Thèmes et interprétations

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Terme
EAU

La représentation littéraire de l’eau chez Mirbeau achoppe sur l’image sulfureuse et incandescente de l’écrivain, homme volcanique plutôt qu’être voué à la fluidité. Pourtant, l’image poétique de l’eau revêt une certaine cohérence dans son œuvre. Ses premiers ouvrages suggèrent ainsi une sorte de dualité entre, d’une part, le gluant et le boueux, et, d’autre part, la promesse d’une dilution dans une fluidité parfaite.

Le Calvaire (1886) met en scène une série de portraits masculins portés au narcissisme. Les pleurs versés, la fascination pour les surfaces aquatiques, le drame des eaux pures troublées par la guerre ou le tumulte parisien, sont autant de déclinaisons d’une même image, celle de la menace qui pèse sur le bonheur du jeune Mintié complaisamment attardé dans le sommeil lustral de la conscience, et qui peine à secouer cet engourdissement. La longue théorie des miroirs où l’on se contemple précipite sa chute. L’eau renvoie chez les personnages des premiers récits à un solipsisme dont ils ne cherchent nullement à se dégager. Le jeune Sébastien, en 1890, s’évade en des rêves océaniques qui lui confèrent un éphémère sentiment d’unité, à tel point que la vision du plan d’eau stagnante, derrière l’institution religieuse où s’élabore sa tragédie, agit comme un appel suicidaire à se perdre dans l’éparpillement des choses. L’abbé Jules connaît lui aussi cette aspiration à un néant bienheureux qui se traduit en termes de fluidité, tandis que le drame de Mintié, dans Le Calvaire, tient à l’impossibilité de trouver la mort dans la noyade, puisque même les vagues le rejettent.

Le désespoir de ces personnages trouve en fait à se dire dans le rapport singulier à la fluidité : là où la superficialité miroitante des êtres et des choses acquiert une dimension évidemment mensongère et trompeuse, réintégrer l’authentique profondeur des individus et des phénomènes devient une aspiration inaccessible. Au contraire, l’avatar de la boue gluante, en sa réalité de matérialité et de pesanteur odieuses, se substitue à l’image d’affranchissement et de réintégration d’un état d’avant la souillure.

De la poétique développée par Mirbeau aux combats écologiques, il n’y a pas de solution de continuité. L’homme qui cite devant Jules Huret, en 1891, le vers de Catulle Mendès comme une manière de perfection, « Un jet d’eau qui montait n’est pas redescendu », pouvait-il réagir par l’indifférence à la pollution des cours d’eau de la vallée de la Seine souillés par le déversement sauvage des eaux usées, depuis Paris ? Fin 1899, quelques articles de Mirbeau dans la presse montrent comment cette répulsion du visqueux, ancrée dans l’imaginaire, devient le fer de lance d’un discours prônant la salubrité la plus élémentaire. Les mêmes craintes face à la souillure mortifère de l’élément aquatique éclatent dans La 628-E8, où l’insalubrité des canaux hollandais menace de laisser crever à la surface miasmes et fièvres corruptrices.

Voir aussi  Mer, Port, Pourriture et Écologie.

S. L.

 

Bibliographie : Arnaud Vareille et Samuel Lair, « La Dynamique des images de l’eau dans l’œuvre de Mirbeau », in Actes du colloque de Gdansk In aqua scribis, le thème de l’eau dans la littérature, Wydawnictwo uniwersytetu Gdanskiego, 2005, pp. 109-117.

 


ECOLE

ÉCOLE

 

            Pour un libertaire comme Mirbeau, l’école a toujours été une préoccupation majeure. D’abord, parce qu’il a gardé de son passage chez les jésuites de Vannes un souvenir traumatisant aux conséquences ineffaçables, qui ne cesseront plus d’alimenter sa colère, Ensuite, parce qu’il a toujours été convaincu de l’importance décisive de l’enjeu scolaire, car  c’est avec les enfants d’aujourd’hui que l’on façonnera, peut-être, les citoyens lucides de demain,  ou, au contraire, que !’on continuera de fabriquer de « croupissantes larves » : « La base de tout, dans un État, c’est l’instruction de l’enfant ».     



La critique de l’école

 

            Pour lui, ce que l’on appelle « éducation » – peut-être par antiphrase – n’est en réalité qu’un abrutissant bourrage de crânes et qu’un apprentissage de « préjugés corrosifs ». Et l’école, loin d’être un espace d’enrichissement intellectuel et d’épanouissement individuel, est un lieu d’enfermement et de compression inhumaine de tous les besoins naturels de l’enfant : « Il y a quelque chose de plus triste que la porte d’une prison, c’est la porte d’un collège, quand, les vacances finies, elle se referme sur vous, emprisonnant pour une année votre liberté cabriolante de jeune gamin » (« Pauvres potaches », Le Gaulois, 4 octobre 1880). Et, de fait, c’est comme une prison qu’apparaît le collège de Vannes aux yeux du petit Sébastien Roch, avec sa « pierre grise », ses « espaces carrés en forme de cloître uniformément enclos de hauts bâtiments d’une tristesse infinie », avec des pions, qui, du haut de leur chaire, « vous regarde[nt] sournoisement derrière une fortification de livres », et des professeurs dont l’unique fonction semble être de tout interdire de ce qui est beau et enrichissant : la poésie, les livres, le style, et même le rêve. On comprend que le jeune Octave de 14 ans ait parlé d’« enfer » et qu’il n’ait cessé par la suite de plaindre les « pauvres potaches », victimes de « l’orthopédie de l’esprit à laquelle on soumet les natures les plus saines » (« La Rentrée des classes », Le Gaulois, 7 octobre 1879). Il en a illustré les résultats dans son roman Sébastien Roch (1890), où le héros éponyme subit un double viol, de l’esprit et du corps, et en subit l’ineffaçable et mortifère « empreinte ».

Comme si leur unique objectif était de tuer l’homme dans l’enfant, les professeurs s’emploient à susciter chez leurs élèves l’ennui et le dégoût, afin d’être bien sûrs que rien ne subsistera de leurs potentialités intellectuelles ni de leur personnalité. Les programmes scolaires accordent la priorité à une langue morte, le latin, et à une littérature du passé, que rien ne vient revitaliser, d’où un très vif sentiment d’inutilité, que ressent Sébastien : « Une fois ses devoirs bâclés, ses leçons récitées, il ne lui en restait rien, dans la mémoire, qui le fît réfléchir, rien qui l'intéressât, le préoccupât ; rien, par conséquent, ni formes, ni idées, ni règles, qui se cristallisât au fond de son appareil cérébral ; et il ne demandait pas mieux que de les oublier. C'était, dans son cerveau, une suite de heurts paralysants, une cacophonie de mots barbares, un stupide démontage de verbes latins, rebutants, dont l'inutilité l'accablait. » Quant à l’histoire, elle se réduit à une morne et abrutissante propagande : « On le gorgeait de dates enfuies, de noms morts, de légendes grossières, dont la monotone horreur l'écrasait. » Il en résulte le plus souvent une « indigestion », qui participe efficacement de la crétinisation programmée.

Par-dessus le marché, l’école se révèle compressive pour la vie affective et sexuelle de l’enfant et de l’adolescent, d’où un inassouvissement préjudiciable à l’épanouissement de l’adulte : « S’il n’y avait que Virgile et les vers à soie pour abrutir les potaches, il n’y aurait peut-être que demi-mal. Mais il y a autre chose. Il y a l’horrible et inhumaine compression de l’être humain à la plus belle période de son développement et de son efflorescence. [...] Vers l’âge de quatorze ans, l’homme s’éveille dans l’enfant. Il lui faudrait le grand air, la culbute dans les champs, en plein soleil. Cela créerait un “déversoir” à ce trop-plein de vie qui se manifeste en lui. [...] Au lieu de cela , les rêves se développent  en liberté entre quatre murs noircis d’encre pendant que le professeur lit Xénophon d’une voix somnolente à ses auditeurs somnolents ; ils se donnent carrière à l’étude, en récréation, au dortoir nu et maussade » (« L’Éducation sentimentale », L’Événement, 12 avril 1885). C’est précisément en mettant à profit les « rêves » imprécis et généreux du jeune Sébastien et en l’énervant par un  « continuel fracas d’images enfiévrées » que l’infâme père de Kern parvient à séduire l’adolescent candide et ignorant, justement âgé de quatorze ans.

Le résultat d’une semblable “éducastration” qui vise à déformer et à tuer « les âmes d’enfants », ce sont des êtres dénaturés et dépersonnalisés, inaptes à la vie de l’esprit et du corps, mais adaptés aux besoins d’une société misonéiste et niveleuse, où le conformisme est impératif et où la pensée est perçue comme une menace pour le désordre établi. Seuls résistent quelques enfants dotés d’une forte personnalité, qui se manifeste par le refus de l’école : « Cette paresse, qui se résout en dégoûts invincibles, est quelquefois la preuve d'une supériorité intellectuelle et la condamnation du maître. »  Cette supériorité est attestée par les artistes créateurs qu’admire Mirbeau et qui, tous, ont été en rupture avec l’institution scolaire.

 

Les alternatives

 

À l’oppression institutionnelle, Mirbeau est souvent tenté d’opposer une vision rousseauiste d’un état resté plus proche de la nature, où l’enfant pourrait gambader librement, épanouir ses potentialités et satisfaire ses envies naturelles sans contraintes, à l’instar du jeune Sébastien Roch avant que son père ne le sacrifie sur l’autel des jésuites de Vannes. Mais il serait erroné de ne voir en lui qu’un disciple falot de Jean-Jacques.  Certes, il y a bien, dans son œuvre, un personnage exceptionnel qui se réfère à l’auteur de l’Émile et qui essaie de mettre en œuvre, à sa manière, les principes de « l’éducation négative » préconisée par Rousseau jusqu’à l’âge de douze ans : c’est l’abbé Jules du roman homonyme de 1888. Considérant que tout être humain est capable de sentir bien avant de penser, et que, dans la perspective empiriste et sensualiste de Locke et de Condillac, nos pensées ne sont jamais que des stades plus sophistiqués de sensations qui ont été combinées et traitées, Jean-Jacques et Jules accordent la priorité à l’épanouissement physique de l’enfant, qui, avant d'acquérir des connaissances livresques, doit donc développer librement son corps, sa sensibilité, son sens de l'observation et toutes ses dispositions naturelles. Ils se méfient comme de la peste des livres, qui ne font qu’abrutir, énerver et inquiéter. Mais le rousseauisme professé par Jules ne saurait être mis au compte du romancier, qui conserve toute sa distance critique à l’égard d’un personnage dont les contradictions sont patentes :  alors qu’il condamne les livres, Jules fait lire à son neveu du Pascal et du Spinoza, auquel le gamin ne peut évidemment rien comprendre, et passe la plupart de son temps enfermé dans sa bibliothèque, au milieu de ces livres qu’il vilipende ; alors qu’il manifeste son horreur des prêches, il ne cesse de prêcher à son tour, en débitant des « tirades d'un anarchisme vague et sentimental » ; alors qu’il condamne le système bâton-carotte qui sert au dressage des enfants, il le met en œuvre, en se contentant d’en inverser les termes, en récompensant l’ignorance comme si elle était une vertu ou un progrès ;  et surtout,  alors qu’il dénonce les déformations que la société inflige aux esprits, il ne fait rien pour former celui de son neveu, se contentant d’alterner « courses dans le jardin », « exercices de toute sorte, violents et continus » et propos décousus, inintelligibles par le jeune Albert. On devrait plutôt voir dans sa pratique pédagogique l’exemple même de ce qu’il ne faut surtout pas faire...

            Le véritable modèle, Mirbeau le trouve chez Paul Robin (voir la notice), néo-malthusien comme lui, qui dirigeait l’orphelinat de Cempuis et qui a été relevé de ses fonction le 31 août 1894 par le ministre Georges Leygues, au terme d’une violente campagne menée par les cléricaux. Je grand tort de Paul Robin est de semer parmi les enfants la « joie », la « santé » et l’enthousiasme : « Rien que des joues fraîches, des corps souples, et des regards heureux qui ignorent les curiosités impures et la déprimante tristesse des mystères cachés ». L’objectif de Robin est d’aider ses élèves à devenir eux-mêmes et à « trouver le bonheur en soi-même », au lieu de n’être que des copies conformes et de mener une existence larvaire. Il souhaite aussi les armer « pour le travail et la vie sociale » : d’une part, en les protégeant « contre les disciplines esclavagistes de l’autorité » et « contre les déceptions énervantes des religions », afin qu’ils puissent devenir des citoyens lucides qui ne se laisseront pas facilement manipuler ; d’autre part, en réhabilitant le travail manuel et en illuminant « le plus vulgaire des métiers d’une belle lueur, d’une radieuse flamme d’idéal »  (« Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894). Ainsi, à en croire Mirbeau, ce pédagogue idéal parvient à former des êtres complets : non seulement des esprits sains, non gavés de connaissances inutiles, dans des corps physiologiquement et sexuellement sains, selon l’idéal greco-romain, ce qui est déjà beaucoup ; mais surtout ce qu’il appelle de « vrais hommes et de vraies femmes », c’est-à-dire des individus dotés d’une personnalité unique, d’une éthique élevée et d’une conscience civique, en même temps que d’une habileté manuelle qui leur garantisse un métier et qui ennoblisse leur existence. Inhabituellement optimiste, pour mieux persuader ses lecteurs, Mirbeau en arrive même à conclure qu’« il n’est pas  téméraire d’espérer qu’il [puisse] sortir de cet admirable système toute une rénovation dans les conditions sociales » : « Élever l’ouvrier jusqu’au rôle de créateur conscient, donner à sa vie l’intérêt de toute une recherche, de tout un rêve d’artiste, quoi de plus beau ? » Mais le terme même de « rêve » témoigne de sa lucidité désespérée : il sait pertinemment qu’il s’agit là d’une utopie et il se contente d’indiquer une direction.

            En attendant cette indispensable, mais improbable révolution culturelle dont il rêve, Mirbeau préconisait, dès 1884, dans la lignée proclamée de Montaigne, « des études générales bien faites et librement faites », c’est-à-dire sans examens, ni bachotage, ni programmes imposés, qui forment « l’esprit et le cœur », qui évitent toute spécialisation prématurée et qui permettent à l’élève d’acquérir « le sens commun, l’esprit juste et l’esprit de justice, un peu de raison et un peu de cœur ». Et, dans la lignée de Rousseau, anticipant l’abbé Jules, il demandait à son élève fictif : « Ce que je te demande, c’est de grandir tout simplement, de t’étendre et de t’amplifier dans le vrai et le bon par ton esprit, comme dans l’espace par ton corps. cela suffit parfaitement jusqu’au terme naturel de la croissance « (« Baccalauréats », L’Événement, 1er décembre 1884).

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et l’école – De la chronique au roman », Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès, n° 31, 2001,  pp. 157-180 ; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24  ; Octave Mirbeau,  Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.


ECOLOGIE

ÉCOLOGIE

 

            Octave Mirbeau était incontestablement un écologiste avant la lettre. Il est un défenseur véhément de l’environnement, que l’on massacre au nom du « progrès », et de la nature, qui est menacée de mort par la folie du système capitaliste, où seul compte le profit à court terme, et par la mégalomanie d’ « ingénieurs » en proie à la libido dominandi.

            Pour des raisons philosophiques, tout d’abord. Imprégné de Montaigne et de Rousseau, Mirbeau fait de la Nature, mot-valise s’il en est, une référence constante et un critère d’appréciation dans les domaines les plus divers. Avec la découverte de Bergson, son naturisme initial se teinte de vitalisme. Certes, il sait que la nature obéit à « la loi du meurtre » ; il sait aussi que l’homme, si civilisé qu’il se prétende, est encore bien souvent dominé par des impulsions homicides et n’a pas, tant s’en faut, coupé les ponts avec l’être de nature qu’étaient ses ancêtres, les grands singes « cruels et lubriques ». Mais il sait aussi que la nature obéit à des lois fixes et immuables et qu’elle constitue un point d’ancrage et d’équilibre autant qu’une source inépuisable de connaissances, d’inspiration et de réflexion : « Vous voulez penser, eh bien, regardez la nature. Si vous voulez savoir, c’est là que vous puiserez des idées profondes, les seules qui ne soient pas des inventions stupides et dangereuses de la littérature » (propos rapportés par Albert Adès). Il est également convaincu qu’en s’éloignant de la nature, l’humanité a créé « des besoins artificiels » et contribué ainsi à développer « les instincts de férocité dont le germe monstrueux est en elle », de sorte que les progrès dont elle se targue sont purement illusoires : « l’homme est aussi broyé dans les insatiables machines de nos lois et les tortures de nos préjugés qu’il l’était sur la pierre des sacrifices et dans les gueules des Molochs dévastateurs » (« Les Petits », Le Gaulois, 16 mars 1885). Par opposition au monde dénaturé des villes, des usines et des tripots, aussi bien que des salons parisiens, des théâtres et de la littérature, il aime se ressourcer au sein de la nature, sauvage ou apprivoisée, qui lui offre le refuge indispensable à son équilibre ; et il a en particulier, pour les fleurs, que, de son propre aveu, il aime « d’une passion presque monomaniaque », une véritable « religion » : « Toute joie me vient d’elles » (« Le Concombre fugitif », Le Journal, 16 septembre 1894). Par opposition aux nantis, aux mondains, aux politiciens, aux bourgeois, aux gommeux et autres pschutteux, il accorde toute sa sympathie aux êtres restés proches de la nature, ou du moins en lien avec elle, les paysans, les pêcheurs, les chemineaux, les poètes, les solitaires et les contemplatifs.

            Pour des raisons esthétiques ensuite. Le chantre de paysagistes tels que Claude Monet et  Camille Pissarro n’admire pas seulement les toiles où ils restituent la beauté de la nature dans tous ses frémissements, il est tout autant sensible aux paysages mêmes qui les inspirent et dont ils parviennent à rendre les incessantes transformations, qui témoignent du cycle de la vie. « Chaque fois que je m’arrête quelque part, n’importe où, et qu’il y a un peu d’eau, des arbres, et entre les arbres des toits rouges, un grand ciel sur tout cela, et pas de souvenirs, j’ai peine à m’arracher », confie-t-il à Marc Elder. Et il écrit à Claude Monet, au risque de le froisser : « Il n’y a que la terre. Moi, j’en arrive à trouver une motte de terre admirable et je reste des heures entières en contemplation devant elle. Et le terreau ! J’aime le terreau comme une femme et les belles couleurs qui naîtront de là ! Comme l’art est petit à côté de ça ! Et comme il est grimaçant et faux ! ».

            Pour des raisons de santé publique, de salubrité sociale et d’avenir de l’espèce humaine, enfin. Mirbeau est, certes, fort admiratif devant les prodigieux progrès scientifiques et le génie des ingénieurs capables, par exemple, de domestiquer la fée électricité ; et il est, avec passion, l’un des premiers utilisateurs des inventions techniques qui bouleversent la vie quotidienne, par exemple l’automobile. Mais il ne s’en méfie pas moins du pouvoir croissant d’ingénieurs échappant de plus en plus à tout contrôle, devenus « une puissance intangible »  et susceptibles, à terme, de menacer de détruire le monde : « Les ingénieurs sont une sorte d'État dans l'État, dont l'insolence et la suffisance croissent en raison de leur incapacité. Une caste privilégiée, souveraine, tyrannique, sur laquelle aucun contrôle n'est jamais exercé et qui se permet ce qu'elle veut ! Quand, du fait de leur incurie notoire, ou de leur entêtement systématique, une catastrophe se produit, [...] ce n'est jamais sur eux que pèsent les responsabilités... Ils sont inviolables et sacro-saints » (« Questions sociales », Le Journal, 26 novembre 1899). Dans une chronique de 1900 en forme de fable, « Nocturne » (Le Journal, 19 juillet 1900), il souligne le contraste entre, d’un côté, un ingénieur épanoui, parce qu’il se sent désormais « le grand maître des destinées » et qu’il « distribue à [son] gré la douleur ou la joie », et , de l’autre, « les villes bouillonnantes comme des étuves » et de malheureux humains qui souffrent et qui meurent « par la faute de cet homme très savant »  L’impunité dont jouissent ces criminels irresponsables est une menace d’autant plus grave que, comme le constate Mirbeau, à propos des canaux d’Amsterdam, « on a beau faire, il y a toujours un moment où la nature secoue formidablement le joug de l'homme ».

            Entre autres interventions concrètes, Mirbeau a dénoncé, en 1889, la dénaturation du Cap Martin, livré à la spéculation immobilière et dont la végétation risque fort de laisser la place à des casinos et autres constructions « rastaquouériques » supposées l’embellir (« Embellissements », Le Figaro, 28 avril 1889).  Dix ans plus tard , dans deux articles intitulés « Embrènement » (Le Journal, 26 novembre et 3 décembre 1899), il porte à la connaissance du grand public les effets désastreux de la pollution des eaux dans la région de Poissy. Dans le premier, il reproduit les doléances d’un habitant, dont la région est littéralement empoisonnée par « l’épandage des ordures parisiennes », et il s’en prend âprement aux ingénieurs, fauteurs de nuisances écologiques, et au ministre Pierre Baudin. Dans le second, il raconte la visite qu’il prétend avoir faite, en compagnie d’un savant, « sur le fameux plateau de Pierrelaye, aujourd’hui transformé, par l’obstination criminelle des ingénieurs, en immondes marécages de pestilence et de mort » : c’est là, en effet, sur un territoire jugé jadis impropre à servir de cimetière, que l’on rejette « l’énorme flot quotidien de pourriture, de maladie et de mort que lâche, par mille bouches – si j’ose dire – l’intestin formidable de Paris ». Le savant explique que, faute de pouvoir s’enfoncer dans la terre, parce que le rocher affleure à la surface, les eaux fécales, non filtrées et non drainées, « s’écoulent de tous côtés dans la vallée », « pénètrent dans les puits » et polluent gravement les eaux, désormais impropres à la cuisson et imbuvables. Des épidémies ne manqueront pas de se développer à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, pronostique-t-il. Le savant conclut que, si les ingénieurs sont « irresponsables et intangibles », la ville de Paris, elle, peut engager de grands travaux pour s’en tirer, moyennant cent millions de francs. Le 7 décembre 1899, Mirbeau adresse à la rédaction du Journal une « lettre douloureuse », supposée venir d’un autre habitant de la région infectée, qui lance un appel au secours : « Ainsi, à quelques kilomètres de Paris, aux portes mêmes de Paris, il se passe, dans tout un pays industrieux et ravissant, extrêmement peuplé, une chose horrible et criminelle, une destruction et un massacre ! Parce que des ingénieurs infaillibles se sont lourdement trompés, parce qu’ils ne veulent pas reconnaître une erreur initiale et qu’ils s’obstinent dans cette erreur, audacieusement, parce que la ville de Paris, stupidement et malhonnêtement, s’acharne à retarder l’heure de responsabilités inéluctables, on empoisonne et on continue d’empoisonner toute une vaste région. À ceux-ci, on enlève le pain, à ceux-là, le travail, à tous, la joie ! On nous enlève et on nous corrompt nos sources et nos ressources... On rend inhabitable, irrespirable  et plus mortelle qu’un marécage de l’Afrique centrale, une des plus belles campagnes de France, une des plus fréquentées, une des plus riches... »

P. M.

            Bibliographie : Samuel Lair, Octave Mirbeau et le mythe de la nature, Presses universitaires de Rennes, 2004 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le concept de modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001,  pp. 11-32 ; Pierre Michel, « Mirbeau écologiste », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010.


ECONOMIE

Mirbeau est extrêmement critique à l’égard des économistes et de l’économie telle qu’ils l’entendent, c’est-à-dire « libérale », comme ils disent, pour ne pas dire « capitaliste », et il s’emploie à les discréditer dans l’espoir de réduire leur malfaisance : « On ignorera toujours ce que c’est que l’Économie politique, d’où elle vient, où elle va et à quoi elle sert. C’est pourquoi elle est très respectée. » Très rarement pratiqué, « le métier d’économiste » n’est pas pour autant  « un sot métier », car il peut « rapporter beaucoup d’argent en vous donnant peu de mal ». Pour lui, l’économie politique n’est nullement une science, comme le prétendent ses praticiens, mais est avant tout une forme de légitimation de l’injustice sociale, pour le plus grand profit des industriels, des financiers et des arnaqueurs de tout poil. Les économistes « libéraux » tels que Léon Say et Paul Leroy-Beaulieu, les deux seuls « personnages » à qui cette « science » aurait été « révélée » et qui sont par conséquent écoutés comme des oracles, sont de fait les complices et les suppôts des dominants et des nantis : « L’Économie politique est une science qui, au fond, consiste à faire ce que veut M. de Rothschild et à lui obéir aveuglément. » À cette fin, les économistes ont trouvé un « truc, comme on dit dans le monde du théâtre » : la statistique. Entre leurs mains, la statistique, si facilement manipulable et presque toujours « menteuse », est le moyen de conférer une apparence de scientificité à leurs doctes « balivernes », que les journaux « s’empressent à l’envi de reproduire avec mille compliments » (« La Jambe de M. Léon Say », La France, 4 février 1885).

Une autre fonction des économistes, ou supposés tels, est de chercher à doter l’État du plus grand nombre de moyens permettant de racketter les contribuables, à l’instar de celui que Mirbeau évoque dans sa chronique du 7 novembre 1893 et qui rêvait d’imposer les parapluies et les cannes. En revanche, ils se révèlent totalement incapables d’organiser d’une manière un tant soit peu rationnelle le circuit de distribution des produits alimentaires du lieu de production au lieu de consommation, ce qui permet à toutes sortes d’intermédiaires de se servir grassement au passage et double ou triple le prix à la consommation : l’économie politique permet de distribuer des sommes colossales à des tas de gens inutiles, sur le dos des consommateurs (« Économie politique », Le Journal, 24 juin 1900). Bref, ce n’est qu’une arnaque.

Voir aussi les notices Capitalisme, Affaires, Les Mauvais bergers et Les affaires sont les affaires.

P. M..

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, (« La Jambe de M. Léon Say », La France, 4 février 1885 ; Octave Mirbeau, « Un économiste » L'Écho de Paris,  7 novembre 1893.

 


EGLISE

ÉGLISE

 

            Pour un athée et un anarchiste comme Octave Mirbeau, l’Église catholique se situe au premier rang des institutions qu’il exècre, qu’il juge mortellement dangereuses et qu’il souhaite abattre pour permettre l’émancipation des esprits et la réalisation d’une société réellement juste et démocratique. Le catholicisme romain tombe évidemment sous le coup des critiques qu’il adresse aux religions en général (voir la notice Religion) et aux différentes sectes et Églises chrétiennes en particulier (voir la notice Christianisme). Comme les autres religions, il constitue à ses yeux un pernicieux « opium du peuple » et contribue à la crétinisation des larges masses qu’il contrôle et endoctrine, et qui sont de surcroît soumises à un racket permanent : voir par exemple « Monsieur le Recteur » (L’Écho de Paris, 17 septembre 1889), « Un baptême » (L’Écho de Paris, 7 juillet 1891) et « Après 1789 ! » (L’Aurore, 15 juin 1902).

Mais si Mirbeau l’a constamment dans sa ligne de mire, plus que le protestantisme, et a fortiori que les autres religions, quasiment inexistantes en France à son époque, c’est que le pouvoir de malfaisance de l’Église de Rome y est encore considérable, malgré les Lumières et la Révolution, et que les sanglantes tragédies qu’elle a suscitées ou légitimées (croisades, Inquisition, guerres de religion, conquêtes coloniales, etc.) ont laissé des traces indélébiles dans les esprits avides de liberté. À cette raison qui tient à l’histoire du pays et à son héritage culturel s’ajoute une circonstance aggravante, par rapport aux autres religions et aux autres Églises : c’est que l’Église romaine est une institution très profondément et très largement enracinée à l’échelle du monde, qui possède des moyens financiers considérables, qui dispose d’une influence énorme sur les gouvernants d’un très grand nombre d’États et qui, telle une pieuvre, a multiplié tentaculairement ses influents réseaux, tellement bien implantés partout sur la surface de la Terre qu’elle est devenue, sans avoir besoin d’un État circonscrit à l’intérieur de frontières reconnues, une puissance mondiale, qui est même supérieure à celle des États les plus riches et les plus forts, militairement ou économiquement, parce qu’elle a conquis un contrôle sans pareil sur les esprits, comme le reconnaît Isidore Lechat, non sans admiration : « L’Église est dans le mouvement moderne, elle... Loin d'y résister, elle le dirige... et elle le draine à travers le monde... Elle a une puissance d’expansion, de transformation, d’adaptation, qui est admirable... une force de domination qui est justifiée, parce qu’elle travaille sans relâche... qu’elle remue les hommes... l’argent... les idées... les terres vierges... Elle est partout... aujourd’hui... elle fait de tout... elle est tout.... » (Les affaires sont les affaires, 1903, acte III, scène 2). Mais si l’affairiste Lechat compte s’en accommoder et se faire une alliée de cette « « puissance » pour renforcer davantage encore la sienne, pour Mirbeau au contraire elle est l’ennemi public n° 1 de toute politique d’émancipation. Car elle entretient l’ignorance et la superstition, combat toutes les tentatives pour donner des lois de l’univers une lecture scientifique, inculque la haine des plaisirs de la vie, et au premier chef de ceux de la chair, distille un terrifiant sentiment de culpabilité et s’arroge le droit de manipuler et de pourrir impunément les esprits malléables des enfants « pour mieux dominer l’homme plus tard ».

            Il aurait donc souhaité, de la part de gouvernements républicains qui se prétendaient anticléricaux, une politique intransigeante à l’égard des fervents du « mensonge religieux » et du « poison » indélébile distillé par l’Église catholique. Il était en particulier partisan d’une séparation radicale des Églises et de l’État et d’une laïcisation totale du système d’enseignement, encore largement imprégné de ce spiritualisme et de cette « morale », à peine ripolinée, dont les nouveaux maîtres du pays ont bien besoin pour légitimer leur autorité menacée. Mais il eut tôt fait de se rendre compte que les pseudo-républicains au pouvoir n’étaient pas plus soucieux que leurs concurrents ensoutanés d’émanciper les esprits, au risque de perdre leurs prébendes, et qu’à eux aussi il fallait « des troupeaux de brutes » pour « perpétuer leur domination ». Aussi a-t-il dénoncé avec constance et vigueur la collusion, camouflée derrière des gesticulations destinées à tromper les imbéciles, entre les « Cartouche » de la République et les « Loyola » de l’Église catholique, qui, en réalité, sont tous complices de crimes de lèse-humanité perpétrés sur des enfants sans défense (« Cartouche et Loyola » (Le Journal, 9 septembre 1894).

            Quant au personnel ecclésiastique qui fait tourner l’institution et est supposé diffuser parmi ses ouailles le message  évangélique d’amour et de fraternité, il est d’une médiocrité sans nom qui suffirait  à dissuader quiconque de faire sienne la doctrine chrétienne, tant il ne prêche que de mauvais exemple. Certes, il y a des prêtres honnêtes et cultivés, tel l’évêque de Sées, dans L'Abbé Jules (1888), mais il est tellement froussard, tellement faible de caractère et tellement inapte que, loin d’être attiré par lui, on finirait presque par avoir pitié de ce pauvre être déboussolé. Il y a bien aussi un moine héroïque, parvenu à sa façon au comble de la sagesse, le père Pamphile, mais il s’avère qu’il est complètement fou et que les admirables sacrifices qu’il consent ne servent strictement à rien, de sorte que cette foi aveugle est bien évidemment dissuasive. Quant aux autres prêtres catholiques mis en scène par Mirbeau dans ses contes et ses romans, ils rivalisent de sottise et de vulgarité, de voracité et de perversité, d’hypocrisie et de cupidité, et ils mériteraient tous les imprécations qu’adresse l’abbé Jules à ses collègues, tout en se présentant lui-même comme « un prêtre infâme » : « Vous mentez tous !… Depuis une heure, je vous regarde… Et, à le voir porté par vous, je rougis de l’habit que je porte, moi… moi qui suis un prêtre infâme, qui ai volé, et qui vaux mieux que vous, pourtant !… Je vous connais, allez, prêtres indignes, réfractaires au devoir social, déserteurs de la patrie, qui n’êtes ici que parce que vous vous sentiez trop bêtes, ou trop lâches, pour être des hommes, pour accepter les sacrifices de la vie des petits !… Et, c’est vous à qui les âmes sont confiées, qui devez les pétrir, les façonner, vous dont les mains sont encore mal essuyées de l’ordure de vos étables… Des âmes, des âmes de femme, des âmes d’enfant, à vous qui n’avez jamais conduit que des cochons !… Et c’est vous qui représentez le christianisme, avec vos mufles de bêtes à l’engrais, vous qui ne pouvez rien comprendre à son œuvre sublime de rédemption humaine, ni à sa grande mission d’amour… Cela fait rire et cela fait pleurer aussi !… Une âme naît, et c’est dix francs… Une âme meurt, et c’est dix francs encore… Et le Christ n’est mort que pour vous permettre, n’est-ce pas, de creuser la fente d’une tirelire dans le mystère de son tabernacle et de changer le ciboire en sébile de mendiant… Mais, quand je vous entends parler de la Vierge, il me semble que j’assiste au viol d’une jeune fille par un bouc. »

…        Au sein de cette riche et puissante Église institutionnelle, qu’il juge si terriblement malfaisante, il est un ordre que Mirbeau considère comme particulièrement redoutable : la Compagnie de Jésus (voir la notice Jésuites), « qui rêve d'établir, sur le monde, [sa] toute-puissance ». Pour avoir subi leur « empreinte » et « conservé très longtemps », de son séjour « d’enfer » au collège Saint-François-Xavier de Vannes, toutes les terreurs de la morale catholique » – sans même parler des violences sexuelles qu’il pourrait bien avoir subies au collège, comme le petit Sébastien Roch du roman homonyme de 1890 –, il est bien placé pour  connaître le pouvoir de nuisance des jésuites, ces « pétrisseurs d’âmes », dont l’esprit de corps et la discipline sont sans failles et dont la morale à géométrie variable, précisément nommée « jésuitisme », est illustrée et dénoncée dans Sébastien Roch (1890). Au risque de leur prêter un pouvoir bien supérieur à ce qu’il est réellement, Mirbeau va même jusqu’à les accuser de  porter la responsabilité exclusive de ce « crime » qu’est l’affaire Dreyfus (« Souvenirs », L’Aurore, 22 août 1898).

            Voir aussi les notices Religion, Christianisme, Sébastien Roch et Jésuites.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, Angers, février 2006 ; Octave Mirbeau,  L'Abbé Jules, Ollendorff, 1888 ; Octave Mirbeau,  Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau, Lettres à Alfred Bansard des Bois, Le Limon, 1989 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.

 


ELECTIONS

ÉLECTIONS

 

            Mirbeau est un contempteur du suffrage universel et du système des élections, parce qu’il n’y voit qu’une duperie. Anarchiste conséquent, il conteste radicalement la démocratie représentative et parlementaire, parce que, pour lui, elle n’est qu’une fiction, destinée à asservir davantage encore le bon peuple en lui faisant croire qu’il est souverain et en le persuadant que c’est lui qui, en allant voter, a choisi librement son propre asservissement. Il s’emploie donc en permanence à délégitimer le régime prétendument républicain, qui, en réalité, n’est nullement “la chose du peuple” qu’il est censé être, mais celle d’une poignée de politiciens. Dès 1888, il en appelle logiquement à « la grève des électeurs », dans un célèbre article du Figaro, que les groupes anarchistes, français et étrangers, vont diffuser à des centaines de milliers d’exemplaires à travers l’Europe et traduire dans de nombreuses langues.

            Le comportement de l’électeur moyen, « inexprimable imbécile », lui apparaît complètement irrationnel. En le provoquant, en mettant en lumière la profonde absurdité de sa confiance aveugle dans le pouvoir légitimant du vote, il tente donc de faire naître en lui l’étincelle de la conscience, afin de le dissuader d’aller déposer dans l’urne un bulletin significatif de son abdication en tant que prétendu souverain : « À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus ?... [...] Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, ni pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. »

            Dans sa grande comédie Les affaires sont les affaires (1903), Mirbeau rappelle aussi que les votes des électeurs peuvent s’acheter et que les millionnaires ne s’en privent pas : ainsi le brasseur d’affaires Isidore Lechat dépense-t-il dans ce but une somme énorme, dans l’espoir d’être élu député et de légitimer ainsi, par l’onction des urnes, les cinquante millions si mal acquis. Mais il ne parvient pas pour autant à se faire élire, ce qui semble prouver que, tout bien considéré, l’électeur n’est pas aussi stupide que Mirbeau l’affirmait quinze ans plus tôt. Il est cependant douteux que, de ce cas de figure exceptionnel, il ait jamais conclu que le vote puisse avoir une utilité quelconque. En tout cas, lui-même n’a jamais accompli ce qu’on appelle pompeusement son « devoir électoral ».

            Voir la notice Politique.

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Les Élections », La France, 12 août 1885 ; Octave Mirbeau, « La Grève des électeurs », Le Figaro, 28 novembre 1888 ; Octave Mirbeau, « Prélude », Le Figaro, 14 juillet 1889  ; Octave Mirbeau, « Les joyeusetés électorales », Le Figaro, 6 octobre 1889 (inséré dans le chapitre XVII des Vingt et un  jours d’un neurasthénique).

 


ELOGE PARADOXAL

L’éloge paradoxal est un procédé rhétorique très ancien, consistant à louer une chose (comportement, trait de caractère, habitude, opinion, pratique sociale) qui est d’ordinaire jugée mauvaise et condamnée, de manière à créer un double effet de surprise : du fait de l’illogisme apparent qu’il implique, d’une part, et de la transgression des normes d’une société donnée, d’autre part. Il a été illustré notamment par Érasme (Éloge de la folie), Molière (éloge du tabac, de l’inconstance et de l’hypocrisie religieuse, dans Dom Juan), Montesquieu (« De l’esclavage des nègres »), Thomas de Quincey (De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts) et Paul Lafargue (Éloge de la paresse).

Mirbeau y recourt volontiers, dans le cadre de sa démystification des valeurs consacrées et des institutions respectées. En prenant le contre-pied de la morale en usage et des habitudes de pensée, en faisant semblant de trouver bon ce qui est de toute évidence absurde ou monstrueux,  il choque notre confort intellectuel et nous oblige à « regarder Méduse en face » et à exercer notre esprit critique, dans l’espoir de créer chez le lecteur de bonne foi le choc qui l'amènera à s'interroger sur les normes morales et les règles sociales. L'humour, qui en est le principe – surtout l’humour noir –, est donc potentiellement subversif.

Citons, par exemple :

- L’éloge paradoxal du petit bourgeois dans L’Épidémie (1898) : « Le bourgeois dont nous déplorons la perte tragique et prématurée, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes [...] par des libéralités matérielles, des actes directs de bienfaisance... ou par l'éclat d'une intelligence supérieure, et l'utilité d'une coopération municipale... Nul ne représenta plus exactement l'idéal que l'Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l'être humain, c'est-à-dire quelque chose d'impersonnel, d'improductif et d'inerte [...]. Jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir [...]. Jamais non plus il ne voulut accepter un honneur, une responsabilité, dans la crainte d'avoir à payer cela par des obligations... des charges... des affections peut-être... qui l'eussent distrait de son œuvre [...]. Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l'amour... son esprit des pestilences de l'art [...] ! Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût, en revanche les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien... »

- L’éloge paradoxal du vol, pierre angulaire de la société capitaliste, dans Scrupules (1902) : « Le vol est l’unique préoccupation de l’homme... On ne choisit une profession – n’importe laquelle, remarquez bien – que parce qu’elle nous permet, nous autorise, nous oblige même, de voler – plus ou moins – mais enfin de voler quelque chose à quelqu’un... [...] Je vis clairement que le vol – de quelque nom qu’on l’affuble – était l’unique ressort de toutes les activités humaines... mais combien dissimulé... combien déformé, par conséquent combien plus dangereux !... Je me fis donc le raisonnement suivant : “Puisque l'homme ne peut échapper à cette loi fatale du vol, il serait beaucoup plus honnête qu'il le pratiquât loyalement.” [...] Et tous les jours je volai... Je volai honnêtement. [...] Ma conscience délivrée ne me reproche plus rien... »

- L’éloge paradoxal de la loi oppressive et inégalitaire dans Le Portefeuille (1902) : « Personne ne vous demande d’être honnête, Jean Guenille... Il s’agit, seulement de respecter la loi... ou de la tourner... ce qui est la même chose... [...] Il n’existe pas, dans le Code ni ailleurs... un article de loi qui vous oblige à retrouver, dans la rue, la nuit, des portefeuilles garnis de billets de banque!... [...] Il y en a un, au contraire, qui, sous les peines les plus sévères... vous force à avoir un domicile... »

- Les divers exemples d’éloge paradoxal fournis par Le Jardin des supplices (1899) :

* Éloge du meurtre comme justification des gouvernements et comme fondement de l’ordre social, dans le « Frontispice » : « S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier, sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… Nous vivrions alors en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir… Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-il indispensable de le cultiver avec intelligence et persévérance… Et je ne connais pas de meilleur moyen de culture que les lois. »

* Éloge du cannibalisme, à bord du Saghalien, par un explorateur français, dans « En mission » : « Quand on avait trop faim, on abattait un homme de l’escorte… de préférence un Allemand… L’Allemand, divine miss, est plus gras que les autres races… et il fournit davantage… Et puis, pour nous autres Français, c’est un Allemand de moins !… »

* Éloge de « la fée Dum-Dum », par un officier britannique, également dans « En mission » : « Vos petits massacres ne sont rien auprès de ceux que l’on me devra… J’ai inventé une balle… Elle est extraordinaire. Et je l’appelle la balle Dum-Dum, du nom du petit village hindou où j’eus l’honneur de l’inventer. »

* Éloge de la torture et du dépeçage de patients vivants, considérés comme un des beaux-arts dont la tradition se perd, par le jovial bourreau chinois « patapouf », dans « Le Jardin des supplices » stricto sensu : « J’ai toujours été – et de beaucoup – le premier, dans les concours de tortures… J’ai inventé – croyez-moi – des choses véritablement sublimes, d’admirables supplices qui, dans un autre temps et sous une autre dynastie, m’eussent valu la fortune et l’immortalité…. [...] N’est-ce pas là, véritablement, une invention prodigieuse… un admirable chef-d’œuvre, en quelque sorte classique, et dont vous chercheriez, vainement, l’équivalent, dans le passé ?… Je ne voudrais pas manquer de modestie, mais convenez, milady, que les démons qui, jadis, hantèrent les forêts du Yunnan, n’imaginèrent jamais un pareil miracle… Eh bien, les juges n’en ont pas voulu !… Je leur apportais là, vous le sentez, quelque chose d’infiniment glorieux… quelque chose d’unique, en son genre, et capable d’enflammer l’inspiration de nos plus grands artistes… »

Ajoutons encore l'éloge paradoxal de l'apartheid social par le père Roch, dans le premier chapitre de Sébastien Roch (1890) ; celui des amours quintessenciées des préraphaélites, au chapitre X du Journal d'une femme de chambre (1900) ; et les innombrables éloges paradoxaux épars dans les interviews imaginaires de personnalités du théâtre (Coquelin), de la “Justice” (Mazeau), de l’armée (Archinard) ou du gouvernement (Dupuy, Leygues, Méline) : éloges du cabotinisme, de la corruption, de la forfaiture, de l’ignorance, du massacre, du faux, de la vacuité des discours des politiciens, ou encore du protectionnisme : ainsi, Méline, le ministre de l’agriculture, « a un idéal économique : la vie chère. Il faut, pour qu’il soit grand et fort, qu’un peuple crève de faim. Or, pour qu’un peuple crève de faim, M. Méline a observé qu’il suffit de le protéger » (« Une face de Méline », Le Journal du peuple, 1er mars 1899).

L’abondance de ces éloges paradoxaux ne peut qu’inciter le lecteur à en conclure que, décidément, dans la France de la Troisième République, tout va à rebours du bon sens et de la justice. Sous-jacente à cette pratique du paradoxe est la suggestion que, tout l’édifice social marchant sur la tête, il convient de le chambouler complètement pour remettre les choses sur leurs pieds. L’éloge paradoxal aboutit alors au même résultat que la démonstration par l’absurde : ainsi Scrupules et Le Portefeuille démontrent-ils par l’absurde l’aberration d’une société reposant sur le vol et où l’on punit le plus « honnête » et le plus « héroïque » des hommes comme s’il était un « danger social ».

Voir aussi les notices Paradoxe, Humour noir, Interview imaginaire, Contre-type, Caricature et Dérision.

P. M.

 

 

 

 

 


EMOTION

Le mot « émotion » est très fréquemment employé par Mirbeau, mais il est polysémique et par conséquent d’un usage qui risque d’autant plus fort d’être ambigu que l’écrivain lui-même n’est pas très rigoureux dans son utilisation et se garde bien de définir précisément le concept. On peut néanmoins, semble-t-il, distinguer quatre acceptions possibles de ce terme.

* Il peut tout d’abord être entendu dans son sens le plus courant, quand il est question d’événements, réels ou fictifs, qui touchent ou ébranlent la sensibilité d’un personnage ou du lecteur. C’est avec émotion, par exemple, qu’on découvrira le triste destin de Sébastien Roch dans le roman homonyme de 1890, où le romancier entendait « noyer tous les cœurs dans les larmes ». Il en allait de même de romans parus auparavant sous pseudonyme, tels que Dans la vieille rue (1885) ou L’Écuyère (1882), ou de contes tels que « La Mort du chien » ou « La Bonne » (1885). Mais, dans la plupart de ses romans et de ses contes, Mirbeau préfèrera par la suite prendre de la distance et jouer de l’humour, de la dérision, de la caricature, du grotesque, ou au contraire de l’horreur, plutôt que de titiller à trop bon compte la corde sensible de ses lecteurs.

* Il n’est pas interdit de parler aussi d’émotion quand la sensibilité de l’écrivain est submergée par l’indignation (voir ce mot) et que, saisissant aussitôt sa plume en guise d’arme de choc, il tente de communiquer sa propre colère à ses centaines de milliers de lecteurs. Mirbeau n’est certes pas un pamphlétaire capable d’écrire à froid et calculant ses effets en bon gestionnaire : chaque fois qu’il est bouleversé par le spectacle d’une injustice, d‘un mensonge éhonté ou d’une misère atroce, il écrit à chaud et, au risque de ne pas ajuster parfaitement la cible, ou d’accabler des individus qui n’en méritent pas tant, il fonce avec impétuosité, sous l’effet de ce « donquichottisme » (voir ce mot) qui est en lui et qui le pousse à intervenir. Dans tous les combats qu’il a menés, l’émotion première, alimentée par sa soif de justice, a donc constitué un moteur puissant.

* Il peut encore être question de « l’émotion lyrique », concept forgé à propos de La 628-E8 (1907), fiction automobilistique où le romancier revendique une totale subjectivité (le voyage est surtout, affirme-t-il, « à travers un peu de moi-même ») et annonce d’entrée de jeu des « pages d’un brusque lyrisme ». Il affirme ainsi d’emblée la primauté accordée à l’émotion, au détriment de la raison : c’est à travers elle que seront filtrés les éléments de la réalité extérieure qu’il a entrepris d’exprimer par le truchement des mots. Mais ici c’est un élément mécanique, l’automobile, qui sert de médiation entre l’individu et le monde. Allant  bien au-delà de l’impressionnisme à la Monet, Mirbeau ne se contente plus d'ausculter scientifiquement les choses, comme le peintre des « météores », et de les exprimer telles qu'elles lui apparaissent, dans leur essence même, à un moment donné. Emporté par sa machine, il les rend telles que son « tempérament » unique les a transfigurées, sous le double effet de la vitesse et de ses humeurs changeantes au gré des vents : c’est ce que Jacques Noiray appelle « du lyrisme cosmique ». La révolution du regard, propre aux impressionnistes, se double alors d'une révolution de l'être lui-même, en proie à ce que Mirbeau appelle une « volupté cosmique » : « Peu à peu, j'ai conscience que je suis moi-même un peu de cet espace, un peu de ce vertige... Orgueilleusement, joyeusement, je sens que je suis une parcelle animée de cette eau, de cet air, une particule de cette force motrice qui fait battre tous les organes, tendre et détendre tous les ressorts, tourner tous les rouages de cette inconcevable usine : l'univers... Oui, je sens que je suis, pour tout dire d'un mot formidable : un atome... un atome en travail de vie. » Comme l’explique Arnaud Vareille, « il y a, dans un premier temps,  fusion du sujet et de l’objet, pour aboutir, dans un second temps, à cette intimité de l’être et de la nature », qui est constitutive de l’émotion lyrique.

* Il peut enfin s’agir de l’émotion esthétique, si difficile à définir, qui est la pierre de touche des jugements de Mirbeau critique d’art, de préférence aux approches qui se prétendent rationnelles ou scientifiques et, a fortiori, aux abstractions théoriques plus ou moins extravagantes. Placé devant la nature, dont il est le seul à « trouver la beauté cachée sous la beauté apparente » (« Sur les commissions », Le Figaro, 10 août 1890), l'artiste doit ressentir une « émotion personnelle », un « frisson », qui peuvent seuls « faire naître l'émotion et le recueillement au fond des âmes naïves » (« Claude Monet », La France, 21 novembre 1884). Sans émotion, il ne saurait y avoir de beauté : « L’art consiste surtout à exprimer un sentiment, une émotion, un frisson de la vie. Je préférerai toujours un tableau avec des incorrections de dessin, mais devant lequel j’aurai une émotion, au tableau impeccable et qui ne dira rien à mon esprit et à mon imagination » (« Eva Gonzalès », La France, 17 janvier 1885). Cette « émotion » propre à l’artiste, l’œuvre d’art a précisément pour mission de la transmettre à l’amateur : soit spontanément, si son œil est déjà bien exercé et si sa sensibilité est déjà bien aiguisée ; soit par le truchement de critiques, ou plutôt de passeurs, tels que Gustave Geffroy ou Mirbeau lui-même, qui l’aident à mieux voir et à mieux sentir. Et, si l'œuvre émeut effectivement, alors peu importent les moyens mis en œuvre : « Pourvu que je ressente une émotion, je ne vais pas chicaner l'artiste sur les moyens qu'il emploie. En art, la grande affaire est d'émouvoir, que ce soit par des touches rondes ou carrées » (« Eva Gonzalès », art. cit.). L’émotion esthétique, qui n’a rien à voir avec la sensiblerie ni avec le sentimentalisme, est alors ce qui relie l’artiste, le critique intercesseur et le simple amateur ; elle constitue entre les esprits fraternels une espèce de langage universel, qui permet de sauter par-dessus les frontières, voire de communiquer par-delà les siècles.

C’est ce souci de faire passer sa propre émotion de lecteur à quelques « âmes naïves » qui, par exemple, a incité Mirbeau à consacrer à Maurice Maeterlinck le fameux article qui a fait passer d’un seul coup le poète gantois de l’obscurité à la célébrité : « J’ai songé qu’il y a tout de même, quelque part, des inconnus, à qui une telle œuvre donnerait de la joie, et qui m’aimeraient de la leur révéler, des inconnus, comme il s’en rencontre dans nos âmes, qui traversent, au loin, sans se faire voir, notre vie, et qui ne sont ni hommes de lettres, ni peintres, ni gens du monde, ni rien de ce que nous révérons d’ordinaire, qui sont tout simplement, je pense, une émanation lointaine et ignorée de notre pensée, de notre amour, de notre souffrance » (« Maurice Maeterlinck », Le Figaro, le 24 août 1890). De ce primat de l’émotion, découle le fait, relevé par Marie-Françoise Montaubin, que « la critique d’art mirbellienne trouve de préférence son expression, non seulement dans des articles ou textes spécialisés, mais aussi dans les récits ou romans, plus traditionnellement requis comme vecteur de l’émotion et plus propres à la susciter que le texte critique. » En effet, « la fiction narrative, conte, anecdote ou autre récit, s’impose comme une forme dominante du discours sur l’art chez Mirbeau, soit que l’article critique adopte la forme d’un petit récit, éventuellement insérable dans une fiction à venir, soit que le propos critique devienne matière romanesque à part entière », comme, par exemple, Dans le ciel.

Voir aussi les notices Indignation, Révolte, Pitié, Art, Artiste, Combats esthétiques et La 628-E8.

P. M.

 

Bibliographie : Maria Carrilho-Jézéquel,   « Pamphlet, émotion et silence », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, pp. 125-132 ; Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « De l’émotion comme principe poétique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 86-100 ; Arnaud Vareille, « L'Émotion lyrique dans La 628-E8 », in Actes du colloque de Strasbourg, L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l'Université de Strasbourg, 2009, pp. 69-83.

 

 


EMPREINTE

Employé par Mirbeau dans son roman Sébastien Roch (1890), et repris dans le même sens par Édouard Estaunié pour intituler son premier roman, publié en 1896, le mot « empreinte » désigne, chez les deux écrivains, la marque indélébile de l’éducation religieuse infligée à l’enfant, notamment dans les collèges de jésuites – que Mirbeau qualifie de « pétrisseurs d’âmes » –, où tous deux ont fait leurs études. L’expérience de la vie et l’usage de la raison peuvent, le plus souvent, aider l’adulte à se débarrasser de nombre de croyances et superstitions grossières qui épouvantaient l’enfant. Mais ce qui est beaucoup plus difficile, voire impossible, à extirper, c’est tout ce qui est si profondément enfoui que la raison ne parvient pas à lutter contre des mécanismes insidieux, résultant de la manipulation de cerveaux malléables par les prêtres. Au premier chef, le sentiment de culpabilité, qui constitue un véritable « poison », « agissant à distance et dont les années n’ont pu atténuer l’effet », comme l’écrit Estaunié. Ainsi le jeune Sébastien Roch confie-t-il à son journal : « J'ai l'horreur du prêtre, je sens le mensonge de la morale qu'il prêche, le mensonge de ses consolations, le mensonge du Dieu implacable et fou qu'il sert ; je sens que le prêtre n'est là, dans la société, que pour maintenir l'homme dans sa crasse intellectuelle, que pour faire, des multitudes servilisées, un troupeau de brutes imbéciles et couardes; eh bien, l'empreinte qu'il a laissée sur mon esprit est tellement ineffaçable que, bien des fois, je me suis dit : “Si j'étais mourant, que ferais-je ?” Et, malgré ma raison qui protestait, je me suis répondu : “J'appellerais un prêtre !” » (Sébastien RochII, 2).

Bien sûr, Sébastien n’est qu’un personnage, et Mirbeau a beau jeu d’illustrer, à travers son exemple pathétique, les ravages de l’éducation catholique. Il s’en est évidemment mieux sorti que son double, car il s’est très vite révolté, comme en témoignent ses Lettres à Alfred Bansard. Mais il n’est pas complètement indemne pour autant : chez lui, l’empreinte se manifeste surtout par une logique de rédemption et d’expiation – et aussi, sans doute, par des rapports passablement masochistes avec les femmes.

Voir aussi les notices Christianisme, Religion, Jésuites, Rédemption, Expiation, Estaunié et Sébastien Roch.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau, Édouard Estaunié et l’empreinte », in Mélanges Georges Cesbron, Presses de l'Université d'Angers, 1997, pp. 209-216 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, Angers, février 2006 ; Octave Mirbeau,  Sébastien Roch, Charpentier, 1890.

 


ENFANT

Octave Mirbeau n’a pas eu d’enfants, sans qu’il soit possible, faute de témoignages, de savoir s’il s’agit d’une volonté délibérée ou seulement d’une impossibilité, l’un, d’ailleurs, n’empêchant pas l’autre. Mais la vision démythificatrice qu’il donne de l’enfance est tellement noire que l’hypothèse d’une volonté arrêtée de ne pas « infliger la vie » à un nouveau condamné à mort semble tout à fait plausible : force est de reconnaître que sa conception tragique de la condition humaine, sa remise en cause radicale de la société de son temps et de toutes ses institutions oppressives et aliénantes, ainsi que son pessimisme foncier sur la nature humaine, n’étaient guère de nature à l’encourager dans une aventure parentale à hauts risques. Est-il possible d’être un « bon parent » dans les conditions existentielles et sociales contre lesquelles il n’a cessé de se révolter ? 

Loin d’être la période la plus heureuse de la vie, et a fortiori l’âge d’or popularisé par la littérature bien-pensante et aseptisée, l’enfance telle que la perçoit Mirbeau est un douloureux parcours du combattant. Le petit homme se trouve, dès son plus jeune âge, confronté à un monde d’adultes, le plus souvent larvisés, où règnent l’égoïsme, l’indifférence, la bêtise, l’ignorance et la cupidité, avec des variantes selon les milieux, bien sûr, mais bon nombre des souffrances qu’il va devoir endurer sont globalement les mêmes dans toutes les classes sociales, car la plupart des parents transmettent à leurs enfants le « legs fatal » de leur propre conditionnement et de leur propre misère intellectuelle, affective et sexuelle. Ils ont aussi une fâcheuse tendance à ne voir en l’enfant qu’une charge et qu’un souci, dont ils se désintéressent, et, pour peu qu’ils ne puissent assumer la charge d’une bouche de plus à nourrir, les plus misérables n’hésitent pas à recourir à l’infanticide, en guise de contrôle des naissances, comme dans le pauvre hameau percheron de La Boulaie Blanche : « Dans la terre, sous les bouleaux et les pins, au fond des puits, parmi les cailloux et le sable, vous verrez plus d’ossements de nouveau-nés qu’il n’y a d’ossements d’hommes et de femmes dans les cimetières des grandes villes… Allez dans toutes les maisons, et demandez aux hommes, les jeunes et les vieux, demandez-leur ce qu’ils ont fait des enfants que leurs femmes portèrent !… » (« L’Enfant », La France, 21 octobre 1885).

Quand l’enfant grandit, va à l’école, commence à poser des questions et à manifester un tant soit peu de curiosité intellectuelle, voire un embryon de questionnement critique, les parents, même bien intentionnés, ont tôt fait de lui imposer silence, ne daignent pas lui répondre, ou fournissent des explications aussi stupides qu’infantiles, ce qui contribue à étouffer dans l’œuf toute potentialité d’esprit critique. Les parents, quelle que soit leur bonne volonté, sont en effet complètement incompétents pour pouvoir éduquer leurs propres enfants – et les professeurs, d’après Mirbeau, le sont tout autant pour ceux des autres ! Avec la complicité des « pétrisseurs d’âmes » que sont les prêtres, ils s’emploient tous à qui mieux mieux à les badigeonner de « préjugés corrosifs » et à leur inculquer des superstitions stupides ou des connaissances rébarbatives qui détruisent à la racine leur curiosité intellectuelle. Rousseauiste, Mirbeau considère au contraire qu’il faudrait traiter l’enfant comme un enfant, qui a besoin de jouer, de s’épanouir physiquement et de faire ses gammes, jusqu’à un âge où il pourra se préparer à la fois à l’acquisition de connaissances utiles à son épanouissement intellectuel, à l’apprentissage d’un métier et à l’exercice de ses responsabilités sociales, comme dans l’orphelinat de Cempuis dirigé par Paul Robin  (voir « Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894). Dans la continuité de Baudelaire, il a aussi tendance à penser que tout enfant possède un génie potentiel, mais que seuls ceux qui résistent au laminage par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église, au premier chef les artistes, préservent la capacité de jeter sur les choses un regard vierge, comme le tout jeune enfant : « Ah ! combien d’enfants qui, compris et dirigés, seraient de grands hommes peut-être s’ils n’avaient été déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du père imbécile ou du professeur ignorant ! » (Le Calvaire, 1886). Ce qu’on nomme « éducation » n’est plus alors qu’une déformation, quand ce n’est pas carrément ce qu’il appelle le « meurtre d’une âme d’enfant » (Sébastien Roch, 1890). Dans ces conditions, l’ennui, la solitude et la frustration constituent, pour la plupart des enfants, leur pain quotidien. Et, quand commencent, à la puberté, les premiers désirs vagues et qu’ils expérimentent les premiers plaisirs solitaires, les interdits et les tabous, qui pèsent notamment sur la masturbation, contribuent à les culpabiliser dangereusement et à leur infliger un refoulement contre-nature, dont se plaint amèrement l’abbé Jules.

Par-dessus le marché, certains parents trouvent dans leur progéniture une intéressante source de profit ou de revenus complémentaires : soit en les faisant trimer gratuitement au ménage, comme les parents du petit Georges dans L’Abbé Jules, ou dans les champs ou les étables, cas général chez les paysans normands qui peuplent les contes de Mirbeau ; soit en les laissant surexploiter dans les mines ou les usines, pour de bien maigres salaires, cas fréquent dans les familles de prolétaires, qui n’ont pas d’autre choix, comme dans Les Mauvais bergers ; soit en les contraignant à mendier ; soit encore, ce qui est bien pire, en les livrant à la prostitution pour satisfaire, moyennant finances, les goûts dépravés de messieurs amateurs de chair fraîche, mais si respectables (voir La Maréchale, 1883, « De Paris à Sodome », L’Événement, 9 mars 1885, ou « Les Petits martyrs », L’Écho de Paris, 3 mai 1892).

Mirbeau plaide donc inlassablement pour les droits de l'enfant : non seulement il a droit à de bonnes conditions matérielles, que, pour l’heure, seuls les riches sont en mesure de lui fournir, et à un épanouissement affectif au sein de sa famille, ce qui est malheureusement bien rare, mais aussi à la culture, à la liberté de l’esprit et à la beauté. Mais comme ces droits ne sont presque jamais respectés et qu’absolument rien ne les garantit, et comme de surcroît la production d’enfants imposée par la loi aux prolétaires, dont l’enfant est la seule richesse, répond aussi à des objectifs militaires, dans la perspective de la prochaine boucherie, ce qui le scandalise tout particulièrement, il y ajoute ce qu’on pourrait appeler un « droit au non-être » : l'un des tout premiers, il s’élève en effet avec virulence contre la politique nataliste en vigueur, et il développe dans la grande presse des thèses néo-malthusiennes, préconisant le contrôle des naissances et proclamant le droit à l’avortement (voir sa série d’articles du Journal intitulés « Dépopulation », à l’automne 1900.

Mais, s’il affirme vigoureusement leurs droits, Mirbeau ne cède pas pour autant à la tentation, trop facile, d’idéaliser les enfants. Car, même s’ils sont potentiellement porteurs de grandes espérances, ils vivent dans une société qui, dès leurs premières années, a commencé son travail de décervelage et de corruption. Très vite les enfants tendent à être conditionnés à devenir de parfaites répliques de leurs parents et à se révéler aussi stupides et aussi féroces que les adultes, à l’instar du jeune Jules Dervelle, auteur d’une bien cruelle farce jouée à sa sœur, qu’il force à avaler toute une bouteille d’huile de foie de morue, dans L’Abbé Jules (1888), ou des collégiens de Vannes, fils de nobliaux prêts à infliger les pires avanies au pauvre roturier Sébastien Roch. N’ayant pas d’autres modèles pour savoir ce qui se fait et « ce qui est convenable », ils imitent tout naturellement le comportement des adultes, tels ces deux enfants de dix ans, Jean et Jeanne, qui jouent naïvement à imiter les amours adultères de leurs parents  (« La Divine enfance », Le Journal, 26 juillet 1896). Ces comportements d’adultes, qui transgressent l’image édulcorée de l’enfance, constituent un moyen, pour Mirbeau, de dénoncer tous les mensonges sociaux qui se transmettent de génération en génération et qui interdisent tout véritable progrès moral et social.

Voir aussi les notices Famille, École, Cruauté, Crétinisation, Sexualité, Onanisme, Néo-malthusianisme, Sébastien Roch et Dans le ciel.

P. M.

 

Bibliographie : Fernando Cipriani,  « Sébastien Roch : roman d'enfance ou de formation ? », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 15, 2008, pp. 34-53 ; Ghislain Gondouin, L'Enfant dans l'histoire : Octave Mirbeau ou l'exil volontaire, mémoire de maîtrise dactylographié,  Université de Caen, 1982, 191 pages ; Pierre Michel, « Mirbeau et l’école – De la chronique au roman », Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès, n° 31, 2001,  pp. 157-180 ; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990 ; Ida Porfido, « Introduzione - Ritratto dell’artista da giovane martire », préface de Sébastien Roch, Marsilio, Venise,  2005, pp. 5-29 ; Anne-Laure Seveno, « L'Enfance dans les romans autobiographiques de Mirbeau : démythification et démystification »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 160-180.

 

 

 

 


ENFER

ENFER

 

La vision que Mirbeau se fait de l’homme, de sa nature et de sa condition, est imprégnée d’un pessimisme confinant au nihilisme : pour lui tout est pour le pire dans le pire des mondes possibles, l’enfer, c’est ici-bas ! Lucide, il dénonce les mystifications idéalistes, qui empêchent de découvrir la réalité dans son horreur méduséenne, et son projet littéraire vise à dessiller les yeux d’un lectorat aveuglé par les illusions mortifères des religions et de leur avatar, le scientisme. Dès lors l’image de l’enfer et de ses supplices est récurrente sous sa plume.

Lorsqu’il entame sa rédemption par le verbe, en 1884-1885, il collabore à L’Événement sous la défroque d’un diablotin, subterfuge emprunté au Diable boiteux et qui présente deux intérêts majeurs : grâce à ce nouvel Asmodée, il dévoile ce qui est  caché et nous ouvre les coulisses du théatrum mundi ; et, comme l’Enfer ressemble fort à la France républicaine, le recours à un observateur exotique fait découvrir nombre de choses auxquelles nous sommes trop habitués pour les voir. Cet Enfer renvoie, comme un miroir, une image critique qui devrait d’autant plus nous interpeller qu’il s’avère bien préférable à la vie parisienne. Force est d’en conclure que, dans une société où tout marche à rebours, il faudrait renverser le désordre établi pour remettre le vieux monde sur ses pieds.

 

Le jardin des supplices

 

La première raison pour laquelle la vie est un enfer tient à la condition faite à l’homme. L’univers est un vaste abattoir, où règne la « loi du meurtre » (voir Meurtre). Dès leur naissance, tous les êtres vivants sont condamnés à s’entretuer, et l’humanité ne fait pas exception à la règle : « Hélas ! les Portes de vie ne s'ouvrent jamais que sur de la mort, ne s'ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort... Et l'univers m'apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices... Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d'horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie... » (Le Jardin des supplices, 1899). Cette « joie » sadique des tortionnaires, hommes ou dieux, exacerbe la souffrance en la privant de toute autre “justification” que le plaisir des bourreaux.

Mais si la vie terrestre est un enfer, c’est aussi parce que, en l’absence d’un dieu rémunérateur et vengeur qui lui donnerait un sens, le massacre permanent des êtres humains est d’autant plus inacceptable que leur sacrifice est toujours inutile. Si l’immolation des uns permettait de sauver beaucoup d’autres existences, le mal aurait un sens, la souffrance des justes serait une épreuve supportable, la mort serait plus facilement acceptée. Mais, pour un athée comme Mirbeau, ces échappatoires perpétuent le scandale au lieu d’y remédier. Aussi l’image de l’enfer qu’il donne dans Le Jardin des supplices est-elle aux antipodes de celle des chrétiens, car il livre sans raison et sans répit les hommes à l’atrocité de la douleur. Et l’agonie est l’ultime supplice : vaine est la révolte de ceux qui, tel l’abbé Jules, « ce damné », se scandalisent de cette monstruosité.

 

L’enfer social

 

Mirbeau se révolte également contre ce que les hommes ont fait du jardin d’Éden. Le narrateur du Jardin  signifie cette seconde lecture du récit : « Ah oui ! le jardin des supplices !... [...] les lois, et les institutions sociales, et la justice, l'amour, la gloire, l'héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l'éternelle souffrance humaine... [...] Et ce sont les juges, les soldats, les prêtres qui, partout, dans les églises, les casernes, les temples de justice s'acharnent à l'œuvre de mort » (ibid.). La société planifie l'écrasement de l'homme, cultive le meurtre et déchaîne « les passions, les appétits, les haines, le mensonge ». C’est précisément à tous les responsables de ces crimes de lèse-humanité qu’est dédiée ironiquement l’œuvre vengeresse : « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang ».

C’est donc la société qui constitue un enfer, et Mirbeau s’emploie à en décortiquer les principaux rouages :

* D’abord la famille, l’école et l’Église, où l’on conditionne les malléables cerveaux des enfants, où l’on assassine les Mozart potentiels, pour fabriquer des larves humaines, qui seront les « électeurs soumis » dont les Cartouche de la République ont besoin, et les « fervents du mensonge religieux » que les Loyola ensoutanés vont tondre à loisir (voir « Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894).

* Le travail salarié, « grand mal moderne, dont tout le monde souffre » et qui, au lieu d’être « une joie d’homme libre », a toujours été « une souffrance, une abjection d’esclave » (voir « Travail », L’Aurore, 14 mai 1901).  Domesticité et prostitution sont deux des faces de cet enfer du travail que stigmatise Mirbeau.

* L’armée, « fabrique d’assassins », et le système pénitentiaire, monstruosité sociale visant à perpétuer la loi des dominants. Ce sont des machines à détruire chez les individus ce qui peut survivre d’humain, en vue de les «  fai[re] tomber au dernier degré de la brute humaine » et de les « bestialiser » (Préface à Un an de caserne, L’Aurore, 9 juillet 1901).

            * La loi et ce qu’on appelle, par antiphrase, la “Justice”, douces aux puissants, mais impitoyables aux pauvres qu’elles broient.

* Les divertissements offerts par la société moderne pour faire oublier la déréliction et qui se révèlent pires que le mal, car Mirbeau voit dans le culte du plaisir mortifère, « ce bourreau sans merci » dont le fouet fait avancer le troupeau, un symptôme de la décadence civilisationnelle (voir « Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885).

 

L’enfer des passions

 

Rousseauiste, Mirbeau remet radicalement en cause les sociétés qui, en s’éloignant de l’état de nature, ont créé des besoins artificiels et de frustrantes exigences intellectuelles et ont affiné « jusqu’à l’exaspération » notre « système sensitif ». Si les passions sont si dévastatrices, la responsabilité en incombe à la société moderne. Trois passions retiennent particulièrement son intérêt :

- L’amour : piège tendu à l’homme par la marâtre Nature, il est terriblement aggravé par les conditions sociales dans lesquelles il se situe ; c’est une véritable dépossession de soi, et il porte en lui son propre châtiment, comme dans ces deux romans aux titres symptomatiques :  Le Calvaire (1886) et Le Jardin des supplices (1899).

- La luxure : elle emporte irrésistiblement les corps bien au-delà de leurs potentialités d’assouvissement et se transmue en supplice, comme dans la dernière séquence du Jardin des supplices.

- L’art : sacralisé et devenu à son tour une passion exigeante et dévorante, il a une fâcheuse propension à se transformer également en un calvaire. Voir notamment Dans le ciel, roman consacré à la tragédie de l’artiste : il se heurte au misonéisme de ses contemporains, à l’incompréhension des critiques et des institutions tardigrades, et à l’hostilité des gouvernants ; il est perpétuellement frustré de ne pas parvenir à l’idéal qu’il a entrevu ; et il paye au prix fort la dualité, quasiment schizophrénique, qu’implique la création.

 

Pour Mirbeau, l’enfer est donc omniprésent, la souffrance injustifiable, la déréliction irrémédiable et l’espoir impossible, comme si tout était l’œuvre d’un dieu sadique, acharné à semer dévastation et souffrance. Logique, il proclame donc le droit au non-être, défend l’avortement et se rallie aux thèses néo-malthusiennes (voir Néo-malthusianisme).

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2006 ; : « L’Enfer, selon Mirbeau et Barbusse », in Actes du colloque de Cerisy de septembre 2005, Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 45-56.

 

 

 


ENGAGEMENT

Octave Mirbeau est le type même de l’écrivain engagé dans tous les grands combats de son époque, tant sur le plan politique et social que dans le domaine de l’art et de la littérature. Et, dans tous ces combats, son engagement obéit à des valeurs, qu’elles soient éthiques ou esthétiques : pour lui, c’est un impératif.

Comme plus tard Jean-Paul Sartre, Mirbeau sait qu’il est « embarqué », selon le mot de Pascal, et que, ne pas prendre position, dans les grandes luttes de l’époque, équivaudrait en fait à donner carte blanche aux puissants, aux nantis, aux prédateurs, aux oppresseurs de tout poil et, d’une façon générale, aux forces du conservatisme, tant social qu’artistique et littéraire, afin d’écraser les plus faibles, sur le plan économique, et, sur le plan esthétique d’éliminer les artistes et écrivains novateurs, supposés dangereux pour la préservation de l’ordre social. Ceux qui préfèrent se taire et prétendent rester « neutres », tel Sully-Prudhomme pendant l’affaire Dreyfus, sont en réalité complices des crimes ou des injustices qui se perpètrent sous leurs yeux et contre lesquels ils ne protestent pas, lors même qu’ils en ont les moyens médiatiques. Ils n’ont donc aucune circonstance atténuante : face à des injustices criantes, la neutralité est impossible pour qui est doté d’une conscience éthique, comme Mirbeau, pendant l’Affaire, tente d’en convaincre successivement les intellectuels et les prolétaires dans ses deux premiers articles de L’Aurore, « Trop tard ! » (2 août 1898) et « À un prolétaire » (8 août 1898).  Lui, préfère s’engager avec passion. Il jette toutes ses forces dans la bataille, il met sa plume, son entregent, sa célébrité et sa bourse au service des causes qu’il a faites siennes et il en assume toutes les conséquences : outre les innombrables accusations destinées à le discréditer et les dangereuses inimitiés de nombreuses et diverses personnalités, souvent puissantes, qu’il a récoltées, il a pris le risque de perdre son gagne-pain de journaliste bien rémunéré (il a été effectivement chassé du Figaro, des Grimaces, du Gaulois et de L’Événement), d’être emprisonné ou condamné à l’exil, à l’ère des attentats ou pendant l’Affaire, ou encore d’être tabassé par les nervis d’extrême droite lors de meetings dreyfusistes.

Ce qui distingue son engagement, c’est qu’il ne répond ni à une ambition de pouvoir, ni à une quête de prestige, ni à une pose médiatique, ni à des préoccupations politiciennes ou partidaires, fussent-elles d’inspiration anarchiste. À partir du moment où il a conquis sa liberté de parole, après le grand tournant de 1884-1885, il préserve farouchement son indépendance par rapport à tous les pouvoirs : celui des politiciens et des financiers comme celui des « marchands de cervelles humaines » que sont les directeurs de journaux et de théâtre, les éditeurs et les galeristes parisiens. Bien sûr, force lui est de passer des alliances conjoncturelles, par exemple avec Durand-Ruel pour promouvoir Monet ou Pissarro, ou avec des politiciens bourgeois et naguère combattus, tel Joseph Reinach, lors de l’affaire Dreyfus. Mais il conserve toute sa liberté de pensée et de parole et n’hésite pas, à l’occasion, à dire tout le mal qu’il pense d’anciens alliés, par exemple Aristide Briand devenu Président du Conseil, ou d’anciens amis qu’il a cessé d’admirer, tel Jean-François Raffaëlli. Au risque de se faire taxer d’incohérence ou de palinodie, il est toujours sincère dans les combats qu’il mène et les positions qu’il adopte et, quand ses jugements évoluent, il n’hésite pas à faire publiquement son mea culpa, comme dans « Palinodies ! » (L’Aurore, 15 novembre 1898).

Voir aussi les notices Intellectuel, Éthique, Politique, Anarchie, Combats politiques, Combats esthétiques, Combats littéraires et L’Affaire Dreyfus.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 67 pages ; Pierre Michel, «  Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Manipulation, mystification, endoctrinement, Actes du colloque de Lódz, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 157-169 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », dans les Actes du colloque Être dreyfusard hier et aujourd'hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146.


ESPERANTO

Mirbeau n’était probablement pas un espérantiste pratiquant. Mais, en tant que pacifiste et qu’internationaliste, partisan de relations culturelles et pacifique entre les peuples du monde, il ne pouvait qu’être intéressé par le principe d’une langue internationale telle que l’espéranto,  nouvellement créé par Zamenhof (en 1887). De fait, dans le numéro d’octobre 1911 de la revue espérantiste Paris-Espéranto, il explique que, tant que les hommes parleront des langues différentes, ils auront du mal à se comprendre et risquent de s’opposer longtemps encore les uns aux autres. En revanche, s’il n’y avait qu’une seule langue sur la terre, la civilisation ferait un grand pas.

À notre connaissance, un seul texte de Mirbeau a été traduit en espéranto : « Ili estis frenezaj » (« Ils étaient tous fous »), Libraro Pacifisma, n° 5, 1905.  

P. M.

Bibliographie : Notice « Octave Mirbeau » de Wikipedia, en espéranto.


ETAT

ÉTAT

 

            En tant qu’anarchiste, Mirbeau est réfractaire à la fonction de l’État, supposé assurer l'égalité de tous, grâce au règne des lois, et, par conséquent, la paix sociale. Car, pour lui, loin d’être neutre, de servir d'arbitre entre les classes et de préserver leur équilibre en réduisant les inégalités sociales, l'État n'est en réalité qu'un instrument d'oppression et d’exploitation, « assassin et voleur », au service de la classe dominante : « L'État pèse sur l'individu d'un poids chaque jour plus écrasant, plus intolérable. De l'homme qu'il énerve et qu'il abrutit, il ne fait qu'un paquet de chair à impôts. Sa seule mission est de vivre de lui, comme un pou vit de la bête sur laquelle il a posé ses suçoirs. L'État prend à l'homme son argent, misérablement gagné dans ce bagne : le travail ; il lui filoute sa liberté à toute minute entravée par les lois ; dès sa naissance, il tue ses facultés individuelles, administrativement, ou il les fausse, ce qui revient au même » (Préface à La Société mourante et l'anarchie, de Jean Grave, 1893). Quant aux lois, elles résultent d'un rapport de force entre les classes et ne font jamais qu'entériner le “droit” du plus fort : « Les lois sont toujours faites par les riches contre les pauvres », elles « ne protègent que les heureux » (« Dépopulation », Le Journal, 25 novembre 1900) ;  « inhumaines et tortionnaires », elles étouffent, « de leur poids écrasant », « la vie des faibles et des petits » (« Le Homestead », La France, 6 août 1885).

            Mirbeau sait néanmoins qu’il n’est pas possible de détruire complètement l’appareil d’État et de se passer totalement de lois. Mais il convient du moins de « réduire lÉtat à son minimum de malfaisance » et d'empêcher ses divers appareils – l'armée, la “Justice”, la police, l'administration – d'étouffer et d'écraser à jamais l'individu. « Le minimum », cela veut dire qu'il va nécessairement subsister des « règlements » et des « fonctionnaires » : « Le moins possible, mais il en faut » (Interview de Mirbeau par André Picard, Le Gaulois, 25 février 1894 )

            Ce n'est malheureusement pas ce que proposent les socialistes, qui entendent au contraire renforcer le rôle de l'État dans l'espoir de s'en servir comme d'un instrument d'amélioration du sort des masses défavorisées. Mirbeau voit dans ce qu'il appelle le « collectivisme » une mystification plus dangereuse encore que celles des politiciens bourgeois : « Le collectivisme me paraît une doctrine abominable plus que les autres, parce qu'elle ne tend qu'à asservir l'homme, à lui ravir sa personnalité, à tuer en lui l'individu, au profit d'une discipline abêtissante, d'une obéissance esclavagiste » (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897). Non seulement cette idéologie étatiste risque de contaminer les leaders ouvriers plus sûrement encore que l'idéologie réformiste et parlementariste, mais ce qui se profile à l'horizon, en cas de révolution dirigée par les collectivistes, ce serait un « esclavage d'État » pire encore que tout ce qui a existé jusqu'à présent. Par la suite, grâce à l'affaire Dreyfus, qui lui fera mieux connaître et apprécier Jaurès, Mirbeau évoluera et comprendra la nécessité, en attendant « le grand soir », auquel il ne croit pas, d'obtenir des lois moins défavorables aux travailleurs et aux enfants et, pour cela, d'intervenir au parlement. Mais il sera de nouveau déçu par les socialistes et par Jaurès, qui fait passer l'unification des appareils avant toute chose, et plus encore par Aristide Briand, dont il espérait tant, et qui, une fois au pouvoir, mobilisera les cheminots pour briser leur grève. Il y verra la confirmation de ses méfiances  de jadis à l'égard de tous les « mauvais bergers », fussent-ils animés des meilleures intentions du monde.

            Voir Anarchie et Collectivisme.

P. M.


ETHIQUE

Alors qu’il manifeste un profond mépris pour la morale, à la fois hypocrite, aliénante et oppressive, Mirbeau s’est fait le défenseur des valeurs éthiques que sont la Justice, la Vérité et la Liberté. Les grands combats qu’il a engagés dans tous les domaines relèvent  d’une éthique qui est tout à la fois laïque, humaniste, individualiste et eudémoniste. Elle se propose de favoriser l’épanouissement et, dans la mesure du possible, le bonheur de chaque individu, au sein d’une société qui serait, idéalement, débarrassée de toutes les formes d’oppression, d’exploitation et d’aliénation, comme il l’explique en 1907, dans sa célèbre interview par Paul Gsell : « La société entière ne doit tendre qu’à un seul but : rendre l’individu libre et heureux, assurer plus de liberté et de bonheur à chacun » (La Revue, 15 mars 1907). Déjà l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, prêchait à son neveu une ascèse éthique : « Qu'est-ce que tu dois chercher dans la vie ?... Le bonheur... Ne pas sentir ton moi, être une chose insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer une goutte d'eau qui tombe du nuage, tel sera le but de tes efforts... Je t'avertis que ce n'est point facile d'y atteindre, et l'on arrive plus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Mahomet, un Napoléon, qu'un Rien... Écoute-moi donc... Tu réduiras tes connaissances du fonctionnement de l'humanité au strict nécessaire: 1° L'homme est une bête méchante et stupide ; 2° La justice est une infamie ; 3° L'amour est une cochonnerie ; 4° Dieu est une chimère... [...] Malheureusement, tu vis dans une société, sous la menace de lois oppressives, parmi des institutions abominables, qui sont le renversement de la nature et de la raison primitive. Cela te crée des obligations multiples, obligations envers le pouvoir, envers la patrie, envers ton semblable – obligations qui, toutes, engendrent les vices, les crimes, les hontes, les sauvageries qu'on t'apprend à respecter, sous le nom de vertus et de devoirs... Je te conseillerais bien de t'y soustraire... mais il y a le gendarme, les tribunaux, la prison, la guillotine... Le mieux est donc de diminuer le mal, en diminuant le nombre des obligations sociales et particulières, en t'éloignant le plus possible des hommes » (L’Abbé Jules, II, 3).  

Ce sont ses valeurs éthiques cardinales qui ont guidé l’engagement de Mirbeau. Et c’est pour les défendre qu’il a mis sa plume redoutée au service de tous les humiliés, les opprimés, les exploités et les sans-voix de cet enfer social qu’est la France de la Belle Époque. C’est aussi au nom de ces valeurs – qui sont précisément celles des dreyfusards – qu’il a pris fait et cause pour le capitaine Dreyfus, victime de la coalition de toutes les institutions oppressives qu’il aurait souhaité dynamiter : la sainte alliance du sabre et du goupillon, bien sûr, cibles privilégiées d’un libertaire impénitent, avec la complicité de la presse et de la grande majorité du personnel politique de cette pseudo-République qui, selon lui, trahissait toutes ses promesses. Les combats esthétiques qu’il a menés par ailleurs en faveur de la Beauté et des artistes novateurs complètent ses combats éthiques et en sont inséparables. Mais, pour autant, ces valeurs généreusement dotées de majuscules par ceux qui s’y réfèrent n’ont rien à voir avec les Idées platoniciennes : Mirbeau n’en méconnaît ni la relativité, ni la subjectivité, et rien ne garantit qu’il leur donne le même contenu que ceux qui les évoquent également. D’où la difficulté de leur donner un contenu concret et de préconiser précisément les contours d’une organisation sociale susceptible de les protéger effectivement.

Un demi-siècle avant Albert Camus, Mirbeau est la plus parfaite incarnation de l’intellectuel éthique, c’est-à-dire un personnage doté d’une certaine reconnaissance sociale et conscient, pour cela, des responsabilités qui lui incombent. Il met à profit son talent, sa notoriété, son entregent et son impact médiatique pour servir des valeurs, sans être pour autant ni un expert  prétendant apporter des solutions, ni un militant au service d’une cause politique, ni un politicien suspect d’ambitions personnelles : c’est l’éthique qui est mise au poste de commande, et non le politique. Ainsi, pour Mirbeau, Dreyfus n’a-t-il jamais été un simple prétexte à agitation, dans l’attente du « grand soir » ou de l’arrivée de la gauche au pouvoir : il a toujours été, pour lui, un homme victime d’une terrible injustice et qui a fait front avec une dignité et un courage exemplaires. Individualiste farouche et irrécupérable, allergique à la langue de bois, à la forme partidaire et aux coteries, Mirbeau a toujours préservé jalousement sa liberté de parole : il était donc politiquement très incorrect, et sa lucidité impitoyable a fait de lui un « endehors », dont ses compagnons de route, anarchisants, socialisants, révolutionnaires ou radicaux, étaient parfois en droit de se méfier quelque peu, car il était rétif à toute discipline et ne disait pas forcément ce qu’ils avaient envie d’entendre.

Voir aussi les notices Morale, Intellectuel, Engagement, Politique, Cynisme et Affaire Dreyfus.

P. M.



Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 67 pages ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », dans les Actes du colloque Être dreyfusard hier et aujourd'hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146.


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