Thèmes et interprétations
Il y a 261 entrées dans ce glossaire.Terme | |
---|---|
POINTS DE SUSPENSION |
Quiconque veut définir une poétique mirbellienne doit accorder une place de choix à la ponctuation. C’est elle, en effet, qui permet d’emblée de distinguer l’écriture de Mirbeau de celle de ses contemporains. Elle se caractérise par l’emploi récurrent des points de suspension (et dans une moindre mesure, de points d’exclamation et d’interrogation), qui donnent au lecteur l’impression d’une grande spontanéité. La plume semble courir sur la feuille sans retenue, tentant simplement de retranscrire une parole qui se dévide à l’instant, ou d’une pensée qui accouche devant nous, hic et nunc. Par souci d’exactitude et pour les besoins de l’analyse, il convient cependant de distinguer deux paroles : celles des personnages et celle du narrateur.
1. Parole des personnages Dans les dialogues, les points de suspension sont d’abord une façon privilégiée de garantir l’authenticité de la parole, d’apporter au texte une plus-value mimétique. Par cette présence massive, Mirbeau rend compte, non seulement du phrasé de ses personnages, mais également de leurs hésitations, de leurs contrariétés voire de leurs repentirs. Il traduit une pause respiratoire, transcrit une ligne mélodique, bref, suggère, derrière les mots, la présence d’un corps qui ne demande qu’à s’exprimer. Ainsi, au rebours de ce que nous trouvons d’ordinaire dans la littérature bas de gamme, Clara (Le Jardin des supplices), Célestine (Le Journal d’une femme de chambre), Sébastien (Sébastien Roch) et tutti quanti deviennent-ils des créatures de chair et de sang, douées d’une respiration sur laquelle se calque le texte. Les points de suspension et d’exclamation permettent également d’exprimer des sentiments. Ils relèvent alors de l’aposiopèse, cette vieille figure de la rhétorique « caractérisée par le fait que les causes de l’interruption sont personnelles et d’ordre émotif ». L’indignation, le rire, la souffrance font effraction par la seule force d’une intonation : « Je vous [l’épouse d’Henry qui vient de se suicider] plains... Ah ! certes, je vous plains, de tout mon cœur !... Mais en vous plaignant, je ne puis pas oublier qu’il est quelque part une autre femme que vous, plus douloureuse que vous [...] » (« Le Rasoir et la croix », L’Aurore, 20 décembre 1898). Les points de suspension rompent le flux d’une parole trop littéraire pour laisser percer l’émotion ; ils suspendent le discours et laissent place aux atermoiements du cœur. La ponctuation supplée enfin une parole défaillante ou dorénavant impossible. Parce que les personnages sont rendus à leur réalité humaine, ils n’ont plus l’alacrité langagière des êtres de papier. C’est pourquoi il arrive parfois que le mot fasse défaut ou qu’il peine à sortir des lèvres. L’injure T’z’imbéé… ciles ! de l’abbé Jules est, sans doute l’exemple le plus extrême : tout en reproduisant le sifflement rageur d’un homme exaspéré, elle ramasse toute une vision du monde, qu’un dictionnaire entier ne saurait définir. Si elle ne remet pas en cause la compréhension, la suspension – à l’intérieur même du nom, dans le cas présent – dit, à la fois, la défiance du curé pour le langage et la terreur qu’il éprouve à ne pas être compris par son entourage. Il appartient alors au geste de compléter le propos.
2. Parole du narrateur Même si ce que nous avons dit précédemment s’applique en grande partie à la parole du narrateur, il reste que la ponctuation établit des relations nouvelles entre l’émetteur et le récepteur, entre celui est qui censé parler et le lecteur. La ponctuation souligne les sous-entendus. Elle isole les mots a priori surprenants, pour mieux laisser à chacun le temps de savourer un ton, par exemple l’ironie : « Un coup d’État ?... Allons donc ! » (« Soyons rassurés », L’Aurore, 17 octobre 1898). Ici ou ailleurs, Mirbeau refuse de prendre la position surplombante de celui qui sait tout et qui, par conséquent, veut imposer ses idées. Il cherche, au contraire, à convaincre, à établir un contact, à favoriser le lien. Les points de suspension sont, d’une certaine façon, un interstice, par lequel le narrateur offre au le lecteur la possibilité de se faufiler. Ils sont la condition d’un dialogue toujours bienvenu entre deux instances narratives. C’est grâce à eux que le lecteur s’adonne – certes un bref moment – à la rêverie ; c’est grâce à eux qu’il se représente une scène : « On sent que des noms de Mercier, de Cavaignac, de Gonse, il se lève comme une odeur de bagne... » (« Au bagne ! », L’Aurore, 8 avril 1899). Mirbeau ne se contente plus de donner l’information ; il fait de celui qui découvre le texte un partenaire à part entière auquel rien ne doit échapper. En d’autres termes, il lui laisse une place. Forme littéraire d’une véritable démocratie ? Pourquoi pas, si nous retenons, après Jacques Rancière que la démocratie est « un découpage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit ». En établissant des plages de silence dans son texte, Mirbeau accorde à son interlocuteur un droit d’intervention. Il descend de son piédestal et ouvre la voie à une coprésence, à l’échange des idées, au transfert des émotions. Il y a chez Mirbeau – c’est du moins l’avis de certains – une tentative de rendre compte de la totalité du réel, une volonté de faire du texte une réserve inépuisable où la réalité pourrait se mirer. Dans cette perspective les points de suspension seraient des signes de relance perpétuelle, la preuve visuelle qu’il est toujours possible d’en dire toujours davantage. À cela, on pourra objecter que la suspension est aussi l’aveu d’une faiblesse, « la marque d’un inachèvement » : « Le texte semble susceptible de s’arrêter à tout moment, parce qu’en somme il y en a tellement à dire que plus rien ne vaut la peine d’être dit » (Cécile Narjoux). Dès lors la ponctuation du trop plein devient une ponctuation du néant. On ne saurait donc s’étonner de trouver dans Sébastien Roch toute une ligne de points : elle figure une plaie ouverte sur la page, une béance dans le texte, le lieu où la parole se néantise, car aucun mot ne traduit un viol d’enfant, l’horreur d’un monde dorénavant insensé. Y. L.
Bibliographie : Jacques Dürrenmat,« Ponctuation de Mirbeau », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 311-320 ; Yannick Lemarié, « Octave Mirbeau, l’Affaire et l’écriture du combat », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, pp. 95-108 ; Cécile Narjoux: « La Ponctuation ou la poétique de l’expression dans Le Journal d’une femme de chambre », L’Information littéraire, octobre 2001, pp. 36-45 ; Mickaël Prazan, « L’antisémitisme de Céline : le style, c’est l’homme », in Les Temps modernes, n° 623, février-mars-avril, 2003, pp. 21-43.
|
POLITIQUE |
POLITIQUE
L’itinéraire politique de Mirbeau a été en apparence fluctuant : après avoir servi la cause bonapartiste pendant près de dix ans, travaillé un temps au Gaulois légitimiste d’Arthur Meyer, et dirigé Les Grimaces anti-opportunistes, antisémites et attrape-tout, en 1883, il s’engage à gauche toute après le grand tournant de 1884-1885 et, en 1890, avec « Jean Tartas » (L’Écho de Paris, 14 juillet 1890), il se rallie officiellement à l’anarchisme. Il lui restera fidèle jusqu’à sa mort, tout en ayant été quelques mois un compagnon de route de Jaurès lors de la fondation de L’Humanité, en avril 1904. Mais par-delà ces inflexions qui ont dérouté bien des commentateurs, il existe une constante qui ne s’est jamais démentie : un rejet de la politique, aussi viscéral que raisonné, et un profond dégoût pour les politiciens.
L’art de dévorer les hommes
Nombre de ses chroniques journalistiques sont consacrées à la démystification de la politique, cet « abominable mensonge », où « tout est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit » (« La Grève des électeurs », 28 novembre 1888) et à la dénonciation du rôle néfaste des hommes politiques, qui ne sollicitent les suffrages du peuple que pour mieux l’asservir. En 1895, il consacre bien à l’exception que constitue Georges Clemenceau un dithyrambique article, mais c’est parce que cet homme de conviction et « de forte culture », qui tranche avantageusement avec le reste des professionnels de la chose politique, lui semble à tout jamais retiré de la boue politicienne, renoncement dont il le loue : « La politique, par définition, est l’art de mener les hommes au bonheur ; dans la pratique, elle n’est que l’art de les dévorer. Elle est donc le grand mensonge, étant la grande corruption. Un homme politique, engagé dans la politique, ne montre fatalement qu’une des faces de sa personnalité, la plus laide : ses appétits. Chez les nobles esprits qu’elle a séduits, leurrés par ses mirages, la politique ne tarde pas à absorber, quand elle ne les déprime pas tout à fait, ce qu’il y a de meilleur dans leurs facultés et leurs activités mentales. En tout cas, elle les détourne rapidement de leur destination originelle, car elle est impuissante à les maintenir dans la voie idéale qu’ils avaient rêvé de suivre. Que peut faire, que peut rêver de faire un homme de forte culture et de généreuse action, dans un Parlement livré, par les conditions mêmes de son recrutement, à toutes les médiocrités, à toutes les oisivetés, à toutes les faillites de la vie provinciale, qui n’ont d’autres liens entre elles, d’autres supports, d’autre raison d’être que la discipline des convoitises et le servilisme des intérêts électoraux ? Il ne peut rien. Les questions sont tranchées d’avance, et même votées avant que d’être connues. Aucune surprise de dialectique, aucun éclat de passion, aucune illumination d’éloquence, ne peuvent traverser ces murs, ouvrir des brèches de lumière dans ces murs de ténèbres que sont les majorités parlementaires » (« Clemenceau », Le Journal, 11 mars 1895,). Aux yeux de Mirbeau, toutes les institutions politiques et les idéologies qui les sous-tendent sont également mauvaises, également contraires à ses valeurs et à ses idéaux, et il les renvoie donc dos à dos : « Les institutions politiques, économiques et sociales, toutes d’oppression et de mensonge, qui régissent les peuples, ne correspondent plus à nos besoins ni aux idées qui éveillent en nous un rêve de justice, de liberté et de bonheur ». (« Amour ! Amour ! », Le Figaro, 25 juillet 1890). C’est pourquoi, dans Un gentilhomme, où il évoque, par le biais de la fiction, ses années de prostitution politico-journalistique des années 1870, il fait dire au narrateur : « Garder une opinion à moi – je parle d'une opinion politique –, la défendre ou combattre celle des autres, par conviction, par honnêteté j'entends – ne m'intéresse pas le moins du monde. Je puis avoir toutes les opinions ensemble et successivement, et ne pas en avoir du tout, je n'attache à cela aucune importance. Au fond, elles se ressemblent toutes; elles ont un lieu commun, et je pourrais dire un même visage : l'égoïsme, qui les rend désespérément pareilles, même celles qui se prétendent les plus contraires les unes aux autres. » Aussi le narrateur, secrétaire particulier d’un hobereau normand, a-t-il servi sans scrupules des employeurs successifs de toutes obédiences, « un républicain athée, un bonapartiste militant qui ne rêvait que de coups d'État, un catholique ultramontain ». Pour le romancier, tous ceux qui se piquent de diriger et gouverner les hommes, fussent-ils, au départ, animés par d’excellentes intentions, ne peuvent être que de « mauvais bergers », même un leader ouvrier et anarchisant comme Jean Roule, dans Les Mauvais bergers (1897), et c’est ironiquement que, en guise de vengeance et de dérision, il leur dédie les « pages de Meurtre et de Sang » du Jardin des supplices (1899).
Le pouvoir des médiocres
Pour Mirbeau, les politiciens de tous bords ne sont que des ratés qui, incapables de faire autre chose, n’en ont pas moins la prétention inouïe d’être en droit de gouverner leurs compatriotes. Aussi stigmatise-t-il régulièrement , « ces aventuriers qui ne sont en réalité que le rebut des faillites de la vie » (« Au café-concert », Le Journal, 14 février 1896). Pour la plupart, ils sont totalement incompétents et leur stupidité naturelle ne peut qu’être renforcée par leur participation au pouvoir. Les rares qui n’étaient pas dépourvus d’intelligence et de culture avant d’entrer en politique s’empressent de les perdre pour se mettre au niveau de la masse des “citoyens” dûment crétinisés, dont ils recherchent les suffrages : « Aussitôt que d’hommes ils sont passés ministres, ils se croient obligés d’échanger leur esprit contre une bêtise dûment constitutionnelle. [...] Rien ne vaut d’avoir été député pendant quelque temps pour acquérir les qualités de sottise nécessaires à quelqu’un qui se mêle de conduire les peuples et les égarer au besoin » (La France, « Chroniques parisiennes », 27 octobre 1885). Il est vrai que, pour un anarchiste , tel que Mirbeau, qui se pique de n’être dupe de rien ni de personne, les jeux politiciens auxquels se livrent, en toute impunité, les gens de pouvoir n’ont aucun rapport avec les besoins réels du pays ni avec l’intérêt du plus grand nombre, dont ils se moquent éperdument : « Des intrigues odieuses, des ambitions criminelles, des intérêts serviles, des appétits sordides, voilà ce qu’ils font et à quoi ils obéissent. Il n’y en a pas un, parmi ces hommes, pas un qui songe à se dévouer. Ils ne songent qu’à leur élection » (« La Déroute », La France, 6 avril 1885).
La duperie électorale
Sous la Troisième République, qui se présente abusivement comme une démocratie supposée faire du peuple le “souverain”, c’est en principe aux électeurs que les gouvernants doivent leur pouvoir. Mais, pour un libertaire conséquent, le suffrage universel n’est qu’un « droit illusoire », un « mensonge », une « servitude » et une « corruption » (« Comme en France », Le Journal, 14 juillet 1895). Car en réalité, par cette duperie électorale, les électeurs, « cet admirable bétail humain », abdique son pouvoir et abandonne tous ses droits au profit de ceux-là mêmes qui entendent bien les dévorer : « Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit. » Aussi Mirbeau appelle-t-il logiquement cet « inexprimable imbécile » qu’est l’électeur moyen à faire la grève des urnes : « Bonhomme, rentre chez toi et fais la grève » (« La Grève des électeurs », loc. cit.). Comment un pareil système, reposant sur une aussi grossière tromperie, peut-il néanmoins subsister ? Pour Mirbeau, l’explication est dans « l’opium de l’espérance », qui permet à des « candidats stupides » de « toujours rouler les paysans malins » : « Ils ont, pour cela, un moyen infaillible qui ne demande aucune intelligence, aucune étude préparatoire, aucune qualité personnelle, rien de ce qu’on exige du plus humble employé, du plus gâteux serviteur de l’État. Le moyen est tout entier dans ce mot : promettre… Pour réussir, le candidat n’a pas autre chose à faire qu’à exploiter – exploiter à coup sûr – la plus persistante, la plus obstinée, la plus inarrachable manie des hommes: l’espérance. Par l’espérance, il s’adresse aux sources mêmes de la vie; l’intérêt, les passions, les vices. On peut poser en principe absolu l’axiome suivant : “Est nécessairement élu le candidat qui, durant une période électorale, aura le plus promis et le plus de choses, quelles que soient ses opinions, à quelque parti qu’il appartienne, ces opinions et ce parti fussent-ils diamétralement opposés à ceux des électeurs.” Cette opération que les arracheurs de dents pratiquent journellement sur les places publiques, avec moins d’éclat, il est vrai, et plus de retenue, s’appelle pour le mandant : “dicter sa volonté”, pour le mandataire : “écouter les vœux des populations”... » (« Joyeusetés électorales » (Le Figaro, 6 octobre 1889, repris dans Les 21 jours d’un neurasthénique). Si Mirbeau est probablement la meilleure incarnation de l’engagement éthique de l’intellectuel et a, en conséquence, participé à tous les grands combats politiques de son temps, il a toujours préservé soigneusement ses distances à l’égard du personnel politique, même si certains politiciens ont su retenir un temps sa confiance : Georges Clemenceau, par sa capacité à aborder la question sociale à la Chambre ; Raymond Poincaré, quand il était ministre de l’Instruction Publique ; Joseph Reinach et Jean Jaurès, pour leur engagement pendant l’affaire Dreyfus ; Aristide Briand, au début de sa carrière. Mais chaque fois sa confiance a été déçue et, en 1911, « écœuré », il continue à attendre en vain la venue de la vraie République, c’est-à-dire celle qui mériterait vraiment d’être qualifiée de “chose du peuple”. P. M.
Bibliographie : Reginald Carr, Anarchism in France – The case of Octave Mirbeau, Manchester University Press, 1977 ; Sharif Gemie, « Octave Mirbeau and the changing nature of right-wing political culture : France, 1870-1914 », International Review of social History, n° 43, 1998, pp. 111-135 ; Pierre Michel, « L’Itinéraire politique de Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 96-109 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, juin 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, « Sartre et Mirbeau : de la nausée à l’engagement », in Actes du colloque de Belgrade de mai 2005 Jean-Paul Sartre en son temps et aujourd’hui, Faculté de philologie de l’université de Belgrade, 2006, pp. 47-62 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « L’Itinéraire politique de Mirbeau », préface des Combats politiques d’Octave Mirbeau, Librairie Séguier, 1990, pp. 5-36 ; Jean-Yves Mollier, « Mirbeau et la vie politique de son temps », in Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 75-90 ; James Swindlehurst, « Mirbeau et l’écriture de la révolte », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 316-322.
.
|
PORNOGRAPHIE |
Si l’on se réfère à l’étymologie du mot, le terme de « pornographie » devrait être réservé aux œuvres qui traitent de la prostitution. Or, s’il est vrai que Mirbeau s’est vivement intéressé à la prostitution (voir par exemple L’Amour de la femme vénale) et qu’il évoque la galanterie dans Le Calvaire et les rabatteuses du sexe dans Le Journal d’une femme de chambre, il n’a pas pour autant consacré de roman à ce sujet, qui est un topos de l’époque, et en particulier du roman naturaliste. Mais le mot de « pornographie » a pris depuis plus d’un siècle un sens nouveau et désigne désormais l’exploitation, dans un livre ou un film, de représentations considérées comme obscènes, au premier chef dans le domaine du sexe, et jugées répréhensibles au regard de la « morale » en vigueur. Mais, en l’absence de définition claire de cette prétendue « morale », l’accusation de pornographie lancée contre des écrivains tels que Mirbeau, surtout pour ses deux romans les plus célèbres, Le Jardin des supplices (1899) et Le Journal d’une femme de chambre (1900), est éminemment arbitraire. Pour la désamorcer, il tourne en dérision les prétextes invoqués : « Tout ce que les psychologues les plus profonds ont pu comprendre jusqu’ici, c’est que l’immoralité est plus spécialement visible et plus intimement délictueuse dans la nudité, et seulement dans la nudité de la femme… Pourquoi l’homme nu n’est-il pas immoral ?… On l’ignore… Mais il ne l’est point… Et ce qu’on ignore encore plus, c’est ceci : Nous avons des musées et des jardins publics, dont nous sommes très fiers, et où se trouvent, dans les musées, des tableaux, et, dans les jardins, des statues… Il arrive que ces tableaux et ces statues représentent des femmes nues… Il est permis, il est décent, il est même extrêmement moral et instructif que nous allions au Louvre et que nous y admirions ces personnes nues, que nous nous promenions dans les jardins et que nous nous régalions l’œil au spectacle des statues nues… Non seulement cela est moral, cela est gratuit… Mais si ces mêmes personnes nues du Louvre, et ces mêmes statues nues des Tuileries, nous nous avisons de les reproduire, par le dessin, dans un journal, elles deviennent, subitement et mystérieusement, immorales… et, nous, nous tombons sous le coup des lois… Voilà une chose qu’il serait important d’élucider… (« Le Secret de la morale », Le Journal, 10 mars 1901). Quand, en 1899, un magistrat de Bruges fait saisir les exemplaires du Jardin des supplices, il l’interpelle et s’interroge ironiquement sur ses raisons : « Nous en sommes réduits à de simples conjectures. La Ligue contre la licence des livres, qui le dénonça au Parquet, et le Parquet, qui s’empressa d’obéir aux injonctions de la Ligue, ont sans doute pensé que ça manquait de gravures obscènes. Sans doute qu’ils ont jugé aussi que l’obscénité du livre – puisque obscénité il y a – en était trop triste et trop douloureuse, et qu’il ne pouvait servir de livre de chevet à ces braves messieurs, à ces vieux messieurs de la Vertu, de la Loi et de la Morale. Il faut à leur sénilité amoureuse d’autres ragoûts de luxure et de plus rouges piments. Du reste, dans un pays gouverné par un roi si vertueux [Léopold II] [...], il est juste qu’on persécute une œuvre qui n’avait qu’une prétention, celle d’évoquer des formes de la douleur et de la pitié. [...] Est-ce donc de la pornographie, de l’excitation à la débauche, de montrer, dans leur horreur et dans leur douleur, ces crimes que vous protégez, toi, ta Justice et ta Loi ?... Est-ce que tu ne permets pas aux savants, aux médecins, aux physiologistes, d’étudier ces maladies, de sonder ces plaies de l’amour ?... Est-ce que tu vas, dans leurs laboratoires, saisir leurs bistouris, leurs cornues et leurs livres, et les offrir en holocauste, à la vertu bourgeoise outragée par eux ? Alors, pourquoi saisis-tu mon livre ? [...] Les savants, les médecins, renfermés dans leur sphère d’action, se bornent à chercher, dans la thérapeutique des remèdes souvent illusoires. Nous, c’est dans la société, dans une société refaite plus harmonique aux besoins de la vie, retrempée aux sources éternelles de la nature, que nous allons les chercher, ces remèdes, et peut-être, ces guérisons !... » (« À un magistrat », Le Journal, 31 décembre 1899). Son système de défense repose donc sur deux arguments majeurs : d’une part, la sexualité qu’il évoque est infiniment plus douloureuse qu’érotique, comme dans la vie réelle, à la différence des romans à l’eau de rose ou des romans réellement pornographiques, qui baignent dans un optimisme mensonger ; d’autre part, les passages condamnés au nom de l’hypocrite « morale » s’inscrivent dans le cadre d’une thérapie sociale qu’il est du devoir de l’écrivain de proposer, puisque c’est la société qui est malade et qu’il convient donc de la soigner. Voir aussi les notices Sexualité, Prostitution, Morale et Obscénité. P. M.
|
PORT |
Bien qu’il soit un homme de la terre, Mirbeau n’en a pas moins été fasciné durablement par les ports, quelle qu’en soit la taille, de Kervilahouen à Rotterdam. Il a passé sept mois à Audierne, il a séjourné à Belle-Île, à Noirmoutier, à Auray et à Honfleur, il connaît Marseille, Toulon, Le Havre, Rouen, Anvers, Rotterdam et, sans doute, Gênes, Barcelone et Hambourg, et il a pris le temps de se familiariser avec leur décor, avec leurs odeurs, avec l’ambiance qui y règne. Il y retrouve, non seulement l’eau et ses fascinants miroitements, mais surtout l’océan, avec ce qu’il comporte de violence et de liberté, avec ce qu’il implique de rêves d’évasion et de bonheur, d’aventures imaginaires et de risques mortels bien réels ; et encore la frénétique et incessante activité humaine, le commerce international des denrées les plus rares ou les plus invraisemblables, l’ouverture vers des lointains exotiques ou chimériques, les échanges entre les continents et les cultures les plus diverses, dans cette première phase de la mondialisation avant la lettre. C’est surtout en Hollande qui, selon lui « n’est qu’un grand port », qu’il peut se livrer le mieux à la contemplation de toutes les facettes des ports en constant renouvellement. Et c’est dans La 628-E8 (1907) qu’il évoque le plus longuement ses impressions devant le spectacle qu’ils offrent en permanence à l’observateur : « Spectacle merveilleux que celui d’un grand port, et toujours nouveau ! Monde effarant où tout l’univers tient à l’aise entre les docks d’un bassin, où, dans un prodige de couleur, s’entrechoquent les réalités implacables de l’argent, du commerce, de la guerre, et les féeries les plus délicieuses ! Masses noires et roulantes qui portent dans leurs soutes l’imagination, le génie, la fécondité, l’ordure, les richesses, la mort de toute la terre !... Tumulte, sur les eaux clapotantes, des petits remorqueurs enragés et des lourds chalands, autour desquels les mouettes blanchissent et jaillissent, comme des flocons d’écume autour d’un récif ! Sur les quais, parmi les ballots, les tonnes de graisse et de saindoux, les laines et les peaux, aux odeurs de pourriture, grouillement des torses nus, ployant sous le faix, et des pauvres gueules contractées de fatigue et de révolte ! Travail des machines qui, sans cesse criant, soulèvent et promènent dans l’espace, au bout de leurs bras de fer, les charges pesantes, molles comme des nuées !... [...] Les ports sont l’image la plus parfaite, la plus exacte du rêve de l’homme. Ils le contiennent, et ils l’emportent, tout entier, vers toutes les chimères... Rêve de bonheur, espoir de fortune, oubli des déchéances, illusion de l’aventure, rajeunissement des énergies malchanceuses... Le départ fait joyeuses les pires détresses... car, pour les malades, le remède n’est jamais là où ils souffrent... il est là-bas... C’est qu’on a l’espace devant soi et pour soi... et, qu’ayant l’espace, on a le temps aussi, et qu’au bout de l’espace et du temps cela ne peut être que le bonheur... » Illusions, bien sûr, que le retour à la réalité ne manque pas de dissoudre. Pour Mirbeau, le port est aussi « la patrie du peintre », car tout y contribue à façonner l’imaginaire d’une âme d’artiste, comme il l’explique au chapitre V de La 628-E8 : « Je suis convaincu qu’un grand port, quel qu’il soit, où qu’il soit, est, par excellence, un lieu d’élection pour la naissance, la formation, l’éducation d’une âme d’artiste. Un artiste qui est né dans un port, qui y a vécu son enfance et sa première jeunesse, parmi la variété, l’imprévu, l’enseignement sans cesse renouvelé de ses spectacles, est, forcément, en avance sur celui qui naquit, au fond des terres, dans un village de silence et de sommeil, ou dans l’étouffante obscurité d’un faubourg de la ville. Son imagination, surexcitée par tout ce qui passe et se passe autour de lui, s’éveille plus tôt. Son cerveau travaille davantage et plus vite, et sans trop de luttes... Il s’habitue à voir et, voyant, à comprendre. Sa pensée qui n’est pas bornée par un mur, ou par un coteau, est libre de vagabonder à travers l’espace, comme ces jolies mouettes qui hantent le vaste ciel et qui n’ont d’autre limite à leurs désirs que la fatigue de leurs ailes... Il englobe, dans un regard, plus de choses d’ici et de là-bas, plus de visages d’ici et de là-bas, plus de vie universelle. À son insu, et comme mécaniquement, le mouvement des barques sur la mer, de la mer contre les jetées, le rythme de la houle, l’entrée des navires dans les bassins, l’oscillation des mâts pressés que relie la courbe molle des cordages, les voiles qui fuient, qui dansent, qui volent, les volutes des fumées, toutes les silhouettes des quais grouillants, lui enseignent, mieux qu’un professeur, l’élégance, la souplesse, la diversité infinie de la forme. Sans le savoir, il emmagasine des sensations multiples qui ne s’effaceront plus, qu’il retrouvera, plus tard, et dont il fera vivre un visage, un torse de femme, l’ondulation d’une jupe, la flexion d’une hanche, le balancement d’une branche... Car il y a de tout cela dans un port... Il y a de tout et il y a tout, dans un port. » C’est ainsi, notamment, qu’auraient été conditionnés Rubens et Monet. P.M. |
POURRITURE |
Le thème de la pourriture suscite un réseau obsédant d’images qui déborde du cadre romanesque et imprègne l’écriture dans sa totalité. Apparaissant dans les romans de jeunesse publiés sous divers pseudonymes, ce thème ne va cesser de se développer, de s’amplifier pour constituer un élément marquant du style et de la pensée d’Octave Mirbeau.
La pureté menacée L’isotopie de la corruption est intrinsèquement liée à l’aventure du héros mirbellien. Ce dernier peut-être défini par l’évolution d’une figure primitive, qui se manifeste dès les romans « alimentaires ». La déchéance physique et morale s’affirme en opposition à une époque lointaine et révolue, moment défini par une exigence intransigeante de pureté totale. C’est l’espace de l’enfance, qui est celui de l’innocence. Effrayé par la laideur d’un monde hostile, l’enfant se réfugie dans le rêve et se démarque des autres. Pour cette raison, il devient vite un paria. Ainsi le narrateur de Dans le ciel est moqué par sa famille. Cet espace protecteur est défini par une lumière « claire », qui devient parfois « bouillonnements de crème mousseuse » et le regard jouit d’une pluie qui transfigure « des marronniers [qui] secouaient une poudre de sucre… » (L’Écuyère). C’est le temps idéal mais fugitif d’un bonheur inaltéré. Car ce moment de l’enfance est précaire et menacé.
L’espace urbain Le monde adulte va s’employer à souiller l’enfant et le héros. Et la ville est l’espace privilégié de cette volonté corruptrice. Elle est le lieu de toutes les perditions et pervertit l'innocence de l'homme et les rêves de l’artiste. Ce thème est représenté par une allégorie. C’est « le fleuve noir [qui] roulait ses eaux toutes pailletées de lueurs courtes, toutes moirées de reflets changeant comme une robe de bal », on y voit les « arcs constellés des ponts [qui] réfléchissaient dans l'onde leurs lumières qui serpentaient en zigzags tronqués et mouvant, ou bien s'enfonçaient en colonnades incandescentes, dans des profondeurs infinies, dans des ciels renversés, couleur de cuivre » et au sein de cet univers se meuvent « des silhouettes violentes […] et des silhouettes indécises, ombres sur de l'ombre [qui ] glissaient, sans bruit, sur le fleuve » (Dans le ciel). Le fleuve urbain chez Mirbeau est une eau viciée, symbolisant la corruption humaine. La ville bannit la vie encore innocente. Ce statut de l’espace urbain dans la topographie mirbellienne suscite des images liées à l’isotopie du bas : souterrains, égouts, couloirs, estomac, intestins, lieux sombres et humides. L’eau, qui était un élément positif dans les premiers romans, apparaîtra désormais sous ses formes les plus morbides : le gluant, la boue, la sanie.
La souillure Dans cet espace délétère, l’homme est prisonnier de ses pulsions. C’est par la passion et l’appétit sexuel que l’équilibre précaire d’un bonheur immaculé sera rompu. L’appréhension confuse des désirs qui tourmentent sa chair trouble le héros. Dès lors, tout bascule et la corruption va s’imposer dans l’écriture. Le temps de l’enfance va définitivement s’évanouir lors d’une révélation brutale de la sexualité : le viol détruit l’enfant, dans son être et ses aspirations idéalistes. Julia (L’Écuyère) sera une des premières victimes, la première à incarner le traumatisme mirbellien. Plus tard, Sébastien Roch subira le même sort. Dès lors, il sera condamné à vivre en damné, incapable d’atteindre le bonheur et d’aimer. Lorsque la virginité n’est pas sacrifiée dans l’horreur du viol, la première expérience est marquée par la saleté. Ainsi, Célestine a perdu sa virginité dans les bras d'un «vieux, aussi velu, aussi malodorant qu'un bouc […], pour une orange » (Le Journal d’une femme de chambre). La sensation de souillure imprimée dans la chair, l’impossibilité de retrouver une innocence sacrée entravera toujours la quête du bonheur pour les personnages tourmentés. Sébastien ne pourra jamais connaître les délices de l’amour. Le leitmotiv de la pureté sacrifiée devient un thème lancinant et il semble que l’écrivain, dans l’impossibilité d’évacuer l’acte du « pourrisseur d’âme » (comme Mirbeau qualifie les prêtres), tisse inlassablement ce réseau d’images. Telle une catharsis nécessaire, l’écriture va tenter, en vain, d’assainir l’imaginaire de la conscience narratrice, représentée par le narrateur-personnage.
Le corps défait La pourriture s’impose alors dans la narration. Les chairs et les éléments vont s’appesantir. La mort corruptrice s’immisce partout et triomphe dans la figure de l’obèse. Ainsi nombreux sont les individus encombrés d’un corps infirme ou impotent dans l’œuvre romanesque. Et la hantise des chairs défaites terrorise les êtres. Chacun a conscience qu’il est en sursis. La nourriture matérialise cette angoisse. L’aliment avarié représente lui-même un corps déliquescent et menace de contaminer celui qui l’ingurgite. Célestine a toujours peur de se ruiner l’estomac lors de ses pérégrinations professionnelles. La nourriture gâtée peut même servir de comparaison pour évoquer un individu à la morale douteuse : « Je le vois encore, gros, dodu, avec des gestes onctueux, des lèvres fourbes qui distillaient l’huile grasse des sourires, et un crâne aplati, glabre et rouge ainsi qu’une tomate trop mûre » (Dans le ciel).
La pourriture sociale La corruption de la matière est indissociable de la corruption morale qui définit la société : prêtres, politiciens, courtisanes, parents, tous sont dominés par des désirs vils. Ils sont travaillés par l’avidité de l’argent et le besoin de flétrir la pureté insupportable. La volonté implacable du corps social va opprimer l’individu de la naissance à la mort. La pourriture des chairs va s’accompagner de la pourriture de l’esprit. La religion, l’éducation et la politique s’emploient à cette tâche et s’unissent, dans une même conspiration, pour souiller l’individu, le déposséder de lui-même afin d’en faire une marionnette malléable. La bourgeoisie, toujours prête à sacrifier la pureté sur l’autel du profit, est représentée par le corps vicié. Il est roulant et défait, contaminé par la pourriture. Ce mimétisme du corps et de la pourriture entraîne la peur de l’instable et développe une obsession de stabilité et de fermeté. Le protagoniste de Dans le ciel est terrifié par le ciel « immense, houleux comme une mer, […] où sans cesse de monstrueuses formes, d’affolantes faunes, d’indescriptibles flores, des architectures de cauchemar, s’élaborent, vagabondent et disparaissent ». Face à cela, on cherche toujours « quelque chose de ferme et de connu où poser sa vue ».
Fatalité du cycle naturel Dans ce monde malsain, la femme est également un péril pour la santé du corps et de l’esprit. Damnée et tentatrice, elle favorise la corruption morale et physique. L’érotisme qu’elle suscite est ambivalent et indissociable de la mort. Clara, personnage du Jardin des supplices, n’éprouve de frisson orgasmique qu’à son contact. « Les hommes !… ça ne sait pas ce que c’est que l’amour, ni ce que c’est que la mort, qui est bien plus belle que l’amour… ». À son contact, le héros masculin se perd et abdique toute dignité. Il devient insignifiant car « elle est à elle seule, toute la nature !…» Il perd son intégrité et ne peut échapper à son emprise. Il ne peut que constater : « Je la désire et je la hais ». Souvent, le corps se gangrène d’abord dans ses zones érogènes, tant amour et corruption sont étroitement liés. Pourtant la pourriture, complice de la mort, a quelque chose de baudelairien. Au sein de ses poisons réside la beauté du processus de la vie. Clara, héroïne hantant le Jardin des supplices, pressent cette alchimie et veut l’éprouver dans sa chair. Mais la promiscuité peut être fatale. Ainsi son amie Annie meurt dans une longue agonie qui, inéluctablement, flétrit sa beauté, le temps d’une progressive décomposition des chairs. Mirbeau est fasciné par ce processus paradoxal qui fait du pourrissement l’alchimie indispensable à la naissance de la vie : « Il y a quelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté : c’est la pourriture. La pourriture en qui réside la chaleur éternelle de la vie. En qui s’élabore l’éternel renouvellement des métamorphoses ! ». Et, dans ce jardin, hymne à l’esthétique de la torture, la matière putréfiée abreuve des plantes magnifiques et les rend « plus vigoureuses et plus belles ». Ainsi l’œuvre montre l’homme prisonnier du cycle naturel qui le condamne à la reproduction et le voue à la mort, une fois cet acte accompli, grâce aux masques du désir et de l’amour. La vie, malgré le principe ascendant qui l’anime, chute vers la mort, et de la mort surgit la vie régénérée. Ainsi que l’explique l’abbé Jules à son neveu, l’amour n’existe que pour perpétuer la vie et l’humain est prisonnier de pulsions qui l’obligent à participer à l’absurde immortalité de la nature. Il est condamné à participer au cycle perpétuel dont les deux points opposés et mêlés sont Éros et Thanatos. La nature se nourrit du vivant qui, comme l’aliment, devient pourriture, prélude à la destruction finale. La femme a un rôle essentiel dans cette machine à broyer les êtres. Elle entraîne le héros dans sa déchéance, fatalité à laquelle elle ne peut elle-même se soustraire. L’héroïne du Calvaire déplore de ne pouvoir échapper à l’emprise de ses instincts, même si, parfois, de courtes rémissions lui font retrouver la nostalgie d’une pureté perdue. Dans cette tragi-comédie, le temps, ligué avec la nature, est la force inexorable qui précipite la chute des corps. Seule la mort peut redonner l’espoir de retrouver la pureté perdue. À l’instant où Julia Forsell se suicide (dans L’Écuyère), elle retrouve le bonheur de l’être immaculé et dans les yeux de la morte « il y avait comme un rayonnement des sérénités reconquises ». L’abbé Jules, homonyme masculin de Julia, voit également la mort comme le moment où il disparaîtrait « dans les blancheurs grandioses », espace inverse du monde englué dans la corruption. P. L.
Bibliographie : Gaétan Davoult, « Déchet et corporalité dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 115-137 ; Philippe Ledru, « Genèse d’une poétique de la corruption », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 4-26 ; Pierre Michel, « L’Écuyère : tragédie et pourriture », introduction à L’Écuyère, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-21.
|
PRERAPHAELISME |
Bref rappel historique Nom d’un mouvement artistique né en Angleterre au milieu du XIXe siècle. La Confrérie préraphaélite (Pre-Raphaelite Brotherhood) fut constituée à Londres en 1848 par les peintres John Everett Millais, William Holman Hunt, James Collinson, le poète et peintre Dante Gabriel Rossetti, le sculpteur Thomas Woolner et les critiques d'art William Michael Rossetti et Frederick George Stephens. Ford Madox Brown se montra également très proche du mouvement, sans toutefois y adhérer officiellement. En opposition à l’académisme victorien et aux maux de la société industrielle, les préraphaélites voulurent retrouver un art plus spontané et inspiré de la nature, ils recherchèrent la pureté artistique des primitifs italiens, prédécesseurs de Raphaël (d’où leur nom), notamment en imitant leur style et leur soumission à la nature. Cette conception de l’art se traduisit souvent par un réalisme soigné et minutieux, le sens du détail et des couleurs vives. Leurs sujets de prédilection étaient les thèmes bibliques, le Moyen-Âge, la littérature et la poésie. Ils ne dédaignèrent cependant pas des sujets d’inspiration contemporaine, marqués par des intentions morales et socialisantes. En 1850, ils publièrent une revue, The Germ, dans laquelle ils exposaient leur théorie. Mais ils furent éreintés par la critique, incompris par le public ; seul l'écrivain et critique d'art John Ruskin prit leur défense avec autorité. Le groupe d’artistes qui avait au départ constitué la confrérie ne tarda pas à se désagréger, mais d’autres y adhérèrent, notamment Edward Burne-Jones et William Morris. Ce mouvement, qui fut pourtant de courte durée, eut une influence considérable sur les courants artistiques du XIXe siècle, particulièrement l'art nouveau et le symbolisme, grâce à des artistes comme William Morris et Audrey Beardsley. Des mystificateurs Les préraphaélites, « les peintres de l’âme » comme il les nomme avec une ironie mordante, vont attirer sur eux les foudres de Mirbeau. C’est contre l’idéalisme et le mysticisme intempérants dont témoignent leurs œuvres que le critique, en anticlérical qu’il est, se déchaîne avec violence et constance, mais aussi, parce que, à travers eux, c’est toute une peinture qu’il stigmatise : « Mais quelle chose affreuse que l’art anglais ou, du moins, ce qu’on appelle ainsi, car il n’y a pas d’art anglais, il n’y a que l’art d’un immense pays commun à toutes les patries : médiocrité » (lettre à Mallarmé du 18 mai 1894). Mirbeau n’est pas, à l’instar de beaucoup d’artistes français, impressionné par le contenu des œuvres des préraphaélites ; en revanche, il est horripilé par leur conception esthétique. Ces artistes, qui vivent en plein XIXe siècle, cherchent à retourner au XVe siècle. Se réclamant d’une tradition antérieure au paganisme de la Renaissance, ils veulent retrouver l’innocence des Primitifs. Mirbeau, qui a toujours été un homme de son temps et même de l’avant-garde, ne supporte pas cet archaïsme. Lui qui réclame des procédés neufs pour une peinture moderne s’insurge contre leur technique qui, ancrée dans le passé, sert une iconographie qu’il juge éculée. Ces peintres délaissent l’histoire contemporaine pour se consacrer aux thèmes légendaires et littéraires ; ils ignorent la vie de leurs semblables, mais subliment les amours idéales de Dante et de Béatrice, et cette attitude irrite Mirbeau. Il ne leur pardonne pas leur désintérêt des affaires sociales, leur fuite dans le rêve et leur dogmatisme. De plus, l’enthousiasme qu'ils continuent de susciter dans le milieu artistique parisien, plus de trente ans après leur immense succès lors de l’Exposition universelle de 1855, exaspère le critique. Lui ne voit en eux que des « fumistes », des « mystificateurs », qui se vengent de leur ignorance et de leur stérilité en professant ce qu’ils croient être les lois infrangibles de la beauté. Le journaliste, pour appuyer ses propos, fait parler Botticelli qui, outré que tant de cuistres se réclament de lui, proteste : « Les théories, vois-tu, c’est la mort de l’art, parce que c’en est l’impuissance avérée. Quand on se sent incapable de créer selon les lois de la nature et le sens de la vie, il faut bien se donner l’illusion des prétextes et rechercher des excuses. Alors, on invente des théories, des techniques, des écoles, des rythmes. On est mystique, mystico-larviste, mystico-vermicelliste... est-ce que je sais ? » (« Botticelli proteste », Le Journal, 11 octobre 1896). Mirbeau leur reproche ce besoin de justifier leurs œuvres par la littérature et la théorie. À la différence de critiques comme Goncourt, Zola, Huysmans, il n’a jamais inféodé la peinture à la littérature, au contraire, il a toujours réclamé devant les toiles un regard libéré des références littéraires. Il ne cherche pas à justifier, comme l’ont fait trop de critiques écrivains, ses théories par la peinture qu’il commente. Cette omnipotence des lettres le révolte ; elle n’est pour lui qu’un aveu d’impuissance. « Je suis impuissant… je suis incapable de rendre le simple ! Parce que je ne sais pas dessiner. […] Ah ! qu’ils m’ont fait du mal ces esthètes de malheur, quand ils prêchaient de leur voix fleurie l’horreur de la nature et de la vie, l’inutilité du dessin, le retour de l’art […] aux formes embryonnaires, à l’existence larveuse ! Car ce n’est pas autre chose, leur idéal, dont ils ont empoisonné toute une génération ! C’est l’exaspération du laid et le dessous du rien. » (« Des lys ! Des lys ! », Le Journal, 7 avril 1895).
Les âmes noires de la peinture Face à leurs toiles Mirbeau éprouve donc un sentiment de supercherie. D’après lui ; ces peintres, masquent sous des intentions pieuses ou poétiques leur absence de génie plastique, ils s’acharnent à confondre sincérité et minutie, mais leur minutie artificielle reste bien loin de la naïveté directe des vrais primitifs à laquelle ils prétendent. Ces Anglais incarnent pour lui l’horreur absolue. Leur peinture est la parfaite illustration de ce que le critique ne cesse de décrier et leur existence l’exemple même de ce que l’homme méprise. La haine que Mirbeau leur voue est si farouche qu’il ne peut pas se satisfaire de noircir leur travail, il faut qu’il salisse leur vie. Il va donc s’acharner à les diffamer et, pour ce faire, il va employer la plupart de ses chroniques, non pas à flétrir les œuvres, mais à calomnier les hommes. Dès le premier article qu’il consacre aux « artistes de l’âme », Mirbeau met en place son système d’attaque : la dérision et le sarcasme. Le critique sait que, pour les discréditer aux yeux du public, il n’y a pas de meilleur moyen que de dévoiler leur petitesse et leur incohérence. Inlassablement, il va donc les poursuivre de ses lazzi et de ses quolibets. Sa première attaque à l’encontre des préraphaélites, date du 27 juillet 1886, dans le Gil Blas, et s’intitule, très pudiquement « Portrait ». Mais ce portrait, comme son titre ne le laisse pas forcément présager, est au vitriol. Usant d’un subterfuge, l’invention d’un personnage imaginaire qui incarne tout ce que Mirbeau exècre, la mondanité et la parodie de l’art, il dénonce le pathétique de ces hommes qui se tiennent pour des artistes et le ridicule de ceux qui, par bêtise et par snobisme, les croient. En effet, derrière le peintre Loys Jambois, c’est toute une catégorie de faux esthètes qu’il stigmatise : « L’atelier du peintre Loys Jambois est certainement le plus curieux des ateliers. On y admire [...] trois Botticelli, des études de Rossetti et de Burne-Jones, [...] un aquarium où, parmi les gigantées et les algues, nagent des poissons à six bosses pêchés sur la côte d’Orissa. Puis ce sont des divans très larges, recouverts de peaux d’ours noirs et de tigre mort-né, [...] de hauts paravents à huit feuilles, d’où retombent des étoffes aux plis maniérés, et qui font, [...], de petits coins de mystère et d’intimité. Au pied de ces paravents sont disposées [...] des tables légères de laque chinoise et de mosaïque assyrienne, dont l’une supporte, au milieu d’un fouillis d’objets menus, un vase où se meurt un lys, l’autre, une burette de vermeil, pleine de vin de porto, et deux coupes de jade dans lesquelles s’émiettent des gâteaux anglais. » Sa haine pour ces artistes est si farouche qu’il ne manque pas une occasion de stigmatiser leurs mœurs. Il le fait non seulement dans la série d’articles qu’il publie dans Le Journal entre 1895 et 1897, mais également dans ses romans, que ce soit Le Journal d’une femme de chambre, La 628-E8, ou encore Les Vingt et un jours d’un neurasthénique. Même si l’intrigue ne s’y prête pas forcément, il arrive à glisser, à l’occasion d’une digression, une diatribe contre les amours dénaturées des artistes de l’âme ou contre leur art perverti. Il se sert souvent, pour les satiriser, du même registre sémantique : la morbidité. Mirbeau se fait un plaisir de rappeler, allusivement, au détour d’une phrase, la répugnance que lui inspire l’art Modern Style, qui découle des idées issues du préraphaélisme et de ses théoriciens. Ces grands consommateurs de lys, de héros syphilitiques et de princesses « échalas » ne peuvent pas impunément tourner le dos à la vie. La vie se venge puisqu’ils n’enfantent que des œuvres exsangues condamnées à la névrose. Il est difficile, en effet, de déceler dans l’afféterie de ces œuvres le sentiment authentique de la nature. Eux qui ont voulu exprimer l’invisible par le visible, qui ont cherché à exprimer des sentiments supérieurs, qui ont repoussé l’anecdote pour traiter des problèmes fondamentaux de l’homme : la vie, la mort, le désir, l’amour, la divinité, ont souvent gauchi leur ambitions par une exécution sans ampleur, empreinte de mièvrerie et trop soucieuse des apparences visuelles. Cette nouvelle conception du rôle de la peinture qu’ils affirmaient, leurs moyens traditionnels les ont empêchés de l’exprimer avec grandeur. L’Ophélie de Millais, par exemple, qui se veut une image de la folie, une réflexion sur la mort et qui cherche à suggérer un état de grâce qui permettrait à l’homme de renouer avec la nature des liens intimes, évoque le chromo plutôt que le chef-d’œuvre. Nous comprenons la colère de Mirbeau face à cette peinture qui, voulant toujours voler plus haut, à l’image d’Icare, finit par sombrer dans un académisme qu’elle avait voulu fuir. Comme il le constate, une « peinture idéographique [....] se condamne à ne plus être hautement esthétique » (Le Journal, 11 avril 1896). L. T.-Z.
Bibliographie : Sharif Gemie, « Morris et Mirbeau : le mystère de l’homme au large feutre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, mars 2001, pp. 279-286 ; Laurence Tartreau-Zeller, Laurence, « Mirbeau et l’esthétique préraphaélite », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 78-96 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, 759 pages.
|
PRISON |
Le système carcéral Pour un anarchiste comme Mirbeau, le système pénitentiaire, que ce soit dans la France de l’affaire Dreyfus, dans l’Angleterre du hard labour, dans la Russie de « notre ami » le tsar ou dans la Chine « barbare » des Qing, ne peut apparaître que comme une monstruosité, pour deux raisons fondamentales. * La première, c’est que le système répressif baptisé abusivement « Justice » (voir ce mot) y expédie, pour s’en débarrasser, des quantités de victimes de l’injustice sociale : vagabonds considérés comme des « dangers sociaux » (voir Le Portefeuille, 1902), des prostituées, des ivrognes, des faibles d’esprit, de misérables chapardeurs poussés par la faim, cependant que les plus grands voleurs et prédateurs, les affairistes tels qu’Isidore Lechat des Affaires sont les affaires, ou les militaires coupables des pires massacres, tel le général Archinard, ou des pires forfaitures, comme le général Mercier, coulent des jours paisibles au milieu de richesses injustifiables et entourés d’un respect totalement immérité. Certes, « l’acte individuel » commis par certains « hors-la-loi » criminels peut être « horrible » aussi, mais il faut prendre en compte, selon Mirbeau, le fait que ces « hors la vie qui subsistent de métiers défendus », sont « toujours en lutte, par la ruse ou par la violence, contre une société qui les a repoussés », et qu’ils ne font jamais que se tailler, « dans la débauche, dans le crime, la part d’existence à laquelle toute créature humaine a droit, même quand on la lui refuse ». Il convient donc, comme l’a fait Édouard Conte dans Les Mal vus, d’avoir « la hardiesse de remonter jusqu’à la grande coupable, la grande responsable de tous les crimes, de toutes les monstruosités sociales : la société » : « Il ne faut pas se hâter de condamner, comme un juge, ces pauvres êtres pervertis, car sait-on jamais de quelle fatalité ils sont issus, ce qu’ils ont souffert, ce qu’ils ont rencontré d’infranchissable sur le terrible chemin de la vie ? Le poison est dans la vie et, loin de l’atténuer, la société, avec ses lois d’inégalité, avec ses terreurs, avec ses injustices, le rend de plus en plus mortel. » Et puis, quand on y regarde de près, « on ne saisit pas exactement la différence morale qui sépare des honnêtes gens, des gens réguliers que nous respectons et à qui nous pardonnons tout, ces vagabonds du meurtre, ces industriels du vice, dont l’ignominie nous révolte et nous dégoûte tant : les mêmes désirs, les mêmes passions, et presque les mêmes actes se répètent, des profondeurs où ils grouillent aux sommets où resplendit l’élite humaine » (« Les Mal vus », Le Journal, 3 juin 1894). Bref, la prison saurait d’autant moins être une solution aux maux de la société que sont la misère, l’ignorance et l’injustice, que ceux d’en haut donnent à ceux d’en bas le pire des exemples, puisque le vol est l’activité la plus répandue chez les dominants, comme le démontre le Voleur de Scrupules (1902). Bien au contraire, la prison ne peut susciter que davantage encore de révoltes de la part de tous ceux qui n’ont à perdre que leurs chaînes. * Ensuite, parce que les conditions de détention des détenus y sont abominables et indignes de pays qui se prétendent civilisés et qui se permettent de juger barbares les procédures judiciaires expéditives de l’Empire du Milieu, dont Mirbeau a dressé un effroyable tableau dans Le Jardin des supplices (1899). Que penser, par exemple, du hard labour auquel a été condamné Oscar Wilde pour des actes privés qui ne regardaient que lui ? Pour Mirbeau, c’est une « barbarie violente » : « Comment cela est-il possible que des supplices physiques, comme ceux dévolus à Oscar Wilde, soient encore tolérés dans les mœurs judiciaires d’aujourd’hui ? Lorsqu’on réfléchit un peu, on est épouvanté que, dans le coin sombre de la vie sociale, rien n’ait pénétré encore de ce progrès qui a transformé tant de choses moins nécessaires à l’affranchissement humain. » N’est-ce pour autant qu’une spécificité de la perfide Albion ? Point du tout : « Hélas ! il existe partout, le hard labour, aussi bien en Russie, le pays du bon plaisir sanglant, qu’en Allemagne, en France, en Italie. La forme du supplice diffère selon les pays, mais la douleur humaine n’en perd pas, croyez-moi, un seul cri, ni une seule goutte de sang » (« À propos du Hard labour », Le Journal, 16 juin 1895). Ainsi, en Russie, on arrête n’importe quel individu et on le déporte dans un camp sibérien « sans aucune des formalités et “garanties” judiciaires qui, dans les pays civilisés, précèdent et suivent l’exécution de telles rigueurs ; on l’arrête, le plus souvent, au reçu d’une dénonciation anonyme, et on l’envoie en Sibérie, pour une durée de cinq ou dix ans, suivant le cas. » La mortalité est extrêmement élevée, non seulement dans les camps, mais aussi tout le long de l’interminable route vers ce qu’on n’appelle pas encore le Goulag : « Il n’est pas rare que les détenus meurent en route de chaleur, de froid, de privations, d’épuisement, de maladies contagieuses gagnées dans les prisons-étapes, indicibles taudis où séjournent et pullulent les germes de toutes les infections asiatiques » (« Sous le knout », Le Journal, 3 mars 1895). Quant à la France, qui a envoyé Alfred Dreyfus à l’île du Diable, condamné des anarchistes innocents au bagne de Cayenne ou à Biribi et qui a emprisonné des intellectuels inoffensifs comme Jean Grave et Laurent Tailhade, est-elle bien placée pour donner des leçons de droits humains au reste du monde ? Dans Les Mémoires de mon ami, qui a paru dans Le Journal en 1898-1899, en pleine affaire Dreyfus, le narrateur, accusé à tort du meurtre d’une vieille femme, est emmené au Dépôt et y découvre une réalité insoupçonnée : « Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît plus que le vice et le crime, c’est la pauvreté, la détresse infinie où la société peut précipiter des êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si déformés qu’ils soient, un cerveau et un cœur, de la pensée et de l’amour !... » Loin de participer à la régénération des hors-la-loi, ou supposés tels, la prison contribue à la reproduction d’une société fondamentalement injuste : « Cette nuit-là, dans cette abjecte prison où il y avait tout, assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de culture de la misère... » Les membres de l’intelligentsia parisienne qui discutent du meurtre dans le « Frontispice » du Jardin des supplices aboutissent à la même conclusion : la société repose sur le meurtre et se doit donc de le cultiver scientifiquement. Dès lors, la prison, où l’on enferme les exécutants de cette “culture” très particulière, perd toute justification. Force est d’en conclure, avec Vincenzo Ruggiero, que l’incarcération n’offre aucunement une possibilité d’ascèse et de régénération liée à la souffrance, comme on se l’imaginait naïvement : Mirbeau met en lumière la barbarie du système pénitentiaire et l’hypocrisie des dominants, qui en font un pilier de leur “civilisation”. Les souffrances infligées aux détenus ne sont pas liées à des actes criminels et n’ont d’autre raison d’être que de se débarrasser des résidus de la société et de renforcer la « conscience collective », conformément à l’analyse de Durkheim, en même temps qu’elles satisfont les instincts sadiques des spectateurs tels que Clara, qui, chaque semaine, visite le jardin des supplices de Canton et fait ensuite l’expérience de « la petite mort », au terme de son exploration scopique. Que ce soit « l’enfer de Saint-Lazare », où l’on emprisonne tant de pauvres prostituées, boucs émissaires sacrifiés à l’hypocrisie bourgeoise, ou le bagne de Canton, dont les atrocités visent à souder la société chinoise autour de la morale confucéenne et de la dynastie mandchoue, les deux civilisations semblent n’avoir d’autre but commun que d’infliger la souffrance maximale.
La société comme prison Mais, dans les sociétés telles qu’elles vont, il n’y a pas que les bagnes et les pénitenciers qui soient des prisons : d’autres institutions non moins sociales ont aussi pour fonction d’enfermer ceux qu’il s’agit d’intégrer à une société d’oppression ou, au contraire, de tenir à l’écart des inclus. * La famille est la première prison, et nombre de personnages mirbelliens rêvent de s’en évader, à l’instar du petit Georges Robin de L’Abbé Jules (1888), avec « son regard de prisonnier, avide de soleil et de liberté, son regard nostalgique qui, au travers des fenêtres closes, s'accrochait désespérément au vol des oiseaux, pour monter, porté sur leurs ailes, dans la lumière et dans l'infini ». * Les collèges sont aussi des prisons, comme le découvre avec horreur le petit Sébastien Roch du roman de 1890, adolescent fougueux et indompté qui croissait en liberté et qui se retrouve emprisonné dans le collège des jésuites de Vannes. Car c’est bien une prison, avec sa « pierre grise », ses « espaces carrés en forme de cloître uniformément enclos de hauts bâtiments d’une tristesse infinie », avec des pions, qui, du haut de leur chaire, « vous regardent sournoisement derrière une fortification de livres », et « des professeurs dont l’unique fonction semble être de tout interdire de ce qui est beau et enrichissant ». * Autre prison : la caserne, où l’on transforme des êtres humains en machines à tuer : « Ces jeunes hommes, si vite, si complètement endurcis, à la cruauté, n’étaient pas méchants, avant la caserne… C'est là qu’en un an, en deux ans, par un effacement insensible, par une sorte de disparition de l'homme dans le soldat, ils sont devenus, à leur insu, mais fatalement, de véritables monstres d'humanité » (Préface à Un an de caserne). Après quoi on les enverra remplir leur mission de mort face aux ouvriers désarmés, dans des expéditions coloniales en Afrique, ou sur des champs de bataille où sont sacrifiés absurdement tant de Sébastien Roch. * L’usine et la mine, où des prolétaires triment jour et nuit jusqu’à ce que mort s’ensuive, constituent bien souvent des bagnes où l’on tue les condamnés à petit feu. Ainsi, dans Les Mauvais bergers (1897), Mirbeau décrit-il l’usine infernale, « enveloppée de fumées et de bruits », qui « flambe dans le ciel noir » et qui « crache des flammes » : Moloch attendant ses proies. Dans le système capitaliste, au lieu d’être « une joie d’homme libre », le travail du prolétaire servilisé a toujours été, « plus ou moins, une souffrance, une abjection d’esclave » (« Travail », L’Aurore, 14 mai 1901), que ce soit à l’usine, ou dans le cadre de la « servitude civilisée » qu’est la domesticité, comme Célestine en fait l’amère expérience dans Le Journal d’une femme de chambre : elle se sent en effet enfermée au cœur d’un espace semblable à « une prison », où chacun vit en permanence sous le contrôle de tous. * Il en va de même de l’hôpital psychiatrique où l’on enferme les déviants, les individus jugés asociaux et ceux qui passent pour fous, parce qu’ils sont inadaptés. En visite, le narrateur des 21 jours d’un neurasthénique découvre « de hauts murs enfumés, de la pierre triste, épaisse, étouffante, percée çà et là de petits carrés vitreux, barrés de fer, et derrière laquelle l’on sentait de la souffrance, de la damnation et de la mort ». * Les hôpitaux ne valent guère mieux : « Je crus que je marchais dans une ville morte. Des murs noirs ; un carrelage inégalement bossué, où la poussière s’accumulait dans les creux ; des cours très sales, très mornes, encombrées de plâtras [...] ; pas de verdures, pas de fleurs. Une lumière d’une affreuse tristesse, une lumière malade, dort au fond de ces cours qu’enferme le quadrilatère des bâtiments, où les fenêtres sont plus sombres, les vitres plus encrassées, plus opaques que les vieilles pierres rongées des façades. Une prison m’eût paru moins sinistre » (« Les Pères Coupe-Toujours », Le Journal, 15 décembre 1901). Bref, comme le découvre le narrateur du roman de 1899, le jardin des supplices, c'est la société, qui planifie scientifiquement l'écrasement de l'homme, qui cultive le meurtre pour préserver l’ordre social et qui, pour parvenir à ses fins, déchaîne « les passions, les appétits, les haines, le mensonge » dont les hommes sont prisonniers. Et c’est à tous les responsables de ces crimes de lèse-humanité, qui « s'acharnent à l'œuvre de mort », que le romancier a dédié ironiquement son œuvre vengeresse : « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang. »
La vie comme prison Au-delà de l’emprisonnement au sein de sociétés oppressives et aliénantes, c’est la vie elle-même qui constitue un épouvantable bagne pour des êtres pensants qui aspirent à la liberté et sont en quête d’un idéal qui fuit dès qu’ils croient s’en être rapprochés, comme le constate le narrateur du Jardin des supplices, dont la pensée « voudrait franchir le décor de ce charnier, pénétrer dans la lumière pure, frapper, enfin, aux Portes de vie » : « Hélas ! les Portes de vie ne s’ouvrent jamais que sur de la mort, ne s’ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort… Et l’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices… Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie… Ce que j'ai vu aujourd'hui, ce que j'ai entendu, existe et crie et hurle au-delà de ce jardin, qui n'est plus pour moi qu'un symbole, sur toute la terre... J'ai beau chercher une halte dans le crime, un repos dans la mort, je ne les trouve nulle part. » Face à cet enfermement et à l’impression d’étouffement que ressentent nombre de personnages des romans de Mirbeau, quelles sont les possibilités, sinon d’évasion, du moins d’adoucissement de la peine ? * L’abbé Jules, du roman de 1888, aspire à l’anéantissement de la conscience prôné par les bouddhistes, à la dissolution du moi et à sa fusion au sein de la nature. Si Mirbeau signe Nirvana ses Lettres de l’Inde de 1885, c’est bien parce qu’il ressent lui aussi cette aspiration. Mais Jules est beaucoup trop esclave de ses désirs inassouvis, et Octave beaucoup trop passionné, pour jamais parvenir à ce total détachement, auquel seuls sont arrivés quelques rares mahatmas de l’Inde (voir Hypnotisme). * Clara, l’héroïne du Jardin des supplices, a choisi de se libérer complètement des entraves morales et des restrictions insupportables que les sociétés occidentales imposent à ses désirs. Mais ses visites hebdomadaires au jardin des supplices et au bateau de fleurs, où elle croit tout oublier, la condamnent à un éternel recommencement et à un perpétuel inassouvissement : elle reste prisonnière de « la seule domination de ses instincts » et des limites de ses désirs insatiables. * L’art, que Mirbeau a tendance à sacraliser, libère de la prison de la vie en la transfigurant, et a été pour lui une source d’émotions incomparables. Mais il peut aussi devenir à son tour une passion dévorante et se transformer en un calvaire, comme pour le peintre Lucien de Dans le ciel, perpétuellement frustré de ne pouvoir parvenir à l’idéal entrevu et qui finit par se suicider. * Le suicide, justement, apparaît à Mirbeau comme un acte libérateur, puisqu’il témoigne du désir de s’affranchir du poids écrasant de l’existence. Néanmoins il n’a pas choisi ce type de libération, qui a pu lui apparaître aussi comme une forme de capitulation devant les forces de mort qu’il n’a cessé de combattre toute sa vie. * Reste la révolte. Non pas que Mirbeau en attende des miracles et croie à la réalisation immédiate de la cité idéale dont il rêve. Mais parce que c’est par la révolte que les hommes peuvent se montrer réellement libres, donner une dignité à leur existence terrestre et se montrer plus forts que ce qui les écrase et les tue. Voir aussi les notices Crime, Meurtre, Justice, Vol, Armée, Famille, École, Travail, Plaisir, Fous, Enfer, Pessimisme, Suicide, Révolte et Mysticisme. P. M.
Bibliographie : Wayne Burns, « In the penal colony : variations on a theme by Octave Mirbeau », Accent, Urbana, n° 17, 1957, pp. 45-51 ; Vincenzo Ruggiero, « Hugo, Mirbeau and Imprisonment », in Crime and literature - Sociology of Deviance and Fiction, Verso, Londres, pp. 194-215 ; Vincenzo Ruggiero, « Victor Hugo and Octave Mirbeau – A sociological analysis of imprisonment in fiction », Cahiers de défense sociale, 2003, pp. 245-263 ; Arnaud Vareille, « Clara et Célestine, deux prisonnières mirbelliennes », Revue des Lettres et de Traduction, Kaslik (Liban), n° 11, 2005, pp. 387-410.
|
PRIX GONCOURT |
Devenu membre de l’Académie Goncourt par la volonté testamentaire d’Edmond de Goncourt, qui a inscrit son nom sur la liste des dix le 25 juillet 1890, Octave Mirbeau y siégea régulièrement à partir de 1900 et participa à l’attribution des prix annuels, décernés en décembre de chaque année, de 1903 à 1916. Dès la mort de Goncourt et l’annonce des dispositions de son testament, le 17 juillet 1896, il eut la volonté fortement marquée de faire de la nouvelle académie un contrepoids à l’influence mortifère de la « vieille sale » du Quai Conti, comme il appelait l’Académie Française, voire carrément une contre-Académie : alors que l’une, conservatoire des traditions et étouffoir des génies, se devait d’être de bon ton, de préserver dans leur naphtaline les bons usages sociaux et littéraires et d’encourager la médiocrité polie et mondaine, de préférence à la bonne littérature, immanquablement suspecte d’être potentiellement subversive, l’autre devait se fixer pour mission de débusquer des talents nouveaux, originaux et ignorés, et de leur fournir les moyens matériels de poursuivre leur tâche à l’abri du besoin. Mais il eut vite fait de se rendre compte que les dix néo-académiciens n’étaient pas forcément sur la même longueur d’onde et que la gauche de l’académie (Mirbeau, Gustave Geffroy et Lucien Descaves) était trop faible et trop rarement unie pour pouvoir peser vraiment sur les votes. Bref, aucun des candidats soutenus par Mirbeau n’a obtenu le prix Goncourt, à l’exception d’Henri Barbusse pour Le Feu, qui a bénéficié d’une exceptionnelle unanimité, en 1916, et de René Benjamin, seul candidat pour l’année 1915, et c’est seulement lors d’un deuxième, troisième, voire quatrième tour, qu’il lui est arrivé de voter pour le lauréat de l’année, qui n’était jamais que son deuxième ou son troisième choix au départ. En revanche, en parlant de ses poulains dans la presse, où ses interviews étaient recherchées, il a contribué à les lancer ou à les installer solidement dans le paysage éditorial français du début du siècle : Paul Léautaud, Émile Guillaumin, Charles-Louis Philippe, Eugène Montfort, Valery Larbaud, Marguerite Audoux, Neel Doff, Charles Vildrac et Léon Werth, entre autres, lui doivent une partie non négligeable de leur notoriété. En s’appuyant sur les confidences faites aux journalistes en quête de tuyaux, on a su à peu près comment Mirbeau avait voté lors des quatorze années où il a été juré. Mais il a fallu attendre l’ouverture des archives de l’académie Goncourt, conservées désormais aux archives municipales de Nancy, pour qu’on puisse établir avec certitude la liste de ses votes : - En 1903, à défaut de Philippe et de Léautaud, qui ne pouvaient être candidats, Mirbeau a voté dès le premier tour pour Force ennemie, de John-Antoine Nau, qui n’était que son troisième choix. - En 1904, peu enthousiasmé par Marie Donadieu, il ne vote pas pour Philippe, mais pour La Vie d’un simple, du paysan bourbonnais Émile Guillaumin, au premier tour, et se rallie à La Maternelle, de Léon Frapié, au deuxième et dernier tour. - En 1905, il s’obstine à voter aux trois tours pour son ami Jules Huret, par fidélité plus que par conviction d’avoir une chance de l’emporter, car un livre de reportages tel qu’En Amérique n’est pas un roman et ne pouvait donc pas être couronné. C’est Claude Farrère qui l’a été, au troisième tour, pour Les Civilisés. - En 1906, il vote enfin pour Charles-Louis Philippe et son Croquignole aux deux premiers tours, avant de se rallier sans enthousiasme aux frères Tharaud, qui l’emportent, au troisième, avec Dingley, l’illustre écrivain. - En 1907, Mirbeau semble avoir voté pour Simone Bodève et son roman prolétarien La Petite Lotte aux trois premiers tours (mais le détail des votes n’est pas donné dans les archives, cette année-là) et s’est rallié à Émile Moselly et à ses Terres lorraines, au quatrième, comme moindre mal face à Jean Vignaud, propriétaire du Petit Parisien. - En 1908, Mirbeau ne vote pas pour Henri Barbusse, dont L’Enfer est pourtant un roman tout à fait mirbellien, parce que Barbusse a une bonne situation et n’a pas besoin du prix. Mais il s’avère curieusement que, sans le savoir, il a voté, par correspondance, au premier tour, pour le richissime Valery Larbaud, auteur d’un volume publié sans nom d’auteur, Poèmes par un riche amateur, et qui était alors totalement inconnu. Puis, aux tours suivants, pour Monsieur le principal, de Jean Viollis, afin de barrer la route à Francis de Miomandre, auteur d’Écrits sur l’eau, qui l’emporte néanmoins au troisième tour. - En 1909, de nouveau il vote au premier tour pour un inconnu, Victor Cyril, auteur d’un recueil de six nouvelles intitulé La Main sur la nuque et qui met en scène de pauvres diables, puis se résigne à soutenir En France, des frères Leblond, élu à l’unanimité au troisième tour. - En 1910, il livre un baroud d’honneur pour Marguerite Audoux, dont il a lancé Marie-Claire à grand fracas, mais sans espoir de l’emporter, car elle a reçu le prix Fémina-La Vie heureuse une semaine auparavant, ce qui était déjà jugé incompatible avec le prix Goncourt. Au deuxième tour, il se rallie sans rechigner à Louis Pergaud, un de ses admirateurs, dont De Goupil à Margot l’emporte au troisième tour. - En 1911, Mirbeau vote pour Fermina Marquez, de Valery Larbaud au premier tour, pour L’École des indifférents, de Jean Giraudoux au second, puis pour Jours de famine et de détresse, de Neel Doff, écrivaine prolétarienne et néerlandaise, aux quatre tours suivants. Mais c’est Monsieur de Lourdines, d’Alphonse de de Chateaubriant, qui est couronné. - En 1912, c’est pour Charles Vildrac, auteur de Découverte, qu’il vote pendant six tours, avant de se rallier à L’Ordination, de Julien Benda, au septième. Mais c’est Les Filles de la pluie, de Savignon, qui obtient le prix. - En 1913 s’est livrée la plus longue et la plus indécise des batailles, finalement remportée, à la surprise générale, par l’outsider Marc Elder et son Peuple de la mer, préféré au Grand Meaulnes. Pendant les onze tours Mirbeau a voté fidèlement pour La Maison blanche, de son jeune ami et continuateur Léon Werth, qui l’aide alors à achever Dingo. - En 1914, à cause de la guerre, le prix n’a pas été décerné. - En 1915, unanimité pour Gaspard, de René Benjamin, seul en lice. - Enfin, en décembre 1916, deux mois avant sa mort, Mirbeau vote par correspondance pour les deux prix décernés pour les années 1914 et 1916 : pour Le Feu, de Barbusse, et Sous Verdun, de Maurice Genevoix, à qui est préféré l’obscur Adrien Bertrand. Mais il avait auparavant tenté en vain de promouvoir la candidature de Ma pièce, de Paul Lintier, mort à la guerre, à titre posthume. Même si Mirbeau n’est pas parvenu à faire de l’Académie Goncourt une institution au-dessus des querelles de clans et d’éditeurs et entièrement vouée à l’émergence de talents novateurs, tous ses votes révèlent sa volonté de défendre bec et ongles des écrivains originaux, dont il a décelé et promu le talent. Il a vraiment joué un rôle de découvreur et de passeur. P. M.
Bibliographie : Sylvie Ducas-Spaës, « Octave Mirbeau académicien Goncourt, ou le défenseur des Lettres promu juré », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 323-340 ; Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau, toujours seul », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 10, novembre 2003, pp. 45-56.
|
PROGRES |
Mirbeau est incontestablement un progressiste, dans toutes les acceptions du terme : tant sur le plan politique et social qu’en matière d’art et de technique. Comme son ami Monet, il sait que « la loi du monde, c’est le mouvement », que tout est en constante évolution et que « les découvertes de demain succèdent aux découvertes d’hier », dans un mouvement incessant (« Claude Monet », Le Figaro, 10 mars 1889) Mais ce qu’on appelle « progrès » n’en est pas moins fort ambivalent à ses yeux : il y voit à la fois la pire et la meilleure des choses. D’un côté, il est fasciné par toutes les innovations techniques qui bouleversent le monde et facilitent la vie quotidienne de millions de gens et qui laissent entrevoir des perspectives grandioses, notamment « la fée électricité », évoquée dans Les affaires sont les affaires (1903), et l’automobile, qu’il chante dans La 628-E8 (1907). De même, il est un défenseur enthousiaste des artistes novateurs et il tourne en dérision tous les partisans de « la sainte routine » en matière d’art (voir ses Combats esthétiques). Le mot est alors connoté très positivement. Mais, d’un autre côté, Mirbeau est tout à fait conscient :
* Que, dans le domaine des beaux-arts, le terme de progrès n’a guère de sens – et c’est bien pourquoi il admire également les grands artistes du passé, dont les créateurs du présent sont les continuateurs. * Que la condition humaine est toujours aussi terrifiante et que les hommes sont toujours des condamnés à mort en sursis, de sorte que « le progrès » n’est en fait qu’un « pas en avant , plus rapide, plus conscient, vers l’inéluctable fin », comme l’affirme Roger Fresselou des 21 jours d’un neurasthénique (1901). * Que les hommes n’ont guère progressé à travers les siècles et que le prétendu « civilisé » d’aujourd’hui n’est pas fondamentalement différent du « gorille féroce et lubrique » qu’était notre ancêtre : ce que nous appelons « progrès » n’est le plus souvent qu’une illusion ou une forfanterie. • Que les sociétés n’ont pas davantage progressé sur la voie de la justice et que le triomphe des brasseurs d’affaires sans scrupules tels que Lechat prouve « l’inanité du progrès et des révolutions sociales qui avaient pour aboutissement Lechat et les quinze millions de Lechat » (« Agronomie », Lettres de ma chaumière, 1885) : « Et le progrès ? Où le voyez-vous ? [...] Les formes sociales changent un peu , avec le temps et les révolutions. Mais l’essence, la substance de la société reste la même. C’est la propriété et le Capital, c’est-à-dire le vol et l’exploitation » (« Jean Tartas », L'Écho de Paris, 14 juillet 1890). * Qu’une bonne partie des progrès techniques réalisés l’a été dans le domaine militaire : comme Buffon, Mirbeau déplore que les hommes consacrent tant de temps et d’argent à l’art de tuer le plus grand nombre possible de leurs congénères plutôt que de leur assurer des conditions de vie décentes (voir « Progrès », Le Journal, 8 janvier 1899, et Le Jardin des supplices, 1899). * Et que, dans le cadre de l’économie capitaliste, dont le moteur est le profit et où « les affaires sont les affaires », les progrès réalisés ont de bonnes chances de ne profiter qu’à une minorité et d’être d’un prix fort élevé à payer pour la majorité : - Sur le plan écologique, en termes de pollution, de destruction de l’environnement et d’insalubrité publique (voir notamment « Questions sociales », Le Journal, 18 février 1900, et « Nocturne », Le Journal, 19 juillet 1900). - Sur le plan économique, en termes de conditions de travail dégradées et déshumanisantes pour les ouvriers (voir Les Mauvais bergers, 1897) et de risques de guerres liées à la surproduction et à la concurrence internationale (voir « Impressions d’un visiteur », Le Figaro, 10 juin 1889). - Sur le plan psychologique, en termes de névroses liées à la vitesse, aux besoins nouveaux, qui se sont multipliés et qui sont une source de frustrations, et aux difficultés d’adaptation du psychisme humain dans un monde qui connaît de trop brutales mutations (voir ses Chroniques du Diable de 1885).
Dans La 628-E8, Mirbeau met plaisamment en opposition, à la façon de Voltaire, les deux faces du progrès, « qui est une tempête, puisqu'il est une révolution » : « Et non seulement je suis l'Élément, m'affirme l'Automobile-Club, c'est-à-dire la belle Force aveugle et brutale qui ravage et détruit, mais je suis aussi le Progrès, me suggère le Touring-Club, c'est-à-dire la Force organisatrice et conquérante qui, entre autres bienfaits civilisateurs, ripolinise les pensions de famille, perdues au fond des montagnes, et distribue des cabinets à l'anglaise, avec la manière de s'en servir, dans les petits hôtels des provinces les plus reculées... » Il n’est pas sûr, si on en dresse le bilan comparatif, que les avantages de ce bienfaisant Progrès « civilisateur » compensent ses destructions de « Force aveugle et brutale ». Voir aussi les notices Modernité, Écologie, Misonéisme, Scientisme, Contradiction et Combats esthétiques. P. M.
Bibliographie : Enda McCaffrey, « La 628-E8 : la voiture, le progrès et la post-modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, pp. 122-141 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le concept de modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1999, pp. 11-32 ; Octave Mirbeau, Chroniques du Diable, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1995 ; Octave Mirbeau, « Progrès », Le Journal, 8 janvier 1899 ; Octave Mirbeau, La 628-E8, Fasquelle, 1907. .
.
|
PROSOPOPEE |
Alors que Mirbeau est, à sa façon, un réaliste et qu’on l’a même souvent embrigadé – à tort, faut-il le préciser, et à son corps défendant – dans les rangs des naturalistes, on a la surprise de constater qu’il n’en recourt pas moins bien souvent à une figure de rhétorique des plus classiques et que l’on est en droit de juger artificielle, surtout dans un roman : la prosopopée. Rappelons que la prosopopée consiste à faire parler des êtres ou des choses qui ne disposent pas de la parole : des morts, des animaux, des objets inanimés, des personnages de fiction ou des entités personnifiées. C’est bien souvent un procédé utilisé à des fins oratoires, comme la fameuse prosopopée de Fabricius, dans le discours de Rousseau sur les sciences et les arts, mais tel n’est presque jamais le cas chez Mirbeau. On a la surprise de constater qu’il a utilisé tous les types théoriques de prosopopée. Il n’est donc pas interdit d’essayer de classer les prosopopées mirbelliennes en fonction des figures auxquelles il donne une parole qu’elles ne possèdent pas par elles-mêmes. Ainsi Mirbeau fait-il parler : - des morts : les uns fictifs, comme « le petit Henri » de « Paysage d’automne » (La France, 16 octobre 1885) ; les autres ayant réellement existé, tels que Charles Quint (« L'Espagne et la tombe », L'Événement 19 novembre 1885), Sandro Botticelli (« Botticelli proteste », Le Journal, 4 et 11 octobre 1896) ou Francisque Sarcey (« Apparition », L'Aurore, 18 mai 1899) ; - des animaux, notamment dans Dingo (1913), où il rapporte des conversations entières entre le chien Dingo et la chatte Miche ; - des objets inanimés, par exemple une source, dans « Le Poète et la source » (Le Journal, 2 février 1897), ou les forces naturelles, telles que le vent, comme dans La Maréchale (1883) ou les Lettres de ma chaumière (1885) ; - des personnages fictifs, extraits d’œuvres littéraires, comme le pasteur Bratt d'Au-delà des forces humaines de Bjørnson (« Après le rêve », Le Journal, 7 février 1897), ou picturales, comme le Christ de Jean Béraud (« Le Christ proteste », Le Journal, 28 avril 1901) ou l’Homère de Rembrandt, dans La 628-E8 (1907) ; - des entités telles que la Censure (« Dans la sente », Le Journal, 2 février 1900), ou la Guerre (« La Guerre et l’Homme », Le Gaulois, 1er mai 1885), ou encore la Nature, comme dans plusieurs de ses premiers romans. Au premier abord, cette surabondance semble révéler, selon Samuel Lair, « une naturelle propension à l’empathie » et signifier « la réussite d’une communication parfaite en un monde plein, sans obstacles, ni intervalles, le fonctionnement harmonieux d’un univers total, préservé de tout sectarisme ». Mais seulement quand la prosopopée n’a pas de fonction polémique ou satirique, ce qui deviendra rapidement la règle dans la production journalistique de notre homme. La simple prise en compte du nombre de figures parlantes et leur catégorisation ne sauraient suffire à rendre compte de l’intérêt du procédé pour Mirbeau. Cet intérêt peut être double, selon l’intention qui dicte le recours à cette vieille figure de style : il peut tout d’abord refléter une vision animiste de la nature, ce qui est le cas dans les premiers romans de Mirbeau, publiés sous son nom ou sous pseudonyme ; ensuite et surtout il constitue une arme de choix au service du polémiste et apparaît parfois comme une variante de l’interview imaginaire (voir la notice). * Dans un roman, la prosopopée de la nature, ou de forces naturelles telles que le vent ou l’eau, semble témoigner d’une conception naturiste, marquée au coin du rousseauisme. Elle permet aussi, à l’occasion, de présenter sous une forme poétique les débats moraux des personnages et d’inciter le lecteur à tirer, des interventions de la Nature, la leçon éthique qui s’impose. C’est ainsi qu’on en trouve une longue, didactique autant que poétique, dans la dernière partie de Dans la vieille rue (1885), roman paru sous le nom de Forsan, où Geneviève Mahoul se met à l’écoute de « la nature entière » : « Les collines, les vagues, les arbres et les fleurs ne demeurèrent pas indifférents à son appel. De partout des voix s’élevèrent, disant : “C’est l’amour ! Écoute-le, il est ton maître !” Ces voix réunies formaient un murmure ardent qui montait autour de Geneviève, affolant son cerveau, la jetant dans les sensations extrêmes, lui enlevant le souffle. Pour échapper à l’ivresse qui l’envahissait, elle couvrit ses oreilles de ses mains, essayant de ne plus entendre, mais ce fut en vain, les voix répétaient toujours : “Écoute-le, c’est ton maître.” » Mais si l’amour est bien une force naturelle qui dicte sa loi à ces êtres de nature que sont les femmes, selon Mirbeau, en l’occurrence, c’est un piège qui est tendu à l’innocente héroïne. La même année, au début des Lettres de ma chaumière, l’auteur écoute « la chanson du vent dans les arbres » et prend note de son message éthique dans l’espoir de le transmettre à ses lecteurs : « Pourquoi haïr ? dit la chanson. Ne sais-tu donc pas ce que c’est que les hommes, quelles douleurs les rongent et les font saigner, les riches et les pauvres, le vagabond qui, le ventre affamé, s’est endormi sur la berge de la route, ou le voluptueux qui se vautre, repu, sous les courtines parfumées ! Ne hais personne, pas même le méchant. Plains-le, car il ne connaîtra jamais la seule jouissance qui console de vivre : faire le bien » – formule qui sera gravée sur la tombe de l’écrivain. L’année suivante, dans le dernier chapitre du Calvaire, c’est au tour de Jean Mintié d’entendre « de toutes parts, des voix qui montaient de la terre, des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, [qui] murmuraient : “Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché… Nous sommes les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et la paix de la conscience… Viens à nous, toi qui veux vivre !” »… Nouveau message, d’inspiration vaguement écologique avant la lettre, qui devait préluder à la rédemption de Mintié par un retour à la terre, dans une suite qui n’a jamais été écrite. Deux ans auparavant, on rencontrait aussi plusieurs prosopopées, plus poétiques que didactiques, dans La Maréchale, roman paru en 1883 sous la signature d’Alain Bauquenne et marqué au coin de l’influence d’Alphonse Daudet : en donnant la parole à des éléments naturels, Mirbeau y créait une espèce d’animisme poétique qui contribuait à la légèreté du ton adopté et impliquait une forme de détachement amusé de l’auteur par rapport à son propre texte. * Quand elle est utilisée comme une arme de combat démystificatrice, la prosopopée a deux fonctions principales. - Elle peut avoir pour but de renforcer l’argumentation : au lieu de prendre en charge soi-même le discours, on le prête à un personnage qui fait autorité (par exemple, Botticelli, loc. cit., ou, sur un autre plan, le baron von Bunsen, rencontré en 1889 à Menton et ressuscité dans La 628-E8 pour confier à Mirbeau un certain nombre d’anecdotes révélatrices sur Guillaume II), ou à une abstraction personnifiée susceptible de susciter le respect. Ainsi, dans une espèce de dialogue philosophique, la Guerre se vante-t-elle auprès de l’Humanité souffrante : « On me dresse plus de temples qu’à Dieu ; compte donc les forts, les bastions, les casernes, les arsenaux, tous ces chantiers effroyables où l’on façonne le meurtre, comme des bibelots, où l’on chantourne la destruction comme des meubles de prix. C’est vers moi que tendent tous les efforts humains ; pour moi que s’épuise la moelle de toutes les patries. L’industrie, la science, l’art, la poésie se font mes ardents complices pour me rendre plus sanguinaire et plus monstrueuse » (« La Guerre et l’homme », loc. cit.). Au lecteur d’en tirer les conclusions pacifistes qui s’imposent. Sur le mode cocasse, l’Homère de Rembrandt, exposé dans un musée des Pays-Bas, s’adresse au visiteur compatissant pour se plaindre des hordes de touristes crétinisés : « Éloigne de moi tous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes ces douloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable, dans ce musée. [...] Tiens ! regarde cette grosse dame… [...] Tout à l’heure, elle rassemblait autour de moi toute sa famille [...] et elle disait à tout ce monde, en me désignant de la pointe d’une aiguille à chapeau : “Examinez bien ce vieux-là, mes enfants. Comme il ressemble à votre grand-père !” Et les enfants de s’écrier, en tapant dans leurs mains : “C’est vrai !… Grand-papa… grand-papa !” » (La 628-E8). De même, le Christ proteste contre les odieux traitements que lui inflige le peintre Jean Béraud, spécialiste de la modernisation christologique (« Le Christ proteste », Le Journal, 28 avril 1901). Quant à Botticelli, il se scandalise du « criminel abus » que font de son nom les préraphaélites de tout poil, « les mystiques larvoyants, et les kabbalistes, et les embryogénistes » (« Botticelli proteste », loc. cit.). - D’autres fois, il s’agit de prêter à un ennemi des propos qui donnent de lui une image dévastatrice, comme dans les interviews tout aussi imaginaires. C’est ainsi que Francisque Sarcey reparaît d'entre les morts au lendemain même de sa disparition pour exhiber « cette vulgarité si absolue qu'il avait dans la vie », se plaindre d'être aveuglé par la lumière du « mauvais pays de la mort » et se promettre d’y poursuivre de son « immortelle haine » Shakespeare, Wagner et quelques autres (« Apparition », L'Aurore, 18 mai 1899). De même Mirbeau reconstitue ce que le défunt Hector Pessard avait dû dire du Canard sauvage d’Ibsen, et imagine ce qu’il eût dit s’il avait pu assister à la première de Peer Gynt (« Les Pintades », Le Journal, 15 novembre 1896). Voir aussi les notices Interview imaginaire, Parodie, Conversation et Démystification. P. M.
|
PROSTITUTION |
PROSTITUTION
Le personnage de la prostituée est une figure quasiment obligée de la littérature fin-de-siècle, tant dans les romans réalistes-naturalistes que dans ceux de la mouvance décadente. Mirbeau ne fait pas exception à la règle, mais son approche est fort différente de celle de la plupart de ses contemporains. Tout d’abord, il n’y a jamais chez lui le moindre voyeurisme, ni la volonté d’attirer le chaland par des scènes supposées érotiques : il fait au contraire de la condition de la prostituée quelque chose de tragique. Ensuite, loin de la considérer comme une dégénérée ou une perverse, à la façon de Cesare Lombroso (voir la notice), il voit en elle la victime d’une société à la fois oppressive et hypocrite, qu’il entend bien démasquer. Enfin, pour avoir prostitué sa plume pendant une douzaine d’années, il se sent, par sa condition passée de « prolétaire de lettres », très proche de ces sœurs de misère, contraintes, pour assurer leur pitance, de vendre leur corps comme il l’a été de vendre sa plume (voir Négritude). Ce n’est donc pas un hasard si, à la fin de sa vie, à une date inconnue et dans des conditions encore mystérieuses, il a rédigé un essai sur la prostitution, L’Amour de la femme vénale, dont nous ne connaissons que la traduction bulgare Lioubovta na prodajnata jena. Il y entreprend une véritable réhabilitation de la prostituée, sans pour autant chercher à l’idéaliser. Il y a d’autant plus de mérite qu’il a souffert de femmes galantes telles que Judith Vimmer et Alice Regnault, et qu’il a alors été tenté, cédant à l’air du temps, de se venger des “filles“ par la plume (voir par exemple « Les Filles », Le XXe siècle, 1er janvier 1882). Il est vrai que ce n’est pas aux horizontales de haut vol que va sa pitié, mais aux misérables « putains » des bordels et des trottoirs.
Prostitution et société
Dans le premier chapitre de cet essai, Mirbeau s’interroge sur « l’origine de la prostituée » et met en cause l’organisation sociale : on ne naît pas prostituée, on le devient ! En effet, la « fille de joie », comme on disait, n’est nullement prédisposée génétiquement à vivre de ses charmes, c’est la société corruptrice qui fait perdre tout repère moral aux fillettes des milieux défavorisés et leur fait prendre très tôt conscience de leur pouvoir d’attraction ; et c’est l’extrême pauvreté matérielle et morale de nombre de femmes qui les prédispose à accepter les propositions de mâles libidineux et de maquerelles enjôleuses. Car il existe une demande permanente de chair féminine de la part d’hommes prêts à payer les plaisirs, réels ou fantasmés, qu’ils en attendent. Cette demande résulte notamment des frustrations sexuelles engendrées par le mariage monogamique bourgeois, qui n’est bien souvent qu’un sordide maquignonnage, et des tabous sexuels pesant sur les femmes dites “honnêtes”, à qui l’Église romaine présente toujours le sexe comme « un épouvantail et un péché » (« À un magistrat », Le Journal, 31 décembre 1899). Loin donc d’être une menace pour la société bourgeoise, la prostituée lui est au contraire « indispensable pour deux raisons principales », d’après Mirbeau : « D’une part, le désir pervers est un constituant éternel de l’esprit de l’homme ; d’autre part, le fonctionnement du mariage et de l’union libre est trop imparfait pour éviter le recours à la prostitution ». À ce double titre, au lieu d’être honnie et rejetée, elle mériterait d’être protégée et honorée, comme en rêve Mirbeau. Ainsi imagine-t-il une époque où « les femmes qui se vendent relèveront enfin la tête » et « s’uniront pour se protéger contre l’humiliation des passants, contre le vol, le risque de maladie, la soumission, l’esclavage, contre les tenanciers de maisons closes, les hôteliers, les usuriers, les voyous » Alors, peut-être, « de nouvelles lois proclameront […] que la prostitution satisfait un besoin naturel, qu’elle doit être délivrée du mépris de la société et bénéficier des mesures de protection sociale, comme n’importe quelle autre profession ».... Mais il ne se berce d’aucune illusion – « Périssent des vies et des civilisations plutôt que ces préjugés, tel est le cri de la société… », conclut-il avec pessimisme – et n’en est que plus exigeant en matière de sécurité à accorder dans l’immédiat aux malheureuses prostituées, qui sont exposées à tous les dangers et qui font preuve d’un courage admirable. En attendant ces mesures, qui tardent tellement qu’un siècle plus tard rien n’est vraiment advenu en ce sens, elles sont condamnées à l’enfermement et au mépris, qui s’ajoute à tous les. risques réels, bien souvent mortels, qu’elles courent : la plupart meurent prématurément, à l’hôpital, abandonnées de tous, au terme d’une décomposition accélérée de leur corps-marchandise voué à la pourriture, ou bien égorgées dans une rue obscure ou une chambre sordide. Ces conditions misérables et pitoyables, Mirbeau les évoque dans plusieurs récits, notamment « Pour M. Lépine » (traduction espagnole, « Prostitución y miseria »). Mirbeau conteste donc le diagnostic de bonne santé et de bonne hygiène d’une société prétendument démocratique, mais en fait gravement atteinte, puisqu’elle organise et planifie ainsi l’esclavage sexuel de dizaines de milliers de femmes : « La prostituée sait fort bien qu’elle est une maladie dont la société n’entend nullement guérir ». Ce n’est donc pas elle qu’il conviendrait d’emprisonner et d’exclure, mais c’est bien la société malade qu’il faudrait soigner en s’attaquant aux racines du mal, la misère et le refoulement sexuel ! Simplement c’est beaucoup plus commode pour elle de « condamner fermement et vilipender cruellement une créature qu’elle a pourtant créée elle-même pour en tirer profit, et, tout en supervisant sa “production”, de prétendre exiger sa destruction » : « Ce double langage est impardonnable. Il repose sur l’exploitation de l’ignorance et de la misère de la prostituée. C’est révoltant ! »
Prostitution et « désirs pervers »
Pour ses clients, la femme vénale est bien autre chose qu’un simple pis-aller et qu’un vulgaire exutoire sexuel. Elle répond , selon Mirbeau, à plusieurs « désirs pervers » des hommes. . * Tout d’abord, si le corps de la prostituée exerce sur eux un vif attrait, c’est parce qu’il se distingue radicalement de celui des autres femmes : non seulement il doit être stérile, « exclure fermement tout soupçon de conception » et détourner « l’acte sexuel de son véritable objectif », mais il est organisé, arrangé et entretenu comme une machine de guerre (« instrument d’attaque et de défense »), ou comme un local commercial « destiné à une industrie privée ». Par sa vulgarité même, il doit « exciter les désirs les plus bas, réveiller la brute chez l’homme » et lui permettre de régresser, l’espace d’une étreinte, à l’animalité primordiale. * Ensuite, il y a, chez beaucoup d’hommes, « le désir voluptueux de profaner la vertu », et ce impunément : « Rien ne pourra remplacer cette puissante et étrange joie de savoir qu’il peut tout dire, tout faire, tout exiger, qu’il peut profaner l’amour et le souiller à volonté – et cela sans encourir de punition, sans remords de conscience, et avec la certitude que, le lendemain, il aura sauvegardé son identité sociale ». Le goût de la transgression se combine alors au plaisir d’humilier des êtres plus dignes que soi, au sentiment gratifiant d’une totale impunité, et à la possibilité de se décharger de son trop-plein d’affects, de hontes et de culpabilité, ce qui confère du même coup à la prostituée une fonction thérapeutique d’ordinaire dévolue aux prêtres... * Troisième composante du désir pervers de l’homme : le goût du risque. Dans le cadre de la guerre des sexes, l’étreinte entre client et prostituée s’apparente à un « duel » entre « deux ennemis », et le danger rôde, pour l’homme. Certes, il retrouve vite la raison et peut se mettre à l’abri en prenant la fuite. Mais, dans cette étreinte semblable à « un meurtre commis dans le noir |…], c’est l’agresseur qui tombe vaincu » et qui, « épuisé et comme étourdi, […] s’en va comme un voleur qu’on a surpris, sous le regard moqueur de celle qui était sa victime passive, et qui se révèle insouciante, indemne – prête à se livrer au suivant ». Mieux encore : l’expérience de la vie inspire à la prostituée « une sorte de philosophie du désespoir », qui la rend inaccessible à la peur et aux menaces et la met par conséquent hors d’atteinte du client qu’elle méprise, mais qu’elle continue cependant à fasciner.
La prostituée anarchiste
Mirbeau, on le sait, n’a eu de cesse de pourfendre l’ignoble hypocrisie des classes dirigeantes et a entrepris de démasquer les nantis à bonne conscience. Les « endehors » et marginaux (voir Marginalité) lui sont, à cette fin, fort utiles, au premier chef les domestiques et les prostituées, qui présentent cette particularité de côtoyer leurs maîtres et clients dans l’intimité et de les voir à nu, dépouillés de leur masque de respectabilité. Il va jusqu’à voir dans la femme vénale « une anarchiste des plus radicales », bien que son esprit soit souvent resté figé à un stade infantile de son développement, parce qu’elle a la possibilité de « ne voir l’homme que dans sa bestialité primitive, qui fait tomber son masque » et, du même coup, de découvrir « le décalage entre les responsabilités civiques [de ses clients] et leur véritable nature » : « Dès lors, la civilisation ne leur apparaît plus que comme une pure grimace », et, pas plus que la chambrière Célestine, la prostituée ne peut se laisser duper. Bien sûr, l’anarchisme de la prostituée est presque toujours inconscient, et elle serait bien en peine de théoriser sa révolte. Mais instinctivement elle ressent une indéracinable « haine de prolétaire pour celui qui possède l’argent, le pouvoir et la respectabilité sociale » et, par-delà les individus, pour « toute la société ». Dès lors la femme vénale peut devenir effectivement un danger permanent pour l’homme venu chercher près d’elle des plaisirs d’autant plus précieux qu’ils sont moralement interdits. Et sa haine pour le miché peut même s’étendre à toutes les institutions sociales. Mais, le plus souvent, si elle constitue une menace potentielle pour l’ordre bourgeois, c’est sans le vouloir : simplement parce que, de par sa simple fonction sociale, elle profane le mythe de l’amour, elle dévoile les aberrations du mariage, elle met à nu les faux semblants de la respectabilité des classes dominantes, elle révèle le néant des idéaux mystificateurs proposés aux masses abêties des électeurs. Étant le symptôme d’une maladie sociale, qui pourrait accélérer l’effondrement de l’ordre bourgeois, elle devient une alliée objective de tous ceux qui souhaitent renverser l’édifice social vermoulu. Aussi bien lui arrive-t-il de manifester son dégoût de la transaction à laquelle elle a été contrainte par la misère, et sa révolte contre une société mercantile où tout se vend et s’achète, en participant avec enthousiasme aux « soubresauts révolutionnaires » tels que la Commune de Paris, quand, « exaspérée par son métier », elle tend à faire de ces périodes troublées « une folle et cruelle bacchanale ». Chez Mirbeau, la pitié pour la prostituée, victime innocente et sacrifiée, est inséparable de son admiration pour son courage et son mépris ; et l’analyse, d’inspiration libertaire, qu’il fait du phénomène social et de la transaction qu’est la prostitution est mâtiné d’une vision dostoïevskienne de la prostituée, par l’amour de laquelle peut advenir la rédemption (voir aussi Un gentilhomme).. P. M.
Bibliographie : Alain Corbin, « Les Noces de la femme vénale », préface de L’Amour de la femme vénale, Indigo – Côté Femmes, 1994, pp. 29-43 (traduction anglaise, « The Venal Woman's wedding », et traduction italienne, « Le Nozze della donna venale ») ; Alexandre Lévy, « L'Amour des prostituées (Mirbeau lecteur de Dostoïevski) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 139-154 ; Pierre Michel, « Mirbeau et la prostitution », préface de L’Amour de la femme vénale, Indigo – Côté Femmes, 1994, pp. 7-27 (traduction anglaise, « Mirbeau and prostitution », et traduction italienne, « Mirbeau e la prostituzione ») ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la femme vénale », in Métiers et marginalité dans la littérature, cahier n° XXX des Recherches sur l’imaginaire de l’Université d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, mai 2004, pp. 41-54 ; Octave Mirbeau, L’Amour de la femme vénale, Indigo – Côté Femmes, 1994 (traduction anglaise, The Love of a Venal Woman, et traduction italienne, L’Amore della donna venale) ; Jean-Luc Planchais, « Octave Mirbeau et la prostituée », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 163-170.
|
PSEUDONYME |
Le recours au pseudonyme est une pratique extrêmement répandue dans la presse de la Belle Époque, et Mirbeau, journaliste de profession, n’échappe pas à la règle. Dans nombre de petits journaux, comme il en pullule tant à l’époque, dont le lectorat est très modeste et l’effectif journalistique souvent réduit à une ou deux personnes, le pseudonyme a pour intérêt de faire croire à une équipe rédactionnelle sensiblement plus étoffée qu’elle ne l’est en réalité. Pour le journaliste lui-même, le pseudonyme présente un intérêt majeur : en s’avançant masqué, il se met relativement à l’abri, et, courant moins de risques, peut se permettre plus facilement d’émettre des points de vue critiques pour le gouvernement ou les personnalités locales, ou de recourir à la facétie, à la parodie et à la bouffonnerie, qui suscitent d’ordinaire bien des ennemis. Il peut aussi s’autoriser des libertés avec les codes journalistiques ou littéraires en vigueur sans craindre qu’on se moque de lui – ou qu’on le provoque en duel ! Mirbeau journaliste a eu l’occasion d’utiliser toutes sortes d’identités d’emprunt. En premier lieu, bien sûr, une partie de sa production de “nègre” a paru, dans la presse, sous la signature de ses employeurs successifs, Dugué de la Fauconnerie, Émile Hervet et, à degré bien moindre, le baron de Saint-Paul et Arthur Meyer. D’autres articles ont paru anonymement, sans signature, comme les éditoriaux de L’Ordre de Paris, auxquels ont collaboré plusieurs journalistes et qui étaient chargés de fixer la ligne de L’Appel au Peuple, ou les articulets de L’Ariégeois, feuille de chou tri-hebdomadaire, ou de Paris-Midi Paris-Minuit, feuille bi-quotidienne, dont Mirbeau était le seul rédacteur. D’autres ont paru sous une signature collective, par exemple « La Journée parisienne » du Gaulois, qui était signée Tout-Paris. Quand il a pu voler de ses propres ailes et signer sa copie, Mirbeau n’en a pas moins continué à avancer masqué quand cela lui convenait. Ainsi, dans Le Gaulois de 1882, a-t-il signé Gardéniac ses Petits poèmes parisiens. Dans Les Grimaces de 1883, à côté d’éditoriaux signés de son nom et d’articulets anonymes, il signe Auguste la rubrique théâtrale. Il ne s’agit pas vraiment de se cacher, puisque Gardéniac est un pseudo quasiment avoué et qu’Auguste est un pseudonyme transparent, mais plutôt de distinguer ce qui relève du politique de ce qui relève d’autres domaines. En revanche, les pseudonymes utilisés par la suite semblent bien destinés à camoufler l’identité de l’auteur des articles : c’est ainsi qu’il signe Montrevêche ses articles de L’Événement à l’automne 1884, puis c’est un diablotin aux pieds fourchus qui assume les « Chroniques du Diable » de 1885, dans le même quotidien. Après avoir acquis de la notoriété avec ses Grimaces, mais au prix de scandales et d’une dégradation de son image, Mirbeau endosse la défroque d’un vieux sage revenu de tout, puis d’un nouvel Asmodée qui s’introduit partout, pour faire découvrir à ses lecteurs des choses qu’ils auraient peut-être refusé de voir si ses chroniques avaient été signées de son nom. En 1892, quand il entre au Journal alors qu’il est encore sous contrat avec L’Écho de Paris, il y signe ses chroniques Jean Maure, pseudonyme que son ami Pissarro n’a pas trop de mal à identifier, mais dont le lecteur moyen a peu de chances de percer le mystère. C’est probablement pour la même raison que, en 1896-1897, il se sert, dans Le Journal, de deux nouveaux pseudonymes, Jean Salt et Jacques Celte, qui ont pour avantage de ne pas rebuter a priori des lecteurs effarouchés par le nom de Mirbeau, et aussi, à l’occasion, de se moquer à couvert du « grand parcier » Érik Satie ou de poètes tels que Viélé-Griffin ou Henri de Régnier, avec qui il avait eu des relations amicales. À ces avantages pratiques peut s’ajouter une autre motivation, psychologique, qui est sans doute plus valable pour des œuvres littéraires que pour de simples chroniques journalistiques, et que Robert Ziegler, se référant à la psychanalyse, présente de la sorte : « Chaque création sous pseudonyme constitue un acte d’agression œdipienne. En rejetant une identité paternelle qui exige d’être honorée et perpétuée, l’auteur qui écrit sous un nom emprunté cherche à se libérer de toute responsabilité à l’égard du passé. Quand l’auteur qui proclame sa paternité met sa signature à une œuvre, il l’authentifie et la reconnaît comme son propre enfant. Plus que le marqueur généalogique qui relie un père à sa progéniture, la signature indique la provenance d’un texte qui est l’identité de l’auteur transformée en objet. Ainsi, la création artistique est une façon de s’engendrer soi-même. Dans son œuvre, un auteur qui n’a pas eu le droit de choisir ses propres parents a du moins le droit de se refaire lui-même en même temps que le projet qui l’a inspiré, comme une idée qui chercherait à s’exprimer, comme un enfant qui demanderait à venir au monde. » Le recours à des pseudonymes n’en est pas moins problématique pour les romans rédigés comme “nègre” pour le compte d’André Bertéra et de Dora Melegari. Car la règle, en matière de négritude, c’est que le commanditaire signe la copie du “nègre” et s’en approprie seul les mérites, comme c’est le cas, par exemple, de la pièce La Gomme (voir la notice), signée Félicien Champsaur. Or, les romans nègres de Mirbeau ne sont signés ni Bertéra, ni Melegari, mais de deux pseudonymes : Bauquenne et Forsan, ce qui est étrange. Faut-il en conclure que, dans le contrat de négritude passé avec ses employeurs, le nègre Mirbeau a exigé ce recours à un pseudonyme, qui, dès lors, recouvre une double identité, celle du “nègre” et celle de l’auteur officiel ? Nous l’ignorons, mais l’hypothèse est tentante, car, en dehors même de l’explication psychanalytique, que nous ne saurions écarter, cela répondrait en partie à la frustration d’un des doubles du romancier, Jacques Sorel, dans son conte de 1882, « Un raté », qui aimerait pouvoir proclamer sa paternité sur des œuvres écrites comme “nègre”, mais passerait alors pour un voleur ou pour un fou. Voir aussi les notices Négritude, Prostitution et Journalisme. P. M.
Bibliographie : Pierre Michel,, « Quelques réflexions sur la “négritude” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 4-34 ; Robert Ziegler, « Pseudonyme, agression et jeu dans La Maréchale », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 4-16.
|
PSYCHOLOGIE |
Psychologie des profondeurs À une époque où se développent les sciences humaines en général et la psychologie en particulier, Mirbeau se distingue par son rejet de tout ce qui prétend donner une trompeuse apparence de scientificité à des domaines de recherches qui reflètent les préjugés de l’époque et qui tendent à simplifier outrageusement les phénomènes les plus complexes de la vie psychique. Il se moque par exemple du « style scientifico-philosophique » d’Augustin Hamon dans sa Psychologie du militaire professionnel ; en 1907, il ironise sur la « psychologie expérimentale » d’un « illustre professeur » de médecine quelque peu sadique avec ses patients, au nom de la science (« La Faculté se réforme », Le Matin, 31 juillet 1907) ; et, en 1900, il intitule ironiquement « Psychologie » une chronique fantaisiste sur les contradictions d’un Parisien mondain qui prend une maîtresse pour faire comme tout le monde dans son milieu, s’ennuie désespérément auprès d’elle et regrette que sa femme, qu’il aime et qui a tout appris de sa liaison adultère, s’en moque éperdument (Le Journal, 8 mars 1900). Mirbeau n’a que mépris pour la psychologie « en toc » de son ex-ami Paul Bourget, qui brandit son dérisoire « scalpel », mais ne vaut pas mieux, malgré ses prétentions, que la réduction du psychique au physiologique prônée par les naturalistes de stricte obédience : dans les deux cas, c’est la même ignorance des ressorts cachés de l’âme humaine et des flux de conscience qui l’agitent en permanence, c’est le même schématisme qui donne de la psyché une image totalement erronée et qui laisse croire mensongèrement que le chaos qui y règne peut se ramener à quelques lois simples et immuables. Il y manque l’essentiel : la vie réelle de l’âme, que Mirbeau va au contraire s’employer à rendre à travers ses personnages romanesques. En tant que romancier, il refuse donc l’artificielle analyse psychologique, qui décompose le complexe en éléments simples et prétend pouvoir expliquer facilement – et pour cause ! – le comportement de personnages de fiction. Il préfère mettre en lumière leurs incohérences apparentes, quand ils obéissent à des impulsions soudaines et souvent contradictoires, le cas extrême étant celui de l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, perpétuellement déchiré entre des « postulations » simultanées et opposées. Le recours à la subjectivité de récits à la première personne, par exemple dans Le Calvaire (1886) ou Le Journal d’une femme de chambre (1900), évite au romancier d’imposer des explications suspectes de simplisme : c’est le personnage seul qui, à l’occasion, se livre à des tentatives d’introspection, sans nous offrir la moindre garantie de véracité, ni même d’honnêteté, dans la mesure où le récit est forcément suspect de partialité et d’autojustification. Il en va de même, a fortiori, quand Mirbeau joue à l’autofiction (voir la notice), dans La 628-E8 et Dingo, où il nous incite à nous méfier du narrateur-auteur qui tire les ficelles du récit. Quand les personnages sont perçus de l’extérieur, comme l’abbé Jules, ou le peintre Lucien de Dans le ciel, ou encore Clara, dans Le Jardin des supplices (1899), il est, à plus forte raison, impossible de leur appliquer une grille de lecture qui puisse rendre compte de leurs comportements étranges aux yeux de l’observateur : l’opacité est alors la règle, et la psyché humaine apparaît comme un abîme des plus obscurs. En matière de psychologie, la « révélation », pour Mirbeau, est venue, au milieu des années 1880, de la lecture de Dostoïevski, considéré par Mirbeau comme un « voyant » qui fait pénétrer ses lecteurs « en pleine vie morale » et leur « fait découvrir des choses que personne n’avait vues encore, ni notées ». Il a perçu là une sorte de révolution culturelle, dans la mesure où la psychologie des profondeurs mise en œuvre par le romancier russe fait apparaître les ressorts cachés des âmes, révèle leur inconscient et les contradictions entre lesquelles se débattent misérablement les hommes. C’est ce que rappelle Mirbeau dans une lettre à Tolstoï de 1903, où il l’associe à Dostoïevski : il leur manifeste sa reconnaissance pour nous avoir « appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » C’est ce « tumulte », ce sont ces « incohérences » que, pour sa part, il a essayé de mettre au jour dans les deux premiers roman signés de son nom, Le Calvaire (1886) et L’Abbé Jules (1888).
Freud et Mirbeau Freud et Mirbeau ont vécu à la même époque de bouleversements dans tous les domaines de la connaissance, ils baignent dans la même culture livresque, ils appartiennent à la même couche sociale aisée et intellectuelle, ils ont voyagé, l’un a vécu un temps à Paris et l’autre s’est promené en Autriche. Bref ils auraient très bien pu se rencontrer, à Paris ou à Vienne, ou entrer en correspondance par-dessus les frontières, mais il n’en a rien été. Il se trouve surtout qu’ils se sont également intéressés à l’hystérie (voir la notice) et qu’ils ont manifesté un même intérêt pour les pulsions inconscientes, pour les perversions sexuelles (voir la notice Sexualité), pour les rêves et leur signification symbolique (voir notamment Les Mémoires de mon ami, 1899, et Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901), pour les actes manqués porteurs de sens, pour la scène originaire source d’angoisse, pour les tentations incestueuses et pour les conséquences névrotiques de la sexualité infantile (voir surtout Sébastien Roch, 1890). Et tous deux mettent en évidence le caractère éminemment pathogène de la famille nucléaire. On pourrait donc s’attendre à ce que le cadet, Freud, ait apprécié son aîné et qu’il ait rendu hommage à la perspicacité du romancier, et ce d’autant plus qu’un de ses patients les plus célèbres, « l’homme aux rats », Ernst Lehrs, a été marqué durablement par le supplice du rat imaginé par Mirbeau dans Le Jardin des supplices (1899). Que nenni ! Selon la formule de Patrick Avrane, Freud a bel et bien raté Mirbeau. En fait, ce raté n’a rien de bien surprenant, quand on connaît le mépris de Mirbeau pour le naturalisme, principale référence littéraire du Viennois, grand amateur de Zola, et, plus encore, pour son corollaire, le scientisme, auquel, de par sa formation, se rattachait Freud, qui prétendait donner à ses audacieuses hypothèses un statut de scientificité, vivement contesté depuis et aujourd’hui bien écorné. Alors que l’un est sensible au chaos de l’âme humaine et se garde bien d’y apporter la moindre lumière, se contentant d’enregistrer ce qui s’y passe, ou d’en donner l’illusion, au risque de l’incohérence des personnages et de l’incompréhension de ses lecteurs, l’autre va avoir la prétention de fournir des clés permettant de rendre compte, non seulement du comportement des individus, mais aussi, par la suite, de l’organisation sociale et de l’évolution de la civilisation. Aux yeux de Mirbeau, s’il avait pu la connaître, cette illusion scientiste caractérisée eût été d’une présomption sans pareille. Par ailleurs, Freud était un bon bourgeois, qui ne contestait nullement l’ordre établi et qui voyait dans la psychanalyse un moyen de remédier aux maux de la société, non pas pour la transformer, mais au contraire pour mieux la consolider. L’anarchisme de Mirbeau, qui rêvait de jeter à bas l’édifice social en plein pourrissement, ne pouvait donc que l’effrayer et dresser entre eux une barrière infranchissable. Aux yeux de Freud, un bon bourgeois comme Zola devait paraître autrement fréquentable. Enfin, quand Mirbeau met en scène des personnages en proie à des névroses ou à des perversions, ce n’est pas seulement un parcours individuel qu’il retrace, avec les traumatismes, les désillusions et le difficile apprentissage de la vie : il sait pertinemment que ce sont les structures familiales et, plus généralement, sociales, qui sont en cause et qu’il convient donc d’incriminer dans l’espoir de les transformer. L’itinéraire de chaque personnage est inséparable du milieu dans lequel il a évolué et des conditions socioculturelles qui lui sont imposées et contre lesquelles il se bat désespérément. Ainsi le statut de domestique de Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, est-il plus éclairant et a-t-il plus de portée et de potentialités subversives que ses premières galipettes, si formatrices, ou déformatrices, qu’elles aient été. Ce n’est pas la perverse Célestine qu’il faudrait étendre sur le canapé du psychanalyste, mais l’esclavage moderne qu’il conviendrait de supprimer et la société bourgeoise tout entière qu’il faudrait soigner. Entre Mirbeau et Freud, nombreuses sont les convergences. Mais il n’y a pas eu véritablement de rencontre. P. M.
Bibliographie : Emily Apter, « Fétichisme et domesticité : Freud, Mirbeau et Buñuel », Poétique, n° 70, avril 1987, pp. 143-166 ; Patrick Avrane, « Freud rate Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 48-50 ; Samuel Lair, « Octave Mirbeau et les clivages du Moi », Studia romanica posnaniensia, n° XXXII, Poznan, décembre 2005, pp. 123-142 ; Claire Margat, « Sade avec Darwin – À propos du roman d’Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices (1899) », Analyse freudienne presse, n° 6, 2003, pp. 47-64 ; Gianpiero Posani, « Lacan face à Mirbeau », in Relecture des “petits” naturalistes, Actes du colloque de Nanterre de décembre 1999, Université Paris X, collection RITM (hors série), 2000, pp. 281-290 ; Robert Ziegler, « Vers la mort et la perfection dans Sébastien Roch » Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 36-54.
|