situent très au dessus des domestiques, ainsi que Mirbeau le note avec amusement. D’ailleurs la plupart des voitures sont découvertes et imposent indistinctement à tous leurs occupants le port de  gros manteaux et de lunettes étanches pour lutter contre les intempéries et la poussière. Avec les premières automobiles fermées et la fiabilité accrue des mécaniques, le mécanicien ne sera bientôt plus qu’un chauffeur au sein de la domesticité. Vêtu désormais d’un uniforme bien codifié il sera longtemps maintenu à un poste de conduite ouvert aux intempéries, alors que , avec « les progrès des pare-brise comme l’invention des essuie-glace permettraient de l’accueillir à l’intérieur avec les maîtres, au besoin protégés d’une fâcheuse promiscuité par une vitre de séparation et un tuyau acoustique.

Mais à l’aurore de l’automobile, Mirbeau a le premier célébré la liberté que procure la voiture quand les « chemins de fer, qui ont leurs voies prisonnières, toujours pareilles… ne traversent réellement pas les pays, ne vous mettent point en communication directe avec leurs habitants ». Plus encore, ainsi que l’indique Pierre Michel dans « De l’impressionnisme à l’expressionnisme », Mirbeau « introduit un élément fondamentalement nouveau dans la perception et la restitution du monde extérieur par l’artiste : la vitesse » « avec ses arbres qui galopent » et ce « continuel rebondissement sur soi-même » Ainsi l’écrivain, « comme ses amis peintres … ces chercheurs de neuf dont il a été l’apologiste et le promoteur », a trouvé « de nouvelles ressources à son art afin d’exprimer des sensations nouvelles procurées par un monde en pleine transformation. ». Logiquement Mirbeau fera d’ailleurs de la C.G.V le véritable héros de son roman-automobile La 628-E8 .

A. Ge.

 

Bibliographie : Franck Michel, « L’auto(asservissement) mobile – La bagnole, de l’autonomie à la dépendance »,  site Internet de Déroutes,  2008 ; Octave Mirbeau, La 628-E8, Fasquelle, 1907 ; Éléonore Reverzy et Guy Ducrey, éd., Voyage à travers l’Europe, autour de “La 628-E8” d’Octave Mirbeau, Actes du colloque de l’université Marc-Bloch de Strasbourg, 27-29 septembre 2007, Presses de l’Université de Strasbourg, février 2009.

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AUTORITE

Octave Mirbeau est un libertaire individualiste et anti-autoritaire, hostile à tout pouvoir, inévitablement oppressif, et à toute autorité, presque toujours aliénante. Non seulement il se méfie comme de la peste des autorités politiques et religieuses, qui portent la responsabilité des plus grands crimes de l’histoire et de la plupart des malheurs de l’humanité (voir par exemple « La Leçon du gorille », L’Action, 29 mars 1903), mais il se méfie aussi de l’autorité mortifère des pères, dont le pouvoir exorbitant au sein des familles le révolte ; de l’autorité uniformisante des professeurs, qui, au nom de leur prétendu savoir, enduisent consciencieusement les « pauvres potaches » de « préjugés corrosifs » ; et de l’autorité des critiques, littéraires et artistiques, majoritairement misonéistes et tardigrades, et qui, au lieu d’ouvrir les yeux de leurs lecteurs, entretiennent au contraire le grand public dans sa crasse intellectuelle.

Malgré sa philosophie résolument matérialiste, malgré son enthousiasme pour les inventions bénéfiques du génie humain, et bien qu’il voie dans la science la source principale de toute connaissance, il reste lucide et prudent face aux progrès scientifiques et se montre également réfractaire à l’autorité des savants, des médecins et des ingénieurs, car beaucoup, à l’en croire, ne sont que des charlatans, ou abusent de leur pouvoir et dérapent dans le scientisme. Et, malgré son rêve d’un indispensable chambardement social, il ne s’en méfie pas moins aussi des utopies et de l’autorité de nombre de penseurs alternatifs, trop souvent dogmatiques et qui pourraient bien être à leur tour fauteurs d’oppressions futures (voir Collectivisme et Utopie). Il pousse l’esprit critique et la lucidité radicale jusqu’à se méfier de sa propre autorité à lui, quand il lui arrive d’être tenté d’opposer un discours alternatif à la pensée unique en cours et qu’il lui faut recourir à l’autodérision et à l’humour sur soi pour se prémunir contre ce dérapage potentiel, comme dans La 628-E8 (1907) ou Dingo (1913), où l’autofiction avant la lettre constitue une manière de remède.

Ce rejet de l’autorité sous toutes ses formes semble avoir deux sources principales.

- D’une part, son scepticisme : il ne croit pas la Vérité accessible à l’esprit humain et connaît les limites de ce qu’on appelle la « raison », qui est bien souvent une de ces « puissances trompeuses » contre lesquelles Pascal mettait jadis en garde.

- D’autre part, son aspiration farouche à la liberté, qui lui fait considérer comme d’insupportables chaînes tout ce qui pourrait peu ou prou entraver l’essor de son esprit et de son imagination et l’incite à se méfier a priori des prétentions à apporter la lumière et à indiquer la voie à suivre.

Du même coup, il risque fort d’inquiéter ses lecteurs, au lieu de les rassurer comme beaucoup l’espèrent, car il n’oppose jamais une “vérité” alternative aux mensonges qu’il stigmatise : une fois que les yeux des lecteurs ont commencé à se dessiller, à eux de se débrouiller en mettant en œuvre leur propre esprit critique !  

Voir aussi les notices Anarchie, Politique, Utopie, Collectivisme, Famille, École, Église, Religion, Critique, Scientisme, Savants, Progrès, Écologie, Raison, Vérité, Autofiction et Dérision.

P. M.


AVORTEMENT

AVORTEMENT

 

Néo-malthusien, Octave Mirbeau proclame dès 1890, dans un de ses « Dialogues tristes » intitulé « Consultation » (L’Écho de Paris, 10 novembre 1890), le droit à l’avortement, présenté comme un des « droits de l’humanité », auxquels il convient de « laisser un champ vaste, sans limites ». Il récidivera dix ans plus tard, pendant l’automne 1900, dans une série de six articles du Journal, intitulés « Dépopulation », où il combat les thèses natalistes en vigueur.

            Voir Néo-malthusianisme.

P. M.

 

            Bibliographie :  Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le néo-malthusianisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 214-259. 

 


BELLE EPOQUE

BELLE ÉPOQUE

 

Expression inventée dans le désenchantement des lendemains de la Première Guerre mondiale pour évoquer les années 1900, elle a souvent été brocardée par les historiens : les images rétrospectives ne colorent-elles pas le passé de teintes aimables ? La « belle époque » a longtemps incarné l'insouciance et la frivolité.

 

Progrès ?

Mirbeau a souffert d'une époque dont, à en croire certains, il aurait partagé le goût de l'outrance et la fascination pour l'érotisme plus ou moins licite. Aujourd'hui, il tire profit de l'engouement pour la « belle époque », mais il est à craindre que cette faveur, après des années de purgatoire, ne repose sur un contresens. Digne représentant de la « belle époque », lui qui fut le contempteur de cette société à l'agonie, qui ne sera sauvée de la révolution que par la guerre ?

            La misère, l'inégalité, l'injustice de l'époque dite « belle », que le Progrès n'avait pas éradiquées, Mirbeau connaît. Il sait aussi que toutes les couches de la société communient dans cette foi qui avait en ce temps la force d'une religion, selon Stefan Zweig. Cette foi était soutenue par les découvertes de la science et leurs applications (seconde révolution industrielle) : la fée Électricité, qui multiplie les villes-lumière, les automobiles (voir La 628-E8, 1907) raccourcissent les distances, la médecine fait des progrès indéniables

Mirbeau est bien de son époque. Il s'intéresse aux inventions du temps. Il la décrit et, s'il l'aime, c'est en raison des scandales qui la caractérisent et qu'il peut, à loisir, vitrioler. C'est que le “Progrès” ne peut empêcher l'homme de rester tel qu'en lui-même depuis Cro-Magnon ; la nature humaine est faite de passions qui interdisent la sérénité ; grande bataille idéologique et politique qui déchire la France : l'affaire Dreyfus. Époque où l'on passe des vieux affrontements de la Révolution au conflit moderne par excellence : la lutte des classes (Georges Sorel contre Paul Bourget).

            « Belle époque » que celle qui, selon Mirbeau, voit s'épanouir, après l'écrasement de la Commune, l'Église qui distille un poison  mortel pour les âmes : l'École qui viole la personnalité de l'enfant :la “Justice” qui n'hésite pas à couper des hommes en deux au nom de la défense de l'Ordre (c'est-à-dire du désordre institutionnalisé) ; les usines où les hommes sont traités comme des bêtes de somme avant d'être mis au rebut, pendant que Clemenceau mate les syndicalistes révolutionnaires ; le système colonial qui piétine des cultures millénaires pour asseoir sa domination.

 

Combats

            L'arme de Mirbeau est l'article de journal à la pointe assassine. En 1883, il lance un pamphlet hebdomadaire, Les Grimaces, où il arrache les masques des “gens bien”, tout en servant l'antisémitisme, bien de son époque. Mais, chose rare qui mérite d'être soulignée, il reconnaîtra ses erreurs en prenant ses détracteurs au mot : « Palinodies » (voir la notice). Suit une longue série de textes critiques, esthétiques et politiques. Si Mirbeau a dû vendre sa plume (voir Négritude), ce qu'il considère comme une prostitution plus grave que la tarification de la passe, s'il a dû sacrifier parfois (voir son théâtre) à un public misonéiste, il a su faire passer un message contestataire.   

            Les combats que mène Mirbeau sont des combats d'aujourd'hui, mais ne faisons pas de Mirbeau un apôtre de la "modernité" à la Marinetti. Si Octave est l'une des voix majeures au tournant du siècle, c'est parce qu'il prophétise avec véhémence la mort, à brève échéance, d'une société pourrie.

            « Du passé, faisons table rase » ? Mirbeau ne craint pas d'admirer les génies du passé, Michel-Ange ou Botticelli. On retiendra qu'il a défendu, prôné ou fait connaître des écrivains (Maeterlinck…) et des artistes (Monet…) que condamnaient les “gens bien” : il n'y a qu'un communard pour faire de pareilles horreurs. On retiendra qu'il a défendu, prôné ou fait connaître des écrivains (Maeterlinck…) et des artistes (Monet…) que condamnaient les “gens bien” : il n'y a qu'un communard pour faire de pareilles horreurs...

            Né angoissé, Mirbeau partage les inquiétudes de ses contemporains. « Lendemains qui chantent » ?

            Moderne, Mirbeau l'est aussi dans la recherche du mot juste, du mot qui fait mal, du néologisme, au besoin, non par souci d'originalité, mais parce qu'il faut bien trouver de nouveaux vocables susceptibles de désigner un mal de l'époque : la République, ère du « pot-de-vinat », « bourgeoisisme », « banquisme »...

            Mirbeau ne se contente pas de dénoncer les hypocrisies de la bourgeoisie. Il s'engage dans des combats qui ne sont pas gagnés d'avance. Cette « belle époque » est féroce. L'affaire Dreyfus (voir la notice) en est la preuve : acharnement de la chose militaro-religieuse contre un homme dont le seul crime est d'être juif. Contre la droite (et contre une partie de la gauche : Jules Guesde), Mirbeau, qui se méfie pourtant des politiciens, n'hésite pas à faire alliance avec Jaurès pour obtenir la révision du procès du Capitaine, il se réconcilie avec Zola qu'il avait quelque peu malmené peu de temps auparavant.

            On retrouvera dans les romans de Mirbeau, qui ne sont pas des romans à thèse, mais des romans d'accusation, les bêtes noires évoquées dans ses articles.

            Bien de son époque, les personnages de ses Contes cruels : paysans sordides (mais, à la différence de Zola, Octave montre que ces gens sont victimes du système), bourgeois hideux pour qui la raison du plus fort est toujours la meilleure et qui exercent leur cruauté sur les enfants, les vieillards, les misérables et les animaux. Les  pulsions qu'elle prétend dépasser, la société ne fait que les exacerber.                   

« Aveuglément, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l'assommé contre l'assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort » (La 628-E8), Mirbeau est « le seul prophète de ce temps », affirme Apollinaire, et « le plus grand écrivain contemporain », selon Tolstoï.

 C. H.  


BIBLIOPHILE

Mirbeau, tels Nodier, Montesquiou, Heredia, Louÿs et Guitry, fut un écrivain bibliophile. Les impressions sur papier de hollande avaient sa faveur. Le catalogue de sa première vente après décès (Paris, Drouot, 24-28 mars 1919) établit qu’il avait eu recours, pour 159 ouvrages, au relieur Paul Vié, et plus rarement à Carayon, ainsi qu’au meilleur des meilleurs, Marius-Michel.

Pour les livres qu’il aimait, «  la qualité de la pensée s’accompagnait de la recherche du vêtement qui l’habillait, sous un aspect de beauté extérieure qui en rehaussait à ses yeux le mérite intrinsèque » (Pierre Decourcelle). Ainsi, l’ouvrage dédaigné, même orné par son auteur d’une flatteuse dédicace, restera broché. En revanche, l’ascension dans l’estime mirbellienne se révèlera par une simple reliure de cartonnage, avec couverture de papier marbré pour le premier échelon, suivi aux degrés supérieurs d’une demi-toile, puis d’une pleine- toile et, encore au-dessus, de soies et étoffes de fantaisie précédant les demi-vélins, les vélins et enfin le couronnement par le demi-maroquin, le plein-maroquin, voire le maroquin doublé.

Restent la plupart du temps brochés : Pergaud, Rostand, Clemenceau, Guitry, France, Zola, Apollinaire ; le cartonnage et la toile pour Tinan, Renard et Lorrain ; les étoffes et vélins pour Hervieu, Jarry, Bloy, Geffroy, Barbey d’Aurevilly, Gourmont, Maeterlinck, Mallarmé, Louÿs, Schwob, Verlaine, Montesquiou, Claudel, Rodenbach,Villiers de l’Isle-Adam. Ont droit au maroquin rouge : Hervieu, Heredia et Mirbeau lui-même ; au maroquin orange : Rosny ; au maroquin vert : Renard, Huysmans et Maeterlinck ; au maroquin bleu : Barrès.

Il fera relier en plein maroquin, par Marius-Michel, tous les manuscrits de ses pièces de théâtre et, en somptueux maroquin doublé par le même, les manuscrits et les éditions originales de tous les romans publiés sous son nom à l’exception de l’ultime Dingo.

Octave Mirbeau possédait d’autre part, non seulement des ouvrages à lui offerts par des contemporains, mais aussi de très beaux exemplaires, qu’il avait acquis, des œuvres de Montaigne, Rabelais, Corneille, Molière, Voltaire, Balzac, Taine, Musset, Renan et Flaubert, entre autre

J.-C. D.

 

Bibliographie : Pierre Decourcelle, « Octave Mirbeau bibliophile », préface de Bibliothèque de Octave Mirbeau, Librairie Henri Leclerc, 1919, pp. V-VII. ; Jean-Claude Delauney, « Mirbeau bibliophile, ou des clefs pour la bibliothèque d’Octave », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp 119-128, suivi d’un « Tableau synoptique des livres constituant la bibliothèque d’Octave Mirbeau », pp. 129-165 ; Nicolas Malais, « La 628-E8 par ses exemplaires les plus remarquables », in L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l'Université de Strasbourg, 2009, pp. 193-207.

 

 


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