Thèmes et interprétations

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Terme
RIRE

L’œuvre de Mirbeau reflète un profond pessimisme et comporte quantité de scènes horribles de nature à susciter le dégoût ou la terreur. Et pourtant on rit beaucoup en le lisant ou en regardant ses pièces. Comment expliquer qu’on puisse en rire alors qu’on devrait plutôt en pleurer ou en frémir ?

 

Rire subversif

Le rire suppose généralement la complicité de ceux qui rient face à ceux dont ils rient, qui se trouvent moqués, et par conséquent rabaissés, voire humiliés. Il peut donc, non seulement être cruel pour ceux qui en font les frais, mais constituer de surcroît un moyen de souder un groupe par opposition à un autre, ou une majorité contre une minorité, qui peut à l’occasion servir de bouc émissaire, comme on le voit, par exemple, dans les “blagues” racistes ou xénophobes. C’est ainsi que la majorité des amuseurs professionnels, aujourd’hui comme autrefois, caressent leur public dans le sens du poil et ne font donc que renforcer le conformisme ambiant, dans une société et à une époque données.

Mirbeau le démystificateur ne mange évidemment pas de ce pain-là et il n’a jamais été question pour lui de se complaire dans les idées reçues, ni d’être complice des préjugés en tous genres, fauteurs de haines homicides, de la majorité dite « silencieuse », mais qu’il juge le plus souvent cruelle et stupide. Il se sert au contraire du rire comme d’une arme de subversion et vise à révéler à son lectorat le dessous des cartes, à lui montrer les choses sous un jour totalement nouveau, à le faire pénétrer dans les coulisses du theatrum mundi, d’ordinaire interdites au profanum vulgus, et à susciter le rire par l’exposition de ce qui est soigneusement caché et qui apparaît dans tout son grotesque et toute sa hideur. Il se heurte alors à une grosse difficulté : avec sa pédagogie de choc, loin de cimenter le groupe, il risque fort de le scinder en heurtant de front ses habitudes de pensée, car il sait qu’une majorité de lecteurs ne pourront pas accepter une remise en cause radicale du formatage qui leur a été imposé depuis leur naissance et que seule une faible minorité d’« âmes naïves » est susceptible de se laisser toucher, voire ébranler, par ses révélations. Ce n’est évidemment pas suffisant pour qui souhaite participer à l’indispensable révolution culturelle, préalable au grand chambardement que l’anarchiste Mirbeau appelle de ses vœux. Pour lui, la question semble donc se poser en ces termes : comment réussir malgré tout à faire rire le grand public, que ce soit dans ses chroniques désopilantes, dans ses farces ou dans une grande comédie telle que Les affaires sont les affaires (1903), sans pour autant flatter ses préjugés ?

 

Rire de transgression et rire vengeur

La réponse n’a rien d’évident, et il peut arriver au chroniqueur de se contenter de procédés éprouvés, tels que le grossissement et la déformation des traits, l’emballement farcesque, l’exagération de pure fantaisie, l’incongruité cocasse et la loufoquerie allaisienne (par exemple « Le Concombre fugitif »), le calembour facile et le jeu de mots, qui ne menacent aucune institution respectable ni aucun des fondements de l’idéologie dominante, au risque de passer alors pour un simple amuseur comme les autres, bref comme un écrivain pas bien sérieux.

Le plus souvent, cependant, à la fantaisie purement gratuite et, a fortiori, aux ficelles grossières et trop faciles pour être vraiment honnêtes, il préfère le comique de transgression. Ce qui suscite le rire, c’est alors un décalage, qui peut prendre plusieurs formes :

- Décalage entre ce qu’imagine le lecteur et ce qui lui est montré, provoquant sa surprise et, éventuellement, ses interrogations. Pensons par exemple à l’épisode de « l’étrange relique » dans Le Journal d’une femme de chambre, qui permet de tourner en dérision les formes de la religiosité catholique au XIXe siècle.

- Ou bien décalage entre les événements évoqués et la façon d’en parler – ce qui est caractéristique de l’ironie et de l’humour, surtout de l’humour noir, qui vise à choquer l’esprit en bafouant la logique et en traitant avec légèreté, voire en souriant, des choses qui devraient susciter l’angoisse ou l’horreur : par exemple, le supplice du rat, tel que le rapporte le bourreau chinois, dans Le Jardin des supplices.

- Ou bien décalage entre un comportement jugé immoral, ou une pratique généralement condamnée, et les louanges illogiques qu’on en fait, comme c’est le cas dans l’éloge paradoxal, qui suggère que tout l’édifice social marche sur la tête et incite en conséquence à s’interroger sur ses  fondements.

- Ou bien encore, ce qui est le plus subversif, décalage entre l’être et le paraître, entre les valeurs proclamées et les comportements qui les bafouent. Le procédé est particulièrement efficace quand il s’agit de rire de gens puissants et honorables, qui d’ordinaire inspirent plutôt une crainte respectueuse. Éloquentes à cet égard sont les interviews imaginaires, où les personnalités interrogées avouent ingénument des actions condamnables par la morale en usage, ou qui tombent sous le coup de la loi, obligeant du même coup le lecteur à se poser des questions : d’une part, sur la respectabilité totalement imméritée de ces gens de pouvoir, d’influence ou d’argent, qui mentent, tripatouillent, corrompent, trahissent, volent et tuent sans vergogne, et qui, ce faisant, se comportent particulièrement mal au regard de sa propre morale ; et, d’autre part, sur la validité des valeurs dont ces individus « respectables » se réclament et qui risquent, dès lors, de n’apparaître que comme d’hypocrites cache-sexe de ce mal « qu’on ne saurait voir » et que le lecteur vient de découvrir avec stupeur. 

Le rire mirbellien peut aussi être vengeur. C’est bien évidemment le cas de celui de la chambrière Célestine, du Journal d’une femme de chambre (1900), quand elle nous dévoile les bassesses et turpitudes de ses maîtres et qu’elle se paye une bonne tranche de rire, dans sa petite chambre froide et solitaire, en les confiant à son journal. C’est aussi celui de l’abbé Jules du roman homonyme de 1888, avec le fameux « T'z’imbéé...ciles !... » dont il cingle ses confrères ensoutanés et les petits-bourgeois conservateurs de son Perche natal, et aussi avec son testament en forme de bombe : le « ricanement de dessous la terre » imaginé par le narrateur témoigne du triomphe posthume de Jules qui, pendant des années, a peaufiné avec délectation son ultime provocation ; on l’imagine aisément en proie à une intense jubilation chaque fois qu’il se représentait les effets dévastateurs de sa démystificatrice expérience post mortem. Mais on peut aussi imaginer le rire tonitruant et jubilatoire de Mirbeau lui-même, malgré sa neurasthénie persistante et son pessimisme radical, chaque fois qu’il prenait la plume pour vouer au ridicule qui tue tous les « salauds », comme eût dit Sartre, qui obstruaient le chemin de la Justice et de la Vérité. Avec ses mots il se vengeait, et nous venge encore, de tous ses maux, et par conséquent de tous les nôtres. Il crée alors, avec ses lecteurs d’hier et d’aujourd’hui, une forme de complicité comparable à celle que crée spontanément le rire et qui lui permet d’élargir son auditoire et de renforcer son impact.

 

Ambiguïté du rire

Il arrive néanmoins que le rire mirbellien soit ambigu et place le lecteur dans une situation inconfortable.

- Soit parce que les excentricités diverses éparses dans les textes déroutent le lecteur, qui ne sait pas bien comment les interpréter, ni si c’est à lire au premier degré, ou au deuxième, voire au troisième. Quand la cible est clairement définie et que l’idée peut être aisément dégagée de l’anecdote ou de la saynète, le lecteur est en terrain de connaissance et, même s’il n’est pas du tout d’accord avec l’auteur, du moins est-il rassuré d’avoir saisi ce qu’il veut dire ou sous-entend. En revanche, dans des cas flagrants de nonsense, il perd ses repères, cherche en vain à comprendre ce qui lui paraît absurde et en arrive à se demander si l’écrivain n’est pas en train de se payer sa tête.

- Soit parce que, à la réflexion, on ne sait plus trop pourquoi ni de quoi on a ri. Par exemple, face aux longues explications du bourreau « patapouf » du Jardin des supplices, si satisfait de lui-même, si fier de la parfaite maîtrise de son art, si précis dans l’évocation des atroces supplices qu’il a infligés à des innocents. Ou bien lors de la conversation, à bord du Saghalien, sur le cannibalisme des explorateurs européens, dans la première partie du même roman. L’horreur produite par la description des supplices chinois et des pratiques cannibales n’est pas seulement l’envers de la fascination qu’ils exercent sur nous, ce qui est déjà en soi une source de malaise. Mais de plus il s’avère que le monstrueux bourreau est aussi un artiste accompli et consciencieux, de surcroît victime d’une flagrante injustice, et que l’on est donc incité à l’admirer, et également un brave bouffon, qui se plaît à faire rire ses auditeurs ; quant aux cannibales, ce ne sont pas de lointains Fidjiens estampillés barbares, ce qui serait bien rassurant pour notre confort moral, mais de bons Français, qui ont pour mission d’apporter aux Africains les lumières de leur “civilisation” et de leur “religion d‘amour”. Comment s’y retrouver ? À quoi se raccrocher ? Les critères éthiques et esthétiques du lecteur en sont tout chamboulés et, à peine vient-il de rire qu’il risque fort de se sentir bien mal à l’aise d’avoir pris à la légère des choses particulièrement abominables.

Voir aussi les notices Dérision, Farce, Caricature, Humour noir, Ironie, Exagération, Éloge paradoxal, Interview imaginaire et Farces et moralités.

P. M.

 

Bibliographie : Aleksandra Gruzinska, « Le Rire de Célestine », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 223-235 ; Christopher Lloyd, « Le Noir et le rouge : humour et cruauté chez Mirbeau », in Octave Mirbeau, Actes du colloque international d'Angers de septembre 1991, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 235-246 ; Christopher Lloyd, « Mirbeau auteur comique », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 65-71 ; Hanan Moukabari,  Le Rire cruel dansLe Journal d'une femme de chambre” d'Octave Mirbeau, mémoire de D. E. A., Grenoble, Université Stendhal, 1992, 63 pages ; Jean-François Nivet, « Le Rire d'Octave Mirbeau », préface des Contes drôles, Séguier, 1995, pp. 9-16 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau excentrique », in Un moderne : Octave Mirbeau, J. & S. éditeurs - Eurédit, Cazaubon, novembre 2004, pp. 157-170 ; Françoise Sylvos, « Grotesque et parodie : le naturalisme anticlérical d’Octave Mirbeau », in Rire des dieux, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, collection des Cahiers du CRLMC, 2000, pp. 371-380.

 

 


ROMAN

 

Mirbeau est avant tout connu comme un romancier, auteur de deux best-sellers traduits en plus d’une vingtaine de langues, Le Journal d’une femme de chambre et Le Jardin des supplices, et il a à son actif dix romans signés de son nom et à peu près autant qu’il a publiés sous deux ou trois autres signatures. Et pourtant, comme l'avant-garde littéraire de la fin du siècle,  il a très vite pris conscience des limites du genre romanesque, jugé vulgaire et inférieur. Ainsi, en 1891, alors qu'il ahane sur la première mouture du Journal d'une femme de chambre, écrit-il à Claude Monet : « Je suis dégoûté, de plus en plus, de l'infériorité des romans, comme manière d'expression. Tout en le simplifiant, au point de vue romanesque, cela reste toujours une chose très basse, au fond très vulgaire ; et la nature me donne, chaque jour, un dégoût plus profond, plus invincible, des petits moyens .» Il va donc contester de plus en plus vigoureusement la forme romanesque, d'abord de l'intérieur, en multipliant les transgressions et les exemples de désinvolture à l'égard des normes en usage, avant de finir par s'en affranchir complètement et de ne rien conserver, dans ses dernières œuvres, de ce qui en était, semble-t-il, des ingrédients indispensables.

 

La contestation du roman

 

Ce que Mirbeau conteste de plus en plus, ce sont les présupposés du roman balzacien ou zolien :

* Il présuppose tout d’abord l'existence d'une réalité extérieure et objective, alors que, pour Mirbeau, ce que l'on entend par “réalité” n'est jamais qu'une convention, le réel n'existant que réfracté par une conscience, et, dans une œuvre d'art, par un « tempérament » d'artiste. C’est donc une mystification que de laisser entendre que le roman peut être « réaliste » :  « En art, l'exactitude est la déformation, et la vérité est le mensonge. Il n'y a rien d'absolument exact et rien d'absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d'individus » (« Le Rêve  », Le Gaulois, 3 novembre 1884). Aussi Mirbeau tente-t-il de nous faire coïncider avec le contenu d'une conscience dont il nous transcrit les impressions et les états d'âme, mais sans nous garantir pour autant qu'ils correspondent à une réalité objective : soit parce qu'il s'agit de visions cauchemardesques liées à la fièvre ou au délire, comme chez Dostoïevski ; soit parce que le narrateur lui-même n'est plus certain de l'authenticité de ses impressions et insinue le doute dans l'esprit des lecteurs, comme au début de La 628-E8. En jetant ainsi la suspicion sur le récit qui va suivre, Mirbeau affirme du même coup la totale liberté de l'artiste à l'égard d'une pseudo-réalité que l'écrivain “réaliste” serait censé copier bêtement..

            * Le roman “réaliste” présuppose aussi que cette réalité objective est intelligible, et que, à la lumière des progrès de la science, le romancier est habilité à nous en présenter une vision clarifiante. Or, aux yeux de Mirbeau, c'est là une double illusion. D’une part, il ne croit pas que la vérité soit accessible à l'homme, ni que l'homme, dominé par des pulsions inconscientes, et traversé de contradictions, puisse être autre chose qu'un insondable mystère. D’autre part, l'œuvre d'art, expression d'un vécu unique, n'a rien à voir avec la recherche scientifique, et son objectif, exprimer la vie multiforme, est fondamentalement différent de celui d'un savant, qui tente d'élucider les mystères de la nature : « Nous ne voulons plus que la littérature et la poésie, ces mystères du cerveau de l'homme, soient de la physique et de la chimie, que l'amour soit traduit en formules géométriques, qu'on fasse de la passion humaine un problème de trigonométrie » (« Le Rêve  », loc. cit.). Vouloir ainsi ramener toutes choses à des déterminismes simples, réduire l'homme à des mécanismes élémentaires, c'est nier l'infinie complexité de la vie, c'est mutiler l'âme humaine, c'est nous proposer, au nom de la science, une vision qui ne peut être que mensongère. Mirbeau va donc de plus en plus refuser l'excès de clarté caractéristique de l'art français : il renonce à l'analyse psychologique, appauvrissante et desséchante, pour lui substituer la simple suggestion d'états de conscience discontinus ; il peint souvent les personnages les plus intéressants de l'extérieur, pour préserver leur épaisseur ; il présente des personnages qui donnent une impression d'incohérence ;  et il renonce à tout éclaircir, allant jusqu’à laisser en blanc des épisodes décisifs et frustrant délibérément la curiosité du lecteur.  

            * Le roman du XIXe présuppose aussi que cette réalité, objective et intelligible, peut être exprimée par le truchement des mots, et que le langage est apte à restituer la richesse de l'expérience humaine et la beauté de la nature. Double illusion ! Car, pour Mirbeau, « la nature est tellement merveilleuse qu'il est impossible à n'importe qui de la rendre comme on la ressent », comme il le confie à Claude Monet en 1887. Quant au langage, il ne sera jamais « qu'une plate, mensongère et absurde contrefaçon de la vie ». Mirbeau a une telle conscience coupable de l'abîme infranchissable qui sépare la richesse du monde et la dérisoire pauvreté des moyens linguistiques dont il dispose, qu'il est constamment rongé par le sentiment lancinant de son impuissance et tenté par le silence.

            * Le roman balzacien présuppose encore que le récit des événements soit organisé, composé, arrangé, en fonction des finalités du romancier, qu'il s'agisse de produire un effet dramatique savamment préparé, d'illustrer une analyse préétablie, de susciter une émotion, ou tout simplement d'alimenter la curiosité du lecteur. Dès lors, tout ce qui est rapporté occupe une place déterminée à l'avance et a une utilité, tout est clair et  cohérent, et par conséquent tout semble avoir un sens, par référence au projet du romancier, substitut de Dieu. Pour Mirbeau, matérialiste conséquent, il n'y a aucune finalité à l'œuvre dans ce « crime » qu'est l'univers, où rien ne rime à rien et où règnent le chaos et l'entropie, et il juge infondée la prétention des scientistes à affirmer un déterminisme absolu, comme si les savants pouvaient posséder l'omniscience divine. Aussi remet-il en cause la composition romanesque, qui tend à faire croire que les choses ont un sens et que tout se tient, n'y voyant qu'une convention mensongère : « Est-ce qu'il y a de la composition chez Tolstoï et Dostoïevski ? » (Interview par Maurice le Blond, L'Aurore, 7 juin 1903). Il va donc s'affranchir progressivement des règles de la composition : .après avoir rédigé, comme “nègre”, des romans conçus sur le modèle d'une tragédie, il commence à prendre des libertés avec la norme dans ses romans “autobiographiques”, puis, à partir de Dans le ciel, renonce définitivement à tout récit linéaire et tend à réduire le roman à une simple juxtaposition d'épisodes sans autre lien les uns avec les autres qu'un narrateur unique (dans Les 21 jours ou Le Journal), ou que la volonté arbitraire du romancier démiurge de coudre ensemble des chroniques et des récits que rien ne prédisposait à voisiner (dans Le Jardin des supplices).

            * Le roman présuppose enfin le respect d'un certain nombre de codes, qui, pour Mirbeau, constituent autant de lits de Procuste et ne sont en réalité que des conventions hypocrites : les codes de la vraisemblance, de la crédibilité romanesque et de la bienséance. Pour lui, le “vraisemblable” n'est autre qu'une dénégation du vrai, qui fait peur, et reflète l'opinion moyenne de Français moyens qui se bouchent les yeux devant une réalité qui dérange leur confort intellectuel ou leur bonne conscience : il lui préfère donc le vrai, quitte à choquer ou à être accusé d'exagération.  De même il transgresse avec désinvolture le code de la crédibilité romanesque, qui exige du romancier qu'il respecte le contrat tacite passé avec les lecteurs, en leur offrant un ensemble cohérent, où tout se tienne, où la logique soit respectée, où les apparences d'authenticité soient sauvegardées : ce faisant, il déconcerte le lecteur.. Quant au code de la bienséance, qui interdit, au nom de la « morale » (voir la notice Morale),  que l'on traite dans la littérature des sujets tabous ou choquants, ce n'est jamais qu'une tartufferie : Mirbeau ne se prive donc pas d'évoquer sans fard les effets perturbateurs du refoulement sexuel des prêtres (L'Abbé Jules), la sodomie jésuitique (Sébastien Roch), l'onanisme des adolescents (Le Calvaire, Sébastien Roch), le saphisme (Le Journal d'une femme de chambre), le sadisme (Le Jardin des supplices), et toutes les « cochonneries » d'alcôve, au risque de se faire accuser d'immoralité et taxer de pornographe.

 

La production romanesque de Mirbeau

 

En transgressant ainsi ouvertement toutes les règles traditionnelles d'un genre qu'il juge dépassé, Mirbeau a manifesté clairement son intention de frayer des voies nouvelles. Mais ce n'est que progressivement qu'il en est arrivé à une remise en cause radicale. Il lui a fallu auparavant faire ses gammes pendant des années, pour acquérir une parfaite maîtrise de son métier, et recevoir, entre 1884 et 1887, la « révélation » du roman russe, qui va bouleverser complètement son projet littéraire.  

 

            * Les romans nègres

Rédigés au début des années 1880, ces romans présentent une très grande unité thématique. D'une part, il s'en dégage une philosophie foncièrement pessimiste, où se ressent fortement l'influence de Schopenhauer : l'amour est une torture ; entre les sexes domine la guerre ; le bonheur est impossible ; le renoncement permet bien de limiter, difficilement, la souffrance, mais seule la mort apporte le repos définitif. D'autre part, il en ressort une peinture extrêmement noire de la société contemporaine, et c'est à peine si, parfois, le réquisitoire est tempéré par l'humour et la fantaisie : les classes dominantes sont hypocrites et pourries ; les politiciens sont des ambitieux sans scrupules ; la presse est vénale et anesthésiante, et vit de chantage ; l'argent seul est honoré et corrompt les cœurs et les institutions ; le mercantilisme généralisé transforme les valeurs et les hommes en de simples marchandises, dont le prix fluctue selon la loi de l'offre et de la demande. Ce qui distingue ces romans de commande, à objectif essentiellement alimentaire, des romans de la maturité, c’est d’abord que Mirbeau ne les nourrit pas de sa propre chair et multiplie les réminiscences d'œuvres littéraires du siècle, histoire d’assimiler les leçons des grands maîtres et de s’entraîner pour pouvoir ensuite voler de ses propres ailes. C’est aussi qu’il ne remet pas encore en cause la formule du roman balzacien : la plupart des récits sont conçus comme des tragédies de la fatalité, et, une fois posée la situation de départ et noués les liens qui unissent les protagonistes, les choses évoluent avec toute l'implacable rigueur d'un mécanisme d'horlogerie.   

 

            * Les romans “autobiographiques”

Les trois premiers romans avoués d'Octave Mirbeau, Le Calvaire (1886), L'Abbé Jules (1888) et Sébastien Roch (1890) ont souvent été qualifiés d'autobiographiques, parce que le romancier en situe l'action dans des milieux et des décors qu'il connaît parfaitement par expérience et y retrace, à peine transposés, des épisodes de sa vie. La subjectivité y est totale, à la différence des œuvres antérieures. Ces trois romans apparaissent comme relativement classiques, en comparaison des récits postérieurs : on y trouve une histoire qui entretient la curiosité du lecteur,  des personnages auxquels on peut s'identifier, ou que l'on peut reconnaître, un décor géographiquement situé, souvent évoqué dans des descriptions de facture impressionniste, des milieux sociaux soigneusement circonscrits dans l'espace et le temps, ce qui les rapproche des romans d’inspiration réaliste.

Néanmoins les influences dominantes sont celles de Dostoïevski, de Barbey d'Aurevilly, de Tolstoï et d'Edgar Poe. Et Mirbeau prend nombre de libertés avec les normes du roman prétendument réaliste : vision tout à fait subjective des choses et projection du tempérament du narrateur dans le récit, qui prend souvent une allure pathologique, voire hallucinatoire ; refus de l'omniscience du romancier, qui, au contraire, cache les ressorts des êtres ; refus de la linéarité du récit ; transgression des codes de vraisemblance, de crédibilité et de bienséance ; et mise en œuvre d'une psychologie des profondeurs inspirée de Dostoïevski, qui met l'accent sur les pulsions inconscientes et inexpliquées des personnages, ainsi que sur leurs contradictions et incohérences, confinant parfois à la pathologie.  Ces trois premiers romans officiels constituent une sorte de compromis entre la formule traditionnelle du roman français et l'apport du roman russe.

 

            * Les romans de la déconstruction

De plus en plus dégoûté de la forme romanesque, Mirbeau franchit un pas décisif vers la déconstruction du genre dans les trois œuvres suivantes : Le Journal d'une femme de chambre, pré-publié en 1891, Dans le ciel, pré-publié en 1892-1893, et Le Jardin des supplices, dont la première esquisse, En mission, paraît dans L'Écho de Paris dès 1893. Mirbeau ne publiera jamais Dans le ciel en volume et attendra nombre d’années avant de faire paraître Le Jardin (en 1899) et Le Journal (en 1900), ce qui est  révélateur de ses doutes et de ses hésitations.

Dans ces trois romans, il rompt beaucoup plus nettement avec les conventions romanesques en vigueur : Le Jardin et Le Journal sont des romans à tiroirs fort désinvoltes, faits de pièces et de morceaux, qui avaient été conçus séparément et dans des intentions différentes, mais qu'il s'est efforcé d'amalgamer tant bien que mal, sans s'astreindre à la cohérence ; le récit n'est pas linéaire, la chronologie est bousculée, le passé vient constamment se mêler au présent du narrateur et le rythme est irrégulier ; il n'y a aucune unité de ton, particulièrement dans le grinçant Jardin des supplices, où la caricature voisine avec le discours politique et l'humour noir avec le sadisme halluciné, ce qui contribue à déstabiliser le lecteur ; le romancier ne se soucie pas de composer, il n'articule pas le récit autour d'un nœud dramatique aboutissant à un dénouement ; la curiosité du lecteur est délibérément frustrée ; enfin, la vraisemblance et la crédibilité romanesque sont mises à mal, particulièrement dans Le Jardin, où la désinvolture du romancier est si flagrante que le lecteur est en droit de se demander s'il ne s'agirait pas d'une mystification, à l'instar de la mission confiée au pseudo-embryologiste.

Néanmoins ce sont encore des romans, qui nous présentent des personnages de fiction et les situent dans une époque déterminée, dans un certain milieu social et culturel, avec tout ce que cela implique de “réalisme” social, d'impressionnisme descriptif ou de psychologie en action. Simplement, la peinture de la réalité sociale (dans Le Journal ou Dans le ciel) ou de la vie politique (dans « En mission ») voisinent avec nombre d'épisodes grotesques ou cauchemardesques et de descriptions fantasmagoriques, d'où est clairement bannie toute référence à une réalité objective. De plus, le romancier fait à tout instant sentir sa présence de démiurge : il est là, qui tire les ficelles de ses personnages, et qui leur prête à l'occasion ses propres discours. Bref, il refuse de jouer le jeu du romanesque, et le lecteur risque d'en être tout désarçonné.

 

            * Au-delà du roman

Avec les trois dernières œuvres narratives publiées de son vivant, Les 21 jours d'un neurasthénique (1901), La 628-E8 (1907) et Dingo (1913), Mirbeau franchit un nouveau pas vers la mise à mort du roman, car elles se situent au-delà du genre romanesque tel qu'il s'est fixé au XIXe siècle. Dans Les 21 jours, Mirbeau s'est livré à un patient collage d'une cinquantaine de contes parus dans la presse depuis près de quinze ans, et  le narrateur unique, imaginé pour les besoins de la cause, et qui a pour unique fonction de juxtaposer des récits autonomes, n'est qu'un témoin accidentel, sans le moindre lien avec les récits qu'il reproduit ;  dans les deux volumes suivants, le romancier se met lui-même en scène, dans une espèce d’autofiction avant la lettre, et envahit tout le champ, sans avoir besoin de s'encombrer de porte-parole peu crédibles, et tous les événements, vécus ou imaginés, sont réfractés à travers un tempérament, qui apparaît à Roland Dorgelès comme « une étrange machine à transfigurer le réel » ; on ne trouve plus d'action ni d'intrigue, ni de trame romanesque, ni même de lien entre les épisodes, et la fantaisie de l'écrivain se donne libre cours ; quant aux véritables héros, ce ne sont plus des humains, mais une machine, l’automobile 628-E8, et un chien, Dingo...

Mirbeau n'entend pas pour autant remplacer le roman du XIXe siècle par un genre nouveau et édicter de nouvelles règles qui se substitueraient aux anciennes. Libertaire jusque dans sa création littéraire, il se méfie des manifestes, des dogmes et des recettes, et il souhaite visiblement dépasser les divisions traditionnelles entre les genres. Il n'obéit qu'à sa fantaisie sans se préoccuper de théoriser. De même qu'il se défie des utopies sociales préétablies et n'a cure de préciser les contours de la cité idéale, il se garde de fixer les principes d'une littérature nouvelle conforme à ses rêves. Il préfère prêcher d'exemple : c'est en marchant qu'il prouve le mouvement, et qu'il affirme du même coup l'absolue liberté de l'écrivain.    

Voir aussi les notices Négritude, Mots, Autobiographie, Autofiction, Morale, Combats littéraires et Œuvre romanesque.

                   P.  M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau et le roman, Société Octave Mirbeau, 2005, 275 pages ; Anita Staron, L’Art romanesque d’Octave Mirbeau. Thèmes et techniques, thèse dactylographiée, université de  Lódz, juin 2003, 317 pages.


ROMANTISME

Mirbeau a passé sa jeunesse sous le Second Empire, à une époque où la jeunesse cultivée était imprégnée de romantisme, surtout en province. Il en a donc subi lui aussi subi l’influence, mais a mené une dure bataille contre lui-même pour se débarrasser de l’empreinte romantique, comme par ailleurs de l’empreinte religieuse (voir Empreinte).

Le jeune Octave qui se révèle à travers ses lettres à son confident Alfred Bansard des Bois, est encore, très visiblement, marqué par la culture romantique. Certes, de son propre aveu, il n'est pas « hugolâtre », et il se moque des artifices poétiques et des « grimaces » de ceux qui se drapent dans le mal du siècle pour singer les maîtres et être dans le vent, comme il raillera plus tard les pâles épigones du symbolisme, attardés à de puériles exhibitions vestimentaires. Mais il n'en subit pas moins l'influence, qui est à la fois un héritage de ses lectures et un symptôme de ce qu’il appelle une  « chlorose de l'esprit », caractéristique du « bourgeoisisme » provincial. Tourné vers le ciel des idées, avide de grands sentiments, d'aventures rares et de nobles engagements, il est inadapté à l'exercice d'une profession bourgeoise – et surtout à celui du notariat exécré ! – et incapable de se résigner à la médiocrité de la vie à laquelle il se sent condamné. Les traces en subsisteront toute sa vie. Ainsi, en 1880, évoquera-t-il « tous les accessoires sentimentaux du romantisme qui est en nos moelles et auquel tous, plus ou moins, nous obéissons » (« La Fin d'une légende », Le Gaulois, 28 avril 1880) et, au soir de sa vie, confiera-t-il à Albert Adès que son œuvre est dénaturée par un certain romantisme dont il n'a jamais pu se défaire (« L'Œuvre inédite d'Octave Mirbeau », Excelsior, 3 juin 1918).

Ce « romantisme » apparaît notamment dans certains aspects de son esthétique : ainsi l'attention au « mystère » et à « l'âme » des choses, la priorité accordée à l’émotion esthétique, au détriment de l’explication raisonnée, et le thème de l'innocence du regard de l'artiste s'inscrivent dans la continuité du romantisme allemand, auquel semble aussi se rattacher sa critique musicale. Romantique également, sa quête perpétuelle d’un idéal auquel sa raison se refuse pourtant à croire et qui n’est, de son propre aveu, que du « donquichottisme » (voir ce mot) : Georges Rodenbach ne voyait-il pas en lui, à juste titre, « le Don Juan de l’Idéal, de tout l’Idéal » ? Romantique encore, ce besoin tenace d’admirer les grands créateurs et qui est le moteur de sa critique d’art, passionnée et anti-intellectualiste. Quant à sa tenace neurasthénie, elle semble bien être une forme prise par un nouveau mal du siècle, où le spleen pourrait bien résulter, pour une bonne part, d’un idéalisme constamment déçu, mais toujours renaissant de ses cendres.

Ce n'est pourtant pas faute d’avoir combattu cette imprégnation, car, pour lui, le romantisme et le symbolisme représentent les deux faces de la même erreur idéaliste et sont deux formes littéraires du mensonge, qu’il renvoie dos à dos : « Faux sublime, fausse farce, fausse douleur, fausse joie, faux rire du romantisme mort et du symbolisme mort-né » (« Le Secret de la morale », Le Journal, 10 mars 1901). Comment s’y prend-il ?

* D'abord, en utilisant, comme Flaubert, les armes de l’autodérision et de l'humour sur soi, comme en témoignent déjà ses lettres de jeunesse, et aussi, à la fin de sa vie, des œuvres narratives telles que La 628-E8 et Dingo, ce qui crée parfois un effet de non-sens plutôt inconfortable pour le lecteur.

* Ensuite, en nous présentant de l'amour une image diamétralement opposée à la convention des romans idéalistes à la mode et dûment débarrassée de ses oripeaux romantiques, et, plus généralement, en se gaussant et en nous incitant à nous méfier des illusions idéalistes de tout poil : la lucidité constitue en effet le plus efficace des remèdes.

* Enfin, en inscrivant délibérément toute son œuvre romanesque dans un courant que, faute de mieux, et « bien qu'ennemi des étiquettes et des formules », il se résignera à qualifier de « réaliste », en précisant bien, pour éviter tout contresens, que le véritable « réalisme », qui n'a rien à voir avec la caricature qu'en donnent les naturalistes, est, à ses yeux, « l'art qui exprime toute la vie », c'est-à-dire celui de Tolstoï et de Dostoïevski (Interview par Louis Vauxcelles, Le Figaro, 10 décembre 1900). La noirceur, dont témoignent tous ses romans, dans sa représentation “réaliste” de l’humanité, et qui l’a souvent fait d’accuser d’exagération (voir ce mot), pourrait bien constituer une réaction de sa raison à sa tendance spontanée à céder au sentiment et à croire ce qu’il serait tellement plus confortable et rassurant de pouvoir croire.

Ses premiers romans officiels, Le Calvaire (1886), L'Abbé Jules (1888) et Sébastien Roch (1890), portent témoignage de ce combat, perpétuellement recommencé, contre l’imprégnation romantique relevée par nombre de commentateurs.  

Voir aussi les notices Symbolisme, Réalisme, Lucidité, Neurasthénie, Le Calvaire et Lettres à Alfred Bansard.

P. M.

 

Bibliographie : Gérard Bauër, préface du Calvaire, André Sauret, 1958, pp. 11-29 ; Anna Gural-Migdal, « Entre naturalisme et frénétisme : la représentation du féminin dans Le Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 4-17 ; Geneviève Richard, Octave Mirbeau : un Don Quichotte romantique de l'époque naturaliste, mémoire dactylographié, Université de Calgary, 1971, 80 pages ; Mathieu Schneider, « La géopolitique musicale d’Octave Mirbeau », in L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l’Université de Strasbourg, 2009, pp. 181-192 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau face à Gauguin : un exemple de la nécessité d'admirer », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 241-255.

 

 

 

 

 


SACRALISATION

SACRALISATION

 

            Sacraliser, c’est conférer un caractère sacré, donc intouchable et tabou, à quelque chose qui est d’ordinaire considéré comme profane, dans une société donnée. Pour un écrivain comme Mirbeau, qui s’emploie à déconstruire toutes les valeurs de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste, la sacralisation est le complément indispensable de la désacralisation (voir la notice) : s’il profane nombre de valeurs considérées comme sacrées dans la société de son temps, c’est aussi pour pouvoir leur substiturer d’autres valeurs, auxquelles il entend conférer un caractère sacré, qui les mette hors d’atteinte du profanum vulgus et qui puisse en retour susciter le respect.

            Pour Mirbeau, il semble que trois choses, au moins, soient ainsi sacralisées : la nature en général, et tout particulièrement les fleurs, pour lesquelles il a une véritable « religion », selon la formule d’Albert Adès ; l’amitié, qui est de sa part l’objet d’un culte, d’où certaines de ses déceptions, quand l’ami sur lequel il a jeté son dévolu et sa vénération n’est pas à la hauteur de ses exigences (par exemple, Paul Bourget, Jean-François Raffaëlli, et même, sur le tard, son confident Paul Hervieu) ; et surtout l’art, domaine où trônent les dieux qu’il s‘est donnés : au premier chef Auguste Rodin et Claude Monet, mais aussi Vincent Van Gogh, Camille Pissarro, Paul Cézanne et Camille Claudel.

            Bien sûr, le mot “art” est ambigu, et, pour lever tout risque de confusion, il convient de préciser que l’art que vénère Mirbeau, celui qui suscite en lui une émotion esthétique hors de la portée du commun des mortels, n’a évidemment rien à voir avec la production commerciale des fabricants de grandes machines historiques, ou de portraits aussi insignifiants que des « reproductions photographiques », ou encore de jolies statuettes décoratives à destination des salons bourgeois. Il ne s’agit là que de mystifications grossières, dont la légitimation tient à l’organisation de l’art officiel, à base de Salons, d’écoles des beaux-arts et de grotesques médailles prétendument honorifiques : elles sont tout juste bonnes à susciter le respect des masses crétinisées pour ceux qui ont les moyens financiers de s’offrir, à prix d’or, ces signes extérieurs de richesse et qui prétendent, en conséquence, avoir le monopole du bon goût.

            À ces mystifications, socialement déplorables et esthétiquement calamiteuses, qui constituent autant de profanations de l’Art, Mirbeau oppose le « mystère divin de l’art » véritable, seul apte à faire ressentir « le frisson de la vie ». Les grands artistes créateurs, du passé et du présent, sont les seuls qui nous permettent d’en avoir un aperçu. L’Art, c’est en effet ce qui permet à « quelques personnalités très rares » d’accéder à des domaines inaccessibles à l’individu moyen, livré à ses seules ressources, de voir et de sentir ce que les autres jamais ne verront ni ne sentiront, et de découvrir, par le truchement de leur art, ce qu’il y a derrière et au-delà des apparences superficielles des êtres et des choses. Dans un deuxième temps, par leurs œuvres, ces artistes, dotés d’une personnalité exceptionnelle, ouvrent à leur tour aux « âmes naïves » –  c’est-à-dire les individus qui, par leur résistance, ou grâce à leur force d’inertie, n’ont pas été complètement laminés par la crétinisation programmée – le chemin de la découverte du Beau et de l’émotion esthétique.

Curieusement, quand il parle de l’art et tente de faire sentir son incomparable grandeur, un matérialiste radical tel que Mirbeau semble bien souvent flirter avec l’idéalisme platonicien ou baudelairien. Mais, bien sûr, il est alors dûment laïcisé : Mirbeau ne croit nullement à l’existence d’un Beau et d’un Bien planant dans le ciel des Idées.

P. M.

           

Bibliographie : Nella Arambasin, « La Critique d’art d’Octave Mirbeau, ou l’élaboration d’une anthropologie religieuse », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 197-223.


SACRIFICE

Le rite du sacrifice, dans toutes les religions, consiste à offrir aux dieux, ou à Dieu, ou à toute autre entité dûment sacralisée, telle que la Patrie, par exemple, une offrande qui a d’autant plus de chances d’être appréciée et récompensée qu’elle a, pour celui qui la fait, un coût élevé et qu’elle représente donc un effort douloureux et d’autant plus méritoire. Dans ce système de donnant-donnant, un sacrifice constitue donc un placement, dont l’auteur espère un intéressant retour sur investissement, sous quelque forme qu’il se présente. Sous-jacente au rite sacrificiel, il y a l’idée que, en ce bas monde, où tout se vend et s’achète, il y a toujours un prix à payer en échange des quelques moments d’apparent bonheur que notre humaine condition nous autorise. Mais encore faut-il recevoir effectivement quelque chose en échange, sans quoi on n’a plus affaire qu’à une vulgaire escroquerie, et l’on sait que, pour Mirbeau, toutes les religions qui vendent par anticipation des places au paradis ne sont précisément que des escroqueries, où des truands ensoutanés exploitent la naïveté et la superstition de leurs misérables ouailles (voir par exemple « Un baptême », L’Écho de Paris, 7 juillet 1891, ou « Monsieur le Recteur », L’Écho de Paris,17 septembre 1889).

Fondamentalement anti-religieux et anti-chrétien, Mirbeau ne peut être que complètement réfractaire à la morale sacrificielle qu’ont tenté de lui inculquer ses éducateurs catholiques : il n’attend aucune récompense dans une autre vie et n’espère rien, en celle-ci, que ce que ses propres efforts lui permettront d’obtenir, sans rien attendre de la bonne volonté d’un dieu inexistant. À la morale du sacrifice au service de la divinité, ou de ses substituts, il oppose un sain eudémonisme et une éthique qui vise au bonheur et à l’émancipation de l’homme. Dans ses fictions, il va donc s’employer à saper à la racine cette morale sacrificielle en montrant qu’il ne s’agit que d’une monstrueuse duperie, par laquelle on exige de l’individu qu’il perde beaucoup, voire tout, sans lui apporter le moindre gain en échange : partie de dupes, qui inverse la démonstration de Pascal dans son fameux pari. Le thème du sacrifice inutile irrigue donc nombre de ses romans et pièces de théâtre, signés de son nom ou parus sous pseudonyme.

* Dans L’Écuyère (1882), la belle écuyère finlandaise et luthérienne, Julia Forsell, sacrifie son amour, son bonheur et, pour finir, sa vie, à l’idée qu’elle se fait de son « honneur » et d’une vie droite et pure où elle pourrait marcher « entre les lys ».

* Dans La Maréchale (1883), l’innocente Chantal est prête à se sacrifier pour son père, le beau duc de Varèse, perdu d’honneur et de dettes, afin de lui épargner la ruine, le déshonneur et la prison, et il ne faut pas moins d’une cascade de miracles pour qu’au dénouement la toute jeune fille soit sauvée in extremis, tels Isaac et Iphigénie.

* Dans La Belle Madame Le Vassart (1884), le jeune et brillant Daniel Le Vassart sacrifie son amour, son bonheur, celui de sa jeune et séduisante belle-mère, et, pour finir, sa propre vie, à un père vulgaire et brutal, qui n’en mérite certes pas tant, et tout cela en pure perte, puisque tout le monde meurt à la fin.

* Dans Dans la vieille rue (1885), Geneviève Mahoul, dans l’espoir d’assurer le salut de son petit frère, se sacrifie en acceptant d’épouser un homme qui lui répugne, mais ce sacrifice de sa vie se révèle complètement vain, puisque, au retour de son odieux voyage de noces, elle découvre avec horreur que le pauvre enfant vient de mourir et qu’avec lui disparaît le sens qu'aurait pu avoir son sacrifice, qui, du même coup, est devenu absurde.

* Dans Le Calvaire (1886), Jean Mintié sacrifie à l’Amour, ou à l’idée qu’il s’en fait, sa dignité, son talent et son bonheur, en pure perte aussi, avant de choisir de disparaître honteusement sous la défroque d’un ouvrier.

* Dans L’Abbé Jules (1888), le petit Albert Dervelle est aussi sacrifié, et même doublement, mais les conséquences sont heureusement moins tragiques : par ses parents, qui renoncent à lui donner l’éducation qu’il mérite dans l’espoir de capter l’héritage de Jules ; et par son oncle  Jules lui-même, qui renonce à lui léguer quoi que ce soit pour jouir par avance de l’effet produit par son sacrilège testament.

* Dans Sébastien Roch (1890), sur le modèle d’Abraham prêt à égorger Isaac, le père Roch sacrifie son fils Sébastien et l’expédie chez les jésuites « pourrisseurs d’âmes », dans l’espoir d’accroître sa respectabilité et son pouvoir et porte la responsabilité du « meurtre d’une âme d’enfant » qui va être perpétré par de Kern ; l’armée prend le relais de la famille et de l’Église et envoie l’innocent jeune homme, qui se refuse à tuer, à une mort particulièrement absurde et de surcroît totalement inutile, puisqu’elle n’empêchera évidemment pas la débâcle et, par voie de conséquence, l’effondrement de l’Empire, l’occupation de la France et la perte de l’Alsace-Lorraine.

* Dans Les Mauvais bergers (1897), Madeleine, au pied d’un calvaire, exhorte les ouvriers en grève à « bien mourir » et, au dénouement, c‘est la mort qui triomphe, sans que le sang des sacrifiés ait fait germer le moindre espoir d’émancipation future.

* Dans Les affaires sont les affaires, le père, Isidore Lechat, s’apprête à sacrifier sa fille, Germaine, en lui faisant épouser le fils d’un aristocrate décavé, dans l’espoir d’augmenter encore son patrimoine et d’élargir sa surface sociale.

* Dans Le Foyer (1908), le baron Courtin, qui préside aux destinées d’un Foyer catholique et prétendument charitable, est tout prêt à sacrifier sa femme Thérèse, en l’invitant à se donner à un riche ami qui peut lui sauver la mise, pour éviter, lui aussi, la ruine, le déshonneur et la prison.

Tous ces cas ne sont pas interchangeables, et il semblerait séant, en particulier, de distinguer deux cas de figures : dans l’un, le sacrifice est infligé par le sacrificateur (père, prêtre, mari, ou patrie), à l’enfant ou à la femme voué(e) au sacrifice sans l’avoir choisi (cas de Sébastien Roch, d’Albert Dervelle, de Germaine Lechat et de Thérèse Courtin, et aussi, d’une certaine façon, des ouvriers massacrés par la troupe pour avoir suivi Jean Roule) ; dans l’autre, c’est l’individu lui-même qui, sous l’effet de « l’empreinte » religieuse et de la morale sacrificielle dont les prêtres lui ont pourri l’âme, choisit lui-même de se sacrifier pour rester fidèle aux valeurs supérieures qu’on lui a inculquées et qu’il a intériorisées (cas de Julia Forsell, de Daniel Le Vassart et de Geneviève Mahoul). Mais dans les deux cas, en dehors de Germaine Lechat, unique exception, les sacrifiés ne se révoltent pas, parce que, tous, ils ont été conditionnés de la même façon par « les pétrisseurs d’âmes » que sont les prêtres et qu’ils ont tous intériorisé le « poison religieux ». 

Voir aussi les notices Expiation, Rédemption, Sacralisation, Désacralisation, Religion, Christianisme, Morale et Éthique.

P. M.

 

Bibliographie : Jennifer Forrest, « “La mort plutôt que le déshonneur” dans L’Écuyère d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 4-21 ; Claude Herzfeld, « Chantal et Else promises au sacrifice », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 27-33 ; Pierre Michel, « Dans la vieille rue, ou le sacrifice inutile »,  introduction à Dans la vieille rue, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-16 ; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-24 ; Ida Porfido, « Quelques figures du martyrologe mirbellien », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, 28 septembre-2 octobre 2005, Presses Universitaires de Caen, 2007, pp. 193-202.

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SADISME

Le terme a été créé par Richard von Krafft-Ebing à partir du nom du marquis de Sade, célèbre écrivain du XVIIIe siècle, en référence à ses écrits, notamment Justine. Le sadisme est défini comme une perversion de l'instinct sexuel qui fait dépendre la volupté de la souffrance physique ou morale de l'autre. Cette manifestation de la pulsion sexuelle peut se traduire par la volonté de domination ou d’humiliation d’autrui.

Octave Mirbeau, dans son œuvre, a rassemblé un grand nombre de scènes de sadisme ordinaire. Ce sadisme est tantôt directement physique, tantôt indirectement moral ;  il est le plus souvent individuel, mais parfois il peut aussi être collectif ; il est, en revanche, universel. Ainsi, dans Le Calvaire (1886), le père du narrateur fait aux oiseaux une chasse impitoyable, c’est lui aussi qui tue les petits chats. Dans les Contes cruels, sont recueillis nombre de ces récits où figurent des êtres cruels, des sadiques “ordinaires”. Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), Joseph jouit de la souffrance d’un canard agonisant et Marianne supprime un nouveau-né sans aucun scrupule ; lors de la sortie du roman, Robert de Montesquiou écrivit que ce livre valait bien Justine et que son auteur méritait l’emprisonnement qui avait frappé Sade. C’est surtout dans Le Jardin des supplices (1899) que Mirbeau collectionne tous les types de sadiques et semble faire l’inventaire des formes du sadisme.

 

« La femme domine et torture l’homme »

 

Dans ses récits, il met en scène de nombreuses femmes cruelles, fidèle en cela à la littérature fin-de-siècle. C’est une des thèses de l’époque, soutenue par un des protagonistes du Jardin des supplices, qui s’interroge : « Alors pourquoi courent-elles, les femmes aux spectacles de sang, avec la même frénésie qu'à la volupté ?... Pourquoi, dans la rue, au théâtre, à la cour d'assises, à la guillotine, les voyez-vous tendre le col, ouvrir des yeux avides aux scènes de torture, éprouver, jusqu'à l'évanouissement, l'affreuse joie de la mort ? ». Dans « Paradoxe sur les Fenayrou » (Le Figaro, 12 octobre 1882), il écrit que la femme  « obéit à son instinct […], qui est de tromper toujours et de tuer toujours, sinon des corps, au moins des âmes ».

Il reprend même le stéréotype de la femme anglaise (cruelle), dans Le Jardin des supplices, avec Clara, prénom que l’on retrouve dans « Pauvre Tom » (Gil Blas, 1er juin 1886), récit dans lequel une femme oblige son mari à tuer son chien. Dans « Le Bain » (Gil Blas, 10 mai 1887), Clarisse pousse son mari à prendre un bain, d’où un malaise mortel de ce dernier, qui précisément s’en inquiétait. Dans certains récits de Mirbeau, c’est par le chantage sexuel que la femme domine l’homme : elle se refuse à lui tant qu’il n’a pas exaucé ses désirs. Dans Le Jardin des supplices, Mirbeau met en scène ce processus. Certes, le sadisme de Clara est d’abord et surtout passif : elle prend du plaisir, en regardant des spectacles de souffrance et de mort, en écoutant des récits de tortures et de mise à mort, et même en se les  remémorant. Mais il devient actif lorsqu’il est dirigé vers le narrateur. Clara utilise alors la raillerie et l’infantilisation : la parole féminine est castratrice, tout comme son regard. Les « yeux de supplice et de volupté » de Clara terrifient le narrateur, qui décrit un regard scalpel, renvoyant aussi bien au chirurgien qu'au tortionnaire. Dans ces récits, le sadisme des femmes se traduit rarement en violence physique : c’est moralement qu’elles torturent les hommes. On peut penser que Mirbeau parle aussi de sa propre expérience, surtout de son mariage avec Alice Regnault, comme pourrait bien le traduire (trahir ?) la variation sur les noms de Clara et de Clarisse (Clarisse = Clara + Alice ?).

 

Le sadisme masculin

 

Si « la femme domine et torture l’homme », comme l’écrit Mirbeau dans « Lilith » (Le Journal, 20 novembre 1892), les hommes ne s’en laissent pas compter. Dans de nombreux textes insérés ensuite dans Le Jardin des supplices, l’écrivain met en scène leur sadisme à travers différentes activités reconnues par la société occidentale, comme la fête foraine, la chasse ou la guerre. « L’instinct du meurtre » et le plaisir de tuer sont soulignés.  

Dans Le Jardin des supplices, Clara et le narrateur rencontrent un bourreau chinois, qui leur décrit les supplices qu’il a infligés à des prisonniers. Son sadisme est illustré par le plaisir qu’il a éprouvé lors des supplices qu'il leur fait subir : « J’ai retaillé un homme, des pieds à la tête, après lui avoir enlevé toute, la peau » ; « D’un homme, j’ai fait une femme ». Il leur décrit tranquillement ses actes atroces tout en caressant un chat. La description du bourreau permet de caractériser la psychologie du sadique : c’est un être orgueilleux qui se sent supérieur à ses victimes. Le rire, l’humour et le mépris traduisent ce sentiment de supériorité – sentiment que Clara a justement vis-à-vis du narrateur. Mirbeau rejoint ainsi Baudelaire, qui soulignait, dans De l'essence du rire, que « le rire vient de l'idée de sa propre supériorité ». Ainsi, le bourreau est un monstre d'orgueil  qui qualifie ses supplices de «  travail extraordinaire » ; le récit du « supplice du rat » – un « pur chef d'œuvre » d’après lui –, dont on trouve une variante chez Sade dans les Cent vingt Journées de Sodome, lui permet d’affirmer sa science de la torture, de souligner son professionnalisme : il se pose en expert. Ce plaisir “froid” se retrouve dans la manière dont le narrateur du « Colporteur » (Gil Blas, 15 juin 1886) décrit les tortures qu’il a infligées à un pauvre colporteur. Alors que, chez Clara, le plaisir sadique se traduit en plaisir sexuel, chez le bourreau il est intellectualisé : c’est un plaisir d’esthète.

Kafka dans La Colonie pénitentiaire, nouvelle inspirée par le roman de Mirbeau, poussera cette idée jusqu’à son paroxysme. Un voyageur se voit présenter par un officier une machine chargée des exécutions capitales et qui « grave » la sentence sur le corps du condamné jusqu’à ce qu’il meure. L’officier responsable du châtiment est l’incarnation de sa fonction ; complètement déshumanisé, il fait une description clinique du processus de mise à mort et du comportement du condamné, comme s’il s’agissait d’un compte rendu d’expérience. Dans ce récit, la technologie a pris le pas sur l’artisanat et sur l’art tel que le conçoit le bourreau chinois de Mirbeau : le rationalisme occidental s’oppose à la pensée orientale, et le déroulement de la torture, chez Kafka, est toujours le même. Kafka, dans La Colonie pénitentiaire, nous montre ce que peut produire la science quand elle est mise au service de la loi répressive.

            Le sadisme masculin se traduit souvent par des actes de torture physique, contrairement aux femmes, qui utilisent plutôt le harcèlement moral, le chantage sexuel ! Par cette différence, Mirbeau fait découvrir le vrai visage de l’amour, loin de l’image romantique généralement admise : ainsi écrit-il, dans « Lilith » (loc. cit.) que « l’homme, dans l’immense besoin d’aimer qui est en lui, […], accepte l’inconscience de la femme, son insensibilité devant la souffrance, […], son absence totale de bonté, son absence de sens moral […]. Il accepte tout cela, à cause de sa beauté ». C’est aussi une illustration de sa gynécophobie. Si, dans Le Jardin des supplices, Octave Mirbeau délocalise son récit, c’est afin de mieux universaliser son constat de la cruauté des humains : les propos des différents protagonistes confirment l’idée qu’« il y a des supplices, partout où il y a des hommes ». L'homme est naturellement cruel et les cultures, y compris dans les pays qui se prétendent civilisés, ne font qu’exacerber ce trait de caractère.

            Voir aussi les notices Meurtre, Masochisme, Sexualité, Amour, Gynécophobie, Contes cruels et Le Jardin des supplices.

F. S.

 

Bibliographie : Michel Delon, « L'Ombre du Marquis », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 393-402 ; Pierre Michel,  « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216 ; Elena Real, « L'Imaginaire fin-de-siècle dans Le Jardin des supplices », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 225-234 ; Fabien Soldà, La Mise en scène et en images du sadisme dans “Le Jardin des supplices” d'Octave Mirbeau, mémoire de D. E. A., Université de Besançon, 1991, 150 pages ; Robert Ziegler, « Utopie et perversion dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 91-114.


SALON

Mirbeau n’a cessé de fulminer contre le Salon annuel, « ce bazar officiel des médiocrités à trois sous », « cette grande foire aux médiocrités grouillantes et décorées », ces « grandes halles ouvertes à toutes les médiocrités et à toutes les impuissances », « où tous les tableaux semblent fabriqués dans la même usine, par les mêmes ouvriers » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884). Partisan d’une totale autonomie de l’artiste et rejetant le vieux système d’organisation officielle des beaux-arts, vieux de plus de deux siècles, il est devenu, malgré qu’il en ait, partie prenante du système marchand critique (voir la notice), qui s’est mis en place dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.

Que reprochait-il donc aux Salons ?

* Mirbeau conteste tout d’abord l’académisme institutionnel et la croyance en un Beau éternel qui est imposé par l’éducation et qui a seul droit de cité au Salon : « Nous recevons, dès en naissant, une éducation du Beau, toujours la même, comme si le Beau s'apprenait ainsi que la grammaire, et comme s'il existait un Beau plus beau, un Beau vrai, un Beau unique » (« Puvis de Chavannes », La France, 31 octobre 1884). C’est au nom de ce Beau immuable qu’un jury de peintres officiels, décorés, arrivés au faîte de leur carrière dans le cadre du système et de la niveleuse École des Beaux-Arts, abuse de « sa situation officielle pour tout absorber et tout accaparer » (« Le Salon I », L'Ordre, 3 mai 1876) et se croit autorisé à blackbouler tous ceux qui sortent des sentiers battus et qui représentent l’art vivant. Si la tête de Turc préférée de Mirbeau est Alexandre Cabanel, ce  n'est pas seulement parce qu’il le juge inapte à la peinture et au dessin (voir par exemple l’article du 4 mai 1876, où il tourne en dérision une de ses toiles), mais c’est surtout parce qu’il est devenu le dictateur incontesté qui règne en tout arbitraire sur le Salon – devenu « la maison Cabanel » – et qui impose ses normes, protège ses élèves et distribue médailles et commandes de l'État. Dès ses premiers « Salons » de L’Ordre de Paris, Mirbeau s'attaque donc sans barguigner, et au risque de choquer un lectorat frileux, à toutes les gloires piedestalisées, au système politique et administratif qui assure le triomphe, grassement rémunéré, de toutes les « nullités » académisées, et au public de « gros Prudhommes », qui admirent dévotement les croûtes surdimensionnées qu'on présente à leur admiration béate. Son verdict est sans appel : « Le Salon n’est pas autre chose qu’une énorme fumisterie, une vilaine blague d’atelier. Plus on les voit, plus on se promène entre ces murailles de toiles peintes et de cadres neufs, plus le Salon a l’air d’un défi jeté à l’art et à la nature. On sort de là avec d’épouvantables migraines, ahuri, stupéfié, pour une semaine au moins. Et l’on se dit que la peinture française est peut-être tombée dans de plus basses rengaines, en de plus vils tripotages que le théâtre. Je ne connais pas de plus affligeant et de plus déconcertant spectacle » (« Le Salon III », La France, 16 mai 1886).

* Ensuite, il trouve scandaleuse la sélection arbitraire des toiles exposées et profondément grotesque la distribution de breloques supposées récompenser les artistes, dans des foires où l’on prime et médaille les peintres « comme des animaux gras » ou « des commissionnaires »  (« Les Peintres primés », L’Écho de Paris, 23 juillet 1889). Le jury du Salon, « irresponsable » selon lui, « fait fonction de cerbère à la porte de la célébrité » et ne laisse passer et récompenser que les siens, « quelque méchantes que soient leurs toiles » (« Le Salon I », L'Ordre, 3 mai 1876).  C’est très grave et lourd de conséquences, parce que le respect aveugle que la majorité des lecteurs continuent de vouer à l'Institut, à l'École des Beaux-Arts, aux jurys du Salon, aux décorations et aux médailles, en dépit des batailles menées par Baudelaire, Zola et quelques autres, les empêche d'ouvrir les yeux sur les marginaux de l'art, qui, par leur existence même, semblent menacer de subversion l'ordre et l'État bourgeois et qui, faute de commandes, sont condamnés à végéter ou à crever de faim. Pour Mirbeau, il convient donc prioritairement de ruiner ce respect, quitte à scandaliser, afin d'édifier, sur les décombres des institutions officielles, de nouvelles instances de légitimation.

* Mirbeau refuse aussi que l’art soit instrumentalisé par la politique et sous le contrôle des gouvernants. « Si les beaux-arts vivent encore en France, c’est bien malgré la politique », écrit-il d’entrée de jeu  dès son premier « Salon » (« Salon I », L’Ordre de Paris, 3 mai 1874). Six ans plus tard, dans une série d'articles de Paris-Journal sur « La Comédie des Beaux-Arts », écrits collectivement, il participe à  une campagne efficace contre Edmond Turquet, sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, et responsable à ce titre de la calamiteuse réforme du Salon de 1880 ; et il réclame déjà la fin de la tutelle de l'État sur les artistes, ce qui restera un de ses leitmotive. Un des moyens, pour les peintres, d’échapper au contrôle de l’État comme aux diktats des académistes et des salonniers est d’organiser des expositions, individuelles ou collectives, dans des galeries d’art appartenant à des marchands, ou de louer collectivement des salles.

* Enfin, Mirbeau est un anarchiste conséquent : comme il l’explique dans le post-scriptum de son article sur Carrière du 28 avril 1891, il n’est pas du tout « pour l’organisation de l’art », mais bien « pour sa désorganisation ». C’est l’expérience qui l’a amené à cette conclusion radicale. À deux reprises, en effet,  on a pu espérer une amélioration du fonctionnement des Salons : en 1881,  après la création de la Société des Artistes Français, autonome par rapport à l’État ; puis en 1890, après la scission et la création de la Société Nationale des Beaux-Arts. Mais chaque fois la nouvelle instance s’avère être « une coterie plus étroite, plus fermée, plus anti-artistique, plus essentiellement commerciale encore, que le Salon ancien » (« Les Jurys au Salon », L’Écho de Paris, 22 avril 1891).

Les « Salons » de 1874, 1875 et 1876, signés Émile Hervet, sont recueillis dans les Premières chroniques esthétiques. Les « Salons » de 1885, 1886 et 1892, signés Octave Mirbeau, sont recueillis dans le tome I des Combats esthétiques.

Voir aussi les notices Académisme, Art, Artiste, Système marchand-critique, Cabanel, Combats esthétiques et Premières chroniques esthétiques.

P. M.

 

Bibliographie : Leo Hoek,  « Octave Mirbeau et la peinture de paysage – Une critique d’art entre éthique et esthétique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp.  174-205 ; Gérard-Georges Lemaire, Histoire du Salon de peinture, Klincksieck, 2004, pp. 224-228 : Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur,  Presses du Septentrion, Lille, 1999, 2 volumes, 759 pages.

 


SATIRE

Octave Mirbeau est à coup sûr un écrivain satirique, et toute son œuvre, tant littéraire que journalistique, en atteste surabondamment. Reste à savoir ce que l’on entend précisément par ce mot passe-partout et à quels traits caractéristiques il est possible d’identifier un écrivain satirique. Dans son article dithyrambique sur le jeune Léon Daudet, en qui il sent alors un esprit fraternel, Mirbeau expose, à propos des Morticoles, sa propre conception de la saine satire, et l’oppose à l’usage malsain qui en est fait le plus souvent : « C’est, au contraire, dans son accent de formidable exagération, de la plus belle, de la plus haute satire. D’ailleurs, je cherche vainement quelqu’un qui soit doué, comme lui, de la faculté héroïque – plus rare qu’on ne croit – de la satire : non pas la satire essoufflée et grinçante qui salit de son rire baveux les idées qu’elle effleure et les hommes qu’elle frôle, mais la satire énorme, passionnée, qui vient des sources les plus profondes de l’enthousiasme déçu et de l’amour trahi, la satire justiciaire qui marque les faces et les choses de traits sanglants qui ne s’effaceront plus, la satire qui se hausse, comme un poème, jusqu’aux lyriques sommets du comique shakespearien » (« M. Léon Daudet », Le Journal, 6 décembre 1896).

Tâchons de dégager quelques traits de Mirbeau satiriste et de voir s’il se conforme bien à l’idéal ainsi défini.

* Il est clair, tout d’abord, qu’il est en révolte contre la société de son temps et que le moteur de ses interventions est l’indignation qu’il éprouve au spectacle de la laideur et de la bêtise humaines et de leurs manifestations multiformes. Tous ses combats – éthiques, politiques, littéraires, esthétiques – s’enracinent dans un « amour trahi » et un « enthousiasme déçu », qui sont effectivement, chez lui comme chez Léon Daudet, les « sources profondes » de sa haine « passionnée », viscérale, des scélérats, des grimaciers et des “paltoquets” de tout poil.

* Il est clair aussi, pour à n’importe quel lecteur, que Mirbeau nous exhibe complaisamment les laideurs apparentes et les vices cachés et met en œuvre une véritable esthétique de la laideur. Un roman tel que Le Journal d’une femme de chambre (1900) peut apparaître, à travers le regard accusateur de Célestine, qui en est le témoin privilégié, comme un répertoire assez complet des turpitudes des humains en général, et des classes dominantes en particulier, cependant que Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) nous fournit un échantillonnage hallucinant de tous les types tératologiques de l’animalité humaine. Mais ce n’est évidemment pas pour « salir » gratuitement ses contemporains et son rire vengeur n’a rien de « baveux », à la différence, par exemple, de celui des critiques misonéistes qui se payaient une franche lippée devant les toiles de Manet ou de Monet et chez qui la satire était un symptôme de leur propre impuissance et de leur mesquine jalousie de ratés. Si, au contraire, Mirbeau souhaite nous faire partager son dégoût, c’est pour susciter en nous une salutaire nausée, qui nous incite à nous détourner des déplorables spécimens d’humanité qui nous sont dévoilés dans leur méduséenne nudité et à chercher ailleurs un air plus respirable. C’est en les dessinant en creux qu’il nous amène à désirer une autre vie, une autre organisation sociale, qu’il se garde bien de nous imposer, et même de nous décrire ; c’est en nous dévoilant un univers où tout marche à rebours qu’il nous incite à remettre les choses à l’endroit. Bref, il s’agit bien d’une  « satire justiciaire », et la jubilation qu’il nous communique nous permet de nous venger nous aussi, par le rire, de nos propres souffrances et humiliations.

* Quand, dans ses chroniques, et notamment dans ses interviews imaginaires, il débusque les mensonges des proclamations publiques, met à nu le cœur humain « vide et plein d’ordure », selon la formule de Pascal, et arrache les masques des puissants et des nantis, c’est bien pour « marquer les faces et les choses de traits sanglants qui ne s’effaceront plus », afin que les lecteurs puissent en tirer de salutaires leçons. C’est bien par la satire que, selon l’adage, il châtie les mœurs et entreprend de  corriger les vices des hommes : elle est donc, chez lui, d’une moralité infiniment préférable à l’hypocrite morale en usage.

* L’exagération, qu’on lui a souvent reprochée, le grossissement des traits propre à la caricature, l’hénaurmité même des situations qu’il imagine et des personnages qu’il convoque, et le grotesque, élément fondamental de la satire, ont pour fonction de nous provoquer et de nous obliger à réagir. Loin d’être gratuits, tous les procédés de la satire et de la dérision sont mis au service de la critique sociale, dans l’espoir qu’un jour, peut-être, la société puisse être un peu moins absurde, un peu moins oppressive et un peu moins criminelle.

Certes, bon nombre des cibles qu’il a clouées au poteau d’infamie sont aujourd’hui tombées dans les poubelles de l’histoire, de sorte qu’on pourrait penser que la satire mirbellienne a perdu une bonne partie de sa force en même temps que son actualité. Il n’en est rien. Car, par-delà les Georges Leygues, les Archinard, les Frédéric Febvre, les Mazeau ou l’Illustre Écrivain, ce sont les figures éternelles du politicien bon à tout faire, c’est-à-dire bon à rien, de la vieille baderne toujours prête à massacrer allègrement, du cabotin imbu de sa dérisoire importance, du magistrat prêt à tous les aplatissements et à toutes les forfaitures, de l’industriel des lettres atteint de snobisme impénitent, qui se gravent dans notre esprit, indépendamment du modèle d’époque. La satire de Mirbeau atteint à l’universel et continue de nous faire rire, un siècle après la disparition des fantoches qui l’ont inspirée.

On peut aussi se demander s’il n’y a pas, dans la satire mirbellienne, un tel ressassement et tant de répétitions que le lecteur puisse, à la longue, s’en lasser. Ne finirait-elle pas par être contre-productive ? Force est de reconnaître que, de patauger si longtemps dans la boue ou le purin, cela ne soulève pas a priori l’enthousiasme des foules : l’univers de Célestine, par exemple, finit par devenir irrespirable, et elle a beau changer constamment de place, d’un chapitre à l’autre de son journal, c’est le même refrain, ce sont les mêmes bassesses, les mêmes hypocrisies, les mêmes « bosses morales », les mêmes « rêves ignobles » de gens supposés respectables. Mais ce déroulement cyclique est le prix à payer si on veut appréhender la vérité camouflée par les « grimaces » de respectabilité  des dominants : comme le rappelle Maria Carrilho-Jézéquel, « la satire ne peut décrire la vérité qu’en dépouillant l’univers de ses simulacres et apparences trompeuses, c’est-à-dire qu’en décidant de décrire, de toutes les formes, la laideur et le mal ». Et puis, la variété et le pittoresque des personnages, la diversité et la cocasserie des situations, permettent le plus souvent d’éviter le risque de lassitude et de susciter le rire ou le sourire du lecteur, en dépit de la noirceur du tableau qui lui est présenté.

Reste à savoir alors si ce rire, voire cette jubilation éprouvée par l’auteur et partagée par le lecteur, ne risquent pas de nuire à l’efficacité des combats de l’imprécateur au cœur fidèle, en fournissant des satisfactions telles que plus ne serait besoin de se révolter autrement que par le rire. L’indignation de l’écrivain, qui est à la source de la satire, pourrait alors saper celle de ses lecteurs, qui se contenteraient de ses mots pour soigner leurs maux, sans chercher à s’engager davantage. On ne saurait d’autant moins l’exclure que le lectorat des romans et contes de Mirbeau est extrêmement divers. Mais on peut aussi penser que, chez bon nombre de ceux qui jouissent de son humour et de sa fantaisie, l’envie d’en découdre et de se battre pour un idéal de Justice et de Vérité a de bonnes chances d’en être renforcée. 

Voir aussi les notices Caricature, Dérision, Rire, Humour noir, Ironie, Éloge paradoxal et Interview imaginaire.

P. M.

 

Bibliographie : Maria Carrilho-Jézéquel, « Le Journal d'une femme de chambre – Satire, passion et vérité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 94-103 ; Maria Carrilho-Jézéquel, « Mirbeau e Céline : Panfletismo e Sátira », Diacrítica, n° 9, Braga, Université du Minho, 1994, pp. 281-290 ; Éléonore Roy-Reverzy, « La Satire chez Mirbeau », in Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès,  n° 31, Saint-Étienne, décembre 2001, pp. 181-194 ; Séverine Vicari, La Satire de la société dans “Le Journal d'une femme de chambre”, mémoire de maîtrise, Université de Nancy, 1991, 119 pages.

 


SAVANTS

Le jugement de Mirbeau sur les savants est ambivalent. D’un côté, en tant que matérialiste et héritier des Lumières, attaché à la méthode scientifique, parce qu’elle est la seule capable de faire progresser la compréhension des lois de na nature, force lui est de voir dans le savant le dépositaire des connaissances scientifiques et le responsable du progrès des lumières. Aussi a-t-il tendance à attendre d’eux monts et merveilles, se gorge-t-il de littérature scientifique et s’enthousiasme-t-il devant des réalisations révolutionnaires telles que la « fée électricité » ou l’automobile. Mais, d’un autre côté, il ne cesse de manifester la plus grande méfiance à l’égard de nombreux savants, dont il donne le plus souvent une image peu flatteuse. Pourquoi ?

* Soit parce qu’il s’agit de faux savants, à l’instar du Dr Triceps de L'Épidémie (1898) et des 21 jours d’un neurasthénique (1901), partisan acritique des thèses de Lombroso, sociobiologiques avant la lettre, qu’il croit démontrer par des expériences absurdes qui se retournent contre elles, ou d’Édouard Legrel, dans Dingo (1913), à qui ses « beaux et hardis travaux sur la myologie de l’araignée » ont valu une célébrité mondiale, bien que Mirbeau-personnage n’ait pas la moindre idée de leur nature, de leur beauté ni de leur hardiesse.

* Soit parce qu’ils abusent de leur pouvoir pour imposer à leurs contemporains une idéologie plus que suspecte, à l’instar de Cesare Lombroso (voir la notice) et, plus généralement, des scientistes, que Mirbeau cloue au pilorie d’infamie : ils constituent, à ses yeux, une caste privilégiée au service des nouveaux maîtres du monde et tendent à faire de la science un nouvel opium du peuple, succédané des anciennes religions.

* Soit parce qu’en toute inconscience ils ne se soucient nullement des effets à long terme, souvent dévastateurs, des applications de leurs découvertes, qui pourraient très fort bien menacer l’équilibre écologique et détruire la planète (voir par exemple « Nocturne », Le Journal, 19 juillet 1900, et « Questions sociales », Le Journal, 18 février 1900).

* Soit enfin, parce que, en dépit de leur méthode réputée scientifique, ils peuvent fort bien faire preuve d’une désarmante naïveté, comme Mirbeau le confie à Georges Meunier, en 1911 : « Un savant ou prétendu tel est presque toujours un être étrangement naïf, extraordinairement gobeur, et singulièrement empressé à prendre des vessies pour des lanternes. Totalement dépourvu d’imagination, le savant n’en est pourtant pas moins le plus grand chevaucheur de chimères que je connaisse. Toute sa science se réduit à un certain nombre d’hypothèses plus ou moins ingénieuses et dont quelques-unes feraient rire à se tordre un enfant de dix ans. [...] J’ai découvert, dans des ouvrages “scientifiques” écrits par des hommes qui passent  pour de très grands savants, des propositions qui, pour être formulées en des termes fort graves, atteignent cependant les plus hauts sommets du comique. »

Si la science progresse, c’est bien grâce aux savants, que Mirbeau admire vivement pour cela. Mais, pour lui, c’est aussi en dépit de l’obstacle que constituent les savants eux-mêmes, avec leurs faiblesses et leurs contradictions.

Voir aussi les notices Matérialisme, Scientisme, Médecins, Écologie et Lombroso. 

P. M.

 

Bibliographie : Georges Meunier, Ce qu'ils pensent du merveilleux, Albin Michel, 1911, pp. 255-266 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le concept de modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001,  pp. 11-32.

 


SCANDALE

Le mot « scandale » est profondément ambigu, puisqu’il résulte de la publicité donnée à des choses considérées comme immorales ou criminelles, mais d’ordinaire passées sous silence, sans qu’il soit toujours facile de faire le départ entre le choc produit par les choses répréhensibles elles-même, que l’on découvre avec horreur, et celui provoqué par la révélation de ce qui avait été soigneusement occulté. Et Mirbeau a été victime de cette ambivalence du mot. À cause de sa pédagogie de choc et de son souci de l’efficacité maximale par  la médiatisation à outrance de tel ou tel de ses combats, il a pu en effet être soupçonné de rechercher le scandale. Sa carrière de journaliste et d’écrivain en a ainsi été jalonnée, depuis l’affaire du  Comédien en octobre 1882 jusqu’à celles de La Mort de Balzac, en novembre 1907, et du Foyer en 1908, en passant par le scandale du chapitre II du  Calvaire (1886), ou de romans comme L’Abbé Jules, (1888) ou Le Journal d’une femme de chambre (1900), qui ont délibérément choqué une partie non négligeable du lectorat et de la critique.

Il conviendrait toutefois de faire un distinguo entre le scandale recherché pour lui-même, histoire de se faire mousser et d’acquérir à bon compte une notoriété qui eût été plus difficile à conquérir par des moyens moins médiatiques, et le scandale causé par les sujets traités, lorsque l’écrivain transgresse un tabou et dévoile des secrets soigneusement camouflés, ce qui met à mal la respectabilité des institutions et des gouvernants. Dans Le Comédien ou Les Grimaces (1883), quelle que soit la sincérité du journaliste qui fait ses gammes, la part de médiatisation volontaire est probable, à une époque où, après une dizaine d’années de besognes obscures, pour des employeurs successifs, dans L’Ordre de Paris, L’Ariégeois ou Le Gaulois, Mirbeau aspire à être enfin  reconnu dans le monde de la presse. En revanche, il est clair que la démystification de l’armée et de l’idée de patrie dans Le Calvaire, la dénonciation des viols commis par des prêtres dans des collèges religieux, dans Sébastien Roch, ou encore celle de la charité-business dans Le Foyer, sur la scène de la Comédie-Française,  obéissent à de saines préoccupations éthiques et visent à porter à la connaissance du plus grand nombre des maux de la société française qu’il convient d’éradiquer. Quant au Jardin des supplices, ce cauchemar d’un juste, entre Goya et Kafka, il nous fait apparaître la vie comme un enfer et l’organisation sociale comme une monstruosité et une aberration institutionnalisées, ce que la majorité des lecteurs n’a pas envie d’entendre : le scandale procède, en l’occurrence, d’un refus de regarder Méduse en face. Dans tous ces exemples, ce n’est pas le contenu des romans qui est scandaleux, mais c’est bien, en vérité, la réalité qui se trouve ainsi dévoilée à la faveur d’une fiction ! Le mal est dans les choses elles-mêmes, et non dans les œuvres littéraires qu’elles inspirent.

On le sait, malheur à celui par qui le scandale arrive ! À force d’obliger ses lecteurs à découvrir ce que leurs bonnes digestions leur interdisaient de voir, alors que, pour la plupart, ils n’aspiraient qu’à conforter leur bonne conscience, c’est Mirbeau lui-même qui a fini par devenir scandaleux, comme s’il était responsable des horreurs que ses œuvres ne font que refléter : et le tour est joué... On le lui a fait chèrement payer après sa mort, quand il n’était plus là pour faire « trembler les puissants à la façon des prophètes » , selon la formule de Thadée Natanson.

P. M.


SCIENTISME



Idéologie dominante parmi les élites de la Troisième République, le scientisme, qui fait de la science la source de toute vérité et prétend de surcroît y voir la condition du bonheur des hommes et le fondement de l’organisation sociale, est vigoureusement dénoncé par Mirbeau, qui y décèle une dangereuse déviation de la véritable science.

- D’abord, parce qu’il ne fait pas confiance en la raison humaine (voir la notice Raison) et n’est pas du tout persuadé que la Vérité soit accessible, ce qui ne peut que l’inciter à se défier des présomptueux savants qui s’imaginent naïvement pouvoir éclaircir tous les mystères de l’univers.

- Ensuite, parce que les scientistes s’aveuglent sur les effets à long terme de leur maîtrise de la planète, qu’ils risquent fort de conduire à sa perte (voir la notice Écologie).

- Enfin, parce que le scientisme, instrumentalisation de la science, n’est nullement une idéologie neutre : elle est, pour les nouveaux maîtres du pays, en quête de légitimation, un succédané des religions chrétiennes sur lesquelles reposait le pouvoir des monarques et des anciennes classes dominantes

Aussi Mirbeau s’emploie-t-il à démystifier et à décrédibiliser le scientisme, en donnant des savants qui l’incarnent, naïfs, stupides, égarés et dangereux, une image ridicule, voire grotesque, à l’instar du Dr Triceps, dans L’Épidémie (1898) et Les 21 jours d’un neurasthénique (1901), ou de Legrel, dans Dingo (1913), qui ne sont que des charlatans foireux. En particulier, il tourne en dérision les tentatives, inspirées des thèses de Cesare Lombroso sur le criminel-né ou la prostituée-née, tendant absurdement à prouver que les pauvres sont des névrosés ou des êtres intellectuellement inférieurs, voire tarés et dûment alcoolisés, ce qui, du même coup, dédouanerait l’organisation sociale, que Mirbeau, pour sa part, juge au contraire pathogène et criminogène.

Voir aussi les notices Savants, Raison, Écologie et Lombroso.

P. M.

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et le concept de modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 11-32 ; Pierre Michel,  « Mirbeau et Lombroso », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 232-246  ; Octave Mirbeau, « Scientismes », Le Journal, 30 juin 1895 ; Octave Mirbeau, « La Question sociale est résolue », Le Journal, 19 septembre 1897.




SCULPTURE

Chroniqueur dans plusieurs journaux, attentif à ce que proposent les Salons artistiques parisiens, Octave Mirbeau a rédigé de nombreuses pages sur des peintres et sur des sculpteurs. Il est acerbe, sinon féroce, lorsqu’il présente des sculptures qui sont célébrées par les jurys académiques des Salons, et qui trouvent des acheteurs dans les milieux bourgeois conformistes. Il est enthousiaste face à des sculpteurs que la postérité a reconnus, mais qui furent en butte en son temps à des difficultés, qui ne furent pas d’emblée acceptés par les critiques et les amateurs d’art. Mirbeau concède quelques qualités à des hommes et à des femmes qui donnent à voir un plâtre lors d’un Salon, mais il n’est pas conquis ; les sculptures qui emportent son adhésion magnifient la vie, elles sont le fait de statuaires qui ont du génie…

Pour Mirbeau le sculpteur le plus admirable c’est sans conteste Auguste Rodin. « Rodin ! Il est pareil aux génies grecs, aux gothiques, aux renaissants » (Le Matin, 27 novembre 1885). Il perçoit la force et la dimension novatrice de la porte monumentale, inspirée de l’Enfer de Dante, sur laquelle travaille l’artiste (La France, 18 février 1885). Il voit « un miracle d’exécution » dans cette œuvre Les Bourgeois de Calais (La Plume, 1er juin 1900), il couvre d’éloges les expositions qui accueillent des œuvres de l’artiste – un exemple : l’exposition chez Georges Petit (L’Écho de Paris, 25 juin 1889). Il est amer quand Rodin rencontre de l’hostilité dans des cercles d’artistes à propos d’une statue de Balzac qui lui a été commandée (Le Journal, 30 août 1896 ; 15 mai 1898). Il correspond avec le sculpteur, il le remercie avec chaleur quand celui-ci lui offre des sculptures – « Grand, grand merci pour votre admirable buste ! [celui de Victor Hugo] » ; « Comme je vous remercie de ce que vous me dîtes d’un marbre que vous voulez bien me donner ! » (septembre 1885), il lui dit l’admiration et l’affection qu’il lui porte – « Je vous admire et je vous aime de plus en plus. […] J’admire surtout votre résignation et votre courage, et je ne comprends pas comment vous pouvez être bon encore, après avoir vu tant de lâchetés et tant de bêtises se ruer sur votre carrière d’artiste » (décembre 1885), il réitère dans une lettre en 1903 son jugement sur l’œuvre de l’artiste qui est son ami : « Vous avez trouvé en sculpture, une chose nouvelle et qui n’avait jamais été faite, en aucun temps. »  Dans les chroniques qu’il publie dans la presse, Mirbeau ne transige pas à propos de Rodin, son apport à l’histoire de la sculpture est exceptionnel. Il est « l’unique sculpteur de génie de ce temps » (L’Écho de Paris, 23 juin 1891) ; « On peut dire d’Auguste Rodin, sans exagération, avec une certitude tranquille et une foi sereine, qu’en lui s’incarnera, dans l’immortalité, la plus haute expression d’art de ce siècle » (Le Journal, 30 août 1896).

Mirbeau a rendu hommage en plusieurs occasions à Camille Claudel, élève et maîtresse de Rodin. Il voit dans ses sculptures de la virilité là où les œuvres des femmes sont trop souvent mièvres. Quand elle rencontrera des difficultés, Mirbeau, qui aurait pu s’éloigner d’elle puisqu’elle est hostile à Dreyfus alors que lui défend avec vigueur le capitaine injustement condamné, Mirbeau s’efforcera de l’aider. Dans le premier texte qu’il lui a consacré, il l’associait à Rodin et à Paul Claudel (Le Journal, 12 mai 1893); par la suite il la présentera dans des chroniques sans l’inscrire dans une proximité avec des génies, saluant son propre génie (Le Journal, 12 mai 1895 ; 26 avril 1896). Mirbeau avait un temps prêté attention à Constantin Meunier, sculpteur après avoir été peintre, il se détache de cet artiste belge qui se cantonne dans des sujets naturalistes là où Camille Claudel, comme Rodin, embrasse la vie, manifeste de l’énergie, fuit l’anecdote.

Un autre sculpteur est célébré par Mirbeau dans la presse, Aristide Maillol : « […] Maillol est un maître incomparable de la statuaire moderne » ; Rodin, cité par Mirbeau, va dans le même sens : « […] Maillol a le génie de la sculpture… Il faut être de mauvaise foi, ou très ignorant, pour ne pas le reconnaître » (La Revue, 1er avril 1905). Il ne saurait toutefois égaler Rodin. Écrivant à Rodin, il cerne ce qui distingue son œuvre de celle de Maillol : « […] la figure de Maillol est une belle chose, ample, forte et sereine. Mais il y a quelque chose de plus beau, c’est votre exposition  […] : ces torses éternels, ces bustes d’une vie si intense […] » (octobre 1905).

Les artistes que Mirbeau soutient dans ses chroniques, il les connaît. Rodin fait appel à lui pour joindre Camille Claudel. Rodin, il l’a invité chez lui, il correspond avec lui. Maillol, il lui a rendu visite, il l’a invité chez lui, il parle de lui avec Rodin. Mirbeau ne rédige pas seulement des chroniques en faveur de tel ou tel statuaire dont il apprécie les œuvres, il va à leur rencontre, il dialogue avec eux, il achète leurs œuvres.

 

G. Po.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Correspondance avec Auguste Rodin, édition établie par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Du Lérot éd., 1988 ; Octave Mirbeau, Combats esthétiques 1 & 2, Séguier, 1993 ; Anne Pingeot, « Rodin et Mirbeau », in Colloque Octave Mirbeau [du Prieuré Saint-Michel], Ed. du Demi Cercle, 1994, p. 113-135 ; Gérard Poulouin, « Octave Mirbeau et Camille Claudel », Camille Claudel De la vie à l’œuvre Regards croisés [Actes de colloque réunis par Silke Schauder], L’Harmattan, 2008, pp. 293-219.


SEXUALITE

On a souvent accusé Mirbeau d’être un pornographe parce que, comme un romancier naturaliste tel que Zola, victime des mêmes accusations, il accorde à la sexualité de ses personnages la même importance que dans la vie. Il n’hésite pas non plus à parler des déviances et perversions, sur lesquelles pesaient bien des tabous, au point que son œuvre la plus mondialement célèbre, Le Journal d’une femme de chambre (1900), peut apparaître comme une sorte de catalogue des pratiques sexuelles condamnées au nom de l’hypocrite « morale », qui a bon dos. L’onanisme, le fétichisme, le saphisme, la pédophilie, la sodomie, le sadisme, le masochisme, le viol, le voyeurisme, le triolisme, voire la bestialité, sont tour à tour convoqués. Mais jamais rien de graveleux dans ces évocations, bien au contraire, car à aucun moment le romancier ne cherche à produire des effets érotiques : la façon dont il traite de la sexualité, perçue souvent comme des « cochonneries », serait plutôt dissuasive et totalement désérotisante, et elle inspire bien davantage le dégoût, voire la nausée.

 

Instincts de vie et de mort

 

Quelles sont les principales caractéristiques de la sexualité humaine telle que nous la présente Mirbeau ?

Tout d’abord, selon la vulgate schopenhauerienne, elle est partie intégrante de ce « grand tourbillon de la vie » qui « emporte presque toutes les créatures vivantes dans un désir obscur et puissant de création » (« Dépopulation » IV, Le Journal, le 9 décembre 1900). C’est le vouloir-vivre épars dans la nature et chez toutes les espèces sexuées qui pousse les individus des deux sexes à s’unir pour « la continuation de la vie » et qui, « selon les lois infrangibles de la Nature », se sert de la femme comme d’un piège pour appâter les hommes : elle « n’a qu’un rôle, dans l’univers, celui de faire l’amour, c’est-à-dire de perpétuer l’espèce » (« Lilith », Le Journal, 20 novembre 1892) et, dès son plus jeune âge, son organisme l’y prépare. Cet instinct vital est donc tout-puissant et les humains des deux sexes lui obéissent aveuglément, sans se rendre compte que tous les échafaudages esthético-sentimentaux des amoureux et des poètes, dont se moque le narrateur de Dans le ciel  (« Pour eux l'amour n'était qu'un paysage somptueux avec des lacs, des gondoles, des armures, des donjons, des escaliers de marbre où glissent les traînes froufroutantes »),  et toute la comédie de l’amour (que Mirbeau tourne en dérision dans Les Amants) ne sont que des habillages destinés à camoufler des « réalités » jugées trop vulgaires par certains esprits qui se veulent poétiquement éthérés. Par exemple, ce « gros, lourd et épais garçon, à forte carrure d’Auvergnat », néanmoins pseudonommé Clara Fistule, qui « prêche l’insexuat » et qui va « partout clamant “l'horreur d'être un mâle” et “l'ordure d'être une femme” » : « Je ne puis me faire à l’idée que moi... Clara Fistule... je sois engendré de la bestialité d’un homme et des complaisances prostitutionnelles d’une femme » (Les 21 jours d’un neurasthénique, chap. II).

En deuxième lieu, cet instinct de vie est inséparable de l’instinct de mort et Éros a partie liée avec Thanatos, puisque tous deux s’inscrivent dans l’éternel cycle naturel des nécessaires transformations de tout ce qui vit et qui doit impérativement mourir. C’est surtout Le Jardin des supplices qui pousse à son paroxysme cette assimilation, si dérangeante pour les lecteurs. Quand l’anonyme narrateur s’étonne que sa maîtresse  « recherche « la volupté dans la pourriture » et « mène le troupeau de [ses] désirs s’exalter aux horribles spectacles de douleur et de mort », Clara répond  « vivement » que « l’Amour et la Mort, c’est la même chose !… » et que « la pourriture, c’est l’éternelle résurrection de la Vie ». Cette « résurrection », qu’illustre précisément la splendeur des parterres de fleurs du jardin chinois engraissés par le sang des suppliciés : « Mélangés au sol, comme un fumier – car on les enfouissait sur place –, les morts l’engraissèrent de leurs décompositions lentes. [...] Son extraordinaire force de végétation, loin qu’elle se soit épuisée à la longue, s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers, du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose la foule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilement travaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoirs spéciaux, forment un puissant compost dont les plantes sont voraces et qui les rend plus vigoureuses et plus belles. »

L’une des conséquences, jugées monstrueuses, de cette consanguinité de la Vie et de la Mort, c’est l’inquiétante proximité de l’acte sexuel et du meurtre chez de très nombreux  personnages mirbelliens : ainsi Jean Mintié est sur le point d’étrangler Juliette Roux, dans Le Calvaire ; l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, est fort tenté de violer et tuer Mathurine (« Une étrange fureur de passion lui poussait les bras en avant, tordait ses mains, précipitait toute sa chair vers il ne savait quel crime absurde et fatal. La faucille luisait sur l’herbe, près de lui ; il eut l’idée de s’en saisir, de frapper. Ce qui lui restait de raison s’en allait dans le vertige. Il n’eût pu dire à quelle incoercible folie il obéissait, lequel était en lui, du meurtre ou de l’amour ») ; le narrateur du Jardin des supplices aimerait prendre Clara « dans [ses] bras et l’étreindre jusqu’à l’étouffer, jusqu’à la broyer, jusqu’à boire la mort – sa mort – à ses veines ouvertes » ; et il n’est pas jusqu’à la lucide Célestine du Journal d’une femme de chambre qui ne soit prête à suivre Joseph « jusqu’au crime ». Quant à Sébastien Roch, il échappe difficilement à la tentation de tuer Marguerite qui s’offre à lui : « Et le désir violent de cette chair qu'il avait condamnée, montait en lui, plein de brûlures et de morsures, un désir où il y avait du meurtre encore, mais du meurtre qui ne voulait plus la mort, et qui, pourtant, se ruait à la possession, comme le couteau de l'assassin se rue à la gorge de la victime » (Sébastien Roch, II, 3).  Au terme de son voyage initiatique à travers le jardin des supplices, le narrateur du Jardin explique ce phénomène par un constat terrifiant : « Et c’est l’homme-individu, et c’est l’homme-foule, et c’est la bête, la plante, l’élément, toute la nature enfin qui, poussée par les forces cosmiques de l’amour, se rue au meurtre, croyant ainsi trouver, hors la vie, un assouvissement aux furieux désirs de vie qui la dévorent et qui jaillissent, d’elle, en des jets de sale écume ! » (Le Jardin des supplices, II, 10).

 

Nature, culture et refoulement

 

L’instinct sexuel tout-puissant au sein de la nature se heurte, dans les sociétés humaines, aux lois civiles et religieuses imposées par la culture. Elles tentent de canaliser le besoin de tuer en le détournant vers des ennemis extérieurs ou intérieurs : « Le besoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violence physique, en lui donnant des exutoires légaux : l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… » (Frontispice du Jardin des supplices). Quant à l’instinct génésique stricto sensu, elles voudraient le limiter à la procréation dans le cadre familial, et elles le combattent âprement partout ailleurs et sous toutes les formes possibles, au nom d’une « morale » aussi hypocrite que répressive, comme Mirbeau l’écrit à un magistrat qu’il interpelle publiquement : « Lamour a été détourné de son but – qui est la continuation de la vie, la perpétuation de l’espèce – par les lois civiles que tu sers et les lois religieuses auxquelles tu es asservi… et ces deux lois, victorieuses de la nature, ne vont jamais l’une sans l’autre. Par le mariage – c’est-à-dire par l’organisation de la richesse et la transmission de la propriété – tes lois civiles restreignent, empêchent la libre expansion de l’amour : elles tuent, en combien d’êtres humains, le germe de vie ; donc elles accomplissent une œuvre de mort. Les lois religieuses, dans une volonté de discipline et d’universelle domination, ont fait de l’amour, c’est-à-dire de l’éclosion éternelle de la vie, un épouvantail et un péché. Toutes les deux, par les entraves légales ou morales qu’elles apportent à l’amour, ont été les principales causes de perversions sexuelles qui désolent l’humanité et sont un crime véritable contre l’Espèce » (« À un magistrat », Le Journal, 31 décembre 1899). Le cas de l’abbé Jules illustre cette analyse, car, s’il est devenu, de son propre aveu, « une canaille, un être malfaisant, l'abject esclave de sales passions », il en rejette la faute sur la société et la religion : « Parce que, dès que j'ai pu articuler un son, on m'a bourré le cerveau d'idées absurdes, le cœur de sentiments surhumains. J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux » (L’Abbé Jules, II, 3). La frustration sexuelle qui en découle, chez tous ceux qui conservent « l’empreinte » de cette aliénation religieuse, serait à l’origine, non seulement du recours compulsif à la masturbation (voir la notice Onanisme), mais, plus généralement, de toutes les pratiques sexuelles considérées comme des perversions. On peut aussi lui attribuer les phantasmes et hallucinations érotiques qui ne cessent de travailler l’imagination de personnages tels que l’abbé Jules et qui suscitent en eux la rage de l’inassouvissement.


Dans tous les cas de figure, cette imprégnation du sens du « péché », en matière de sexualité, contribue gravement au déséquilibre psychique des individus qui en sont empoisonnés, car ils sont perpétuellement tiraillés entre des besoins qu’ils tentent de satisfaire, fût-ce au moyen d’expédients qui laissent un goût d’amertume, et le sentiment de honte et de culpabilité qu’ils en conservent. Ils se débattent misérablement, comme l’abbé Jules, qui est aux prises avec des désirs polymorphes mal « refoulés » : « Je sens qu’il y a en moi des choses… des choses… des choses refoulées et qui m’étouffent. » Dans ces conditions socioculturelles, rares sont ceux qui parviennent à cette émancipation sexuelle, dont rêvait le jeune Octave, du fond du cercueil notarial de Me Robbe, à Rémalard. Curieusement, ce sont trois femmes qui, chez Mirbeau, sont engagées sur cette voie. Clara, dans Le Jardin des supplices, se fait le chantre de toutes les libertés : « Pas d’autres limites à la liberté que soi-même… à l’amour que la variété triomphante de son désir… L’Europe et sa civilisation hypocrite, barbare, c’est le mensonge… » Mais, chez elle, il y a une telle accumulation de perversions, jugées monstrueuses même par ce forban de la politique qu’est son amant, qu’il est évidemment impossible d’en faire un modèle à suivre. Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, prend sainement son plaisir où elle le trouve, sans être gênée outre mesure par les transgressions de l’hypocrite code « moral » des bourgeois, mais cette jeune femme pas du tout  « bégueule » n’en est pas moins choquée par les « cochonneries » de ses maîtres. Quant à Germaine Lechat, dans Les affaires sont les affaires (1903), elle proclame qu’elle a un amant et qu’elle l’a choisi, mais, chez elle, l’affirmation de sa liberté sexuelle semble être surtout le fruit de sa révolte contre son père et pourrait bien être avant tout une provocation lancée à la face de ses contemporains, qui voient unanimement en elle ne fille dévergondée et dénaturée. Quelles que soient les limites de leur émancipation, ou les réserves qu’on peut émettre, il n’en reste pas moins que ces trois femmes sont incontestablement plus libres, dans leur tête, que tous les personnages masculins des fictions de Mirbeau. Comme quoi ce gynécophobe se révèle paradoxalement féministe... Il l’est aussi, à sa façon, quand il met en lumière l’ambiguïté des genres dans Le Calvaire  et Le Jardin des supplices : en inversant bien souvent les rôles sexuels, par une virilisation de la femme (Juliette et Clara) et une féminisation des hommes (Mintié et le narrateur du Jardin), il contribue à brouiller les pistes, à remettre en cause les normes sexuelles, qui apparaissent alors comme culturelles, donc sociales, et non naturelles, et, du même coup, à susciter la réflexion du lecteur déconcerté.


C’est également la culpabilisation des choses du sexe qui rend si difficile le passage de la puberté et si « désillusionnantes » les premières expériences, où le rêve de pureté est confronté à des réalités jugées impures, voire carrément dégoûtantes et répulsives. Comme Freud, Mirbeau accorde une grande importance aux conséquences névrotiques de la sexualité infantile. Ainsi le narrateur des  Souvenirs d'un pauvre diable écrit-il, après avoir subi les enlacements tentaculaires d’une cousine inassouvie aux « mille bras » et aux « mille bouches » : « De ce jour où, si brutalement et si incomplètement, je dois le dire, me fut révélé le mystère de l’acte sexuel, je n’eus plus une minute de tranquillité physique et morale. D’étranges hantises survinrent qui secouèrent ma chair réveillée et peuplèrent d’images brûlantes mes rêves, d’où la pureté s’envola. » Désenchantante est aussi la première expérience de Sébastien Roch, qui aurait pu finir plus mal encore, sous l’impulsion meurtrière qui le secoue : « Il n'éprouvait plus de colère, plus de dégoût, plus rien que de la détresse. » Il en va se même du narrateur de Dans le ciel avec la fille de sa concierge : « Je goûtai un bonheur incomplet, qui me laissa tout triste et un peu hébété. [...] Je ne sus pas trouver, pour la rassurer, un seul mot de tendresse. Il me semblait que j'eusse perdu l'usage de la parole ; il me semblait aussi que tout venait de mourir en moi, dans ce geste désillusionnant de l'amour. »


Dans le domaine de la sexualité, on a l’impression que Mirbeau rêve, depuis son adolescence, d’un épanouissement résultant d’un libre essor des besoins de l’individu au sein de la nature, mais qu’il sait pertinemment que cet idéal est inaccessible dans la société telle qu’elle est et que les humains sont condamnés à l’insatisfaction ou à la frustration. De là à conclure que, pour lui, la libido est potentiellement révolutionnaire, il n’y a peut-être qu’un pas, mais il serait sans doute imprudent de le franchir.


Voir aussi les notices Amour, Onanisme, Homosexualité, Sadisme, Masochisme, Mariage, Prostitution, Obscénité, Pornographie, Pédophilie, Meurtre, Morale et Gynécophobie.

P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « Fétichisme et domesticité : Freud, Mirbeau et Buñuel », Poétique, n° 70, avril 1987, pp. 143-166 ; Emily Apter, « The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau », October, n° 47, hiver 1988, pp. 91-116 : Emily Apter, « Sexological decadence : the gynophobic visions of Octave Mirbeau », in The Decadent Reader – Fiction, Fantasy, and Perversion from Fin-de-Siècle France, New York, Zone Books, 1998, pp. 962-978 ; Patrick Avrane, Freud rate Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 44-54 ; Pierre Michel, « Les Rôles sexuels à travers les dialogues du Calvaire et du Jardin des supplices, d’Octave Mirbeau », in Aux frontières des deux genres, Karthala, 2003, pp. 381-399 ; Robert Ziegler,  « Object loss, fetishism and creativity in Octave Mirbeau », Nineteenth century french literature, volume 27, n° 3-4, printemps-été 1999, pp. 402-414 ; Robert Ziegler, « Fetishist Art in Mirbeau’s Le Journal d’une femme de chambre », 2005.


SILENCE

Il y a un paradoxe surprenant à être l’écrivain le plus lu de son temps, de surcroît disert jusqu’au bavardage, et à développer dans son œuvre une tendance au non-dit. Les personnages de taiseux sont nombreux, dans l’œuvre mirbellienne : Bolorec dans Sébastien Roch (1890), Lucien Garraud dans Les affaires sont les affaires (1903), Joseph dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), le narrateur du Jardin des supplices (1899), la famille Dervelle dans L’Abbé Jules (1888), développent çà et là, ou de façon plus durable, un laconisme récurrent, symboliquement lourd. Offensif ou défensif, le silence des figures romanesques s’interprète d’abord comme un évident signe de décalage antisocial ; menaçant le lien de la communication même, il est déjà, dans sa dimension de contestation verbale, une démarche anarchiste dans la mesure où il fait appréhender la mesure d’une espérance déçue, d’un for intérieur meurtri. L’enfant, infans, à l’origine de la dimension autobiographique des premiers romans, incarne assez bien l’être silencieux par excellence, l’âme violentée qui contient son cri, celui de la révolte. L’être mutique est volontiers tourné vers le passé (le sien propre ou celui d’une humanité désormais absente) davantage que vers une époque résolument sonore, dans ses errements, sa médiocrité, ses prétentions creuses. Aussi bien Mirbeau nous présente-t-il le mutisme comme l’une des caractéristiques possibles du créateur ; l’on connaît sa dilection pour l’œuvre muette, peinture ou sculpture, au détriment de la parole littéraire, qui fait de l’émotion esthétique un prétexte au bavardage périphérique et encombrant. Le fait est que ces personnages de prostrés, dans l’œuvre, s’avèrent disposer d’une sensibilité esthétique réelle. Et par mimétisme, il revient au spectateur selon le vœu de Mirbeau de se taire en face de l’œuvre, abdiquant par exemple ses velléités de critique.

Prêchant d’exemple, Mirbeau développe un art romanesque qui fait la part belle au silence : la tentation du journal (chez Célestine ou Sébastien), le choix des mémoires, court-circuitent le dispositif du dialogue, au principe même de la littérature. Le recours stylistique aux points de suspension, réticences ou aposiopèse, intègre, quant à lui, le silence dans l’espace d’un style romanesque. L’abondante cohorte des formules tautologiques (Les affaires sont les affaires), enfin, dénonçant les modes de penser bourgeois, montrent une autre forme d’abdication de la parole. Par contraste, l’animal mirbellien se voit souvent attribuer une capacité d’écoute ou de communication : le chien Dingo incarne la problématique dualité entre une maîtrise de soi qui le pousse à se taire, et une admirable sagesse qui lui confère la force d’un langage. Du reste, les fleurs, dans Le Jardin des supplices, ou les jeunes arbres, dans les prosopopées du Calvaire, sont elles aussi les interlocuteurs privilégiés d’un narrateur désespéré par l’inanité de l’échange verbal humain

Du non-dit à l’indicible, l’absence du mot recoupe la présence de la mort. Bolorec, Joseph, Lucien même, dans Dans le ciel, ont eu, ont ou auront, maille à partir avec le meurtre ou le suicide, comme si la fracture entre un trop-plein d’impressions, et une expression rare ne pouvait être liquidée que dans le silence définitif. Se joue là, dans l’ouverture du roman au silence, et dans son refus de la linéarité langagière, toute la perspective poétique de l’œuvre de Mirbeau.

S. L.



Bibliographie : Samuel Lair, « La Loi du silence selon Mirbeau », Cahiers Mirbeau n° 5, 1998, pp. 32-57 ; Anita Staron, « Entre la parole et le silence – L’exil d’Octave Mirbeau », in Littérature de la misère, misère de la littérature, Lodz,  Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego, 2004, pp. 109-116.

 

 


SOCIALISME

Le mot « socialisme » est ambigu et Mirbeau ne l’emploie pas toujours dans la même acception.

* Tantôt il signifie simplement une extrême sensibilité à ce qu’on appelait « la question sociale » et l’espoir de changements profonds en faveur des déshérités. Ainsi répond-il à Jules Huret, venu l’interviewer sur l’avenir du roman : «  Socialiste, il deviendra socialiste, évidemment ; l’évolution des idées le veut, c’est fatal ! L’esprit de révolte fait des progrès, et je m’étonne que les misérables ne brûlent pas plus souvent la cervelle aux millionnaires qu’ils rencontrent ! Oui, tout changera en même temps, la littérature, l’art, l’éducation, tout, après le chambardement général que j’attends cette année, l’année prochaine, dans cinq ans, mais qui viendra j’en suis sûr. » (L’Écho de Paris, 22 avril 1891)

* Tantôt il désigne les différentes formes étatiques d’organisation sociale telles que l’imaginent des théoriciens qui se réclament du socialisme. Pour Mirbeau, c’est alors un synonyme de « collectivisme » (voir ce mot) et il le condamne formellement, car il a comme une prescience épouvantée de ce que sera le stalinisme, avec un État tentaculaire, omniscient et tout-puissant, où l’individu serait broyé et les libertés abolies. Hostile à ce socialisme-là, il est alors en butte aux critiques de Jaurès et de La Petite République, qui trouvent « effarant » son drame Les Mauvais bergers (1897).

Mais l’affaire Dreyfus va rapprocher Mirbeau de Jaurès et lui faire découvrir le charismatique leader socialiste sous un jour bien différent de ce qu’il imaginait. Conscient de la nécessité de disposer d’un organe de presse ouvert à tous ceux qui souhaitent un « chambardement général » et susceptible de peser dans le rapport de force avec les conservateurs de toutes obédiences, il accepte d’emblée de collaborer à L’Humanité, en avril 1904, dans l’espoir que ce nouveau quotidien indépendant des puissances d’argent sera le journal dont il a toujours rêvé. Mais pour autant cela ne constitue nullement un ralliement au socialisme et, au bout de six mois, sans rompre pour autant, il tire sa révérence : il est en effet déçu que tout soit sacrifié à la politique politicienne, explique-t-il à Rodin, et la construction du parti socialiste n’est pas du tout sa préoccupation première.

Voir aussi les notices Collectivisme, Capitalisme, Question sociale, Révolte, Anarchie et Jaurès.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et Jaurès », in Jaurès et les écrivains, Orléans, Centre Charles Péguy, 1994, pp. 111-116 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, 1999, pp. 17-28.

 

           


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